05 août 2020

Karl Marx. Thèses sur Feuerbach (1845)

Dans le débat sur l'humanisme qui agita le Parti communiste français dans le milieu et la fin des années 1960, les "Thèses" de Marx sur Ludwig Feuerbach occupèrent une place importante du fait des interprétations différentes qu'en donnèrent les tenants d'un "humanisme marxiste", comme Roger Garaudy et ceux d'un "anti-humanisme théorique" de Marx, comme Louis Althusser.

I / Le grand défaut de tout le matérialisme passé (y compris celui de Feuerbach), c'est que la chose concrète, le réel, le sensible, n'y est saisi que sous la forme de l'objet ou de la contemplation, non comme activité humaine sensible, comme pratique; non pas subjectivement. Voilà pourquoi le côté actif se trouve développé abstraitement, en opposition au matérialisme, par l'idéalisme : celui-ci ignore naturellement la réelle activité sensible comme telle. Feuerbach veut des objets sensibles, réellement distincts des objets pensés : mais il ne saisit pas l'activité humaine elle-même comme activité objective. C'est pourquoi il ne considère, dans l'Essence du christianisme, que le comportement théorique comme véritablement humain, tandis que la pratique n'est conçue et saisie que dans sa manifestation sordidement judaïque [158]. Il ne comprend donc pas la signification de l'activité « révolutionnaire », de l'activité « pratiquement critique ».

II/  La question de savoir si le penser humain peut prétendre à la vérité objective n'est pas une question de théorie, mais une question pratique. C'est dans la pratique que l'homme doit prouver la vérité, c'est-à-dire la réalité et la puissance, l'ici-bas de sa pensée. La querelle de la réalité ou de l'irréalité du penser — qui est isolé de la pratique — est un problème purement scolastique.

III / La doctrine matérialiste de la transformation par le milieu et par l'éducation oublie que le milieu est transformé par les hommes et que l'éducateur doit lui-même être éduqué. Aussi lui faut-il diviser la société en deux parties, dont l'une est au-dessus de la société. La coïncidence de la transformation du milieu et de l'activité humaine ou de la transformation de l'homme par lui-même ne peut être saisie et comprise rationnellement que comme praxis révolutionnaire.

IV/ Feuerbach part du fait de l'aliénation religieuse de soi, du dédoublement du monde en un monde religieux et un monde profane. Son travail consiste à dissoudre le monde religieux dans son assise profane. Mais si l'assise profane se détache d'elle-même et se fixe dans les nues, tel un royaume indépendant, cela ne peut s'expliquer que par le déchirement de soi et par la contradiction à soi-même de cette assise profane. Il faut donc tout autant comprendre cette assise en elle-même, dans sa contradiction, que la révolutionner pratiquement. Ainsi, une fois que l'on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la Sainte Famille, c'est la première elle-même qui doit être anéantie en théorie et en pratique.

V/ Peu satisfait du penser abstrait, Feuerbach veut la contemplation ; toutefois, il ne conçoit pas le sensible comme activité pratique humaine et sensible.

VI/ Feuerbach réduit l'essence de la religion à l'essence humaine. Mais l'essence humaine n'est point chose abstraite, inhérente à l'individu isolé. Elle est, dans sa réalité, l'ensemble des relations sociales. N'abordant pas la critique de cette essence réelle, Feuerbach est obligé : 1° de faire abstraction du cours historique et de fixer le sentiment religieux pour soi, en supposant un individu abstraitement — isolément — humain ; 2° de ne concevoir l'essence que comme « genre », comme généralité intérieure, muette, qui relie de manière naturelle la multitude des individus.

VII/ C'est pourquoi Feuerbach ne voit pas que le « sentiment religieux » est lui-même un produit social et que l'individu abstrait qu'il analyse appartient à une forme de société bien déterminée.

VIII/  Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui entraînent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et dans la compréhension de cette pratique.

IX/  Le résultat suprême auquel parvient le matérialisme contemplatif — c'est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas le sensible comme activité pratique —, c'est la théorie des individus isolés et de la société civile.

X/ L'ancien matérialisme se situe au point de vue de la société bourgeoise. Le nouveau matérialisme se situe au point de vue de la société humaine, ou de l'humanité sociale.

XI/  Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières; ce qui importe, c'est de le transformer.


                                                        [Traduction de Maximilien RUBEL, avec Louis EVRARD et Louis JANOVER]

"Le Père Teilhard de Chardin...", par Roger Garaudy

Le Père Teilhard de Chardin, en découvrant le point où le mouvement de la recherche scientifique et le mouvement de la foi se rejoignent et fusionnent jusqu’à n’être plus qu’un seul mouvement de l’homme tout entier, a ouvert une voie nouvelle. J’avoue n’en avoir pas d’abord aperçu la portée, ni dans mes « Perspectives de l’homme », ni même dans mon livre « De l’anathème au dialogue », où je sépare trop la connaissance et la foi.
Dans la perspective de l’orthogénèse de fond du Père Teilhard, dans ce mouvement ascendant défini par la « loi de complexité-conscience », et dont l’homme est le plus beau phylum et le plus beau fruit, l’esprit humain saisit d’une même vue, par la science l’unité et le sens de l’évolution qui le porte et, par la révélation qui éclaire prospectivement sa route, l’unité de l’alpha et de l’omega, l’unité de la Révélation et de la parousie finale, si bien que la distinction provisoire de la connaissance et de la foi s’abolit peu à peu : la foi devenant de plus en plus transparente à la pensée claire jusqu’à ce que, dans la vision béatifique de l’homme, jusque là pèlerin du temps, enveloppe d’un seul regard d’éternité, triomphant de la mort, l’unité totale de l’univers et de l’esprit. Ce regard, qui est à la fois celui de son intelligence la plus lucide et de sa foi la plus pure, saisit dans l’unité de la connaissance et de l’amour, la poussée humaine vers « l’en-avant » et l’appel divin vers « l’en-haut », unité accomplie dans le Christ qui est individuellement promesse et accomplissement.
Je m’excuse d’avoir ainsi empiété sur le terrain de la théologie, mais je devais ce témoignage à qui m’a découvert ce sens profond du message du Père Teilhard. Le Père de Lubac a pu me reprocher avec juste raison de n’avoir pas, jusqu’ici, compris l’intuition centrale de l’œuvre de Teilhard : celle qui nous fait saisir en nous l’Etre dans son opération et qui nous suggère, dans l’unité croissante de la science et de la foi, de la connaissance et de l’amour, ce sentiment unique évoqué par notre poète Claudel :
 « Je m’attendais à une réponse, mais je reçus dans mon âme et mon corps
    Plus qu’une réponse : le tirement de toute ma substance
    Comme le secret enfermé au cœur des planètes,  le rapport propre
    De mon être à un être plus grand. »
Je voudrais ajouter que chez le Père Teilhard, cette passion de l’univers par laquelle chaque goutte d’eau prend conscience qu’elle est habitée et portée par le mouvement entier de la mer, ce langage indivisiblement scientifique et prophétique pour lequel l’homme se sent entraîné par l’amour au-delà de ses propres limites, constitue le défi le plus fort qui puisse être accueilli par un incroyant. Le Père Teilhard nous aide à comprendre, dans l’esprit et la langue de notre temps, ce que peuvent être la Révélation et la Foi, comme si la science et la foi avaient un même destin, délivraient le même message, évoquaient une même Présence, nous animaient du même mouvement joyeux.


Roger Garaudy
(date à déterminer, archives personnelles)