01 août 2025

14 – "De Marx à Teilhard de Chardin (II)", par Alain Raynaud. Suite et fin du "Principe transcendance"

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Mais c’est de l’homme qu’il s’agit ! Et de l’homme lui-même quand donc sera-t-il question ? – Quelqu’un au monde élèvera-t-il la voix ?

Car c’est de l’homme qu’il s’agit, dans sa présence humaine; et d’un agrandissement de l’œil aux plus hautes mers intérieures.
Saint-John Perse


Changer le monde ou changer de monde, demandions-nous. Nous n’avons pas pu répondre à la question, car cette alternative n’existe pas. Changer le monde débouche sur un changement de monde, et tout changement de monde commence par un changement du monde. Ce sont les deux faces du principe Transcendance. Si l’on ne cède ni au nihilisme – il n’y a plus rien à dire, à faire, à inventer, et au fond à espérer, ni au positivisme qui étouffe les «pourquoi» de la philosophie sous les «comment» de la science, la réponse est : les deux, car le monde à changer, si on le change, débouchera sur un monde autre. Changer le monde, c’est à la fin (si tant est qu’il y en ait une) changer de monde. Pour changer le monde il faut avoir en vue un autre monde et le vouloir effectivement. En même temps, et c’est la part immanente du principe Transcendance, pour vouloir un autre monde il faut être capable d’agir dans le monde où nous vivons, l’avoir compris dans son principe et ses rouages.

Pour Marx, à partir de l’analyse des contradictions d’une société donnée, il s’agit de découvrir les forces sociales porteuses du projet révolutionnaire nécessaire au dépassement de ces contradictions, et les conditions permettant à ces forces de mettre en œuvre ce projet. Et au centre de ce projet, il y a l’homme. L’homme collectif, mais aussi l’homme individuel, le sujet.

«Il faut relire Marx, après le déluge. Dans ces Manuscrits économico-philosophiques, rédigés en 1844 à Paris, publiés pour la première fois à Leipzig, en 1932, sont dénoncés l’inhumanité du capitalisme et l’infamie de ses thuriféraires ». Ainsi s’exprime Jean Salem dans son édition des «Manuscrits» (GF, 1996). Est esquissée dans ces fragments - ignorés pendant longtemps des «marxistes» puis sous-estimés par des esprits aussi aiguisés qu’Althusser - une sorte de théologie négative, une ébauche de théorie générale du communisme, non pas aboutissement mais début d’une histoire proprement humaine. Il est assez facile de trouver dans ces textes place pour une conception enracinée dans l’immanence de la transcendance: là où l’homme lui-même est à construire, tous les dépassements sont possibles.

«La propriété privée nous a rendus tellement sots et bornés, écrit Marx, qu'un objet est nôtre uniquement quand nous l'avons, quand il existe donc pour nous comme capital ou quand il est immédiatement possédé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref quand il est utilisé par nous, bien que la propriété privée ne saisisse à son tour toutes ces réalisations directes de la possession elle-même que comme des moyens de subsistance…

À la place de tous les sens physiques et intellectuels est donc apparue la simple aliénation de tous ces sens, le sens de l'avoir. L'être humain devait être réduit à cette pauvreté absolue pour pouvoir engendrer sa richesse intérieure en partant de lui-même …

Non seulement la richesse, mais aussi la pauvreté de l'homme reçoivent également — sous le socialisme — une signification humaine et par conséquent sociale. La pauvreté est le lien passif qui fait ressentir aux hommes le besoin de la richesse la plus grande : l'autre homme…

Le communisme [la suppression de la propriété privée] est la forme nécessaire et le principe dynamique de l'avenir immédiat, mais le communisme n'est en tant que tel ni le but du développement humain ni la forme de la société humaine».

En tant qu’inventeur d’une méthode philosophique et sociologique tombée, dans des circonstances historiques données (réformisme, stalinisme) dans une forme d’économisme et de déterminisme, Marx ne se suffit pas à lui-même. Laissons Bloch, Teilhard, Garaudy, introduire dans le marxisme la flamme de la foi, la foi qui ne se réduit pas à la religion.

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Dans «L’Ethique. Essai sur la conscience du mal», Alain Badiou commente Varlam Chalamov écrivant sur le goulag («Kolyma. Récits de la vie des camps») : «Là est l’homme, si on tient à le penser: dans ce qui fait… qu’il s’agit d’une bête autrement résistante que les chevaux, non par son corps fragile, mais par son obstination à demeurer ce qu’il est, c’est-à-dire, précisément, autre chose qu’une victime, autre chose qu’un être-pour-la-mort, et donc: autre chose qu’un mortel». D’où cet impératif catégorique: «L’homme, comme immortel, se soutient de l’incalculable et de l’impossédé. Il se soutient du non-étant. Prétendre lui interdire de se représenter le Bien, d’y ordonner ses pouvoirs collectifs, de travailler à l’avènement de possibles insoupçonnés, de penser ce qui peut être, en rupture radicale avec ce qui est, c’est lui interdire, tout simplement, l’humanité elle-même».

Alain Badiou, tenant de «l’immanence des vérités», nous fournit là une belle description de ce qu’il y a en l’homme de…transcendant, et du principe Transcendance lui-même.

A la différence de l’homme vivant, c’est-à-dire porté par la transcendance, le passé («Du passé faisons table rase» lance L’Internationale) est le royaume de l’homme mort, de l’homme nié dans son humanité. Le passé à révoquer, ce n’est donc pas le passé «en général», dont font partie les créations et les combats libérateurs des générations précédentes, c’est celui des exploitations et des aliénations. Telle est la signification des paroles de «L’Internationale». «Foule esclave, debout, debout !» poursuit d’ailleurs le chant. Faire table rase, révoquer, ce n’est pas nier ou oublier, c’est prendre d’autres voies que celles qui dérivent vers le faux, l’infidèle ou le non-humain.

«L’homme est un animal politique» certes (Aristote), mais aussi un animal d’amour et d’espérance, toujours en quête d’un meilleur demain. L’avenir n’est vecteur de transcendance que s’il est potentiellement meilleur que le présent. L’avenir n’est pas un objet qui existe déjà quelque part et que nous devons découvrir, il dépend de notre capacité d’invention et d’intervention, il dépend de notre faculté de nous transcender lors d’un évènement qui marque une rupture avec le passé. Cette rupture est de l’ordre d’une résolution rationnelle - ce mauvais passé doit être dépassé, peut l’être, est en train de l’être -, ou d’une expérience mystique – je me projette comme personne dans un futur inspiré. Dans les deux cas, l’espérance, c’est-à-dire la foi en l’avenir, est au cœur de l’acte de transcendance, de l’évènement transcendant.

Qu’arriverait-il, demande un personnage quasiment teilhardien de bande dessinée… si dés le départ nous savions qu’aucun destin ne nous attend ? Ce serait la fin de l’humanité. Sans promesse de transcendance, il n’y a pas de futur. Qui voudrait mettre des enfants au monde ? Quel sens donnerait-on à une œuvre d’art ou à une explication scientifique du monde en sachant que tout n’est qu’une course vers le néant ?».

D’une manière plus individuelle, qu’il s’agisse de changer son monde, c’est-à-dire d’y apporter des changements plus ou moins importants ou de se construire un autre monde, radicalement différent du premier en son principe, l’éthique, ou pour parler simplement la morale, ne peut pas se passer d’une vision d’ensemble de ce qui est et de ce qui pourrait ou devrait être selon un certain point de vue, que Teilhard de Chardin aime nommer du terme allemand de «Weltanschauung». Une vision et une perspective d’avenir du monde où le personnel et le collectif font un.

Nous avons vu que Marx, pour des raisons tenant au rôle de la religion au XIXe siècle, ne pouvait intégrer l’idée même d’une transcendance… aussi immanente soit-elle. Nous avons vu aussi que nous pouvons adhérer à l’Oméga teilhardien puisque le dieu de Teilhard n’est ni extérieur ni supérieur à nous. Nous avons exposé des exemples montrant que «le plus grand que soi» de Teilhard ne contredit pas la perspective de Marx.

Soyons clair : le Père, ainsi que le dit Garaudy , n’est «jamais allé dans le sens du marxisme», mais un marxiste entre aisément dans la façon de penser de Teilhard, et ceci pour cinq traits qu’ils possèdent en commun. D’abord pour eux deux l’histoire, l’histoire individuelle ou l’histoire universelle, se fait à l’échelle de la planète, voire du cosmos. Ensuite, contre les idéologies de l’absurdité du monde, ils croient que cette histoire a un sens. L’un et l’autre pensent encore que «l’homme est responsable de sa vie», qu’il lui appartient de découvrir ce sens ou de l’inventer. Le teilhardien et le marxiste pensent aussi qu’aucun dépassement individuel n’est possible sans dépassement collectif, et réciproquement. Et enfin chacun respecte l’aspiration de l’autre: adhérer au principe Transcendance n’est pas s’installer dans un absolu définitivement décrit mais au contraire prendre conscience – et agir en conséquence – de la relativité de mes aspirations personnelles.

Les enrichissements réciproques de Marx et de Teilhard l’un par l’autre, sous l’égide du principe Transcendance, peuvent être utiles aux hommes du premier quart du XXIe siècle, peut-être mêmes lui seront-ils indispensables étant données la nature et la gravité des problèmes qui lui sont posés.

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Le monde décrit par Marx, le monde du Capital, est un monde religieux, un monde de faux prophètes, de mauvaise transcendance.

Le capitalisme est une formation économique et sociale dont la religion est le marché, sur lequel tout s’achète et se vend, y compris la force de travail des hommes (le salaire est le prix de reconstitution de cette force) et les hommes eux-mêmes (l’esclavage). Le bénéficiaire unique du marché, celui qui en tire profit (on en mesure même le taux !), c’est le propriétaire des moyens de production (production d’objets et de services), le capitaliste. Là où sont mis en œuvre le savoir et le savoir- faire de l’humanité depuis qu’elle existe jusqu’à l’humanité actuelle, quelques dizaines de milliers d’hommes – les détenteurs du capital -, servis par quelques millions d’autres bien rémunérés, s’approprient les richesses produites par le travail manuel et intellectuel des milliards d’êtres humains d’hier et d’aujourd’hui.

Ne serait-ce que pour comprendre ce seul fondamental, et y porter remède, le monde a besoin de Marx. Mais il y a bien d’autres raisons.

Le capitalisme a été aboli sur une partie de la planète. L’Union Soviétique a donné chair pendant 70 ans à la visée de Marx et a contribué de façon prépondérante, et au prix d’innombrables sacrifices humains, à la libération du monde de la barbarie nazie. L’immense Chine accède aujourd’hui au rang de grande puissance et commence à équilibrer le chef du capitalisme mondial, les Etats-Unis d’Amérique. Mais en réalité l’une et l’autre ont adopté le même modèle de croissance que le capitalisme : la croissance quantitative à n’importe quel prix. Tout pour le marché. Marx s’était pourtant penché sur le fétichisme de la marchandise.

Dans la première section («La marchandise et la monnaie») du Livre I de «Das Kapital» Marx s’attache à définir cette «chose très complexe, invitant à d’infinies arguties métaphysiques et chicanes théologiques» : la marchandise. De cette chose il est de prime abord quasi impossible de dire ce qui en détermine la valeur, si ce n’est le désir que nous en avons, et dont nous croyons pourtant qu’elle est sa valeur propre en tant qu’objet. Ce «caractère mystique de la marchandise» ne découle pourtant «pas de sa valeur d’usage» ni de sa composition matérielle, ni des procédés techniques utilisés pour la produire. La démonstration de Marx aboutit à cette élucidation que la marchandise, loin d’avoir une valeur en soi, reflète en réalité le rapport social mis en œuvre pour sa fabrication. Ce rapport «déterminé des hommes entre eux» leur apparaît dans la marchandise sous «la forme fantasmagorique d’un rapport des choses entre elles ». Ce rapport social de réification marchande, c’est le Capital. Et Marx d’ajouter : «Pour trouver une analogie avec cela, il nous faut gagner la région nébuleuse de l’univers religieux»

Pour rompre avec ce «reflet religieux du monde réel», avec cette aliénation, il faudra que «les conditions de travail et de vie pratique» montrent «quotidiennement aux hommes qu’ils entretiennent des rapports transparents et rationnels entre eux comme à l’égard de la nature. La forme des processus de la vie sociale, c’est-à-dire des processus matériels de production, n’échappera au rideau de fumée mystique qui la masque que le jour où des hommes librement socialisés en viendront à contrôler, selon un plan consciemment élaboré, le processus de la vie sociale». Quelques lignes plus haut Marx avait écrit: «Représentons-nous enfin, pour changer, une association d’hommes libres travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant ainsi une force de travail commune».  

Nous avons besoin de ce Marx.

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Dans un texte court de 1921 – jamais terminé – Walter Benjamin (1892-1940) analyse le capitalisme comme religion (culte de l’argent, monothéisme du marché,…). «Le capitalisme comme religion», c’est son titre. L’auteur se référera par la suite souvent à Marx notamment à son analyse du fétichisme de la marchandise, mais à cette date, il ne l’a pas encore découvert.

«Dans le capitalisme, écrit Benjamin, il faut voir une religion, c’est-à-dire que le capitalisme sert essentiellement à l’apaisement des mêmes soucis, souffrances et inquiétudes auxquels lesdites religions apportaient jadis une réponse». Réponse que Marx avait résumée ainsi, dans un texte célèbre mais souvent mal interprété: «La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément cérémoniel, son universel motif de consolation et de justification. Elle est la réalisation chimérique de l’essence humaine, parce que l’essence humaine ne possède pas de réalité véritable. Lutter contre la religion, c’est donc, indirectement, lutter contre ce monde là, dont la religion est l’arôme spirituel. La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée ; l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de chose où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple». Notons - et nous nous répétons, mais il nous semble important de ne pas laisser se perpétuer une interprétation athéiste de l’œuvre de Marx et des perspectives qu’elle ouvre – notons donc que, dans ces lignes, la plupart du temps tronquées, réduites à la dernière phrase, il n’est pas question de lutte directe, ouverte, contre la religion, encore moins contre la foi et la transcendance, concepts non considérés par Marx. Marx pensait que cette forme de lutte était dépassée et pouvait même détourner de la vraie lutte, la lutte de classe. Dans une note pour préparer L’idéologie allemande, il avait eu cette formule : «La religion est de prime abord la conscience de la transcendance, causée par des forces réelles». 

Nous avons besoin de ce Marx.

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Revenons à Walter Benjamin.

Pour Max Weber, la connaissance des structures métaphysiques collectives en général et religieuses en particulier permettent de comprendre les caractères d’une société donnée. Par exemple, la religion de l’Occident, le christianisme, sa version protestante précisément, conditionne en partie la naissance et le développement de la société capitaliste, par l’encouragement à la non-consommation des fruits du travail et à leur réinvestissement constant. Weber pense aussi que le capitalisme est en soi un «phénomène essentiellement religieux».

Benjamin n’entre pas dans cette problématique «démesurée» qui consiste à dire qui est premier du capitalisme ou de la religion, mais énonce «quatre traits caractéristiques» de son point de vue de la «structure religieuse du capitalisme».  

Premier trait: «le capitalisme est une pure religion cultuelle, peut-être la plus extrême que l’histoire a connue», sans dogme, sans théologie, un culte purement utilitariste. 

Deuxième trait: c’est un culte «sans trêve ni merci», non limité par l’espace et le temps, même privés, du moins pour ses adorateurs. Le «magasin» est ouvert tous les jours, dimanche compris. Troisième trait: à la différence de tous les autres cultes connus qui sont fondamentalement expiatoires, «ce culte est culpabilisant», y compris pour Dieu dont la transcendance tombe sous le capital. Avec le capitalisme, il ne s’agit plus de se faire pardonner une faute, de se racheter en se réformant, mais au contraire d’aller jusqu’au bout, non pas comme sous le principe transcendance au bout jamais atteint de son propre dépassement mais au bout de la «dévastation» complète de soi-même.

Le dernier trait découle des précédents: le dieu du culte capitaliste
«doit être caché». Pour produire son effet jusqu’à son terme, «il ne peut être appelé qu’au zénith de sa culpabilisation» lorsque tout ce qui pouvait être fait par le capitalisme l’a été. Il y a là comme une esquisse des théories de «l’effondrement»: c’est au fond de la dévastation et du désespoir, des sociétés et des individus, qu’il s’avère enfin possible «d’attendre le salut». L’espoir le plus fou naît du désespoir le plus grand.

Benjamin pense que Nietzsche, Freud et Marx expriment «la pensée religieuse capitaliste». Le surhomme de Nietzsche n’expie pas, ne se convertit pas ; il pousse au maximum de leur intensité  le ressentiment et la culpabilité qui sont en lui. Même chose chez Freud où «le refoulé, la représentation coupable» alimentent un «capital» intérieur qui «produit les intérêts de l’enfer de l’inconscient». Pour Marx, c’est l’interprétation qu’en donne Benjamin dont nous devons rappeler qu’en 1921 il n’en a pas encore découvert l’œuvre, le socialisme est nécessairement ce qui advient lorsque le capitalisme est allé au bout de sa dévastation (alors que ce n’est pour Marx qu’un des deux termes de l’alternative : socialisme ou barbarie).

Le messianisme de Benjamin a été relevé et analysé par plusieurs auteurs, Michael Löwy par exemple, on peut même parler à notre avis de millénarisme (rédemption par le sacrifice).

Benjamin, «anticapitaliste pessimiste», espérant «le progrès sans y croire», est selon Baptiste Mylando, un «pionnier de la décroissance». Cette idée trouve en ce premier tiers du 21e siècle, un écho nouveau. Avec le réchauffement climatique et l’augmentation des risques de pandémies, liés à la destruction de la nature, à l’urbanisation de la planète et au développement des échanges, la crise écologique, qui s’aggrave constamment depuis le milieu du XXe siècle, prend désormais avec un ressenti de masse une dimension tragique. Par ailleurs, continuent à produire leur habituelle dévastation les fléaux «ordinaires», congénitaux, structurels du capital: guerres, pauvreté et inégalités, chômage, famine et sous-alimentation, émigrations,…

Des milliards d’êtres humains sont privés de la possibilité de s’épanouir du fait de l’exploitation de leur travail par le capital mondial pendant que les trafics d’armement et de drogue assurent des revenus mirobolants à une poignée de parasites.

Aujourd’hui, 1% de la population mondiale possède 46 % des ressources, 10% en accaparent 86 %, 40% - les «classes moyennes», concentrés dans les pays «développés», en Occident : c’est nous ! - se partagent les miettes (les 14% restants) et n’ont qu’une peur: tomber dans les 50% qui ne possèdent rien !

Le socialisme «réel» a porté, dans des conditions historiques particulières (guerre mondiale, sous-développement, guerre froide) l’impératif de changer ce système, mais s’est autodétruit en s’intégrant au modèle de croissance propre au Capital et où celui-ci est infiniment plus efficace.

Selon Roger Garaudy, la civilisation occidentale repose sur trois postulats. 1/ La primauté de l’action et du travail. Mais, sous le régime du capital ce travail est aliéné car défini dans ses buts et ses méthodes par les seuls propriétaires des moyens de production, ceux qui n’ont que leur force de travail n’y ont aucune part. 2/ La primauté de l’intelligence réduite à la raison qui «peut résoudre tous les problèmes». Mais avec ce corollaire: «les seuls problèmes réels sont ceux que la science peut résoudre». Ethique et esthétique n’y ont aucune part. 3/ Enfin la croyance au progrès infini. Mais un progrès purement quantitatif de la production et de la consommation (le fameux PIB) où la réflexion sur le but n’a aucune part.

Et Garaudy de conclure : «Cette civilisation, la première dans l’histoire qui ne soit fondée sur aucune finalité humaine, transforme la nature en réservoir et en dépotoir, crée dans la société un individualisme de jungle ou un totalitarisme de termitière, mutile l’homme de toute dimension transcendante. Du fait de son hégémonie universelle, si elle n’engage pas avec les civilisations non-occidentales un dialogue lui permettant d’établir d’autres rapports avec la nature, avec les autres hommes, et avec l’avenir et le divin, elle conduira le monde à un suicide planétaire».

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Nous sommes revenus à plusieurs reprises sur l’erreur d’appréciation qu’il y aurait à considérer Marx comme un pur matérialiste. Nous reviendrons sur ce point en convoquant Fusaro et Preve qui sont allés le plus loin dans la réinterprétation de cet aspect de l’œuvre  de Marx. Auparavant, il nous faut prendre en compte, les critiques fortes que la philosophe Simone Weil fait à Marx.

De ces critiques il faut d’abord dire deux choses pour bien les comprendre:

- Elles s’inscrivent dans un contexte historique particulier, qui force en quelque sorte à identifier Marx à son application soviétique. Simone Weil, qui en 1933 croit encore à
«la patrie du socialisme», pense à partir de 1937 que fascisme et communisme sont «deux conceptions politiques et sociales presque identiques»

- Simone Weil a beaucoup appris, de Marx. Son engagement total, jusqu’au sacrifice, aux luttes ouvrières de 1933 et 1936, son établissement en usine (1935-1936), sa participation à la Guerre d’Espagne dans les rangs anarchistes puis à la France Combattante à Londres, tout cela fait d’elle une philosophe humaniste, d’abord athée puis chrétienne, mais toujours s’abandonnant elle-même en actes au réel ou à Dieu sans jamais obéir à une liturgie (elle refusera par exemple tout baptême) ou à une règle, en totale liberté. Ne plus exister à soi c’est aller au fond de soi. N’être d’aucun lieu, d’aucun moment, c’est investir tous les lieux et tous les temps

1/- Mettant en accusation, avec plus de force que Benjamin, «le poison de la notion de progrès» des philosophes chrétiens finalistes (selon lesquels le monde évolue dans un sens pré-déterminé) comme Bergson ou Pascal, à Hegel (l’histoire a un sens), Simone Weil impute du même élan à Marx la création d’un système de pensée religieux, prescrivant une norme cultuelle (la lutte de classe), une providence (la marche vers la société sans classes), un peuple élu (les ouvriers) et un messie (le parti communiste), un nouvel «opium du peuple» en somme. 

2/- Dans le «système» de Marx, la force joue le rôle principal pense Simone Veil. Or la force, fut-elle l’Histoire, n’est pas «une machine à créer automatiquement de la justice» [71]. La justice peut-elle être rejetée dans l’avenir post-apocalyptique demande Simone Weil - l’Apocalypse étant selon elle la Révolution marxiste.

3/- Marx propose d’abolir la propriété privée, d’étatiser les grandes sociétés, de donner des pouvoirs aux ouvriers par l’intermédiaire des syndicats. Ce sont des procédés juridiques qui ne constituent pas en eux-mêmes des remèdes au malheur des ouvriers. «Pourtant, écrit Simone Weil, s’il y a une certitude qui apparaisse…dans les études de Marx, c’est qu’un changement dans le rapport des classes doit demeurer une pure illusion s’il n’est pas accompagné d’une transformation de la technique, transformation cristallisée dans des machines nouvelles».  

Simone Weil fait allusion à des textes comme celui-ci : «Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous les rapports sociaux ». Aussi bien dans «L’idéologie allemande» que dans «Misère de la philosophie», parfois même dans «Le Manifeste», Marx pour se faire comprendre a pu, nous l’avons vu, adopter des formulations schématiques, comme dans la suite de ce texte: « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel » où il illustre une affirmation générale d’exemples mécanistes, comme si les moulins étaient l’unique cause des changements des rapports au sein de la société. Ce n’est évidemment pas ce que Marx veut dire, mais son œuvre était en 1943 moins connue, moins analysée, qu’elle l’est aujourd’hui.

Simone Weil pointe ce qu’elle considère comme des contradictions de Marx. Elle lui reproche de penser la matière comme «une machine à fabriquer du bien», comme la force fabriquerait la justice. Elle lui reproche aussi de ne pas avoir «eu de probité à l’égard de sa propre pensée» [71], de n’être pas allé jusqu’au bout. A tel point que dans «L’enracinement», qui est rappelons-le un de ses derniers textes – nous sommes alors en guerre mais il a un écho dans le monde d’aujourd’hui, elle écrit: «Les populations malheureuses du continent européen ont besoin de grandeur encore plus que de pain, et…la grandeur authentique est d’ordre spirituel…La forme contemporaine de la grandeur authentique, c’est une civilisation constituée par la spiritualité du travail ». A cette spiritualité, Karl Marx, comme Simone Weil, a consacré, bien que différemment d’elle, l’essentiel de ses recherches et réflexions. Et Simone Weil de lui rendre justice: «Il serait facile…de trouver dans Marx des citations qui se ramènent…au reproche de manque de spiritualité adressé à la société capitaliste; ce qui implique qu’il doit y en avoir dans la société nouvelle».

Ce que Simone Weil appelle «déracinement» n’est pas fondamentalement différent de ce que Marx nomme parfois dans les «Manuscrits de 1844»  du terme voisin de «dessaisissement», à savoir «l’aliénation»  du travail de l’ouvrier. 

La transcendance, ce peut être pour le travailleur aliéné, comme pour tout homme, de se reconquérir soi-même, de revêtir sa peau d’homme après s’être libéré de la chimère, image de son malheur, qu’il porte sur son dos, et qui ne vit que parce qu’il y consent.

Nous laisserons ouvertes les questions, parfois simplificatrices mais toujours fondées, soulevées par Simone Weil: le communisme comme religion; la force, le droit et le rôle des forces productives matérielles (les machines,…) dans le changement social. Ce dernier point revêt une importance particulière à l’époque de la révolution cybernétique.

Toutes ces questions débouchent sur une éthique de la transcendance car aucune à l’évidence ne trouve sa réponse dans la soumission aux seules exigences techniciennes, la démultiplication gigantesque des moyens – du comment - ne répondant jamais à l’interrogation spécifiquement humaine du pourquoi.

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Plusieurs penseurs se référant à Marx ont après lui avancé sur leurs propres voies. Citons en trois, très différents: Mao Tse Toung, Bernstein et Jaurès.

Pour Mao Tse Toung (1893-1976), l’éthique est primordiale. «Ce qui compte réellement dans le monde, c’est d’être consciencieux; et c’est ce à quoi le Parti communiste est le plus attaché»: cette citation extraite du petit Livre Rouge est emblématique de ce communisme «confucianiste» - alors même, paradoxe, que la doctrine de Confucius fut interdite par le parti: «Le vécu, dit Jacques Ellul (dans Les successeurs de Marx), est…l’orientation du communisme chinois, c’est-à-dire qu’on décrit le comportement du bon communiste et que le but est de suivre ce comportement».  

Edouard Bernstein (1850-1932) est l’introducteur du «réformisme» dans le marxisme et sa traduction politique d’alors, la social-démocratie.

Au plan philosophique, trois idées à retenir. 1/- La dialectique est une technique d’interprétation de la réalité, non une description de son mouvement. 2/- D’où il découle que le marxisme n’est pas une science mais une idéologie proposant «une interprétation de l’histoire et de l’économie» (Ellul, op.cit.) 3/- L’homme ayant découvert son aliénation, «désillusionné» dit Marx, est capable de se créer une morale émancipatrice.

Au plan politique, Bernstein insiste sur deux idées que Marx a insuffisamment traitées: 1/- «Le mouvement est tout; le but final du socialisme n’est rien. La conquête du pouvoir politique, l’expropriation des moyens de production ne sont pas des buts mais des moyens» (Jacques Ellul]. 2/- Concevoir la révolution comme une coupure ponctuelle, brutale, risque d’accréditer l’idée que le socialisme est d’ores et déjà vainqueur et qu’il n’y a plus qu’à se laisser porter par la vague. En réalité la révolution n’est ni proche ni automatique ni circonscrite dans un temps court, mais elle est le résultat des efforts constants et longs de la classe ouvrière.

Jean Jaurès (1859-1914) est proche de Marx dans la mesure où il définit le socialisme comme la direction de l’économie par l’homme lui-même, l’homme libéré des forces inconscientes produites par les rapports capitalistes d’exploitation. Mais il s’en éloigne en pensant que cette libération est le résultat du conflit, non pas comme Marx le défend entre forces productives et rapports de production, mais entre ces derniers et l’idéal moral intrinsèque à la nature humaine: l’aspiration à la Justice. Dés son origine, l’homme a, selon Jaurès, «une idée obscure de sa destinée», idée d’appartenir à un tout plus grand que lui, idée servie par ces sentiment spécifiques que sont la sympathie naturelle envers les autres qui l’incite à tisser des liens, à s’unir avec eux, et le sens de la gratuité dont les arts notamment sont une expression. Pour Jaurès, l’individu n’est pas déterminé en tout, sa pensée peut être libre, et c’est cette pensée libre qui commande l’action juste, l’action pour le socialisme. On peut se libérer de l’aliénation par ses propres forces.

Dans la Préface à la première édition du «Capital» (1867), Marx écrit : «Mon point de vue, d’après lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et à son histoire, peut moins que tout autre rendre l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu’il puisse faire pour s’en dégager». Jaurès soutient un point de vue inverse.

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Que Marx n’ait pas tout dit, voilà qui relève du bon sens. Qu’il n’ait pas toujours été compris et que des aspects de son œuvre aient été oubliés, voilà qui prend du poids aujourd’hui alors qu’on fait retour sur sa part supposée d’idéalisme philosophique et sur sa compatibilité avec la pensée écologique. Les deux sont liées.

Dans une critique du livre «Marx’Ecology. Materialism and Nature», le philosophe Daniel Bensaïd reprend à son compte les thèses de l’auteur, John Bellamy Foster , selon lesquelles il y a une «écologie de Marx» et que cette écologie repose sur trois piliers :

- l’intérêt précoce de Marx (sa thèse de doctorat de 1841 sur la «Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Epicure») pour un matérialisme ni déterministe ni finaliste, et sa conception du communisme comme un «naturalisme achevé»

- l’importance croissante dans ses travaux du concept de «métabolisme», emprunté au savant Justus Liebig (1803-1873), désignant chez Marx les échanges entre l’homme et la nature au cours du procès du travail et qui sous le capital aboutissent à une séparation des villes et de la campagne et à une agriculture détruisant la terre;

- la découverte du principe de développement «soutenable» et notamment le retour à la terre de ses éléments nutritifs qu’Engels avait déjà pointé comme nécessaire à la reproduction de la «chaîne des générations humaines» dés son enquête de 1845 sur «La situation de la classe ouvrière anglaise» qui avait fortement marqué Marx.    

Dans les «Manuscrits de 1844», Marx expose une position de principe quand aux rapports de l’homme avec la nature. Elle est d’abord pour lui, comme pour tous les animaux, «un moyen de subsistance immédiat», mais à la différence des autres animaux la nature est aussi pour l’homme «la matière, l’objet et l’outil de son activité vitale», le travail, sa «nature spirituelle non organique» écrit Marx.

Et plus loin : «La nature, c’est-à-dire la nature qui n’est pas elle-même le corps humain, est le corps non organique de l’homme. L’homme vit de la nature signifie: la nature est son corps avec lequel il doit rester constamment en contact pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est liée à elle-même, car l’homme est une partie de la nature».

La question de savoir si cette conception de la nature traduit un anthropocentrisme ontologique ou est susceptible d’accepter une interprétation écologique a été traitée par plusieurs chercheurs depuis les années 1970. Marx avait été pourtant clair y compris dans son œuvre-maîtresse qu’est Le Capital : «La production capitaliste ne développe…la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse: la terre et le travailleur». Nous avons besoin de ce Marx.

Récemment, Judith Butler s’est penchée sur la notion de double corps de l’homme. Elle note en conclusion que la vie, et le «désir de vivre» même de l’homme peuvent être menacés «si l’organisation économique et sociale…détruit ou risque de détruire cet échange» entre le corps physique et le corps non-organique (ou inorganique) «auquel il est inéluctablement lié».  C’est que, comme l’explicite Marx, «la société est l’achèvement de l’unité de l’essence humaine avec la nature» et que donc «la véritable histoire naturelle de l’homme est l’histoire». L’homme a une essence, cette essence est sa nature fondamentalement sociale, l’histoire sociale fait donc partie de la nature humaine. La société est le transcendant de la nature pour l’homme et le transcendant de l’homme pour la nature.


A partir de 1965, dans
«Pour Marx» et «Lire le Capital», Althusser interprète Marx dans le sens d’un «antihumanisme théorique», reléguant les «Manuscrits de 1844», idéologiques et idéalistes, à une période antérieure à une supposée «coupure épistémologique» qui donnera naissance au «vrai» Marx marqué du sceau de la «science». Ce fut une grande partie des débats philosophiques qui, autour des positions divergentes de Louis Althusser et Roger Garaudy, animèrent les recherches et les débats des intellectuels du Parti communiste français dans les années soixante. Nous soutenons que le premier Marx n’est pas moins «marxiste» que le second. Il lui donne au contraire son sens. Il résonne aujourd’hui fortement du fait de la prise de conscience que nous acquérons des dérives mortelles que l’évolution du mode de production capitaliste et du type de croissance qui lui est lié entraînent sur le «corps inorganique de l’homme» et donc directement sur l’homme lui-même.  L’humanisme marxiste n’est pas réductible à une forme matérialiste scientifique de l’anthropocentrisme.

Dans une perspective très «garaudyste», Nguyen Hoai Van place Marx au cœur non d’une opposition ontologique mais d’une dialectique idéalisme-matérialisme. «L’homme tend vers un avenir qu’il considère comme ‘‘meilleur’’, ‘’idéal’’, parmi les diverses possibilités évolutionnelles qui s’offrent à son champ de conscience. Ce qui constitue un point de vue idéaliste. Marx ne s’oppose pas à ce point de vue, mais le replace dans le champ de la réalité, à travers l’action…Marx ne définit pas le socialisme seulement à travers ses moyens…mais aussi par sa finalité. En effet, le socialisme se donne pour but d’offrir à chacun le plein épanouissement de ses potentiels, ‘’pour qu’un enfant portant le talent d’un Mozart ou d’un Raphaël puisse devenir un Mozart ou un Raphaël ‘’. On peut dire qu’un tel ‘’souhait’’ n’est autre que de l’idéalisme. Et pourtant, il constitue le point de départ de la philosophie de l’Action de Marx ».

Le marxisme de Marx est considéré par beaucoup de marxistes comme un matérialisme. Marx lui-même présente sa philosophie comme un «nouveau matérialisme». Se proclamer tel était à l’époque la manière la plus radicale de s’opposer à des églises hostiles à la lutte des prolétaires. Mais le matérialisme de Marx n’est pas ontologique et prend au contraire pleinement en compte l’activité intellectuelle et spirituelle de l’homme au même titre que son activité matérielle. Un «matérialisme sans matière» résume Emmanuel Renault dans son «Vocabulaire de Marx», puisque fondé d’abord sur une pratique (principalement sociale, mais pas uniquement). En réalité, Marx nourrit sa pensée à la double source de l’idéalisme de Hegel et du matérialisme de Feuerbach, mais, contre eux, il restaure les droits de la subjectivité de l’homme, qui n’est jamais en relation directe avec la matière, la nature, ou avec les idées, mais passe toujours par la médiation de la vie pratique – personnelle, familiale, sociale. Le matérialisme de Marx n’est ni chosiste (ne s’intéressant qu’aux choses) ni moniste (ne comportant qu’un principe unique), ni holiste (s’appliquant à tout en toutes circonstances). Il ne renvoie pas à la matière comme mode unique, constant, de l’être, mais donne au contraire le primat à l’action, spécialement l’action consciente de son but, spécifiquement humaine, faite de créations et de relations, donc ouverte à une altérité capable d’interagir avec elle et avec la matière elle-même. Il est possible, à partir de là, d’introduire dans l’œuvre de Marx, comme l’a fait Garaudy, un principe de transcendance.

Costanzo Preve (1943-2013) va plus loin et fait de Marx un philosophe idéaliste prolongeant Fichte et Hegel. Gramsci avait noté la double incompatibilité d’un matérialisme ontologique avec, d’une part une philosophie de l’action (la «praxis») par nature a-déterministe, et d’autre part une action politique révolutionnaire nécessairement volontariste. Pour Preve, fortement influencé par Garaudy lors de sa formation parisienne, à l’époque du débat sur l’humanisme marxiste (voir plus haut), l’intérêt d’une relecture idéaliste de Marx est de reformuler ce dernier comme une arme dans la bataille idéologique, loin d’être terminée, qui suit la débâcle du communisme du 20e siècle, de poser par là-même la possibilité de la reprise d’un projet politique révolutionnaire centré non sur «l’étant» mais sur le «possible», non sur la «matière» objective mais sur la pratique qui la transforme, non sur la seule compréhension du monde qui induit toujours un certain degré d’adaptation donc d’acceptation mais sur «un refus programmatique de faire la paix avec le monde» selon l’expression de Diego Fusaro

Comme la métaphysique sépare l’esprit ou l’âme du corps, comme la religion sépare dieu de sa créature, le matérialisme dogmatique, déterministe, institue le monde de l’homme, les objets qui le constituent, la matière dans son ensemble, comme un mauvais transcendant, extérieur et supérieur au sujet. «Le matérialisme, écrit Fusaro, présente le statut de religion de l’adaptation. Il autonomise l’Objet et le pose comme prioritaire au Sujet, lequel est condamné au pur arrangement avec les circonstances objectives pensées comme des données et non posées historiquement…La religion de la transcendance survit donc en cette religion de l’immanence qu’est le matérialisme». Pour Marx, et c’est une forme d’historicisme, l’objet n’a pas d’existence en soi, il est le «produit historique d’un faire», le «résultat jamais définitif d’un processus rythmé par la pratique et par la relation changeante entre Sujet et Objet».  Le futur est cette potentialité de faire que le sujet en procès de transcendance active pour qu’elle devienne réalité.

Les «Thèses» - et spécialement la première -, où Marx critique le matérialisme théorique et la vision abstraite de l’homme du philosophe Ludwig Feuerbach, pour lequel l’homme «sensible» est complètement autonome par rapport à ses conditions de vie, constituent une bonne présentation de ce «nouveau matérialisme», de cette «philosophie de la praxis»: «Le grand défaut de tout le matérialisme passé (y compris celui de Feuerbach), c'est que la chose concrète, le réel, le sensible, n'y est saisi que sous la forme de l'objet ou de la contemplation, non comme activité humaine sensible, comme pratique; non pas subjectivement. Voilà pourquoi le côté actif se trouve développé abstraitement, en opposition au matérialisme, par l'idéalisme : celui-ci ignore naturellement la réelle activité sensible comme telle. Feuerbach veut des objets sensibles, réellement distincts des objets pensés : mais il ne saisit pas l'activité humaine elle-même comme activité objective. C'est pourquoi il ne considère, dans l'Essence du christianisme, que le comportement théorique comme véritablement humain, tandis que la pratique n'est conçue et saisie que dans sa manifestation sordidement judaïque. Il ne comprend donc pas la signification de l'activité « révolutionnaire », de l'activité « pratiquement critique ».


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A la philosophie marxienne de la praxis répond comme un écho enrichi une mystique de l’action venue de loin et culminant avec Teilhard de Chardin (cf. chap. V).

Il y avait eu des prédécesseurs.

Au 12e siècle Joachim de Flore développe une pensée chrétienne d’essence eschatologique qui influencera de nombreux théologiens et philosophes militants bien au-delà du Moyen-Âge, jusqu’au 19e siècle, et bien au-delà de la chrétienté, chez les premiers penseurs socialistes. Citons parmi les plus connus Jan Hus (1370-1415), Thomas Münzer (cf. chap. VIII), Saint-Simon (1760-1925) et Pierre Leroux (1797-1871).

Pour Flore, le salut se représente en trois périodes : l’âge du Père, l’âge du Fils – âge de l’Eglise -, et l’âge du saint Esprit – qui est à venir sur la Terre elle-même et pas seulement dans les cieux. «On se situe à l’articulation entre espérance chrétienne et aspirations révolutionnaires», dit Hilaire Multon [84]. Roger Garaudy précise: «La Trinité est… déployée dans l’histoire: l’âge du Père est celui de la Loi, l’âge du Fils est celui de la Grâce, l’âge de l’Esprit est celui de la Liberté… Contre le paulinisme constantinien, Joachim de Flore représente le pôle apocalyptique des Evangiles ». C’est tout naturellement que Thomas Münzer y puisera sa prophétie «d’un monde sans Eglise, sans propriété et sans Etat ». Contre la dispersion ou la pluralité (termes rencontrés chez Teilhard), contre l’entropie et les dérives qui sont des offenses à Dieu, l’homme est invité à participer à la création continuée du monde, en égal avec Dieu, sous la catégorie des «hommes spirituels»

Six siècles plus tard, le poète-philosophe Novalis (1772-1801) reprend à sa façon le flambeau de Joachim de Flore. Au centre de son œuvre, le mythe de «l’âge d’or» né du poète Hésiode (8e siècle av. J. C.), mais non comme retour au passé – tel un monde antique supposé idéalement harmonieux, fait d’abondance matérielle, de bonheur et de justice absolues – mais comme futur à créer, et à créer pour l’éternité. Fichte dit : «L’idéal est plus réel que le réel»; Novalis ajoute: à condition de se réaliser dans le monde, dans un monde.

Au niveau collectif, la transcendance passe par cette inscription de l’œuvre à réaliser dans un processus dialectique entre idéal et réel, tant sur le plan politique, par une sorte de fusion entre l’esprit libertaire de la république et l’aspiration unitaire de la monarchie, que sur le plan religieux par un syncrétisme entre monothéisme et panthéisme. Au niveau personnel, l’amour absolu, qui n’est pas comme chez Platon amour de l’Amour, est la clé de l’accomplissement de cette œuvre - «Tout objet aimé, écrit Novalis, est le centre d’un paradis» - et une poétique mystique son mode de convocation et de présence au monde.  En inscrivant le mythe de l’âge d’or dans ce processus de création historique, il tisse un lien entre le rêve eschatologique de Joachim de Flore et l’utopie d’une société sans classes de Marx.

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Qu’il s’agisse de notre vie personnelle ou de notre vie sociale, étroitement imbriquées, l’aspiration de l’être humain à les améliorer toujours l’une et l’autre fait que nous naviguons sans cesse, selon les formules de Luis Lopez-Silva «entre un monde reçu et un monde gagné», le monde reçu étant celui de notre «explication arbitraire du monde», le monde gagné celui de «l’expérience de la réalité». Notre capacité, toute intérieure, de transcendance, naît des rapports dialectiques entre ces deux mondes. Comme dans tout rapport dialectique, le moment conflictuel est celui où le principe actif entre en scène, car il y a nécessité, pour notre survie en tant que sujet, de résoudre le conflit en le dépassant, d’harmoniser les deux mondes – toujours provisoirement puisque par définition toute transcendance est susceptible d’être elle-même transcendée. Y compris lorsqu’il se fonde sur Dieu, «le concept de transcendance de par son dynamisme interne se transcende lui même et nous invite à pénétrer dans un domaine où Dieu se présente en définitive autrement que le Tout-Autre», autrement que «sous la catégorie de l’extériorité». La transcendance qui se présenterait comme un «tout-différent» de l’Homme serait une mauvaise transcendance, une transcendance aliénante ou destructrice, une «transdescendance», opposée à une bonne transcendance, une transcendance émancipatrice, une «transascendance», pour reprendre les néologismes de Jean Wahl .  

Lorsque l’on parle d’une extériorité négative, il faut évoquer les doctrines créationnistes (versus les doctrines évolutionnistes), qui, bien que réfutées définitivement par la communauté scientifique, trouvent cependant aujourd’hui un regain de popularité, notamment grâce au prosélytisme des églises évangélistes américaines. Les Témoins de Jéhovah en sont une forme ancienne.

Tout ce qui pose un principe d’extériorité, supériorité ou antériorité dans le cas du créationnisme, par rapport à l’homme, fait de ce principe un outil de domination sur celui-ci. Rejeter toute «transdescendance» c’est donc d’abord rejeter toute extériorité supérieure et faire retour au réel, et au réel présent.

«Sans l’homme, affirme Eric Weil, l’affirmation que Dieu est n’aurait aucun sens: il n’y aurait personne pour la formuler». Même remarque pour toute forme de transcendance: une transcendance «qui n’aurait aucune relation avec la réalité humaine, naturelle, matérielle» ne serait qu’un «culte illusoire», un «fantôme», écrit Gilbert Mury. «L’homme est liberté…il est principe de détermination par rapport à son propre devenir», et, de cela, ajoute le marxiste Mury, «le chrétien en convient». Saint Irénée l’avait écrit : «L’homme, être raisonnable…libre de son choix et maître de lui-même, est lui-même sa propre cause»]. L’homme est maître de sa transcendance, elle peut s’imposer à lui mais il est libre de la repousser. Il peut aussi aller la chercher lorsqu’elle s’écarte de lui.

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Le travail de Teilhard de Chardin fait de lui, après Pascal et Marx, un théoricien majeur de la réalité, sans l’affirmation de laquelle aucune transcendance n’est possible, l’affirmation du réel étant nécessaire à son dépassement et éventuellement à la construction d’un réel nouveau. En faisant se rejoindre en un seul courant la connaissance et la foi, il a ouvert, indépendamment de la préoccupation religieuse qui était aussi la sienne et sur laquelle nous ne nous prononçons pas, de nouvelles perspectives à l’action humaine.

Ces perspectives sont synthétisées par Roger Garaudy : «Dans la perspective d’orthogenèse de fond du Père Teilhard… l’esprit humain saisit d’une même vue, par la science l’unité et le sens de l’évolution qui le porte et, par la révélation qui éclaire prospectivement sa route, l’unité de l’alpha et de l’omega, l’unité de la révélation et de la parousie finale, si bien que la distinction provisoire de la connaissance et de la foi s’abolit peu à peu… jusqu’à ce que l’homme, jusque là pèlerin du temps, enveloppe d’un seul regard d’éternité, triomphant de la mort, l’unité totale de l’univers et de l’esprit… Cette passion de l’univers par laquelle chaque goutte d’eau prend conscience qu’elle est habitée et portée par le mouvement entier de la mer, ce langage indivisiblement scientifique et prophétique pour lequel l’homme se sent entraîné par l’amour au-delà de ses propres limites, constitue le défi le plus fort qui puisse être accueilli par un incroyant.»

 Surtout si cet incroyant est un marxiste, moins qu’un autre «incroyant» tenté par la substitution de l’athéisme à la lutte de classe pour le communisme. L’humanisme chrétien peut rencontrer l’humanisme marxiste si ces deux visions du monde, certaines l’une et l’autre de leur autosuffisance, savent échapper au dogmatisme qui toujours les guette.

Pour le marxiste, savoir voir dans le christianisme les deux évènements qui le fondent, l’incarnation et la résurrection. L’incarnation fait du dieu un homme, la résurrection fait de l’homme un dieu.

Le judaïsme interprète souvent l’incarnation en Jésus comme une concurrence déloyale du Fils envers le Père. L’amour (idolâtre ?) porté à l’homme-dieu ferait ombrage à l’amour universel dû au Créateur. Mais l’Eternel est un dieu qu’on étudie et qu’on adore, avec qui on discute (rappelons-nous Abraham), pas un dieu contre l’épaule duquel on repose sa tête. Laissons ce débat aux théologiens.

Si le Christ n’est pas ressuscité, «cela signifie que l’homme est… néantisé par cette transcendance abstraite d’un dieu purement extérieur et infiniment distant» [88]. Mais, s’il l’est – et le marxiste peut sans se renier postuler qu’il l’est – alors s’établit entre l’homme et dieu «une relation d’immanence et de proximité», loin du «tout-autre» dominant et aliénant. 

Pour le chrétien, savoir voir dans le marxisme un outil qui, en grandissant l’humanité, grandit aussi le Christ. «Autant que le marxiste, écrit Gilbert Mury, le chrétien croit à la valeur de la praxis; il y croit si bien qu’il découvre cette exigence… à la base même de sa morale». «La gloire de Dieu, c’est l’homme vivant», «Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir Dieu» disent les Pères Grecs à la suite de Saint Irénée. Teilhard  s’inscrit dans cette theosis (divinisation de l’homme). Il l’inscrit dans un monde en complexification où il est difficile de trouver un sens à la vie, une vérité, tant le divertissement, au sens pascalien, tend à nous submerger. L’évolution du monde depuis la mort de Teilhard conforte cette réalité et valide cette exigence. L’’homme vivant, l’homme réel, c’est justement lui dont s’occupe le marxisme. 

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Comme la théologie négative ne décrit Dieu que par ce qu’il n’est pas (un corps, par exemple),nous avons vu que Marx n’a jamais décrit de société communiste autrement que par le négatif: une société sans classes, donc sans propriété privée des moyens de production et sans l’Etat, instrument de domination de la classe des propriétaires, ce qui ne donne aucune «consigne» , autres que celles, très générales, du «Manifeste», quand à son organisation concrète.

Dans «L’idéologie allemande»,  Engels et Marx écrivent: «Pour nous, le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses».  Alors qu’il n’était pas encore communiste, dans une lettre à Arnold Ruge de 1843, Marx écrivait déjà ce qu’il a selon nous défendu toute sa vie: «Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires armés d’un nouveau principe: voici la vérité, agenouille-toi ! Nous développons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons des principes mêmes du monde… Il s’agit d’une confession, voilà tout. Pour se faire pardonner ses péchés, l’humanité n’a qu’à les reconnaître pour tels». On est dés lors fondés à penser, avec Bernstein, fidèle en cela à Marx, que «le mouvement est tout» et que «le but final du socialisme n’est rien».  

Dans l’esprit des masses, le «socialisme», et plus encore le communisme» s’identifient avec le système mis en place en Russie après la Première Guerre mondiale, étendu après la Deuxième à une partie de l’Europe et à la Chine, qui perdure chez cette dernière, et que nous caractérisons (trop brièvement) comme le despotisme - plus ou moins éclairé – d’un Parti-Etat. Ce qui ne correspond pas à la visée émancipatrice de Marx, ni aux besoins de sociétés de plus en plus complexes, et ce dont plus personne ne veut. Le besoin de libération ayant débouché sur les goulags, il est légitime au niveau de l’histoire comme de la prospective de poser la question de la dissociation du marxisme d’avec ce communisme, en tant qu’oxymore philosophico-politique. Le communisme de Marx n’est pas le communisme réel et ne l’a jamais été. Le communisme de Marx n’est pas le communisme. Il n’y a pas de communisme réel. Il n’y a pas de communisme. Le communisme est la transcendance des marxistes.

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Pour aller vers l’au-delà du monde ancien, franchir la frontière avec le monde nouveau qui habite cet au-delà, nous ne compterons pas sur la providence d’un dieu de puissance, extérieur et supérieur au monde, décidant du destin de chacun et de tous. Ni celle du dieu créateur, dont les lois de la nature sont les déterminants incontournables et éternels de l’Homme, ni celle du dieu interventionniste dont les miracles garantissent la pérennité de l’espèce et de chacun de ses membres, au prix de la destruction des branches pourries (Sodome et Gomorrhe) et en veillant à rendre impossible toute rivalité humaine avec lui (destruction de la tour de Babel). Nous nous comporterons avec la nécessité comme Abraham avec l’Eternel : la reconnaître, faute de quoi nous périssons, mais sans renoncer à la surmonter. Pour ce faire, le principe Transcendance dispose de deux outils : la méthodologie marxiste de compréhension et de transformation du réel et le postulat teilhardien du double chemin de l’En-Haut et de l’En-Avant.

La défense de l’homme et la défense du sacré sont en ce XXIe siècle deux tâches sœurs. Les grandes religions monothéistes et les systèmes idéologiques marxistes ont dégénéré en théologies de la domination, voire de l’écrasement, en imitation ou en gestion du capitalisme, ou en guimauves idéologiques. Il est important pour chaque homme que les exemples que leur donnent les militants de ces deux espérances puissent apparaître comme en prise sur le réel et en capacité de le changer. En finir avec les intégrismes religieux, philosophiques et politiques, ouvrir les textes sur de nouvelles interprétations (l’«ijtihad» des musulmans) afin que le présent cesse d’être vu comme la fossilisation du passé mais aussi comme matière à un avenir différent. A la fois, et du même élan, changer le monde et se changer soi, dans tout ce qui fait évènement (c’est-à-dire rupture avec l’ordre normé du monde), du personnel le plus petit au collectif le plus grand. «Plus on gravit la transcendance sans nom / Plus on appréhende en soi le sans-fond», écrit François Cheng , inversant le «C’est par ce que nous avons de plus incommunicablement personnel que nous touchons à l’Universel» de Teilhard.

Le militant de l’avenir sera un militant du principe transcendance. Au fond, ce principe est simple et le Père Teilhard l’a ramassé en une formule dont le caractère paradoxal n’est qu’apparent: «Le Monde ne tient pas ‘’par en bas‘’, mais ‘’par en haut’’».  

Le matérialisme brut, qui «consiste à regarder comme ‘’plus réels ‘’ les éléments de l’analyse que les termes de la synthèse» est source d’illusions pour l’homme car il tend à faire passer la partie pour le tout. «Une Evolution à base de Matière ne sauve pas l’Homme : car tous les déterminismes accumulés ne sauraient donner une ombre de liberté». Finalement, «la seule réalité … est la passion de grandir».

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Dans sa thèse de doctorat Didier Gauvin étudie la notion de transcendance chez Roger Garaudy: «Lors de sa période communiste, Garaudy utilise volontiers l’expression ‘’dépassement dialectique’’ qui désigne le surgissement du ‘’nouveau’’, du différent au-delà de toutes les conditions déjà présentes dans la réalité… C’est dans cette ‘’rupture créatrice’’ que Garaudy repère, chez Marx… une forme de transcendance qui est essentiellement ‘’dépassement de l’ordre présent’’».  C’est cette conception que ses détracteurs, au premier rang desquels Michel Foucault et les althussériens, ont baptisé d’un ironique «chardino-marxisme», dont le livre de Garaudy «De l’anathème au dialogue» fut une sorte de «manifeste», et qu’il ne nous paraît pas aberrant de reprendre non moins ironiquement à notre compte. «Dans [ce] livre , écrit Didier Gauvin, il [Garaudy] cite élogieusement le père Teilhard de Chardin [qui] n’oppose jamais la foi en l’au-delà au combat terrestre… Face [aux] penseurs chrétiens qui s’efforcent de convaincre leur communauté de ‘’revaloriser le monde’’, il importe que les marxistes revalorisent la dimension de la transcendance comme ‘’dépassement dialectique’’». Entre tous les hommes de foi (foi en dieu ou foi en l’homme), ce dialogue est plus que jamais actuel et nécessaire. Teilhard en a formulé en 1924 les «postulats» ou «principes fondamentaux»: «primat de la conscience», «foi en la vie», «foi en l’absolu», «priorité du tout».

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Au sortir de la Guerre de 1914-1918, Teilhard écrivait déjà : «Nous, tous les vivants, soit que nous cherchons à atteindre le point le plus concentré de notre personne, soit que nous étendons à la mesure de l’Humanité entière…nous rencontrons immédiatement après nous, comme un prolongement de nous-mêmes, une Ame du monde».  En 1955, le même écrivait aussi que «les matérialistes d’aujourd’hui» n’étaient «en fait que des ‘’spiritualistes’’ qui s’ignorent», ce qui est exactement ce que nous avons tenté de montrer tout au long de ces pages.

Il est difficile de conclure après Teilhard. Faut-il conclure ? Plutôt laisser à chacun saisir les éléments de réflexion qui lui paraissent utiles pour conduire sa vie, qu’elle soit sociale ou personnelle, dans ce parcours intellectuel qui n’est ni une encyclopédie ni une thèse, ni un livre de recettes ni un mode d’emploi.

Dans son livre «Chrétiens et communistes dans l’histoire. Construire ensemble» (2003), André Moine (qui fut l’un des collaborateurs de Roger Garaudy au centre d’Etudes et de Recherches Marxistes) conclut son ouvrage comme au fond je souhaitais conclure le mien – et je reviens au je pour laisser portes ouvertes à tous les «je»: «Marx rejoindrait-il et prolongerait-il Jésus autour de racines communes de l’amour du prochain, de l’espérance humaine, de l’accomplissement de toutes choses ? Nous laissons à chacun le soin de la réponse. En tout état de cause, notre siècle [le 20e] a fait passer les relations communistes-chrétiens de l’anathème au dialogue et, déjà, à des actions communes. Désormais il faut aller plus loin… réfléchir à une stratégie commune autour de la défense et de la promotion de l’homme ; rechercher et construire, ensemble, pas à pas, pierre à pierre, prenant en compte toutes les contradictions, ce que le Chrétien [et j’ajoute le musulman car Jésus est un des prophètes reconnu comme tel par Muhammad] appellera le Royaume, qui commence ici bas, le marxiste l’association libre d’hommes libres, et que, au XVIIe siècle, Campanella, dominicain et précurseur du communisme, appelait la Cité du Soleil». 

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Alain Raynaud,  novembre 2020