24 décembre 2016

Noêl. La paix universelle ?

Paul Klee. Ville de rêve.Aquarelle. 1921
Le dernier grand rêve d'universalité fondé sur la fécondation

réciproque des cultures et des religions, d'unité symphonique

du monde et non pas d'unité impériale de domination, en

rupture donc avec l'ethnocentrisme romain puis occidental,

fut celui du Cardinal Nicolas de Cues (1401 -1464) dans son

livre : La Paix de la foi , publié en 1453, l'année même de la

prise, par les Turcs, de Constantinople, capitale d'une monarchie

de tradition romaine, dans un cadre grec.

La victoire turque eut, dans toute l'Europe, un retentissement

considérable, car elle apparut comme une victoire de l'Islam

sur la chrétienté.

Au lieu de faire appel à de nouvelles Croisades, le Cardinal

Nicolas de Cues eut l'audace de répondre par la Paix de la foi,

fondée sur deux principes fondamentaux de tout véritable

dialogue énoncés au chapitre 5 du livre :

1° - « aucune créature ne peut embrasser le concept de l'unité de

Dieu »

2° - « il n'y a qu'une seule religion dans la variété des pratiques religieuses.»

Il tend ainsi à définir une foi fondamentale et universelle,

dont l'unité est masquée par la diversité des cultures dans lesquelles

elle s'exprime : « Ce n'est pas une autre foi, mais la même

et unique foi que vous trouverez sous jacente chez tous les peuples. »

(chap. 4)

Ce n'était pas seulement l'exclusion de la Croisade, mais un

changement même du rôle de la mission : au lieu de pratiquer

une colonisation culturelle de l'autre, le missionnaire chrétien

doit d'abord reconnaître Jésus vivant, présent et agissant dans

la diversité des cultes et des cultures.

De là le projet de ce Concile universel de toutes les religions

du monde fondant une paix durable entre les peuples par la

prise de conscience d'une foi commune respectueuse de la

diversité de ses approches, car « avant toute pluralité on trouve

l'unité » (ch. 4)

Jean Lurçat. Jubilation. Tapisserie, 1964
Et d'abord l'unité profonde de l'homme et de Dieu, telle que
l'avait conçue l'Église d'Orient que Nicolas de Cues avait
connue, non seulement par la lecture des Pères Grecs mais par l'expérience vécue qu'il avait de la foi orthodoxe lors de son voyage à Constantinople en 1437.
Le premier intervenant, après le grec, dans ce Concile, est un
non- chrétien : un indien qui proclame que les hommes « ne
sont pas Dieu absolument mais Dieux par participation. » (ch.VII).
Le chaldéen souligne : « l'on voit dans l'essence de l'amour comment
l'aimé unit l'amant à l'aimable. » (ch. VIII).
Dès lors, dit Le Verbe dans La Paix de la foi . (ch.IX) les Arabes
comprendront «qu'admettre la Trinité c'est nier la pluralité des
Dieux. »
Sur quoi, le Persan ajoute (ch.XI) que « de tous les prophètes
Jésus est le plus grand, il lui convient donc... d'être appelé "Verbe de
Dieu". C'est ainsi d'ailleurs que l'appelle le Coran » (ch.XÏÏ).
Dans sa lettre à Jean de Ségovie, archevêque de Césarée, du 28
décembre 1453, Nicolas de Cues le félicite de se livrer à « l'étude
critique du Coran » : «il faut plutôt dialoguer que guerroyer avec
eux », et lui-même écrira en 1461, une Cribratio Alchorani,
étude critique du Coran où il recherche, sous les formules
conflictuelles, ce qui est en accord avec sa propre foi.
Il n'y a dans cette recherche d'une foi fondamentale et première
à travers la diversité des religions, nul éclectisme : le
Cardinal Nicolas de Cues aborde ce dialogue à partir d'une
méditation profonde, (dans son livre sur La docte ignorance,
1440), sur la connaissance qui s'oppose à la philosophie
grecque de l'être et à la logique d'Aristote, car elle est fondée
à la fois sur une conception de l ' UN qui n'exclut ni le multiple
ni la contradiction, et une conscience aiguë des rapports du
fini et de l'infini, de l'homme et de Dieu, dont il avait eu, dit-il,
la révélation philosophique au cours de son voyage en
Orient en 1437 et 1438.
Contre l'aristotélisme et la logique de l'école, qui régnait de
son temps, il formule le principe de la coïncidence des
contraires.
La pensée n'est pas pour lui un reflet de l'être, elle est un acte :
celui de l'être fini qui s'efforce de penser la totalité de ses relations
avec les autres, de prendre conscience qu'il n'est pas, en
dehors de ces relations avec les autres et avec Dieu.
Cette méditation spirituelle s'enracine dans une réflexion
mathématique sur la notion d'infini : un triangle dont un côté
serait infini, serait identique à une ligne droite, de même que
dans un cercle qui serait de diamètre infini, chaque segment
de la circonférence, courbe dans une figure finie, serait une
ligne droite (I,& 13). De même un polygone dont on diviserait
indéfiniment les côtés deviendrait un cercle.
Ainsi toute choses, pensées en fonction de l'Infini, de Dieu qui
est « en acte tout ce qui peut être », sont une dans leur altérité et
leur multiplicité.
« Les choses visibles sont des images de choses invisibles » (I, & 11)
et la Docte ignorance n'est autre que la foi, la vision de toute
chose en Dieu, c'est à dire dans la plénitude de ses relations
avec le tout, et la conscience de son rapport à l'infini. C'est de
cette manière que, rejoignant Maître Eckhart, il considère le
temps : là encore, si l'on contemple l'histoire du point de vue
de l'infini : si l'on voit les choses en Dieu (qui est au delà du
temps) le passé et le futur ne sont que des extrapolations du
présent ; si bien que, comme disait Maître Eckhart, « d u point
de vue de Dieu, le moment de la création du monde, le moment où
je vous parle, et celui du Jugement dernier sont un seul et même instant.
» (Sermon 9)
En regard de l'infini, l'instant est identique à l'éternité. « car
l'infini nous fait dépasser complètement toute opposition » (chap.
16), comme la courbure du cercle devient, à l'infini, ligne droite,
comme le triangle. Il en est de même pour toute forme et
toute ligne : « l'infini est en acte tout ce que le fini est en puissance.
» (I, chap. 13)
« L'infini nous fait dépasser toute opposition » (chap. 16). « Tout
est en Dieu et Dieu est en Tout. » (II, chap. 3) toute chose est
dans toutes les autres et n'existe que par elles. Tel est « le mouvement
de connexion amoureuse qui p o r t e toutes les choses vers
l'unité pour former, à elles toutes, un univers » (chap. 10)
Nicolas de Cues, dans une formule dont on attribue faussement
la paternité à Pascal, dit que « l'organisme du monde a son
centre partout et sa circonférence nulle part, parce que Dieu est circonférence
et centre, lui qui est partout et nulle part. » (II, 12).
Dans la perspective de cette unité des contraires, la mort du
Christ est le gage de l'immortalité.
Mais pour nous, dans notre finitude, cette unité du multiple
n'est accessible que par images : toute figuration ou définition
de Dieu le réduit à nos dimensions de créature finie. Toute
théologie est nécessairement négative : tout ce que je peux
dire de Dieu est inévitablement une idole. Je ne puis dire que
ce qu'il n'est pas : rien de fini au regard de l'infini.
Je ne puis le saisir par concepts. Ainsi « la foi est le commencement
de la connaissance intellectuelle » (III, chap. 11) et aussi sa
fin puisque la prise de conscience de cette inaccessibilité en
fait un postulat (à la fois nécessaire et intellectuellement indémontrable).
« Telles sont les vérités qui se révèlent par degrés à
celui qui s'élève à Jésus par la foi. Foi dont la divine efficacité ne
s'explique pas. » (III, chap. 11)
La Docte ignorance s'oppose à  l'ignorance arrogante,
comme le fut la philosophie de l'être d'Aristote et comme le
seront les philosophies de l'être de Descartes et d'Auguste
Comte.
Elle fonde la Paix de la foi, avec sa compréhension de toutes les
idolâtries : « les gentils nommaient Dieu de diverses manières, du
point de vue de la création finie . . . . tous ces noms sont des perfections
particulières... ils le voyaient là où ils voyaient ses oeuvres divines. »
(chap. 25)
Cet universalisme sera détruit, un siècle plus tard, par la
deuxième sécession de l'Occident : après la philosophie de
l'être qui s'exprimait chez Platon et Aristote, celle qui s'exprima
dans la raison technicienne de la renaissance. L'Occident
conçut alors une science ne visant que l'accroissement quantitatif
des moyens, et oublieuse de la recherche des fins.

Oscar Kokoschka. Les émigrés. 1916-1917

Roger Garaudy
L’avenir mode d’emploi

pages 334 à 338