08 octobre 2013

Le judaïsme, vu par Roger Garaudy



La connaissance de soi, dans sa réalité profonde et véritable,
permet d'accéder à l'expérience vécue de l'immortalité, d'échapper à
l'espace et au temps, de jouir ainsi d'un mode d'existence inconditionné
qui est béatitude suprême.
Tel est le dénominateur commun des grandes expériences que nous
avons évoquées jusqu'ici : celles de l'hindouisme, du bouddhisme, du
taoïsme, du Zen.
Pour la commodité de l'exposé et pour employer des termes qui, en
toute rigueur, ne sont qu'une transposition occidentale de ce type
d'expérience, disons qu'il s'agit là d'un courant « gnostique », caractérisé
par une initiative venant de l'homme, remontant, par étapes
successives, jusqu'à la réalité de Dieu, et permettant de s'identifier à
lui. Dans cette expérience unitive, il y a continuité dans le passage du
fini à l'infini, du temps à l'éternité, de l'homme à Dieu.
Nous n'avons rencontré qu'une exception : celle du mazdéisme et
de son grand prophète Zarathoustra.
Il y a là un autre type d'expérience, radicalement opposé au
premier : l'expérience « prophétique », celle de Zarathoustra, du
prophétisme juif, du christianisme, du prophète de l'Islam.
L'opposition est radicale car nous grouperions, sous une même
formule ambiguë, deux expériences fondamentalement différentes si
nous adoptions une définition du genre : connaissance de Dieu par
expérience (comme saint Thomas définissait la mystique) ; ou encore :
relation personnelle avec Dieu (comme des auteurs plus récents ont
défini le prophétisme).
Quelle forme d'expérience, quel type de relation caractérisent cette
rencontre de l'homme et de Dieu ?
Dans la lignée des « sagesses », il y a continuité dans un mouvement
qui part de l'homme pour aller à Dieu , ou quelque autre nom que l'on
donne à l'absolu, à l'inconditionné, à l'infini immanent à tout être
limité. Dans la lignée prophétique, le mouvement part de Dieu pour
interpeller l'homme. Il n'y a pas de commune mesure et donc pas de
passage continu de l'un à l'autre. Transcendance radicale.
Dieu peut se révéler à l'homme, et cette révélation est un geste de
Dieu, à la différence de l'expérience « gnostique », qui commence par
une initiative de l'homme telle que méditation, ascèse, voie négative,
amour.
Cette révélation définit un temps de la révélation : le temps n'est ni
illusion du désir, de la perception ou du « moi », comme pour
l'hindouisme, ni le temps cyclique de « l'éternel retour », tel que le
concevait la philosophie grecque classique : il est une histoire , qui a un
commencement absolu — celui de la création, de la révélation, de
l'alliance, de la promesse, du jugement, de l'avènement du Royaume
de Dieu —, comme le montre l'exemple des prophètes d'Israël.
Ajoutons enfin que, dans la perspective gnostique, il peut y avoir
des degrés dans la vérité, et aussi des « prises de vues » différentes,
mais pas nécessairement opposées ; c'est pourquoi ni l'hindouisme ni
le bouddhisme, par exemple, ne se sont répandus par la conquête. La
révélation, au contraire, exprime la manifestation absolue de Dieu.
Elle est la vérité et ne laisse place à aucun compromis. Zarathoustra
appelait au combat contre les forces du mal, Moïse fait massacrer trois
mille personnes en un jour pour les punir de leur idolâtrie (Exode
XXXII, 25-28). Le christianisme a connu la croisade et l'inquisition ;
l'Islam la guerre sainte.
Par contre, il serait faux d'imaginer que l'unité exclusive de la
révélation implique nécessairement le monothéisme et soustraie son
passage à toute évolution historique.
La situation géographique d'Israël, au coeur même du Fertile
Croissant qui relie la Mésopotamie à l'Egypte, en a fait un lieu de
fécondation réciproque des deux grandes civilisations.
Le judaïsme est d'abord une religion de nomades, qui ne vivent pas,
comme les agriculteurs sédentaires, selon le rythme cyclique des
semailles et des moissons. La promesse de Yahvé conduit ce peuple
vers un avenir qui n'est pas la simple répétition du présent. Ce
caractère du judaïsme se perpétuera longtemps après que les tribus se
seront fixées sur la terre de Canaan. Yahvé demeurera le dieu de la
promesse, liant l'homme à la mouvance d'un avenir toujours en
naissance.
Lorsque Abraham quitte, avec ses tribus, la Mésopotamie, vers le
début du 11e millénaire, il véhicule dans sa migration les thèmes
majeurs de la mythologie sumérienne antérieure : la création, le
déluge, tel qu'il est décrit dans l'épopée de Gilgamesh, le thème de la
tour de Babel qui est l'une des Ziqqurat de Babylone.
André Neher, dans son beau livre sur l'Essence du prophétisme1, a
dégagé ce que la tradition hébraïque apportait de spécifique à la
synthèse de ces éléments : le passage du mythe à l'histoire, par un
mouvement semblable à celui qui s'opère entre la mythologie du Rig-
Véda et le mouvement proprement humain et intérieur des Upanishads.
Il s'agit d'une histoire véritable, car, dans le dialogue entre Dieu
et ses prophètes, d'Abraham à Malachie, l'homme est appelé à
coopérer avec Dieu dans sa création.
C'est ce qui distingue la Genèse biblique de l'esprit prométhéen du
mythe mésopotamien de la création.
Le récit du déluge, dans l'épopée de Gilgamesh, est un mythe qui
rassure l'homme : le déchaînement des éléments, les crues du delta du
Tigre et de l'Euphrate n'ont pu tout détruire : l'humanité a pu
renaître après le désastre et se remettre au travail. Dans le récit
biblique les faits sont les mêmes, mais il s'y ajoute une forte coloration
religieuse et morale : l'humanité a été engloutie en punition de son
infidélité. Une histoire s'achève ainsi. Mais une autre commence. Les
promesses du Dieu de l'alliance ont été tenues contre la pire adversité
et elles sont tenues lorsque l'homme est fidèle à l'alliance.
La différence est plus marquée encore dans le passage sur la tour de
Babel. Les grandes pyramides à étages de la Mésopotamie symbolisaient
une victoire de l'homme sur l'espace. Elles étaient « les
maisons qui relient la terre au ciel ». Il est significatif que, dans le récit
biblique, la transcendance de Dieu est fortement accusée : entre Dieu
et l'homme, il y a une barrière infranchissable ; la tour de Babel
demeura inachevée.
En 1750 avant notre ère, le roi Hammourabi, rétablissant l'unité de
l'ancien empire de Sargon et faisant de Babylone sa capitale, reçoit du
dieu Shamash, comme le montre une stèle du Louvre, la plus ancienne
« loi » du monde, le premier code de justice tendant à empêcher le
fort d'opprimer le faible. La ressemblance est saisissante avec la Loi,
révélée et transmise au peuple juif par Moïse cinq siècles plus tard,
aux environs de 1250 (Exode XX, 2-17). Il est remarquable d'ailleurs
que cette Loi, formulée en Dix Commandements, soit une loi de
justice sociale, dans laquelle l'amour n'a point de place et ne sera
mentionné, noyé au milieu de prescriptions rituelles, que dans le
Lévitique (XLX, 18). Avant d'établir entre Dieu et l'homme des
rapports d'amour, Dieu ne se manifeste que par des commandements
à son serviteur.
On peut suivre au cours des siècles de l'histoire biblique une
évolution semblable à celle de toutes les grandes religions : une
spiritualisation croissante de la conception même de Dieu. D'Abraham
à Moïse, un dieu de l'orage, de la fécondité et de la guerre
s'humanise. C'est d'abord un dieu cruel, qui exige non seulement des
sacrifices d'animaux (Lévitique III à VI), mais le massacre de peuples
entiers : « Tu dévoreras tous ces peuples que Yahvé ton Dieu te livre ;
ton oeil sera sans pitié » (Deutéronome 7,1 et 7,16). Puis l'intervention
de ce Dieu des carnages deviendra plus rare, bien qu'apparaisse
encore jusque dans Ézéchiel « l'épée du massacre » qui est celle de
Yahvé (Ézéchiel XXI,14-29) comme au livre de Josué où Yahvé
ordonne de « passer au fil de l'épée » (Josué VI,21) « hommes et
femmes, jeunes et vieux » d'une ville conquise.
Il fallut des siècles pour humaniser et intérioriser cette religion
tribale : c'est seulement avec le Ier Isaïe, que sont clairement rejetés
les sacrifices d'animaux (Isaïe 1,11), bien que, dans le même Isaïe, le
retour à Jérusalem soit fêté par des holocaustes d'animaux (Isaïe
XXXIV, 5-8). Osée enfin proclamera cette métamorphose : « C'est
l'amour qui me plaît et non les sacrifices, la connaissance de Dieu
plutôt que les holocaustes » (Osée VI ,6). Il s'opère ainsi un passage
semblable à celui qui s'opéra entre les premiers hymnes védiques et
les Upanishads.
Dans Isaïe enfin (Isaïe XLV, 21) Dieu apparaît comme un « Dieu
juste et sauveur ». Il est remarquable que cette levée du grand
prophétisme et cette élévation spirituelle de Yahvé s'exprime avec
force au retour de la déportation de Babylone, lorsque le roi des
Perses, Cyrus, décrète la libération des juifs et leur retour à Jérusalem
en 538.
Lorsqu'en 505 Darius accomplit la promesse de Cyrus, le lévite
Néhémie devient satrape de Judée. Artaxerxès subventionnera le
prophète Esdras pour réaliser le premier recueil des textes de la Thora
(Esdras VII, 15) et imposera l'autorité du prophète en punissant de
mort quiconque lui désobéira (Esdras VII, 26). L'influence du prophétisme
de Zarathoustra sur les grands prophètes — notamment Amos,
qui donne à l'Alliance, clé de voûte du Judaïsme, non plus le sens
d'une lutte du peuple juif contre ses ennemis, mais d'une lutte du Bien
contre le Mal (Amos V, 14), sur Isaïe et sur Jérémie — est évidente.
Le long exil à Babylone a fait vivre les tribus d'Israël dans l'atmosphère
du prophétisme de Zarathoustra, de son rejet des sacrifices
d'animaux, de sa lutte du Bien contre le Mal, de sa victoire finale du
Bien, où se sont élaborés les grands thèmes zoroastriens de l'Apocalypse
et du Royaume divin, dans le triomphe de Saoshyant sauveur.
Tous ces thèmes sont admirablement orchestrés par les grands
prophètes : Amos, Isaïe, Jérémie, qui donnent ainsi un sens nouveau
à l'Alliance, un sens qui tend à l'universaliser.
Le rituel d'initiation tribale de la circoncision devient désormais
signe de l'Alliance, et Jérémie évoque même une circoncision du coeur
(Jérémie IV,4) alors qu'Isaïe dénonce l'hypocrisie religieuse de ceux
qui observent les rites mais ne pratiquent pas la justice.
Le sabbat perd son sens d'anniversaire lunaire pour devenir,
comme dans le calendrier zoroastrien, un jour consacré au Seigneur.
C'est donc au vie siècle, comme dans toutes les autres cultures, que
le judaïsme atteint son apogée avec ses prophètes scripturaires. La
partie la plus archaïque des textes bibliques demeure la Thora, qui
multiplie les prescriptions rituelles : interdits alimentaires et vestimentaires,
sacrifices et rites, par lesquels se manifeste, en religiosité
formelle, l'Alliance.
C'est avec les grands prophètes « scripturaires » qu'apparaît avec
éclat l'apport du judaïsme à la civilisation universelle. On ne peut le
définir à partir de la notion d'Alliance, qui a conduit trop souvent à un
ethnocentrisme orgueilleux sinon au racisme. Esdras parle de la
« race sainte » (Esdras LX, 2), réprouve ceux qui ont épousé des
femmes étrangères : « Nous avons trahi notre Dieu en épousant des
femmes étrangères » (X, 2). C'est ainsi, nous apprend Néhémie
(IX,2), que « la race d'Israël se sépara de tous les gens de souche
étrangère ».
On ne peut non plus définir cet apport comme celui du
monothéisme. Sans parler même de l'hindouisme, il suffit de comparer
1' « Hymne au soleil » du pharaon Akhénaton, proclamant le
monothéisme en Egypte au milieu du XIVe  siècle avant notre ère, et le
Psaume 104 sur « Les splendeurs de la création », qui reprend, au 11e
siècle avant notre ère, souvent mot pour mot, l'hymne égyptien, sur
l'action du créateur sur la nature, puis de suivre le passage de l'idée du
Dieu unique et exclusif d'Israël à la conception d'un Dieu unique et
universel, pour conclure, avec Dupont-Sommer que « c'est au 6e
siècle, quelque temps après Zarathoustra, que se rencontrent les
premières formulations explicites du monothéisme juif ».
La méditation millénaire des rabbins sur la Bible s'exprime à travers
le Talmud, oeuvre fondamentale de l'exégèse qui, de génération en
génération, a fait l'éducation du peuple juif. C'est l'un des plus
éminents spécialistes du Talmud, Moïse Maïmonide (1135-1204), le
saint Thomas d'Aquin du judaïsme, qui, s'efforçant d'intégrer la
philosophie d'Aristote dans la perspective hébraïque, a formulé dans
une Somme théologique, le Guide des égarés, les treize propositions
dans lesquelles il synthétise la profession de foi du judaïsme. André
Chouraqui, dans son Histoire du judaïsme, résume ainsi les treize
articles de foi définis par Maïmonide : « Croire d'une foi parfaite en
un Dieu créateur, unique et éternel, incorporel, premier et dernier,
seul adorable, dont le verbe authentique s'exprime dans le message
annoncé par les prophètes. Moïse, le plus grand d'entre eux, a rédigé
la Thora, vraie et immuable loi d'Israël, sous la dictée de Dieu ; croire
d'une foi parfaite à l'omniscience de Dieu, à la rétribution des justes
au Paradis, au châtiment des réprouvés en Enfer ; croire d'une foi
parfaite à la venue du Messie personnel, le Fils de David, dont le
triomphe annoncera l'heure de la résurrection des morts. »
Le grand apport du judaïsme à la culture universelle est essentiellement
celui de ses prophètes, en particulier leur conception originale
du temps.
André Neher, dans son Essence du prophétisme, a remarquablement
souligné la liaison du prophétisme et de la politique. Pendant les
siècles qui ont suivi l'installation des tribus juives en Canaan, le
pouvoir politique est directement aux mains des prophètes que sont
les « juges ».
Lorsque à partir du 11e siècle le régime devient monarchie
héréditaire, les prophètes sont les arbitres du pouvoir. Une chaîne
continue de « confréries prophétiques ». Depuis Samuel (le dernier
des juges) qui est à la fois prophète et roi, jusqu'aux prophètes Élie et
Elisée (9e siècle), « les grandes crises politiques, l'établissement des
dynasties dans le royaume du Nord, ont pour origine les cercles
prophétiques5 ».
Du 8e siècle au Ve, vivent les grands prophètes « scripturaires »,
c'est-à-dire ceux dont nous possédons directement les écrits : Amos,
Osée, Jonas au 8e siècle, Michée, Isaïe, Joël, Obadya, Nahum,
Habacuc, Sophronie au vne siècle, et, pour le 6e siècle, Jérémie,
Ézéchiel, Daniel, qui sont les contemporains des « années terribles
» : de la chute de Jérusalem et de la déportation en Egypte et en
Babylonie. Malachie, le dernier des grands prophètes, vivra la
renaissance du nouvel État juif sous Ezra et Néhémie.
Les prophètes sont, avant la catastrophe, pendant l'exil et dans les
grandes heures de la libération, les témoins de Dieu.
Là encore, le fait nouveau qui émerge dans l'histoire, ce n'est pas la
prophétie elle-même. André Neher, évoquant les archives de Mari,
qui datent de la civilisation mésopotamienne du début du ne millénaire,
y découvre des traces qui évoquent « par certains aspects, le
prophétisme biblique dans ses formes les plus pures6 ». Les prophètes
de Mari ne cessent de rappeler le contact qui lie le souverain à son
Dieu. Chez eux s'exprime déjà la notion d'Alliance. « Le prophétisme
de Mari, conclut A. Neher, constitue sans doute la préhistoire du
prophétisme hébreu. »
Ce qui est spécifique, dans le prophétisme biblique, c'est le lien
entre la révélation de l'Alliance et la promesse eschatologique du
triomphe final. C'est le messianisme.
La certitude que Dieu seul est roi donne une mesure pour juger les
rois eux-mêmes, une mesure absolue, transcendante, en fonction de
laquelle tout ordre établi n'est que provisoire. De là découle le rôle
contestataire et souvent révolutionnaire du prophétisme biblique.
Le prophète n'est pas le devin ou l'oracle qui prédit l'avenir. Le
prophète est celui qui juge toute institution et tout acte par rapport à sa
fin, et qui, par là, lui donne un sens.
Tel est l'apport essentiel du judaïsme : les grands prophètes ont
introduit une conception nouvelle du temps, le temps de la promesse,
le temps de l'espérance, le temps du projet. Ils l'ont créée en donnant
à la prophétie une dimension nouvelle en fonction de leur conception
nouvelle de l'Alliance : le destin d'un peuple, les péripéties de son
histoire dépendent de sa fidélité ou de son infidélité à l'Alliance et à la
Loi révélée de Dieu. Ses malheurs viennent de son infidélité, ses
victoires de l'obéissance puis de l'amour à l'égard de Dieu et de sa
Loi. Par sa fidélité à l'Alliance, un peuple mérite l'accomplissement
de la promesse : la réalisation du Royaume de Dieu. En répondant à
l'appel de Dieu, dont les prophètes sont les témoins et les messagers,
le peuple participe à la création continuée de Dieu dans l'histoire.
L'histoire est émergence permanente du radicalement neuf dans la vie
des hommes. Elle est rythmée par les catastrophes qui découlent de
l'infidélité au projet divin, et par les victoires que la fidélité rend
possibles. Elle est illuminée par la promesse messianique du salut à la
fin des temps.
Le prophète est à la fois choisi par Dieu pour être son partenaire
entre l'homme et le divin, et mandaté pour communiquer au peuple le
message de Dieu.
Ce message est indivisiblement divin et politique : il porte tantôt sur
des événements de politique intérieure (Elie et Amos condamnent
une dynastie infidèle et appellent à son renversement pour porter au
pouvoir des dirigeants pieux), tantôt sur la politique extérieure (Israël
étant situé au point de rencontre des deux arcs du Fertile Croissant, le
problème essentiel est celui de la coopération avec l'une ou l'autre des
deux grandes puissances : l'Egypte et les empires mésopotamiens.
C'est ainsi qu'Isaïe appelle à la rupture avec les Assyriens, alors
qu'Ezéchiel dénonce l'illusion d'une alliance avec l'Egypte).
Au-delà de ces jugements historiques et politiques, la grandeur des
prophètes bibliques fut d'avoir, en chaque moment, jugé les institutions
et les actes en fonction de leur fin dernière, qui est l'avènement
du Royaume de Dieu.
L'attitude de leur peuple est définie par eux non plus comme dans la
Thora (c'est-à-dire dans les cinq premiers livres de la Bible) en terme
d'obéissance et de soumission, qui instituent entre Dieu et l'homme
un rapport de maître à esclave, mais à travers un symbolisme
conjugal, instituant des rapports d'amour et de fidélité réciproques.
Cette manière d'envisager le temps, comme temps de l'espérance,
c'est-à-dire de l'action militante pour participer à l'invention du futur,
et de rapporter chaque chose à sa fin, fait du prophétisme biblique à la
fois la source de toute utopie créatrice et de tout jugement politique
dépassant le niveau des moyens pour s'élever au discernement des
fins, à l'action pour réaliser le dessein divin.
De là découle ce thème majeur, et qui conserve aujourd'hui sa
pleine actualité : l'avenir d'un peuple et sa force résident en la
confiance qu'il a dans les valeurs qu'il a créées.
Il y a là une contribution si importante qu'il serait fâcheux de
réduire le message de la Bible à celui du Pentateuque, de son
ritualisme et de sa loi, aux dépens de la distanciation prophétique à
l'égard de l'ordre établi et des politiques régnantes. L'un des grands
malheurs de l'actuel État d'Israël, c'est précisément, alors qu'il aurait
besoin de prophètes, de subir la loi de rabbins intégristes.
Il est fâcheux aussi de prétendre transformer cette grande contribution
à la civilisation de l'universel, en valeur suprême, unique et
exclusive de l'histoire. Même l'un des analystes les plus profonds du
prophétisme se laisse entraîner aux formules meurtrières de l'exceptionnalisme
chauvin du genre : « Israël est l'axe du monde ; il en est le
nerf, le centre, le coeur8. » La prétention de devenir la vérité ultime et
totale a d'ailleurs été le péché de toutes les doctrines du type
prophétique, qu'il s'agisse du judaïsme, du christianisme ou de
l'Islam, jusqu'aux tentatives des États-nations de s'attribuer l'exclusivité
de Dieu, qu'il s'agisse du Gott mit uns (Dieu est avec nous) des
pangermanistes puis des hitlériens ou de la longue et dérisoire
prétention française d'accomplir « les actes de Dieu » ( Gesta dei per
Francos ) .
Une dernière remarque, enfin, en ce qui concerne les rapports entre
prophétisme et mystique, afin précisément de souligner que toute
doctrine se dessèche par exclusivisme et s'enrichit par fécondation
réciproque. Dans son ouvrage, devenu une référence classique, les
Grands  Courants de la mystique juive , Gershom Scholem distingue
trois moments fondamentaux de la mystique juive : celui de la
Merkaba, c'est-à-dire de la contemplation de Dieu dans le rayonnement
de sa Royauté selon la Genèse et le premier chapitre d'Ézéchiel
sur « la vision du trône de Dieu ». Cette première forme du
gnosticisme hébraïque, au cours des dix premiers siècles, est fécondée
par les apports extérieurs véhiculés par Byzance, puis par l'Islam,
grâce à qui les Juifs purent connaître (comme plus tard les chrétiens),
à partir du ixe siècle, les oeuvres de Pythagore, de Platon, d'Aristote
et de Plotin, alors qu'ils avaient laissé dans l'ombre, jusque-là, l'oeuvre
de Philon le juif (contemporain de Jésus) à ce carrefour des influences
de l'Orient et de la Grèce que constituait Alexandrie.
Le deuxième grand courant, selon G. Scholem, est celui du
hassidisme allemand (1150-1250) autour de Rabbi Yehuda, le « hassid
». Il cherche une mystique de l'immanence divine mettant l'accent
sur l'amour, souvent proche de son contemporain saint François
d'Assise, et peut-être enrichi par les apports de Scot Érigène au
9e siècle.
C'est en Espagne que le contact du judaïsme avec la culture arabe
qui la féconde porte ses plus beaux fruits : celui de la Kabbale,
développée surtout au 8e siècle par Abraham Abulafia, et, au 16e,
par Luria. Dans sa recherche d'un contact personnel et immédiat avec
Dieu, ce mouvement est conduit à composer avec la conception
biblique du Dieu personnel transcendant, alors que le souci de
« dénouer les liens de l'âme » le rapproche fort, comme le souligne
Gersham Scholem, des thèmes du bouddhisme tibétain, et aussi du
yoga hindou, comme le suggère André Chouraqui  dans son Histoire
du judaïsme.
Le courant du Zohar (le livre de la splendeur), composé ou compilé
à la fin du 8e siècle par Moïse de Léon, s'efforce de déchiffrer les
symboles du monde et d'y retrouver les lois de la Thora, devenues lois
cosmiques. Cette forme de la Kabbale, où l'amour s'est substitué à la
crainte de Dieu, est contemporaine de Joachim de Flore et s'en
inspire.
Le double mouvement gnostique, de la procession à partir de Dieu,
et du retour à Dieu, centre du néo-platonisme, est aussi au centre du
kabbalisme.
Enfin, le dernier « hassidisme » et ses chemins de l'extase, né en
Pologne au 16e siècle, est extrêmement proche des mystiques rhénans
et donne, avec Dov Baer, au début du 19e siècle dans ses Lettres
aux hassidim sur l'extase, une image originale du saint et de chaque
homme portant en lui une étincelle de Dieu.
Nous avons rappelé ces exemples de « métissage culturel » entre le
courant essentiellement prophétique du judaïsme et les diverses
formes du courant mystique (néo-platonisme et gnose, bouddhisme,
soufisme musulman ou mystique chrétienne), car ils illustrent, à partir
d'un cas extrême — celui du judaïsme — la théorie selon laquelle
toute doctrine progresse et affirme sa spécificité non dans un
isolement anxieux, mais en s'ouvrant aux souffles du large, en
acceptant la fécondation réciproque des autres visions du monde.

Roger Garaudy
Appel aux vivants,  pages 148 à 157