28 janvier 2019

La guerre des pauvres

"LA GUERRE DES PAUVRES", Récit, Eric Vuillard, Actes Sud, 2019. 8,50€.

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En une "brochure" (non le terme n'est pas péjoratif, il convient bien à ce jaillissement !), une brochure inspirée, haletante, où le lecteur lui-même reprend difficilement souffle, Eric Vuillard ramasse en images d'un réalisme et d'une symbolique exacerbés - façon Eisenstein - l'histoire de la vie, du "grand oeuvre" et de la mort de Thomas Müntzer, héritier "objectif" lointain de John Wyclif et de Jan Hus, qui au début du 16e siècle prêcha et essaya d'organiser la révolte du petit peuple du Saint Empire Romain Germanique - qu'on a appelée "La guerre des paysans" - contre la propriété, le pouvoir et l'argent des "Princes impies" et de leur Eglise (fut-elle luthérienne).

Eric Vuillard nous fait partager, et comprendre, le vacarme qui agitait l'époque, la fureur émancipatrice qui animait Müntzer, la colère et le désir de justice qui fit se lever, de Mulhouse à Erfurt, et mit sur les routes dans tout l'Empire des dizaines de milliers de paysans, mais aussi d'ouvriers et d'artisans. Se lever, marcher, se battre, souffrir, être trompés ou se tromper, se rassembler (pourquoi ?) dans cette morne plaine de Frankenhausen, y être vaincus par l'armée professionnelle des Princes, exterminés, et notre prophète décapité.

Mais les paroles dites l'ont été pour toujours: que l'on "croit" ou non en Dieu, celles de Thomas Müntzer résonnent encore à nos oreilles, pour qui veut bien les écouter et les comprendre. Loin des thèses universitaires d'histoire ou de philosophie, voire de théologie, en écrivain passionné, Eric Vuillard a fait ce qu'il fallait pour cela. Voici la conclusion (prometteuse) du livre:"Le martyre est un piège pour ceux que l'on opprime. Seule est souhaitable la victoire. Je la raconterai".

A.R.

24 janvier 2019

Vie nouvelle et liberté, par Raimon Pannikar

VIE NOUVELLE ET LIBERTÉ
Raimon Pannikar Initiation aux Vedas Actes Sud 2003

Qu'est-ce que la vie immortelle ? Certainement pas le prolongement d'une vie mortelle. La vraie vie ne meurt pas, mais implique non seulement la transformation de l'objet ("vie") mais encore la transformation du sujet "vivant". Cette métamorphose radicale est libération (moksa).
Qu'est-ce qu'une vie pleine et authentique et comment pouvons-nous l'atteindre ?
L'expérience védique est une expérience de libération, d'être libéré de tout, y compris donc d'être libéré du temps. Ce qui fascine et obsède l'homme upanishadique n'est pas ce qui vient après, mais ce qui n'a pas d'après. L'homme, pour atteindre la plénitude ontologique de son être, doit briser la circularité du temps. Entrer dans cette sphère atemporelle, mais non moins réelle pour autant, signifie atteindre la réalisation, parvenir à être libéré de l'encerclement du temps et des liens temporels. C'est une vie véritablement nouvelle, non dans le sens d'une vie "recyclée", mais dans le sens d'un nouveau type, d'un nouveau genre de vie, ou, pour le dire mieux, de la seule vie véritable et authentique.
La voie vers la "vie nouvelle" est longue et complexe. Les Upanishad traitent presque exclusivement de la révélation de cette expérience qui amène à la libération, à la plénitude.

LA VOIE ASCENDANTE. BRAHMAJNANA
"L'homme est en pèlerinage vers son atman." Dans ce pèlerinage, il recherche l'unité qui sous tend toutes choses et découvre, en cours de route, la conscience qui s'emploie à cette recherche.
L'unité et la conscience sont les deux points de référence au long de la vie ascendante.
Le but du pèlerinage est la connaissance de brahman, comprise comme la réalisation parfaite et lucide de ce qu'est brahman : le Réel, la Vérité, l'Un.
Quelle est la nature de la réalité ? Comment est constitué l'Un lui-même, de sorte qu'il soit
un lieu pour la pluralité sans détruire l'unité ?
Y a-t-il quelque chose qui permette le mouvement, les différenciations, la vie sans entamer l'Un ? Quel type de pluralité peut coexister avec l'unité ?
La conscience et seulement la conscience peut assumer la multiplicité sans mettre l'unité en danger. Dans le monde de l'expérience humaine, la conscience est la seule faculté qui embrasse le multiple sans perdre son identité et son unité propres. La conscience peut avoir connaissance des multiples sans se diviser dans la multiplicité.
La découverte de la conscience pure comporte un éloignement radical du premier mouvement naturel de notre être. Elle implique, en conséquence, l'inversion du mouvement naturel vers l'objet, vers l'autre, et comporte un changement de direction vers le sujet, vers celui qui connaît.
Le discours sur brahman part de la découverte que la conscience pure n'est pas autoconscience.
Brahman n'est pas l'objet de la conscience ni son sujet. Brahman est conscience pure : la conscience pure n'a pas de support. Brahman est ce non support ; brahman n'est pas une substance, mais une action, un acte. Brahman n'a pas de conscience ni d'autoconscience. Brahman est conscience.
Les hommes ont conscience, sont des êtres conscients, mais ils ne sont pas (encore) conscience, et encore moins conscience pure. La seule conscience qui existe est une conscience omnicompréhensive; c'est brahman.
Une Upanishad dit :
Ce dont sont nés les êtres,
ce par quoi, quand ils sont nés, ils vivent,
ce en quoi, mourant, ils entrent,
ce que tu dois désirer connaître :
c'est brahman.
T U III, 1
Ce brahman, source et fin de toutes choses, n'est pas un "être" séparé, ne se trouve pas seulement au début et à la fin du pèlerinage ontique : brahman est conscience. Nous ne sommes que dans la mesure où nous sommes en brahman et venons de brahman. Il est l'Unité ultime de la réalité. Il est le centre profond de notre existence, à savoir la conscience (cit) et aussi la joie et la béatitude (ananda). La définition védantique ultérieure de brahman comme sut (être), cit (conscience) et ananda (béatitude) est mentionnée de façon voilée de différentes manières dans les Upanishad mais l'accent est mis toujours sur la "connaissance", sur la "réalisation" de cet inconnaissable qui est caché dans le coeur de chacun, parce que le connaître véritablement, c'est devenir ce qu'il est. Et le but de la connaissance upanishadique n'est rien d'autre que l'acte de rejoindre cet état d'être qui est l'être de brahman lui-même.


Pages 53 à 57

15 janvier 2019

"Notre empathie a trop longtemps fait défaut..."

Editions La Découverte
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Notre empathie a trop longtemps fait défaut. Aux musulmans, aux Arabes, aux juifs, aux Noirs, aux Roms et aux Tziganes, etc. : à tous ceux qui, successivement ou en même temps, sont les victimes de cette idéologie barbare des civilisations supérieures contre des peuples maudits qui rôde de nouveau parmi nous. C'est dans l'espoir de rattraper ce retard que j'ai voulu lui opposer, ici, l'expérience du monde, du divers et du pluriel, qui a fait de nous des Français.
J'en suis un, parmi des millions d'autres, et je n'ai d'autre titre que celui-là pour justifier ce livre. Celui d'un Français qui ne se réduit pas à son origine. Né en Bretagne, de parents bretons, l'un élevé catholique, l'autre élevée protestante, je n'ai pas été baptisé. J'ai grandi outre-mer jusqu'à l'âge de dix-huit ans, loin de la France hexagonale, en Martinique puis en Algérie (après l'indépendance) qui sont, en vérité, mes vrais pays d'enfance et d'adolescence, mes patries de jeunesse.
J'ai donc été façonné par une diversité de cultures (bretonne, antillaise, créole, caraïbe,
maghrébine, arabe, berbère, française, etc.) où se jouent diverses influences spirituelles (catholicisme, protestantisme, vaudou ou quimbois, islam, etc.) jusqu'à celle, d'un judaïsme diasporique, que m'a apportée la famille construite avec ma compagne, issue de l'immigration juive
d'Europe centrale. Sans compter, évidemment, l'éducation républicaine transmise par des parents
profondément attachés à l'école laïque.
Bref, je suis a-religieux, sans goût pour la transcendance mais sans obsession maladive vis-à-vis de ceux pour qui elle importe. Et ceci d'autant moins que ma génération, celle qui est née après les catastrophes mondiales de la première moitié du XXE siècle, a appris que les civilisations qui se réclament de la raison, voire du refus de Dieu, peuvent aussi bien céder à la déraison collective jusqu'à commettre de redoutables folies criminelles.
Je suis donc seulement soucieux du royaume immédiat dont nous avons tous la charge, au présent,
que l'on croie au ciel ou que l'on s'y refuse : ce monde commun qu'il nous revient de construire tous ensemble, et non pas de détruire en sombrant dans la guerre de tous contre tous. Ce monde si fragile et si incertain dont les divinités secrètes se nomment la beauté et la bonté. C'est en leur nom qu'il faut dire non à l'ombre qui approche, par la solidarité concrète avec celles et ceux qu'elle menace. Au premier chef desquels, nos compatriotes d'origine, de culture ou de croyance musulmanes.
Présentant en avril 1941, alors que la nuit était tombée sur l'Europe, le premier numéro de
sa revue Tropiques , née à Fort-de-France, le poète Aimé Césaire écrivait ceci : « Où que nous
regardons, l'ombre gagne. L'un après l'autre les foyers s'éteignent. Le cercle d'ombre se resserre
parmi des cris d'hommes et des hurlements de fauves. Pourtant nous sommes de ceux qui disent
non à l'ombre. Nous savons que le salut du monde dépend de nous aussi. Que la terre a besoin de n'importe lesquels d'entre ses fils. Les plus humbles. L'Ombre gagne... "Ah ! tout l'espoir n'est pas de trop pour regarder le siècle en face !" Les hommes de bonne volonté feront au monde une nouvelle lumière. »
Hommes et femmes de bonne volonté, qu'attendons-nous ?


Edwy Plenel
Pour les musulmans
Pages 141 à 144, Chapitre X (conclusion)