15 janvier 2021

Le monde d'aujourd'hui est saisi d'une étrange maladie...

Le monde d’aujourd’hui est saisi d’une étrange maladie. Depuis une génération environ, nous avons été les témoins de la lente propagation de ce virus, qui se glisse dans nos veines, glace notre sang et dessèche nos cœurs. Nous lui cherchons vainement un vaccin : extrêmement contagieux, le mal se répand comme une traînée de poudre, faisant des ravages dans toutes les couches de la société. Ce cancer, c’est le stress, la forme la plus pernicieuse de la peur. (…) Cette peur triomphe aux quatre coins du globe, et rares sont ceux qui peuvent prétendre lui échapper.


Peur du chômage, peur des étrangers, peur de l’échec dans un univers compétitif, peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas trouver de logement, de manquer de nourriture, ou d’amour, peur de tomber malade, de périr d’ennui, peur de s’ouvrir aux autres, de vieillir, de ne plus séduire, de voir s’en aller les êtres aimés, peur de la solitude, peur de devoir prendre sa retraite, ou de ne jamais la toucher, peur des couloirs du métro, peur du qu’en dira-t-on, peur des ténèbres, peur du Diable, de l’envoûtement, de la "fatalité"… Peurs individuelles et collectives, peur du terrorisme, peur des trafiquants de drogue, de la délinquance, du sida, de la famine, de la pollution, peur de l’épée de Damoclès nucléaire, peur des manipulations génétiques, peur de tout. (…)

Finalement, de nos jours, l’homme a autant peur de vivre que de mourir. Tel un boa constrictor, le stress étouffe notre pulsion de vie, il nous phagocyte et fait régner sur notre faible volonté un sentiment d’impuissance que tout vient entretenir. Face à la montée des périls, ne voit-on pas aujourd’hui que c’est ce sentiment d’impuissance qui 
prédomine ? Cela se vérifie non seulement à l’échelle des individus, mais aussi des nations. Chacun sent la nécessité d’entreprendre une action correctrice, mais on ne sait par quel bout commencer (…). Et puis que 
faire ? On ne comprend plus ce qui se passe, les liaisons logiques entre les événements se perdent, les sources d’information se mêlent, se brouillent et se contredisent à l’envi. Où sont les causes, où sont les effets ? Face au même événement, nous croulons sous les interprétations, l’excès d’angles de vue nous empêche d’y voir clair.

En fait, l’homme moderne a perdu le sens d’une unité dans le monde. Toute la civilisation occidentale a abouti à une fragmentation extrême de notre univers mental. On a commencé par rendre à César ce qui lui appartenait. 
Puis la philosophie, la science ont réclamé leur indépendance. Peu à peu, le savoir s’est parcellisé en d’innombrables disciplines. La modernité a mis l’accent sur la complexité du monde. On aurait pu s’en émerveiller, car cette variété inépuisable est le reflet de l’infini du Cosmos. Mais en se noyant dans le détail, l’homme moderne s’est coupé de la globalité primordiale. Et dans cette appréhension de l’Univers ainsi dynamitée, il 
n’éprouverait pas de stress ? Cette fragmentation, notre civilisation technique l’a imposée aussi au monde du travail ; de plus en plus spécialisés dans des tâches de plus en plus frustrantes, les gens perdent le sens d’une certaine finalité, et par là même de leurs responsabilités : et ils garderaient du goût pour leur ouvrage ? Notre existence quotidienne éclate en compartiments séparés, nous avons le plus grand mal à recoller les morceaux, exigences professionnelles, vie amoureuse et familiale, loisirs, aspirations spirituelles : et nous nous sentirions en harmonie ? 
La seule unité envisagée à notre époque n’est qu’une abominable réduction, l’être économique, abstraction faite de sa spiritualité : et nous voudrions, en plus, être heureux ?

Quelle ironie, quelle ruse de l’Histoire que ce sentiment d’impuissance et d’incompréhension qui nous saisit aujourd’hui ! Nous qui pendant des siècles avons caressé le rêve de la toute-puissance sur la matière. Car 
c’est avec les meilleures intentions du monde que des crimes ont été commis contre la nature humaine. Dans les années 1950, les experts de la prospective claironnaient que l’homme de demain allait vivre dans un pays 
de cocagne créé par la machine. Par l’automation des moyens de production, il allait se libérer d’un travail dégradant et vivre heureux dans l’abondance matérielle, la connaissance et les loisirs. Utopie bien sûr que 
ces élucubrations mécanistes, mais aussi erreurs coupables, car elles ont contribué à endormir notre vigilance. La prospective avait oublié ce que les récits de science-fiction des années 1930 avaient pourtant déjà entrevu : la machine triomphante finissait par évincer l’homme, qui se retrouvait sans travail, déclassé, et même délesté de son pouvoir d’intervention. (…) Il n’est pas question, évidemment, de regretter l’homme de Neandertal ni de rejeter en bloc les innovations dues à notre génie, mais de faire en sorte que la "machina sapiens" ne débouche pas sur 
l’expulsion progressive de la ressource humaine. Demain, nous le savons, les machines ne se contenteront pas de calculer plus vite que l’esprit humain, mais seront animées de leur propre raisonnement, de leur propre mode de pensée. Elles pourront rendre, certes, de fabuleux services à la science, mais à condition que l’homme garde la maîtrise de ses outils, pour le bien de l’humanité. Or il ne gardera cette maîtrise que s’il reprend pleinement conscience de la signification de sa vie, et de son essence divine. (…)

Ce qui nous fait le plus défaut pour mener à bien ce réveil de notre conscience, ce sont des guides authentiques, et de vrais repères. Car les serpents du stress se sont nourris de la grande défaite des idéologies et des valeurs, à laquelle nous assistons depuis quelques décennies. Le communisme a fait preuve de son ingérabilité, tandis que le capitalisme triomphant apparaît de plus en plus comme le moteur de la dynamique fatale du monde actuel. (…) Dans ce monde en proie au désarroi, nos dirigeants nous apparaissent désormais d’un bien maigre secours, et ce stress démissionnaire des hautes sphères de la société se répand en ondes négatives sur la population, accroissant le désenchantement. A cette faillite du politique, il faudrait ajouter le pourrissement dont se rendent 
coupables certains spéculateurs boursiers et fonciers, les profiteurs de guerre et de misère, les trafiquants de drogue, et tous ceux qui mettent à sac notre planète. Il y a de quoi en "être malade" et d’ailleurs beaucoup 
le sont, qui espèrent trouver l’apaisement de leur stress chez le médecin. Celui-ci découvre non sans une certaine panique qu’on l’a laissé seul en première ligne. Le voilà devant la tâche écrasante de répondre au malaise de toute une société. Débordé, il ne peut que contenir l’ennemi en prescrivant presque systématiquement antidépresseurs ou anxiolytiques. Mais les médecins ne peuvent traiter que les symptômes, sans résoudre le problème de fond, qui sort du champ médical. Ils soulagent, mais ne sauraient guérir, véritablement, la souffrance morale. Où sont les hommes de bien qui pourraient nous conduire à travers le labyrinthe terrifiant de nos appréhensions ?

En fait d’hommes de bien - nous sommes si naïfs, et si pressés de trouver des remèdes à l’emporte-pièce -, nous trouvons surtout beaucoup d’hommes de mal. Les exploiteurs de notre déréliction se bousculent à nos portes. C’est la curée des charlatans, des tentateurs et faux prophètes. On se raccroche à ce qu’on peut : la drogue, les pilules euphorisantes, les psychothérapies les plus farfelues, les voyants, les sectes transformées en multinationales à but lucratif. Les paradis artificiels ne manquent pas, partout on nous propose des recettes de bonheur, comme hier l’Eglise vendait des indulgences pour accéder au Royaume des Cieux. Quel salut pouvons-nous espérer de ces faux-fuyants ? « Si un aveugle guide un autre aveugle, tous deux tombent dans le trou », dit l’adage biblique.

La prolifération de ces fausses chapelles provient évidemment, en majeure partie, de la crise que subissent les religions. N’est-ce pas la religion qui jusqu’à présent se chargeait, en quelque sorte, d’exorciser nos peurs ? 
Aujourd’hui, elle ne remplit plus cet office. Elle a même poussé ici et là le comble du dévoiement jusqu’à répandre elle-même la crainte et le fanatisme (…). Un peu partout, de surcroît, on prend le mysticisme pour un délire de l’imagination, alors qu’il est partie intégrante de notre destinée, un désir ardent qui nous élève vers le Divin. Or c’est pour avoir oublié la présence divine dans le monde que nous sommes saisis par la peur. La réalité de notre existence terrestre, cessant d’être à nos yeux la manifestation de la Divinité, apparaît opaque, indéchiffrable, forcément inquiétante. Quand retrouverons-nous l’apaisement du célèbre verset (Psaume 23) : « Passerais-je un ravin de ténèbres, je ne crains aucun mal car Tu es près de moi » ?

Il nous faudrait redécouvrir la clef perdue (…). Nos capacités de raisonnement intellectuel, qui par ailleurs peuvent nous rendre de grands services, ne nous aideront en rien dans notre recherche d’apaisement intérieur. Cette recherche est une démarche d’humilité, de simplicité, et sans doute d’ailleurs est-ce là le plus difficile au départ : poser ses bagages avant de descendre en soi.

Curieusement d’ailleurs, la "crise des valeurs" que connaît le monde moderne nous incite à agir de cette manière. La remise en question de nos croyances, de nos pseudo-certitudes intellectuelles, génère certes dans un premier temps un mouvement de peur, mais c’est aussi une chance pour nous puisque nous voilà d’un coup débarrassés d’un nombre de préconceptions - inculquées depuis notre plus jeune enfance, ou développées par la suite, au 
gré de lectures mal digérées ou d’enseignements faussés. Aujourd’hui, (…) le prisme déformant est en train de se craqueler. Contraint à la modestie, notre mental pourrait ainsi s’effacer et nous ouvrir l’accès à l’objectivité nue, aux plaisirs de la présence directe au monde, non médiatisée. Tous les chemins de la rationalité semblant avoir été épuisés, nous formons le vœu d’un grand torrent d’eau vive qui nettoierait les écuries d’Augias de nos cerveaux. Dès que nous arrêterons de considérer la vie à travers un filtre, celle-ci prendra soudain des couleurs nouvelles, 
simples et merveilleuses à la fois, et le monde cessera d’être une mécanique pour réellement s’animer.

Créer le vide mental, instaurer le silence en nous, faire taire l’ego. (…) Nous devons à tout prix nous retrouver, nous calmer, éviter l’éparpillement, échapper à la folie de l’accélération, au "toujours plus" et "c’est nouveau, ça vient de sortir". Les modes surgissent et disparaissent à un rythme effréné. Nous n’aimons plus, nous avons des toquades, pour brûler aussitôt nos idoles. Boulimie de plaisirs, ou incapacité de tromper un ennui profond qui viendrait de notre vide spirituel ? (…)

On a usé et abusé de la célèbre citation attribuée à Malraux, selon laquelle « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », sans vraiment mesurer la menace qu’elle implique. Malraux n’annonçait pas là une "tendance" à venir, un retour en vogue de la chose spirituelle - comme on prédirait le retour des pantalons à pattes d’éléphant. Il disait : « Prenez garde ! » L’important, en effet, c’est le second terme de l’alternative : « ou ne sera pas ». Cela signifie en clair que si l’on ne retrouve pas le vrai message des textes sacrés, fait de partage, d’amour, de fraternité, alors l’humanité sombrera inéluctablement dans le néant et la destruction. Ou bien le monde du XXIe siècle s’ouvrira à l’Amour, ou bien il ne survivra pas…


Paco Rabanne, "Le Temps présent. Les chemins des grands Initiés", Ed. Michel Lafon, 1994.Texte sélectionné par A.D, ami du blog