29 juin 2013

Dom Helder Camara. L'Eglise et le monde. Révolution dans la paix




C'est une grave responsabilité que de vivre à l'époque
du concile oecuménique Vatican II. Dès l'ouverture,
le pape Jean XXIII voulut en faire un concile différent
des autres. Il déclara sans ambages que son but ne
serait pas de prononcer des condamnations puisque,
ajouta-t-il, en souriant, les erreurs étaient déjà plus
que damnées. Il revenait au Concile de réformer
l'Église, divine de par son origine mais confiée à des
hommes faibles et pécheurs. Pour Jean XXIII, dans
la mesure où l'Église se renouvellerait et se réformerait,
l'union avec les familles chrétiennes en serait facilitée
et un grand nombre d'hommes de bonne volonté se
sentirait attiré par Elle. Paul VI pense, agit et sent les
choses de la même façon. C'est cette ligne du concile
que je propose aux prêtres, aux religieux et aux laïcs
de notre archidiocèse. Plutôt que de vouloir réformer
les autres, cherchons d'abord et sérieusement à opérer
notre propre conversion.
La différence qu'il y a entre un pharisien et un saint,
la voici : le pharisien est tolérant avec lui-même et
exigeant avec les autres; i l veut obliger tout le monde
à aller au ciel, dût-il user de la force. Le saint est exigeant
vis-à-vis de lui-même et considère les pécheurs
avec une bonté qui et celle de Dieu, et qui, comme la
miséricorde du Père, et sans limite.
A ceux qui constituent ce que conventionnellement
on appelle le monde, je tiens à répéter les paroles
véritablement inspirées que Paul VI prononça lors
de l'ouverture de la deuxième session de Vatican II :
Que le monde le sache : l'Église le considère avec une
profonde compréhension, avec une sincère admiration et un loyal désir de ne pas en faire la conquête mais de le servir, de ne p a s le mépriser mais de le mettre en valeur, de ne pas le condamner mais de le réconforter et de le sauver.
Avant de passer de la théorie à la pratique, avant
d'affronter la réalité du Nord-Est insérée dans les réalités
plus grandes qui l'enveloppent et la conditionnent, il
convient de dénoncer certaines bizarreries qui commencent
à tourner au scandale :
Il en est qui se demandent, en effet, si l'Église a
troqué les réalités célestes contre les réalités terrestres,
si elle a délaissé ou relégué au second plan l'éternel
au profit de l'éphémère, si elle a abandonné la thèse
du péché originel pour croire en la bonté naturelle
de l'homme.
A cela, i l faut répondre non. L'essentiel est et sera
toujours pour nous l'histoire du Salut : l'homme a été
créé par Dieu à son image et à sa ressemblance, il a
usé des dons divins que sont l'intelligence et la liberté
pour se retourner contre son Créateur et Père et Celui-ci,
plutôt que de l'abandonner, lui a envoyé son Fils,
l'Homme-Dieu, Jésus-Christ, pour le sauver. Rien n'est
donc plus important que de s'unir au Christ et, avec
Lui et en Lui, d'aimer et faire aimer le Père, d'aimer
et faire aimer les hommes.
Il se fait toutefois que ces deux amours — celui de
Dieu et celui des hommes — n'en sont rigoureusement
qu'un seul. Il se ment à lui-même, celui qui croit aimer
Dieu qu'il ne voit pas sans aimer l'homme qu'il voit.
Et l'homme n'est pas qu'une âme, il a aussi un corps;
son esprit se trouve inséré dans la matière et il conquiert
l'éternité en vivant dans le temps.
Il est donc chrétien, profondément chrétien, de
lutter pour le développement dans la mesure où celui-ci
est synonyme d'aide fraternelle, dans 1a mesure où
on arrache à la misère des millions de créatures humaines.
Nous n'oublions pas, bien sûr, qu'il est nécessaire
d'imposer une éthique et une mystique à ce développement
afin qu'on ne passe pas de la misère avilissante
et destructrice de l'image divine que l'homme
porte en lui à l'installation dans l'éphémère, dans un
type de vie déshumanisant et païen.
L'homme peut s'aliéner aussi bien en oubliant et
en abandonnant le temporel au nom de l’éternité
qu'en oubliant et en abandonnant l'éternel au nom du
temporel. Telles sont les deux faces de l'aliénation.
Si Marx avait vu vivre autour de lui une Église
incarnée et continuatrice de l'incarnation du Christ,
s'il avait vécu avec des chrétiens aimant, en paroles
et en actions, les hommes comme le veut l'amour qu'on
doit à Dieu; s'il pouvait vivre à l'époque de Vatican II
où fut sanctionné ce qu'enseigne de mieux la théologie
sur les réalités terrestres, il n'aurait pas présenté la
religion comme un opium pour le peuple et n'aurait
pas taxé l'Église d'aliénante et d'aliénée.
Il se fait que les besoins économiques ne sont pas
plus réels que la soif humaine de transcendance : la
soif d'unité, de vérité, de beauté et de bonté, la soif
d'éternité et d'infini, la soif d'absolu. Et ce n'est pas
tout : nous sommes les témoins d'un fait historique
d'une singulière importance et maintenant qu'en
vingt années l'homme a vécu autant de choses qu'il
lui fut donné de vivre en vingt millénaires, mainte-
nant qu'il se croit à deux doigts de devenir Dieu, i l est
très opportun de rappeler que Dieu s'est fait homme
pour rendre effective la divinisation de l'homme.
L'Église doit se soucier de l'homme nouveau qui est
sur le point de naître et du sens de l'évolution sociale.
C'est même là que la conception chrétienne de l'homme
peut aider à trouver une solution au problème. L'homme
nouveau ne peut être un gigantesque producteur et
consommateur, une simple pièce dans la machine
sociale, bien qu'il arrive à dominer toute la nature
extérieure. Le but qu'il nous faut atteindre est la réalisation
d'un être libre et conscient, qui s'affranchit
progressivement des mille servitudes de la vie afin
que puisse se développer sa liberté fondamentale;
la réalisation d'un être qui s'étant libéré pourra se
donner aux autres. Ainsi améliorera-t-on la société
des hommes libres et réciproquement soucieux de se
donner de façon désintéressée aux autres.
La présence de l'Église dans le développement de
l'Amérique latine n'aura de sens et d'efficacité que
dans la mesure où elle correspondra à un effort global
de présence au monde. La révolution sociale dont le
monde a besoin exige une conversion permanente des
individus et des peuples car qui peut ne pas sentir la
nécessité de se convertir et ce, continuellement? Il
n'y a pas de peuples innocents et de peuples pécheurs;
il y a différentes sortes de péché qui toutes, comme pour
les individus, naissent de l'égoïsme.
La révolution dont le monde a besoin n'est pas
un coup d'État, n'est pas la guérilla, n'est pas la guerre.
C'est un changement radical et profond qui suppose
la  grâce de Dieu et un mouvement mondial d'opinion
publique que l'Église d'Amérique latine et du monde
entier peut et doit Stimuler et aider. La haine ne construit
pas et i l y a tout un nouveau monde à construire. Il
est d'autant plus urgent d'agir que l'on voit certains
hommes, parmi les meilleurs, les plus idéalistes et les
plus purs, spécialement chez les jeunes, s'en remettre
à des mouvements extrémistes et violents. La société
latino-américaine a grandi et s'est développée, depuis
la découverte du continent, sous l'influence de l'Église.
Ses structures sociale, économique, politique et culturelle
ont été façonnées dans le moule de la chrétienté
ibérique. Les luttes pour l'indépendance n'ont entraîné
aucune transformation de ces structures. C'est donc
maintenant que, pour la première fois, nous vivons
les préludes d'un changement substantiel. L'Église est
indissolublement liée à tout ce passé, avec ce qu'il peut
avoir eu de valable, avec ses authentiques conquêtes
et ses moments d'apogée; avec aussi ses échecs, ses
aberrations, sa médiocrité. Cela lui confère une responsabilité
indéniable et cela la place devant des défis
nouveaux qu'elle ne peut ajourner. L'Église ne peut
permettre que les vraies valeurs de notre civilisation
qu'elle a aidé à créer soient emportées par la vague de
transformations qui s'annoncent. Elle ne peut pas non
plus omettre de dénoncer le péché collectif que constitue
l'existence des structures injustes et la stagnation et de
reconnaître sa part de responsabilité et d'erreur. Elle
doit avoir le courage de s'avouer solidaire de ce passé
si elle veut répondre pour le présent et le futur.
Quel qu'ait été, en Amérique latine, le cours de
l'histoire, i l est un fait que l'Église se trouve aujourd'hui
présente alors que le continent connaît une phase
de développement. Il faut qu'elle prenne conscience
de la crise que connaît la société et qu'elle fasse résolument
l'effort d'aider les pays intéressés à sortir du sous-développement.
L'accomplissement de cette mission exige de l'Église
une volonté radicale de purification et de conversion.
Ses relations avec les masses sous-développées, avec
les groupes les plus divers, avec les organisations de
tous les types doivent devenir de plus en plus des relations
de service. Sa force ne doit plus être celle du prestige
et du pouvoir mais celle de l'Évangile au service
des hommes. C'est par ce biais qu'elle pourra révéler
aux hommes de ce continent angoissé le véritable visage
du Christ.
Cette exigence implique une rénovation totale des
Structures paroissiales et diocésaines, des institutions
catholiques, des rapports entre les évêques, les prêtres
et les laïcs, des ordres et des congrégations religieuses.
L'annonce du message, l'initiation chrétienne, la
célébration liturgique et le dialogue oecuménique doivent
revêtir de nouvelles dimensions, doivent surtout tenir
compte de cette formidable réalité humaine qu'est
chez nous le combat en faveur du développement. Il
ne s'agit pas seulement de considérer l'Église comme
un élément extérieur qui daigne se mettre au service
du développement car alors on n'atteindra jamais
que des demi-mesures et en tout cas pas le coeur du
problème. C'est jusque dans son mystère le plus intime
qu'elle est appelée à se renouveler.
Cet effort la poussera simultanément à trouver ses
propres formes d'expression, à affirmer son originalité
et ses charismes spécifiques au sein de l'Église universelle.
Ce n'est que par la rénovation globale de tous les
aspects de sa vie mise au service des hommes qu'elle
pourra relever le présent défi de l'Histoire.
Avez-vous déjà pensé à ce que pourrait représenter
pour les techniciens du développement la participation
de l'Église dans les régions sous-développées ?
Celle-ci peut, en effet, aider les masses à devenir un
peuple, à se débarrasser du fatalisme, à leur rappeler
que Dieu existe, qu'il a, bien sûr, le droit d'intervenir
dans la Création, mais qu'il a voulu le partager avec
l'homme qui désormais a le devoir de dominer la
nature et de compléter l'oeuvre créatrice. Avez-vous
déjà pensé à ce que signifierait pour ces mêmes techniciens
l'apport d'une théologie du développement
qui leur ferait comprendre que nous n'avons pas le
droit de rejeter commodément sur Dieu la responsabilité
de tout le travail, qui nous donnerait le courage
d'affronter les obstacles de la nature et surtout de
résoudre pleinement les problèmes sociaux?
Plutôt que de laisser le peuple faire des processions
pour demander la pluie à l'heure de la sécheresse ou le
beau temps lors des inondations, nous lui montrerons
que la sécheresse et les pluies peuvent être attaquées
pour une bonne part par la technique, aidée de notre
intelligence, de notre courage, de notre honnêteté et
de notre sens de l'organisation. Plutôt que de laisser
le peuple répéter, profondément découragé, que " les
uns naissent riches et les autres naissent pauvres car
telle est la volonté de Dieu " — et nous savons combien
les expressions de ce genre servent à justifier les plus
incroyables exploitations — nous dirons ouvertement
que les Structures socio-économiques de l'Amérique
latine sont injustes et qu'il est urgent de les transformer
en structures équitables et humaines, si nous voulons
pouvoir dire qu'il n'y a plus d'esclaves dans notre pays
et sur notre continent.
Quel soulagement pour ceux qui, ayant faim et soif
de la justice, étaient considérés comme subversifs et
communistes, que d'entendre le pape déclarer :
L a propriété privée ne constitue pour personne un droit
inconditionnel et absolu. L a terre a été donnée à tous et
non pas seulement aux riches. Personne n'a le droit de garder
pour son usage exclusif ce qui est superflu alors que d'autres
manquent du nécessaire.
Les techniciens du développement savent très bien
pourquoi Paul VI a parlé de la sorte, quelles furent ses
raisons profondes et quel étonnement ses paroles provoquèrent.
Le pape aurait-il agi de façon précipitée, aurait-il
rendu publique une encyclique unilatérale et non suffisamment
mûrie ? C'est ce que se demandent ceux qui
précisément vivent, sans le savoir, dans l'unilatéral.
La peur du communisme, quand elle devient une obsession,
les porte à ne pas voir ce qu'il y a d'aussi monstrueux
dans un système qui considère le gain comme le moteur
essentiel du progrès économique, la concurrence comme
loi suprême de l'économie, la propriété privée des
moyens de production comme un droit absolu, sans
limites ni obligations sociales correspondantes.
Pour des raisons évidentes, i l en est beaucoup qui
ne comprennent pas comment le pape peut accuser le
capitalisme libéral d'engendrer l'impérialisme international
de l'argent. Or i l n'est pas besoin de montrer
ce que représentent, dans notre monde, les trusts
internationaux.
Les entreprises apparemment nombreuses des pays
développés ne vont déclinant, ne se réduisent que
devant des yeux ingénus. En réalité, si elles finissent
par ne plus constituer qu'un petit noyau économique,
celui-ci n'en devient pas moins tout-puissant et il se
relie à d'autres petits noyaux d'autres pays industrialisés
et leur filet finit par envelopper tout le monde sous-développé.
Ce sont ceux qui dominent ces forces qui sont les
seigneurs du monde, qui manipulent froidement et
d'un esprit calculateur la guerre comme la paix, mais
surtout la guerre, qui dirigent les opérations financières
internationales. Les agences d'informations échappent
difficilement à leur emprise. C'est eux encore qui font
peser sur la presse écrite et parlée, sur les gouvernements,
les universités et — pourquoi ne pas l'avouer ?
— sur les groupes religieux toujours en quête d'argent
pour leurs oeuvres apostoliques et sociales, certaines
menaces que l'on range pudiquement sous le nom d'impondérables.
Malheur à ceux qui osent les attaquer, qui
manifestent la moindre possibilité de les atteindre en
plein coeur ! Us risqueront de disparaître sans même
avoir la consolation de penser qu'on pourra découvrir
la trame de l'assassinat, car, par une étrange coïncidence,
les témoins les plus gênants meurent eux aussi les
uns après les autres.
L'encyclique Populorum progressio a dit à quels excès
conduit la dictature économique. Dans Rerum novarum,
on examine les contrats de travail et, comme on constate
qu'entre les tout-puissants chefs d'entreprises et les
travailleurs sans défense la possibilité réelle de dialoguer
est infime et la marge de liberté pratiquement
nulle en ce qui concerne les ouvriers, on rappelle que
le consentement de ces derniers ne suffit pas à garantir
la justice du travail. On en déduit qu'il est dès lors,
nécessaire de subordonner la règle de l'apparent libre
consentement aux exigences du droit naturel.
La nouvelle encyclique prend acte des injustices
individuelles ou collectives d'hier et déclare qu'aujourd'hui
elles ont acquis une dimension mondiale. Des
nations prolétaires sont à la merci des nations riches
ou, pour être plus exact, des groupes qui, à l'intérieur
des nations prolétaires et des nations riches, sont plus
puissants que les États les plus forts.
Une encyclique comme Populorum progressio n'est pas
seulement faite pour être louée ou applaudie mais pour
être mise en pratique. Et une de ses idées maîtresses
est que le temps travaille contre nous.
Que faut-il alors faire ? Attendre que les réformes
se fassent pour qu'ensuite les masses en prennent conscience
? Une telle attente est aussi impossible qu'absurde,
en particulier pour l'Église qui se sent en partie responsable
de la situation présente. Nous ne courons
d'ailleurs pas le risque d'être trop précipités : nous avons
déjà plusieurs siècles de retard 1
Faut-il dès lors essayer de " conscientiser " les
élites, les classes dirigeantes, les gouvernements et
les chefs d'entreprises, puis ensuite s'adresser au
peuple ? Nous n'avons pas de temps à perdre : les
deux prises de conscience doivent être simultanées. Il
en est, en effet, qui ne croient déjà plus aux solutions
démocratiques parce que les lois que l'on promulgue
restent lettre morte à cause précisément de ces impondérables
qui s'opposent à l'action des techniciens authentiques
travaillant au sein des institutions.
Je ne crois pas en la violence, je ne crois pas en la
haine, je ne crois pas dans les insurrections armées.
Elles sont trop rapides : elles changent les hommes
mais n'ont pas le temps de changer les mentalités.
Par ailleurs i l est inutile de songer à refondre des
structures socio-économiques, des structures extérieures,
si l'on ne désire pas aussi changer profondément les
structures intérieures de l'homme. C'est, du reste, à cette
sorte de conversion que Paul VI fit allusion à PO.N.U.
Si je ne crois pas en la violence armée, je n'ai pas
non plus l'ingénuité de penser que les conseils fraternels,
les lyriques exhortations peuvent faire s'effondrer,
tels les murs de Jéricho, les actuelles structures
socio-économiques.
Désireux d'éviter les inévitables explosions de
demain, nous songeons concrètement à organiser,
avec discernement et un bon degré technique d'efficacité,
un mouvement de pression démocratique, fermé
à tous les profiteurs, qui respecte la loi, mais ose tout
mettre en oeuvre dans la loi.
Un tel travail serait d'une grave imprudence si nous
ne nous garantissions pas l'appui de techniciens capables
de nous fournir les données propres à rendre irréfutable
notre argumentation, capables surtout de nous
présenter les solutions techniques que nous défendrons.
Qu'il me soit permis de rappeler à ceux qui s'étonneraient
de voir un évêque outrepasser apparemment
les limites de son ministère et se mêler à des réalités
qui n'ont rien d'ecclésiastique, que l'Église a rendu
publics des documents de très grande valeur touchant
les problèmes économiques et les aspects humains
qui s'y trouvent impliqués. Ainsi, dans Mater et
magilira, le pape Jean XXIII a-t-il formulé des observations
précieuses sur les relations entre le monde
développé et le monde sous-développé, en disant
textuellement :
L e s États économiquement développés, lorsqu'ils viennent
en aide aux pays en voie de développement, doivent veiller
avec le plus grand soin à éviter de profiter de cette coopération
technique et financière pour obtenir des avantages politiques
marqués p a r un esprit de domination. Si cela devait arriver,
i l faudrait le dénoncer très haut, car i l s'agirait là de l'établissement
d'un colonialisme d'un genre nouveau, sans aucun
doute plus discret, mais non pas moins dominateur que celui
dont se sont récemment affranchies de nombreuses communautés
politiques. Il en résulterait un malaise pour les relations
internationales, une menace et un danger pour la p a i x
du monde.
L'importante encyclique Mater et magistra se contente
toutefois de souhaiter, en accord avec son époque, que
les pays d'abondance augmentent leur aide aux pays
économiquement faibles. Déjà au concile Vatican II,
la constitution pastorale sur la présence de l'Église
au monde affirmait sans hésiter que les relations entre
le monde développé et le monde sous-développé
impliquaient plus qu'une simple aide, que ce qu'il
fallait c'était réexaminer en profondeur la politique
du commerce international.
Les données que nous allons présenter font justice
aux préoccupations de Jean XXIII et démontrent le
bien-fondé de la position adoptée par les Pères conciliaires:
Le nouveau rapport Prebisch, préparé en vue de la
deuxième conférence des Nations Unies sur le commerce
et le développement, décrit avec mélancolie la " décade
du développement " proclamée par l'O.N.U. pour la
période 1960-1970. Les chiffres qu'on y trouve sont
plutôt attristants; c'est cependant à partir de ces données
que nous devons nous attaquer courageusement,
avec espoir et optimisme, au problème.
De i960 à 1965, l'augmentation du produit national
passa, pour l'ensemble des pays développés, de 1 400
à 1 700 dollars par tête, et, pour les pays sous-développés,
de 132 à 142 dollars.
Les résultats concernant l'agriculture des pays sous-développés
sont décevants : les efforts faits pour augmenter
la production sont neutralisés par l'explosion
démographique et par des institutions comme les
structures agraires en vigueur, les systèmes de crédit
et les formes de commercialisation des produits agricoles.
Au cours des années 30, les pays sous-développés
exportaient 11 millions de tonnes de céréales; ils en
importent maintenant 30 millions.
Les pays développés tendent à se passer de plus en
plus des matières premières provenant des pays sous-développés.
Citons un exemple : celui du c o t o n . De
1957 à 1961, les pays développés importaient encore
27 % du coton dont ils avaient besoin. En 1965, ils
n'en importaient plus que 17 %. Et le travail qui en
i960 demandait 130 heures aux machines n'en de-
mande plus aujourd'hui que 40. Un hectare de terre,
qui produisait 268 livres de coton, en produit maintenant
500. Les fibres synthétiques qui, en 195 5, entraient
pour 26 % dans la confection des vêtements, y entraient,
neuf ans plus tard, pour 38 %.
Une récente étude concernant les tarifs douaniers
révèle que la moyenne des droits nominaux ad valorem
perçus par les pays développés sur les produits manufacturés
varie selon la provenance de ces produits;
elle est de 11 % quand ils proviennent des autres pays
développés et de 17 % quand ils proviennent du monde
sous-développé.
La vulnérabilité financière des pays sous-développés
sur le plan extérieur s'est aggravée au cours de cette
" décade du développement ". En 1948, le rapport
entre les réserves financières et la valeur des importations
faites par ces mêmes pays était de l'ordre de 70 %.
En 1965, i l n'était déjà plus que de 30 %. Et i l est de
plus en plus évident qu'on va vers une réforme monétaire
qui sera réalisée sans la moindre participation
du monde sous-développé.
Il avait été décidé que les pays développés assureraient
aux autres une aide financière d'un montant
minimum correspondant à 1 % de chaque produit
national brut. L'ensemble du monde riche n'a jamais
atteint ce très petit seuil. En 1961, le montant était
de 0,87 %. En 1964, le chiffre était tombé à 0,66 %.
En 1964, la dette globale des pays sous-développés
s'élevait à 38 milliards de dollars plus 4 milliards de
dollars d'intérêts. Nous ne pouvons accepter que le
monde développé se fasse des illusions et cherche à
nous illusionner en cherchant, par exemple, à porter
l'aide prescrite de 0,66 % à 1 % ou même 2 ou 3 %.
Nous ne pouvons accepter que nos très graves soucis
concernant le destin de l'humanité soient purement
et simplement rejetés comme s'il s'agissait de prendre
une mesure préventive de nature idéologique contre
un pays ou contre un peuple.
La saignée du monde sous-développé devient évidente
quand on compare l'aide qu'il reçoit avec les
sommes d'argent que rapatrient les pays riches. Selon
les statistiques officielles des États-Unis, le montant en
argent liquide des capitaux américains exportés, entre
1950 et 1961, fut de 13 milliards 700 millions de dollars.
Au cours de la même période, la somme rapatriée
s'éleva à 23 milliards 200 millions de dollars, ce qui
représente donc pour les pays pauvres une saignée de
9 milliards 500 millions de dollars. Également entre
1950 et 1961, la valeur des biens appartenant à des
sociétés ou des citoyens américains et situés dans le
tiers-monde augmenta de 22 milliards 900 millions
de dollars; elle était de 11 milliards 800 millions, elle
devint de 34 milliards 700 millions de dollars. L'injustice
éclate avec plus de force encore quand on compare
l'aide consentie aux pays sous-développés à la perte
subie en conséquence des prix imposés à l'importation
de leurs matières premières. C'est le cas de l'Amérique
latine où, de 1950 à 1961, cette perte s'éleva à 10 milliards
100 millions de dollars.

Helder Camara
Révolution dans la paix, Chapitre L’Eglise et le monde,
Pages 29 à 42