18 janvier 2017

Culture et religion. La transcendance, une réponse ou une question ? Par Roger Garaudy (1964)



I
Photo Marc Garanger

L’ humanisme, depuis la Renaissance,
nous a habitués à considérer un homme
comme « cultivé » lorsqu'il est habité par
toutes les créations de l'humanité passée.
La culture serait donc d'abord un bilan du
travail et des actes créateurs de l'homme,
de son savoir et de son pouvoir sur la nature,
sur la société et sur lui-même.
Mais la culture n'a pas que ce caractère
contemplatif. Elle ne se réduit pas à la
connaissance et à la possession du passé.
Elle a pris à notre époque, avec le marxisme
surtout, une signification active. Elle
n'est plus seulement de l'ordre du connaître
mais de l'ordre du faire. Elle a acquis une
dimension nouvelle, prospective, tournée vers
l'avenir. L'ensemble des connaissances est
un instrument d'action ou de combat pour
construire un monde où chaque homme
sera un homme, c'est-à-dire un créateur.
L'humanisme jouisseur se dépasse en humanisme
militant.
A l'égard de cette culture, la religion
— et nous nous en tiendrons ici à la religion
chrétienne — a adopté des attitudes très
différentes, voire opposées.
Si la culture, c'est la présence en l'homme
de l'humanité, la religion, c'est la présence
en l'homme de Dieu, c'est-à-dire d'abord
la reconnaissance de l'insuffisance de l'humain.
L'affirmation de la transcendance,
c'est-à-dire l'affirmation que le sens de la
vie de l'homme et de son histoire ne peut
se limiter à son existence empirique, comporte
deux interprétations différentes d'où
découlent deux attitudes opposées à l'égard
de la culture: ou bien l'affirmation de la
transcendance conduit à la négation de la
valeur de la vie du corps et de la vie de
l'intelligence, et nous avons affaire à un
antihumanisme, condamnant dans son principe
même la culture, appelant folie la
sagesse des sages, et exigeant que l'on se
détourne de ce monde perverti par le péché,
et de la double concupiscence de la chair
et de l'esprit, la culture étant alors vanité
mondaine, ou bien l'affirmation de la transcendance
conduit non pas au refus des
valeurs de la culture mais à leur intégration
et à leur dépassement, comme le préconisait
le cardinal Bellarmin dans sa Montée
vers Dieu par l'échelle des créatures, ou,
plus près de nous, le Père Teilhard de
Chardin.
Dans la première perspective l'opposition
est radicale entre religion et culture.
Dans la seconde qui, dans la dernière période,
gagne du terrain, comme en témoigne
aussi bien l'évolution de l'Église catholique
avec Vatican II et l'audience croissante que
rencontre l'oeuvre du Père Teilhard, que
l'évolution, dans l'Église protestante, d'un
théologien comme Karl Barth passant de
son Commentaire de l'Épître aux Romain à
son Humanité de Dieu , le dialogue est
possible, l'affirmation de la transcendance
apparaissant non plus comme une présence
(opposée à celle du monde et extérieure à
elle) mais comme une exigence intérieure
au monde, son ferment et sa vie.
Tout le problème des rapports de la
culture et de la religion peut donc se formuler
ainsi: la transcendance est-elle de
l'ordre d'une réponse ou de l'ordre d'une
question ?



II

Ce problème se pose avec le maximum
En 1964 à la Fondation Maeght à St Paul de Vence
avec Virgile Barel
d'acuité dans le dialogue entre culture
marxiste et culture chrétienne.
Le matérialisme marxiste se fonde sur
deux thèses essentielles qui apportent une
solution originale au problème des rapports
du sujet et de l'objet:
1) La thèse de l'humanisation de la
nature: la connaissance et le maniement de
la nature ne peuvent faire abstraction de
la pratique, du sujet; il n'est par conséquent
pas possible de prétendre s'installer
dans l'être et dire ce qu'il est, à la manière
de l'ancien matérialisme dogmatique et
scientiste.
2) La thèse du primat de la matière,
selon laquelle, si c'est une vérité de La
Palice de dire que l'objet ne peut être
connu sans le sujet, c'est une absurdité de
dire qu'il ne peut exister sans lui, car on
ne saurait sans exclure l'idéalisme rendre
compte
— ni de l'origine
— ni du développement de la connaissance.
L'histoire humaine est précédée par
une évolution biologique et la pratique ne
saurait rendre compte d'elle-même et de
son point de départ sans reconnaître l'existence
de ce qui n'est pas elle, de ce qui
lui résiste, de ce qu'elle transforme.
Enfin, si la structure de ce qui résiste
était quelconque, on ne saurait comprendre
pourquoi certaines hypothèses sont vérifiées
par l'expérience, d'autres rejetées par elle,
c'est-à-dire qu'on ne saurait comprendre le
développement de la connaissance.
Le matérialisme marxiste est dialectique
parce que, après avoir recueilli de l'enseignement
des sciences que la matière inanimée
a précédé la vie et la vie la conscience,
il reconnaît cette vérité fondamentale que
lorsqu'apparaît la conscience, lorsqu' en
l'homme l'évolution prend conscience d'elle-même,
cette conscience devient l'une des
forces décisives de la transformation du
monde et de l'homme lui-même.
Cette conscience exerçant une action
en retour sur les conditions matérielles de
son existence, il y a une différence radicale,
qualitative, entre l'évolution biologique et
l'histoire humaine. Cette différence essentielle,
Marx la caractérisait par le pouvoir
qu'a conquis l'homme de totaliser et d'universaliser
la pratique antérieure. Ce qui
est précisément la culture.
La propre de l'homme, c'est le travail,
par lequel il ne se contente plus de s'adapter
à la nature comme toutes les autres espèces
animales, mais grâce auquel il peut transformer
la nature.
C'est à partir du travail, et du langage
qui permet l'accumulation de l'expérience,
que naît la culture, c'est-à-dire le fait que
l'homme, comme individu, peut être habité
par la totalité du savoir et de l'expérience
de l'humanité comme espèce.
Ainsi s'ouvre à l'homme un horizon
sans fin qui le définit en tant qu'homme:
l'homme n'est pas seulement ce qu'il est;
il est aussi tout ce qu'il n'est pas, tout ce
qui lui manque encore, je dirais, dans le
langage des chrétiens, qu'il est tout ce
qui le transcende, c'est-à-dire tout son avenir
en germe, puisque l'avenir est la seule
transcendance que connaisse l'humanisme.
L'esprit même du matérialisme dialectique
est d'ouvrir ainsi l'homme et son
esprit, avec le statut ouvrier, créateur, que
leur confère la conception marxiste du
travail, de la culture et de l'histoire, vers
un avenir sans limite et dont nous sommes
totalement responsables.
Ce matérialisme, en refusant, selon la
tradition critique de Kant et de Fichte,
toute transcendance, est, avant tout, une
philosophie de la responsabilité totale de
l'homme. Notre monde, notre avenir seront
uniquement ce que nous les ferons.
L'ensemble de la pratique humaine, à
notre époque, nous apporte d'ailleurs des
suggestions humanistes de cet ordre, dans
l'état actuel des techniques, des sciences,
de la politique, de la morale ou des arts.
L'ancien humanisme, depuis la Renaissance,
reposait soit sur l'idée d'une nature
donnée, toute faite, soit sur l'idée d'un
esprit également donné, comme, par exemple,
le monde platonicien des idées.
De cet humanisme apollinien, où l'homme
était un microcosme, centre et mesure
immuable de toutes choses, de cet humanisme
fondé sur le double cosmos clos de
la nature ou de l'esprit, se distingue l'humanisme
contemporain que j'appellerai non
pas apollinien, mais prométhéen ou faustien,
qui précisément rejette tout donné sensible
ou intelligible, pour mettre l'accent sur
l'action, sur la création continuée de l'homme
par l'homme.
La science n'a plus la prétention, qui
était celle des empiristes anglais ou des
matérialistes français du XVIIIe siècle, de
s'installer dans une chose en soi donnée une
fois pour toutes dans la sensation immédiate,
ni la prétention, qui était celle de
Descartes et des cartésiens, de partir de
principes premiers immuables, de « natures
simples », comme disait Descartes, et, à
partir de là, de parler au nom de l'essence
profonde, mathématique, des choses.
Renonçant à la conception de données
sensibles toutes faites comme des données
intelligibles immuables, la science cesse de
se confondre soit avec un constat empirique
soit avec une spéculation idéaliste, pour
substituer aux illusoires intuitions des sens
ou de l'esprit les « dialectiques interminables
» si finement décrites par l'épistémologie
non cartésienne de Bachelard.
De même l'art contemporain ne croit
plus à l'immutabilité d'une nature toute
faite, qu'il n'y aurait qu'à exprimer, ni à
la spontanéité d'un être subjectif. Il ne
se pense plus comme reconstruction d'un
ordre préétabli mais comme l'invention d'un
ordre spécifiquement humain se créant lui-même
sa propre loi.
La morale, à son tour, ne se présente
plus comme un code éternel de prescriptions,
réduisant la liberté à n'être qu'un choix
entre des chemins déjà tracés, mais comme
une création libre et responsable.
Ainsi, sur tous les plans, cet humanisme
prométhéen ou faustien implique une constante
remise en cause de nos origines et
de nos fins, de nos réalités et de nos valeurs,
excluant à la fois la transcendance d'en bas
(celle d'une chose en soi achevée et connue
de façon définitive), et la transcendance
d'en haut, celle d'un Bien absolu, celle
d'un Dieu ou d'une Révélation immuable.
L'homme n'est rien d'autre que ses
propres créations, ses produits, ses institutions,
ses projets aussi.
L'une des conséquences capitales de
cette prise de conscience des exigences de
l'expérience historique actuelle est précisément
de permettre un dialogue fécond,
c'est-à-dire une recherche commune et une
émulation pour dégager, à partir de principes
 philosophiques irréductibles, les traits
d'un humanisme qui peut devenir un dénominateur
commun.
Tant que l'on partait, dogmatiquement,
de « données » premières, sensibles ou
intelligibles, aucun dialogue n'était possible:
on s'installait au départ dans une
vérité absolue, et l'on ne pouvait être que
dedans ou dehors : « Tant que Monsieur
Hobbes s'obstinera à ne me point comprendre,
je m'obstinerai à ne lui point
répondre », écrivait nécessairement Descartes,
le dogmatisme rationaliste partant des
« natures simples » ne pouvant rencontrer en
aucun point le dogmatisme empiriste des
« données » sensibles. A u contraire, dans la
« cité physicienne », évoquée par Bachelard,
et, plus généralement, dans la « cité humaniste
», où l'on ne chemine plus de façon
linéaire, de données immuables en déductions
univoques vers des conclusions définitives
et exclusives, mais où l'on procède
d'hypothèse rectifiée en hypothèse rectifiable,
selon les « dialectiques interminables »
des réorganisations globales, les lois de
l'intégration et du dépassement deviennent
les lois mêmes du dialogue.

III

Cet humanisme peut intégrer tout ce
que le christianisme apporte sous le nom de
transcendance.
D'abord, cette conception de la transcendance,
que l'on pourrait appeler négative,
s'oppose à la suffisance de l'homme;
elle exige son ouverture sur l'infini. Affirmer
la transcendance, c'est nier que l'homme
puisse se réaliser pleinement dans sa vie
empirique.
Le marxisme exige en effet cette ouverture:
l'homme n'est jamais achevé. Le communisme
n'est pas la fin de son histoire,
mais au contraire la fin de cette préhistoire
bestiale dans laquelle nous vivons encore et
où règne la loi de la jungle des antagonismes
d'intérêts personnels, de classes et
de nations. Le communisme est le commencement
d'une histoire proprement humaine
où l'action de l'homme ne sera plus combat
contre d'autres hommes mais transformation
sans limite et sans fin de la nature et
création de soi.
La dialectique marxiste est aussi riche
d'infini et aussi exigeante que la transcendance
chrétienne. Elle l'est même plus,
car si rien ne nous est promis et si personne
ne nous attend, la responsabilité de l'homme
est totale: le sens qu'il donnera à son histoire
ne dépend que de lui.
Par exemple, à notre époque où existent
les possibilités techniques, par la fusée et
l'atome, d'anéantir toute trace de vie sur
la terre, si nous étions assez aveugles ou
assez lâches pour ne pas mener le combat
contre les forces de guerre, i l n'est pas
exclu que l'homme et son histoire et, par
conséquent, le sens de la vie de l'homme et
le sens de son histoire prennent fin dans
un cataclysme thermonucléaire universel.
Si l'humanité continue de vivre, et de
créer, avec le même savoir et le même
pouvoir que lui confère l'atome, une vie
digne de l'homme et pour tous les hommes,
ce sera par une décision libre, par son
intelligence, sa volonté, sa capacité d'unir
et d'organiser les énergies de ceux des
hommes qui aiment l'avenir.
Tout dépend donc de nous. Tout. Le
tout de notre histoire et de sa signification.
Tout se joue dans l'intelligence, le coeur et
le vouloir de l'homme, et nulle part ailleurs.
Tel est le sens humaniste de notre
refus de la transcendance.
Nous abordons ici un deuxième sens,
plus positif, de la transcendance: affirmer
la transcendance, c'est affirmer que l'histoire
a un sens qui dépasse toute réalisation
empirique et provisoire de l'homme.
Selon le marxisme, l'homme et le monde
de l'homme sont toujours en train de se
faire, notre vie et notre histoire d'homme
ont un sens, les fins de l'homme dépassent
et dépasseront toujours son existence empirique.
Mais, à la différence d'un chrétien,
nous ne pensons pas qu'il y ait une double
lecture de l'histoire: selon l'ordre de la
dialectique profane et selon l'ordre des intentions
divines, au sens, par exemple, où
M. Dumery, après avoir souligné que, dans
le christianisme, contrairement aux religions
païennes, ce n'est pas la nature qui
est révélante, mais l'histoire humaine,
ajoute: «Les religions sont des symboliques
intentionnelles... l'intentionalisme est la
seule issue possible en direction de la transcendance».
Chaque acte du drame chrétien: la
Création, le Péché, 1' Incarnation rédemptrice,
le Jugement dernier, donne sens à
l'histoire.
Un absolu transcendant l'humanité et
son histoire émerge ou transparaît dans
le devenir et lui donne un axe de référence
absolu, une réponse absolue à la question
que se pose l'homme itinérant dans le
relatif.
Or, c'est là ce qui rend irréductibles
les deux points de vue:
Refuser la transcendance, c'est refuser
de transformer en réponse ce qui n'est
qu'une question , c'est refuser de faire d'une
exigence une présence.
Les questions que posent la foi sont
l'un des levains de la culture; les réponses
données par la foi sont inévitablement des
aliénations.
Nous éprouvons, comme les chrétiens,
l'insuffisance de tout être relatif et partiel.
Mais nous ne concluons pas pour autant à
une « présence », celle de « l'unique nécessaire»
 qui répondrait à notre impatience
et à notre angoisse.
Si nous refusons le mot même de transcendance,
c'est qu'il implique une présence,
une réalité, alors que nous ne vivons
qu'une exigence, une exigence jamais satisfaite
de totalité et d'absolu, de toute-puissance
à l'égard de la nature, de parfaite
réciprocité amoureuse des consciences, de
transparence rationnelle du monde naturel
et social dans lequel nous vivons.
L'exigence de cette totalité, nous pouvons
la vivre, nous pouvons l'agir mais
non la concevoir, l'appeler, ni l'attendre,
moins encore l'hypostasier sous le nom de
transcendance. De cette totalité, de cet
absolu, je peux tout dire sauf: i l est. Car
précisément il est toujours en sursis et
toujours en croissance, comme l'homme
lui-même.
Si nous voulons lui donner un nom, ce
ne sera pas celui de Dieu, car il paraît
difficile de concevoir un Dieu qui serait toujours
en train de se faire, en train de naître.
Le nom le plus beau et le plus haut
que l'on puisse donner à cette exigence,
c'est celui de l'homme. Le lui refuser, ce
serait mutiler l'homme de l'une de ses
dimensions, de sa dimension essentielle,
spécifique, car l'homme est précisément
celui qui n' est pas. Cette exigence de
l'homme est la chair de Dieu. L'exigence
de l'homme, c'est d'abord:
Exigence du savoir total : cette exigence
d'une totalité qui transcende toute expérience,
cette exigence que l'univers soit
une totalité, compose un concert, cette
certitude que la synthèse est autre chose
et plus que la multitude immense de ses
conditions, c'est le postulat de la connaissance
comme de l'action. Mais nous ne nous
reconnaissons pas le droit de transformer
ce postulat en une promesse, cette exigence
en une présence.
Exigence d'un amour total: ici encore
exigence d'une totalité qui s'exprime dans
une parfaite transparence et une parfaite
réciprocité des consciences, dans la société
sans classes du communisme, qui est la
victoire sur toutes les aliénations, et qui
est aussi organisation planétaire des besoins,
dés pouvoirs et des espérances des hommes.
Exigence d'une action sans limite pour
réaliser ce savoir total et cette plénitude
de la vie dans laquelle chaque individu
porte en lui toute l'humanité par la culture
et la porte au delà d'elle-même par la
création.
Marx avait souligné que le travail, la
pratique, l'action est ce qu'il y a de spécifiquement
humain dans l'homme, car c'est
là qu'affleure, en chaque instant, ce que les
chrétiens appellent la transcendance et les
marxistes le dépassement de l'homme vers
son avenir.
D'abord, parce que l'action, comme
l'avait pressenti Maurice Blondel, enfante
toujours un au-delà de l'homme: elle ne
dévoile ses possibilités qu'en se déployant:
l'oeuvre réalisée est toujours plus que l'oeuvre
projetée. D u fait même de sa réalisation,
elle fait reculer l'horizon de l'homme, elle
l'agrandit en lui créant de nouveaux besoins
et en lui assignant de nouvelles tâches
pour satisfaire ses nouvelles exigences. Dans
l'action, nous éprouvons que l'homme dépasse
toute fin particulière, d'abord parce que je
ne peux agir seul, ensuite parce que le
résultat de l'action collective est toujours
supérieur à la somme des actions qui le
constituent.
Contre l'argument ontologique, source
de tous les dogmatismes, parce que, quelque
forme qu'il revête, i l conclut toujours de
la présence d'une exigence à la présence
d'un être, ce qui est l'expression typique
du saut mortel de l'immanence à la transcendance,
l'humanisme prométhéen du matérialisme
marxiste a conscience qu'être
c'est créer, et son ambition dernière, son
ambition militante, révolutionnaire, c'est
de faire de chaque être un créateur, un
foyer vivant d'initiative au plan de l'économie
comme de la politique ou de la
culture.
Peut-être l'ambition ultime du communisme
est-elle de faire de chaque homme
un poète, celui qui fait l'expérience quotidienne
de son propre dépassement créateur,
l'expérience quotidienne de ce que le christianisme
appelle sa transcendance et que
nous appelons son humanité véritable.
Après avoir essayé de montrer que le
matérialisme marxiste, que son humanisme
prométhéen contient déjà ce que le christianisme
nous propose sous le nom de
transcendance, quelques questions se posent.
Loin d'ouvrir à l'homme des dimensions et
des perspectives nouvelles, l'affirmation de
la transcendance ne risque-t-elle pas d'amoindrir et
de mutiler notre humanisme ?
Et ceci sur deux points: l'affirmation
de la transcendance n'implique-t-elle pas
nécessairement :
— une moindre rationalité, et
— une moindre responsabilité de
l'homme ?
D'abord une moindre rationalité.
Sur ce premier point, à l'apogée du
rationalisme grec, Platon a admirablement
posé le problème de la transcendance religieuse
et de l'immanence humaniste.
Dans le dialogue de l'Euthyphron, Socrate
pose à un prêtre athénien cette question:
« U n acte est-il bon parce que Dieu
l'a voulu ou bien Dieu l'a-t-il voulu parce
que cet acte était bon ? »
Si nous répondons que mon acte est
bon parce que Dieu l'a voulu, en marquant
cette transcendance, cette distanciation, d i sons
le mot: cette rupture entre les critères
humains et les critères divins du jugement
de valeur, — ce qui, pour un marxiste, est
typiquement aliénation, hétéronomie religieuse
opposée à l'autonomie de l'immanence
humaniste de la culture, — ceci
signifie que je ne puis justifier entièrement
la loi de mon action, sinon en faisant acte
de confiance et d'abandon à une volonté
qui me dépasse, qui n'a pas en moi seul
ou dans l'humanité sa source, que je me
fie à un Décalogue ou à l'exemple vivant
apporté par la Révélation, ou à une tradition
dont une institution sacrée est la
garante.
Il n'est pas possible, dans cette voie, de
concilier jusqu'au bout transcendance et
rationalité.
Tout au plus pourra-t-on, faisant la
part du feu, consentir à ce que la morale
tout entière, la morale naturelle, ne soit
justiciable que de la raison strictement
immanente à l'homme, et réserver un autre
plan, celui de la foi. Karl Barth, dans la
première forme de sa théologie, a formulé
de la manière la plus aiguë cette conception
de la transcendance. Dans le Commentaire
de l'Épître aux Romains (au chapitre intitulé:
Dimension de la Foi) il écrit: «Il n'y
a pas, dans la religion, de solution au problème
de la vie ... L a religion ne cherche
ni à poser ce problème, ni à le résoudre;
ce qu'elle fait, c'est de découvrir cette vérité
que ce problème-là ne peut être résolu ».
Mais peut-on séparer aussi radicalement
le plan de la morale, c'est-à-dire de l'ensemble
des règles et des normes qui régissent
le comportement humain et le plan de la foi ?
Si nous acceptons cette séparation,
que serait cette foi, coupée de toute la vie
pratique des hommes?
Si nous la refusons, si nous rétablissons
continuité ou action réciproque entre la
morale et la foi, alors, ou bien nos critères
moraux ne seront plus uniquement justiciables
de la raison, et nous devons faire sa
part à l'irrationel, même si nous l'appelons
supra-rationnel ou surnaturel, ou bien c'est
la foi elle-même qui sera réintégrée dans la
pure immanence et elle ne sera plus référence
à un absolu réel, à une présence, mais
seulement exigence: c'est-à-dire qu'elle ne
consistera plus à ouvrir les bras au Libérateur,
mais à tendre au maximum les énergies
créatrices de l'homme, dans l'esprit de
l'humanisme prométhéen, celui de Spartacus
et de Faust.
La loi de l'homme n'est pas à découvrir
mais à inventer.
Ceci nous conduit à la deuxième limitation
impliquée par la transcendance: non
seulement une moindre rationalité mais une
moindre responsabilité.
L'abdication de la loi de l'homme devant
la loi de Dieu permet-elle de laisser
à l'homme la pleine responsabilité de sa
création ?
Dans son livre L'Interprétation de l a
morale chrétienne, le théologien protestant
Reynold Niebuhr, faisant la critique du
protestantisme libéral, écrit : « Le protestantisme
libéral repose sur le postulat tacite
que la nature humaine a le pouvoir
d'accomplir ce que demande l'Évangile ».
Niebuhr oppose à cette conception la réalité
du péché qui implique l'impuissance de
l'homme et l'éloigné toujours infiniment de
ses fins.
Le courant de pensée théologique caractérisé
par la crainte que l'on se fasse de
Dieu une image trop humaine ou de l'homme
une image trop divine, et qui, pour échapper
à ce danger, met l'accent sur le péché,
afin de creuser le gouffre de la transcendance
entre la parole de Dieu et la parole de
l'homme, n'est pas spécifiquement protestant,
et le Père Teilhard de Chardin, dans
son souci d'intégrer l'humanisme scientifique
et l'humanisme moral à la perspective
chrétienne, a été conduit à mettre en cause
l'importance du péché. « En fait, écrivait-il,
en dépit des distinctions subtiles de la
théologie, le christianisme s'est développé
sous l'impression dominante que tout le
mal, autour de nous, était né d'une faute
initiale. Dogmatiquement, nous vivons dans
l'atmosphère d'un univers où la principale
affaire était de réparer et d'expier ».
L'insistance mise sur le péché accentuait
le dualisme et, par conséquent, la
transcendance. Mais en enlevant à l'homme
ce que l'on donnait à Dieu.
Fichte est peut-être, à l'aube du XIXe
siècle, le philosophe qui a le plus fortement
souligné cette contradiction. Dans son exposé
de 1804 de sa Doctrine de la science (Leçon 8 -
s.w.x., p. 147) il écrit: «La difficulté de
toute philosophie qui se préoccupe sérieusement
d'éviter le dualisme est l'alternative
suivante: nous devons être réduits au néant,
ou, pour sauver notre réalité, anéantir Dieu :
pas de volonté en nous, ou pas de Dieu ».
Il est remarquable que, dans ses Dialogues,
 
le Père Daniélou pose en des termes
semblables le problème sur lequel nos perspectives
sont radicalement divergentes. Citant
un texte de Jeunesse de l'Église:
« Comment pouvez-vous affirmer que le salut,
tout le salut, vient du Christ, alors que vous
demandez au chrétien de se dévouer dans
le temporel à une amélioration temporelle
de la condition humaine ? Ce progrès humain
ne constitue-t-il pas, lui aussi, un salut?
Un salut de l'homme pour l'homme, à côté
du salut accordé à l'homme par Dieu en
Jésus-Christ?» le Père Daniélou ajoutait:
« C'est là le noeud du débat ». C'est en effet
le noeud du débat entre culture et religion.
Notre humanisme prométhéen conduit
à nier que la transcendance puisse impliquer
une existence hors de nous. Pour
employer le langage de Fichte, cette transcendance,
du point de vue de la culture,
n'est que la projection illusoire de la fin
visée par le Moi pratique dans son effort
infini: seule l'aspiration est le divin, c'est-à-dire
la plénitude humaine de la culture.

En Hongrie, 1966



CULTURE ET RELIGION
PAR ROGER GARAUDY
(Revue COMPRENDRE, n°26-27, Venise 1964)