29 novembre 2013

Déclaration universelle des devoirs

Avant sa version 1998 publiée dans "L'avenir, mode d'emploi" (voir aussi: http://rogergaraudy.blogspot.fr/2012/09/qui-sera-ton-dieu-par-roger-garaudy_20.html), la version 1997 du projet de déclaration universelle des devoirs dans "Les Etats-Unis, avant-garde de la décadence. Comment préparer le 21ème siècle ?":
                                             
                                                     * * *

 
Les principes directeurs de cette libération à l'égard du « monothéisme
du marché » ne peuvent être ceux d'une « Déclaration des
droits de l'homme », qui eurent, lors de la Révolution française de
1789, le mérite de mettre fin aux hiérarchies et aux privilèges du
sang. Mais ils le firent en instituant d'autres hiérarchies et d'autres
privilèges : ceux de l'argent.
Ils le firent en enfermant l'individu dans son égoïsme, et sa
« propriété », en abolissant seulement « l'Ancien Régime » de la
noblesse et de la royauté héréditaires, pour laisser aux possédants
toute liberté d'asservir et d'exploiter la masse des démunis.

26 novembre 2013

Le sionisme politique: une régression de l’Eternel au temporel, de l’Universel au local, de l’Esprit à la matière

Cet article d’Emmanuel Lévyne est paru dans le numéro 5 de la revue Tsedek en mars 1957. Les "larges extraits de l’étude de Léon Tolstoï" évoqués au début de celui-ci ont été publiés ici.  

Le véritable sionisme

On aura lu, dans le dernier numéro, de larges extraits d’une étude de Léon Tolstoï, ce prophète moderne, sur le sionisme. On aura constaté que les idées exprimées par le célèbre écrivain russe n’ont pas vieilli ; c’est surtout aujourd’hui qu’elles prennent tout leur sens et qu’elles projettent une vive lumière sur le drame palestinien. Tout homme en qui souffle l’esprit divin ne peut penser et parler autrement que l’auteur de "Résurrection".
L’idée dominante du message de Tolstoï est la suivante : le sionisme, politique est un mouvement ayant sa source non pas dans la pure Tradition d’Israël, mais dans l’esprit européen du XIXème siècle, qui s’est exprimé et manifesté par des principes et des institutions diamétralement opposés aux enseignements de Moïse et des Prophètes : Athéisme, Agnosticisme, Matérialisme scientifique, Patriotisme guerrier, Colonialisme, Mercantilisme, Capitalisme, Machinisme, etc… Le sionisme politique, créé et animé par des personnalités appartenant à l’élite qui donnait le ton au siècle de Victor Hugo, fut fatalement entaché des vices du siècle qui lui donna naissance. Le sionisme politique, qui a trouvé sa pleine expression dans la création de l’Etat d’Israël, a fixé le Judaïsme, dans la mesure où celui-ci s’identifie avec lui, au niveau de l’Europe du XIXème siècle. En termes métaphysiques, c’est une régression de l’Eternel au temporel, de l’Universel au local, de l’Esprit à la matière ; c’est un nouveau retour d’Israël à l’idolâtrie, à une époque où les peuples tendent de plus en plus à se détacher de toutes les formes anciennes et modernes de paganisme, pour accéder à l’essence du monothéisme, qui est la souveraineté absolue, directe, de Dieu et de Sa loi, sans aucun intermédiaire humain.
Le sionisme politique a principalement de fortes affinités avec une des institutions les plus exécrables du siècle passé : le colonialisme.
Les colonialistes, comme le dit Tolstoï, ce sont des européens malheureux qui, pour échapper à la misère matérielle et sociale, "se sont jetés sur les pays lointains peuplés d’hommes pacifiques "non civilisés" pour les exploiter et les asservir" non seulement matériellement, mais aussi - et c’est peut-être le plus grave -moralement et spirituellement, en les détachant de leurs religions, de leurs modes de vie ancestraux par les appâts sataniques de la civilisation industrielle de l’Occident ; ce sont des hommes, élevés dans les pays chrétiens qui ont pris comme principe d’action le contraire de l’enseignement biblique, ordonnant de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse ; ce sont des "visages pâles" , qui n’ont pas trouvé mieux pour se relever que d’aller humilier des hommes de couleur. Le colonialiste, c’est l’esclave qui veut jouer au maître avec des plus petits que lui.
Ne trouve-t-on pas de ces caractères dans l’œuvre sioniste ?
A la lumière de ces quelques considérations, l’hostilité des nations orientales, des Arabes en particulier, au sionisme apparaît sous un jour nouveau. L’opposition fanatique, apparemment irrationnelle et irraisonnable des Arabes au Sionisme n’est pas inspirée par la haine mortelle du Juif, comme on veut nous le faire croire -(si c’était le cas, les masses arabes n’auraient fait qu’une bouchée des minorités juives désarmées qui ont vécu dans leurs territoires pendant des siècles) ; elle n’est même pas provoquée par la présence des Juifs en Palestine - (les Juifs pieux qui venaient en Terre Sainte pour y mourir ou pour y mener une vie sainte étaient estimés par la population arabe au milieu de laquelle ils vivaient en paix ; les attaques systématiques contre les Juifs n’ont commencé qu’avec la création et le développement du sionisme politique, comme l’a fait remarquer l’écrivain israélien pacifiste, Simon Wolf).
Pour le Musulman fanatiquement religieux, et non fanatiquement sanguinaire (les fours crématoires, qui ont englouti 6.000.000 de Juifs et les bombes modernes et atomiques qui ont massacré des dizaines de millions d’enfants, de femmes, de vieillards, et qui risquent de détruire la vie sur la planète, ont-ils été inventés et utilisés par les Arabes ?) - pour le musulman fanatiquement religieux, disions-nous, le sioniste est à priori un Occidental, c’est-à-dire un athée, un impie, un matérialiste mercantile qui veut asservir, exploiter et débaucher l’Oriental. L’hostilité de l’Arabe au sionisme est un aspect particulier de la lutte de plus en plus dramatique entre l’Orient et l’Occident. L’antisionisme de l’Arabe procède du sentiment, plus ou moins conscient, que le Juif parti en Exil foncièrement oriental, c’est-à-dire religieux, revient, comme sioniste, foncièrement occidental, c’est-à-dire impie.- Le drame palestinien est le drame même du colonialisme : l’incompréhension, l’hostilité entre deux conceptions de vie, deux mentalités opposées ; entre l’oriental spiritualiste et l’occidental matérialiste [1].
Le fait qu’une minorité juive ultra-orthodoxe, les "Netouré Karté", qui rejetant la civilisation occidentale, vouent une haine aussi farouche que celle des Arabes à l’Etat d’Israël, nous confirme bien dans notre manière de voir. Très significative aussi est l’attitude des nations orientales n’ayant jamais été hostiles aux Juifs et ayant une vie spirituelle intense et raffinée, comme l’Inde, qui se montrent solidaires avec les Arabes dans leur conflit avec Israël et les puissances colonialistes. Bref, pour les Orientaux, les sionistes sont des Occidentaux qui se sont installés et imposés sur une terre orientale.
C’est pourquoi, il faut bien comprendre que jamais Israël ne trouvera grâce aux yeux des Arabes, tant qu’il apparaitra comme un représentant de l’Occident voulant créer au Moyen-Orient, région biblique, une succursale dernière modèle de la civilisation industrielle dans sa forme la plus achevée. Ce n’est certainement pas en promettant aux Arabes de contribuer à l’américaine à leur prospérité matérielle, en leur construisant des hôpitaux, des centrales électriques, des usines, des tracteurs, des routes et des ponts, etc ... qu’il s’attirera leur sympathie ; c’est au contraire, en reniant la diabolique civilisation occidentale et en optant pour une civilisation naturelle et spirituelle comme le prône la Sainte Torah, qu’il trouvera le chemin du cœur de l’Orient religieux. Le rôle prédestiné d’Israël est celui qu’assume l’Inde de nos jours ; c’était à Israël de donner naissance à des géants spirituels, à des Ramakrichnas, des Vivekanandas, des Aurobindos, des Gandhis, des Krishnamurtis, dont la lumière émanant de leur vie sainte et de leurs enseignements divins jette un peu de clarté dans les ténèbres spirituelles de l’Occident ; c’était à Israël de prendre la défense des peuples d’Afrique et d’Asie asservis et opprimés par le colonialisme européen, comme le furent jadis les Hébreux par les Egyptiens ; c’était à Israël de se proposer d’arbitrer les conflits entre les Nations, d’être le pacificateur du monde.
Cependant si la Vérité et la Justice, c’est-à-dire Dieu, dont nous voulons être le serviteur zélé, nous contraignent à dénoncer les erreurs et les injustices sionistes, nous remplirions bien incomplètement notre mission, si nous taisions les erreurs et les injustices arabes. Et l’erreur des Arabes, c’est principalement de vouloir combattre les injustices dont ils sont victimes par la violence, dont l’emploi conduit fatalement à créer d’autres injustices. Nous le proclamons bien haut ; nous condamnons sans réserve toute violence d’où qu’elle vienne, car l’utilisation de la force brutale pour défendre le droit implique l’idée impie que Dieu est impuissant à gouverner le monde seul, qu’il a besoin des mains impures de l’homme pour exercer la Justice ; ce qui est le réduire à l’image de l’homme, c’est-à-dire professer l’idolâtrie. L’homme qui fait le justicier agit comme si Dieu n’existait pas. C’est pourquoi, si nous reprochons au sionisme politique d’avoir implanté en Terre Sainte des institutions et des modes de vie païens, nous condamnons sans équivoque la violence arabe dont sont victimes, avant tout, les pauvres masses juives innocentes, dont les politiciens des Nations et d’Israël ont exploité les souffrances, et aussi les nobles sentiments nationalistes, à des fins politiques. En versant le sang innocent de l’ouvrier ou du paysan juif, l’Arabe fait le jeu des forces impures qui inspirent et animent les politiciens sionistes, qui, comme tous leurs collègues des autres nations, et malgré leurs déclarations démagogiques, ont besoin du sang des enfants d’Israël, donc d’ennemis extérieurs, de guerres, pour affermir leur Etat-idole, qui risque d’être dangereusement miné par les divisions intestines. En faisant couler le sang juif, l’Arabe qui, théoriquement, représente le spirituel, souille la Terre Sainte autant que les institutions sionistes ; par là son opposition au sionisme perd tout son sens et n’a plus sa raison d’être.
Maintenant que notre réquisitoire contre le sionisme politique n’induise pas le lecteur en erreur et lui fasse croire que, pour nous, la Terre d’Israël ne représente plus rien, et, que le drame palestinien se résoudra dans l’établissement d’un Etat arabe moderne, obtenu par la renonciation pure et simple de tout droit juif sur la Terre biblique.
Nous sommes profondément sionistes, mais notre sionisme procède des vérités éternelles et universelles d’Israël et non des erreurs temporelles et locales des nations, comme le sionisme israélien. Qu’est-ce que la Palestine pour la Tradition prophétique et mystique dont nous nous réclamons ?
C’est la Terre Sainte, la Terre Spirituelle ; c’est l’esprit et le cœur d’où jaillit le sang cosmique, énergie vitale de l’univers. La Palestine est aux autres terres, ce qu’est Israël aux Nations ; l’âme au corps ; le sacré au profane ; elle est l’Eternel dans le temporel, l’Immortel dans le mortel, le monde futur dans le monde présent. C’est ce qu’exprimaient rituellement nos pieux parents en allant mourir en Terre Sainte ou, s’ils n’en avaient pas les moyens, en se faisant envoyer de la terre de Palestine pour qu’on la versât dans leur cercueil ; et les Juifs qui naissaient là-bas ou qui s’y rendaient pour y demeurer, menaient une vie sainte, une vie dépouillée, une vie céleste, comme s’ils vivaient déjà dans le Royaume de Dieu.
Telle était la Palestine avant la création du sionisme politique. Mais depuis, en introduisant toutes les institutions, tous les modes de vie, toutes les coutumes des nations ; en voulant coûte que coûte faire du pays de nos ancêtres un pays comme tous les autres, les sionistes- ont profané ce qui était saint. Ils ont fait, spirituellement parlant, de la Terre d’Israël, une terre des Nations ; ils ont permis au profane de conquérir le sacré.
Or, le véritable sionisme est tout le contraire : il ambitionne d’étendre la Terre Sainte jusqu’aux confins de la Planète, de faire que toute la Terre devienne Sion, la Terre d’Israël, c’est-à-dire le Royaume de Dieu.
De même que le corps doit devenir âme ; la matière, esprit ; le profane, sacré ; ainsi la sainteté de la Terre d’Israël doit s’étendre aux terres des Nations. Et les Juifs dans cette opération, dans cette extension universelle de Sion, ont le même rôle que les cellules du sang qui puisent dans les organes vitaux les éléments nécessaires à la vie pour les transporter à toutes les parties de l’organisme, même les plus basses. La place du sang est aussi bien dans le centre du corps, où logent les organes vitaux, que dans les membres les plus éloignés du cœur et des poumons. Si le sang ne circule pas dans tout le corps, c’est la congestion, c’est la mort. De même les Juifs doivent avoir un contact permanent avec la Palestine, cœur et centre vital de l’univers, pour y puiser les éléments nécessaires à la vie spirituelle du monde (la sainteté et la justice), mais ils doivent aussi circuler parmi les nations pour leur transmettre ces éléments vitaux afin qu’elles deviennent partie intégrante d’un même tout : le Royaume de Dieu.
Créer et entretenir en Palestine un puissant foyer de sainteté et de justice, dont les flammes illumineront les esprits et réchaufferont les cœurs de tous les peuples et de tous les hommes de la terre, voilà le but essentiel et exclusif du véritable sionisme, voilà ce que l’humanité attend d’Israël, voilà ce qui manque le plus au monde. Des nouveaux états on n’en a nul besoin, on en a déjà assez comme cela ; on commence à en avoir une indigestion et à les vomir, car ce sont eux, ces idoles, ces Molochs qui empoisonnent la vie spirituelle et sociale. Durant l’Exil, Israël a tant bien que mal assuré son rôle physiologique. Mais l’Émancipation et le Sionisme politique ont gravement perturbé ses fonctions vitales, alors que ces deux mouvements auraient dû les parfaire, leur donner toute leur plénitude, pour le plus grand bonheur de toute l’humanité. Par l’Émancipation et le Sionisme politique, le profane s’est introduit en Israël et a détruit sa sainteté et sa justice, alors que ces deux courants auraient dû, telle une rivière dans une terre aride, arroser abondamment le désert des nations de ces éléments vivifiants. En sortant du Ghetto, telles les eaux d’une source de montagne descendant vers la vallée, Israël devait purifier les terres des Gentils de toutes leurs souillures païennes (l’idolâtrie, les injustices sociales, les violences guerrières) pour permettre la culture des plantes messianiques de vérité, de justice et de paix. Sa tâche était d’autant plus facile que les philosophes français, véritables disciples des prophètes bibliques, en prêchant la Liberté, l’Egalité et la Fraternité, avaient préparé le terrain. Mais hélàs ! c’est le contraire qui s’est produit ; c’est le monde qui a contaminé les Juifs de ses vices, dont il est en train de périr, entraînant le peuple de l’Eternel dans sa descente aux abîmes, où gisent toutes les civilisations qui ont combattu la Nation Sainte.
C’est l’antisémitisme, c’est-à-dire la haine, qui a été cause de la création du sionisme politique de Herzl. Un mouvement dont l’essence créatrice est la haine ne peut que produire la haine, qui le nourrit. Et effectivement nous constatons que si le sionisme politique n’a pu réussir à déraciner l’antisémitisme en Ocoident -c’était là le but qu’il se proposait - il a par contre fait naître l’hostilité des nations orientales pour Israël, préparant ainsi le terrain à une tempête antisémite mondiale encore plus terrible que le Nazisme, dont souffriront tous les Juifs, même les non-sionistes, et dont les armées israéliennes seront bien impuissantes à arrêter le déferlement. Gandhi nous avait bien prévenus : "La violence ne vous conduira nulle part". En vérité, c’est à un suicide héroïque et militaire de la nation juive, dans la plus pure tradition païenne, que mène le sionisme politique.
Au contraire, le sionisme mystique et universaliste a son essence dans le plus profond de l’âme d’Israël, dans l’Éternel, dont le saint nom est lié aux sphères de la Justice et de la Miséricorde. Il est conditionné non par la haine de l’antisémite, mais par l’amour d’Israël pour tous les peuples et tous les hommes, auxquels il veut consacrer toutes ses forces spirituelles et matérielles, pour les aider à s’affranchir de toutes les oppressions et de tous les esclavages du corps et de l’esprit. Le sionisme mystique et universaliste, dont l’essence est l’amour ne pourra que provoquer l’amour. Il éteindra toute haine antisémite ; il aboutira finalement à l’hyménée messianique d’Israël et des Nations.

Immanouel HALEVI
[1] Lors de l’agression contre l’Egypte, au début du mois de novembre 1956 , la collusion de la France et de l’Angleterre - les puissances les plus obstinément colonialistes - avec Israël, confirme définitivement et spectaculairement l’existence d’un lien affectif, naturel entre le colonialisme européen et le sionisme, lien que seuls quelques hommes clairvoyants avaient aperçu dès la création du mouvement de Théodore Herzl, qui apparaissait aux yeux du monde comme un mouvement philanthropique et spiritualiste .
Les blindés israéliens attaquant et fonçant dans le désert du Sinaï, pour permettre aux armées franco-britanniques, à la solde des actionnaires de Suez, de perpétrer un acte de piraterie coloniale condamnée par la conscience universelle ; les avions à réaction français, qui mitraillent et bombardent les populations algériennes aspirant à la liberté, soutenant fraternellement l’action militaire israélienne, c’est là une image lourde de signification, qu’un véritable Juif ne peut regarder sans indignation, sans serrement de cœur. Comment les sionistes ont-ils pu se solidariser avec les colonialistes européens qui infligent aux peuples arabes les traitements dont le peuple juif a tellement souffert pendant des siècles ? Comment les sionistes ont-ils pu aider les Anglais à commettre une action qui a provoqué dans le monde la même émotion que l’affaire de "l’Exodus" ? Comment les sionistes ont-ils pu se sacrifier pour réaliser les plus chers désirs des fascistes français, qui ont envoyé tant de juifs à Auschwitz ? Est-ce parce qu’ils crient et écrivent dans les rues de Paris "Les Juifs en Israël" ?
Si vraiment l’Israël sioniste était l’Israël, de Dieu - et en admettant que l’Israël de Dieu fût autorisé à se servir de la force armée - il n’aurait pu, sous aucun prétexte, même en cas de légitime défense, et à bien plus forte raison pour une agression, s’associer avec les pays qui assument de nos jours le rôle de l’Egypte du temps de Moïse, c’est-à-dire qui exploitent et asservissent les peuples plus faibles qu’eux. Quel choc positif aurait produit sur les cœurs des masses arabes l’Israël sioniste, s’il eût pris position contre l’agression impérialiste franco-britannique, au lieu de l’avoir rendue possible ! C’est par une telle prise de position, que les Juifs marocains ont certainement empêché le déclenchement de violentes manifestations antijuives en Afrique du Nord. C’est ainsi, en se désolidarisant de la politique sioniste opportuniste et athée, qui se moque éperdument de leur sécurité et de leurs intérêts, (les troubles antijuifs sont la propagande sioniste la plus efficace) que les Juifs de la Diaspora détourneront l’ouragan antisémite qui est en train de se former du côté de la Palestine, et que le vent israélien risque de pousser dans les cieux des communautés juives du monde, auxquelles les gouvernants israéliens ne demandent pas leur avis pour mener leur politique de suicide héroïque.

Emmanuel Lévyne

22 novembre 2013

Le dialogue interreligieux


Intervention au congrès de l’Entraide missionnaire internationale (EMI) à Montréal

Au premier abord, j’avais quelque scrupule à venir parler ici de dialogue interreligieux, de théologie ou du statut de la vérité, au milieu d’une assemblée composée essentiellement de militants de la justice confrontés quotidiennement à des problématiques beaucoup plus concrètes, urgentes, vitales pour ceux qu’ils défendent. N’y a-t-il pas une sorte d’outrecuidance, voire une certaine obscénité à se pencher sur de telles questions théoriques quand les ravages de la globalisation libérale nous font évaluer la misère sociale sur la planète en milliards d’hommes, de femmes et d’enfants ?
Et puis j’ai repensé à cette définition de la violence du philosophe Eric Weil, qu’il m’arrive souvent de citer : « Il y a violence, dit-il, dès lors que je me refuse à faire participer l’autre à l’élaboration de mon propre discours ». Cette définition est lourde de sens, elle nous dit que l’origine première de la violence, c’est le refus du mélange, c’est l’absence d’échange. Dans le cadre de ce rassemblement un an après l’explosion de violence du 11 septembre 2001, une réflexion sur la nature, les conditions et les exigences d’un véritable dialogue entre les cultures a donc toute sa place. La question du dialogue interreligieux, qui nous paraît souvent si abstraite, si lointaine, si peu en phase avec les vrais problèmes du monde d’aujourd’hui, revêt ici sa dimension politique. Elle nous concerne tous, croyants ou incroyants, car une réflexion sur les relations entre les cultures du monde ne peut raisonnablement faire l’impasse sur le noyau religieux des civilisations. Elle nous concerne particulièrement ici, dans cette assemblée, puisque l’E.M.I. porte en elle cette notion de « mission » si ambiguë, et qui ne pourra être que complètement subvertie par l’idée d’un dialogue honnête et authentique.
J’ai choisi de vous présenter ma réflexion en une dizaine de points qui me semblent fondamentaux pour la déontologie d’un véritable dialogue entre les religions. Ces « dix commandements » du dialogue sont à mes yeux autant de conditions incontournables, pour qui cherche sérieusement à faire mentir les nouveaux Croisés qui nous prédisent un « choc des civilisations »… et font tout pour qu’il advienne. Ces va-t-en-guerre veulent nous persuader que l’Occident, étant en état de légitime défense depuis le 11 septembre (ce qui est en partie vrai, bien sûr), n’a donc aucunement à s’interroger sur ses propres valeurs et sur ses responsabilités (ce qui ne peut nous préparer qu’à une logique de l’affrontement).

Le premier de ces principes a déjà été esquissé par mon introduction :
1) Cesser de considérer le dialogue entre les religions comme une matière à option de la vie spirituelle et politique
Sur le plan politique, il est clair que le temps des coexistences pacifiques, entendues comme juxtaposition de cultures fermées sur elles-mêmes et imperméables aux autres, est révolu. La cohabitation dans l’indifférence ne peut déboucher à terme que sur la guerre. Seul un dialogue au sens propre du terme, celui qui fait s’interpénétrer les cultures et qui exige un incessant travail de compréhension réciproque, est capable (peut-être !) d’éloigner le spectre de la violence. Les exemples historiques ne manquent pas, des paix qui se limitaient à des cessez-le-feu, des prétendues paix qui se fondaient sur le mépris de l’autre, et qui n’ont été que les creusets d’une explosion de violence : voyez l’Allemagne du début du XXe siècle, où la communauté juive croyait vivre en toute sécurité, voyez plus près de nous le cas de l’ex-Yougoslavie, qui s’est crue définitivement unifiée par la dictature communiste… Quant au Proche-Orient, j’aime citer ces mots du philosophe juif Martin Buber, inspirées par un sionisme socialiste, utopique et tolérant, au Congrès Juif Mondial de 1929 : « En Palestine, disait-il, nous n’avons pas vécu avec les Arabes mais à côté d’eux (nebeneinander). La cohabitation de deux peuples sur une même terre devient fatalement, si elle ne se développe pas en direction d’un être-ensemble (miteinander), une opposition (gegeneinander).Aucun chemin ne permet de revenir à la pure et simple cohabitation. Il est par contre toujours possible de percer en direction de l’ « ensemble », bien que de nombreux obstacles se soient accumulés sur cette voie ». Inutile d’insister sur le caractère prophétique de ces paroles prononcées il y a trois quarts de siècle…
Sur le plan culturel et religieux, le même Buber, génial philosophe de la relation, a résumé l’urgence vitale du dialogue en quelques mots : « Je deviens Je en disant Tu ». Le temps où les cultures et les religions croyaient pouvoir se comprendre elles-mêmes en faisant abstraction des autres, est révolu. Nous savons aujourd’hui que nous ne serions pas nous-mêmes s’il n’y avait pas eu les autres, dont l’histoire a interféré avec la nôtre au point que, par exemple, l’épanouissement de la civilisation musulmane a été parmi les moteurs les plus importants de l’émergence de l’Occident moderne en tant que tel. « Je deviens Je en disant Tu », effectivement, parce que la prise de conscience de moi-même implique forcément une confrontation à mon histoire, qui est avant tout une histoire de relations.
Le dialogue interreligieux n’est donc pas un simple hobby, une activité périphérique de la vie spirituelle que l’on peut explorer lorsqu’on en a le temps, à titre facultatif. Dans le domaine religieux aussi, la coexistence pacifique est une notion obsolète, il nous faut nous diriger vers ce que le théologien Hans Küng décrit comme le temps de la « pro-existence » : ce temps où la connaissance et la reconnaissance de l’autre seront cultivées et considérées comme centrales dans le cheminement spirituel. Voilà le défi que nous lance la mondialisation culturelle : si nous ne voulons pas la subir, mais l’agir, si nous refusons qu’elle se manifeste, comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui, par un affadissement généralisé, une disparition de tous les particularismes, un nivellement par le bas, si en bref nous voulons résister à l’américanisation culturelle de la planète, nous devons nous confronter à cette question cruciale : comment construire un universalisme qui ne soit pas uniformité totalitaire, comment articuler unité de l’humanité et diversité des civilisations, comment affirmer à la fois la nécessité de valeurs universelles et la légitimité des singularités culturelles ?
Mais cette problématique… n’est-ce pas celle du christianisme depuis toujours ? N’est-ce pas celle qu’on tenté de résoudre les Paul de Tarse, les Clément d’Alexandrie, les Thomas d’Aquin et les Augustin d’Hippone ? N’est-ce pas celle dont le dominicain Claude Geffré pointe l’actualité brûlante pour tout chrétien : « L’expérience historique d’un pluralisme de fait, écrit-il, nous invite pour la première fois à prendre au sérieux toutes les conséquences d’un pluralisme religieux de principe ».

Mes neuf autres « commandements » du dialogue, que je ne peux décliner ici qu’en en présentant brièvement les lignes de force, je les articulerai autour des trois temps d’une phrase fondatrice sur laquelle j’aime à m’appuyer. Il s’agit d’une citation de Thomas Merton, ce trappiste américain qui, du fond de sa cellule monastique, mobilisa tout une génération derrière Martin Luther King, pour le mouvement des Droits civiques, contre la guerre du Vietnam, contre la bombe atomique, etc. Il fut en outre l’un des pionniers du dialogue interreligieux monastique, et résuma un jour sa démarche par ces paroles :
« Nous acceptons la division,
Nous collaborons avec la division,
Nous dépassons la division ».
Les neuf principes suivants que je vous proposent consisteront donc en quatre deuils résumés par le premier élément de cette phrase, en trois explorations résumées par le deuxième, et en deux dépassements résumés par les derniers mots de Merton.
« Nous acceptons la division… »

2) Faire le deuil de sa propre innocence
Nous le disions à l’instant : pour qui veut sérieusement approfondir son identité spirituelle, impossible de faire l’impasse sur le passé, et donc sur l’histoire de ses relations à l’autre. Mais - et nous ne le savons que trop, nous les chrétiens ! - cette histoire est très souvent chargée de crimes, de paroles et de gestes de haine. Massacres, conversions forcées, persécutions font partie de notre généalogie, j’allais dire de notre patrimoine génétique spirituel, nous ne pouvons nous en laver les mains. C’est pourquoi l’acte inaugural du dialogue consiste en une proposition de réconciliation, laquelle doit passer, la plupart du temps, par une demande de pardon.
On s’est un peu trop vite gaussé, je crois, des multiples déclarations de repentance du pape Jean-Paul II – plus d’une centaine depuis le début de son pontificat ! Mais c’est précisément là, peut-être, l’élément le plus génial d’un règne par ailleurs fort contestable ! Reconnaître qu’il y a eu faute, reconnaître que nous en sommes responsables (c’est-à-dire, au sens propre, que nous devons en répondre, même si nous n'avons évidemment pas commis nous-mêmes les crimes en question), demander le pardon (non seulement au Père, mais surtout au frère humain concerné), voilà le premier pas incontournable de toute démarche dialogale.
Il ne s’agit pas ici de se vautrer dans le dolorisme et la culpabilité, ni de dévaloriser sa propre tradition par rapport à celle des autres : la question est seulement de trouver le moyen que les crimes d’antan ne pèsent plus sur le présent, qu’ils soient mis à distance. Non pas oubliés, ni excusés, ni minimisés : simplement éloignés d’un commun accord, pour pouvoir vivre ensemble et repenser l’avenir à nouveaux frais. Il ne s’agit pas non plus d’un processus de négociation, qui exigerait une symétrie des repentances : d’une part il y a des cas (comme celui des relations judéo-chrétiennes ) où il n’y a objectivement pas symétrie des torts et des crimes ; et d’autre part, même dans les cas où un partage des responsabilités serait discutable, (comme celui des relations islamo-chrétiennes), la démarche dont je parle ici se passe de toute réciprocité. La question n’est pas d’établir un jugement sur l’histoire, elle est seulement, pour celui qui demande pardon, de purifier sa propre foi. Dès lors, nul besoin de réciprocité : je n’ai pas à conditionner mon « premier pas » à la constatation d’une démarche semblable chez l’autre, car la question cruciale est seulement celle de mon rapport à ma propre histoire, pour mieux me comprendre et me présenter plus libéré face à mon interlocuteur.

3) Faire le deuil de tout projet de prosélytisme
Les crimes dont il est ici question sont presque toujours liés (en tout cas, pour les religions à prétention universelle comme le christianisme ou l’islam) à la volonté d’imposer à l’autre, d’une façon ou d’une autre, sa propre vision du monde. Ce que j’appelle l’honnêteté spirituelle (analogue à l’honnêteté intellectuelle dans le domaine de la foi) implique donc d’aller déraciner le mal jusque dans ses fondements : abandonner toute arrière-pensée de conversion de l’autre. Malheureusement, malgré toutes les déclarations de paix que multiplient les responsables religieux depuis une quinzaine d’années (la rencontre d’Assise de 1986 fut en la matière un événement inaugural), les conséquences logiques et théologiques de cette « paix » tant désirée sont rarement explorées.
Quelques années après Assise, le Vatican publiait par exemple un document intitulé « Dialogue et Annonce », dans lequel il était précisé que « l’annonce a la priorité sur toute forme d’activité ecclésiale, tandis que le dialogue est l’un des éléments intégrants… (et que) les chrétiens doivent toujours se rappeler que le dialogue reste orienté vers l’annonce ». Autrement dit, l’évangélisation est la fin du dialogue, au sens de sa finalité. Je dis que dans ces conditions, elle est aussi la fin du dialogue, au sens de sa disparition. S’engager à se confronter à l’altérité est une attitude incompatible avec celle qui consiste à espérer pouvoir un jour réduire l’autre au même (même s’il n’est bien sûr plus question de conversion forcée). Le dialogue est alors ramené aux prolégomènes de l’évangélisation, à une préparation de l’entreprise missionnaire : il n’est plus qu’un « dialogue-hameçon », selon l’expression du musulman tunisien Mohammed Talbi.

4) Faire le deuil de toute prétention à la supériorité
Faisons un pas de plus : abandonner définitivement l’espoir ambigu de voir un jour l’autre se convertir, c’est en fin de compte remettre en question en profondeur l’assurance dans laquelle nous nous étions confortablement installés, cette certitude que notre façon de voir Dieu est la meilleure possible. L’abandon est douloureux, j’en conviens, il est insécurisant et même vertigineux. Mais la vie même est insécurité, pourquoi donc la vie spirituelle serait-elle un long fleuve tranquille ? Nous souffrons tous de ce que j’appelle le complexe du frère aîné : lorsque l’enfant paraît, il est naturellement le centre du monde pour lui-même et ses parents, il occupe tout l’espace… Soudain vient le cadet, qui vient faire obstacle à la toute-puissance de son désir : il faut qu’il apprenne à partager, au-delà du caractère naturellement impérialiste de son instinct de possession. Cette reconnaissance du scandale de l’altérité, cet abandon essentiel qui conduit à admettre la pleine légitimité de l’autre, voilà à quoi nous sommes invités : il faut apprendre maintenant à partager le Royaume des Cieux.
Faire le deuil de la supériorité de sa religion, ce n’est ni sombrer dans le nihilisme (« rien ne vaut »), ni tomber dans le relativisme (« rien n’a de valeur en soi ») ni se rallier à l’indifférentisme (« tout se vaut »). Les religieux qui passent leur temps à mettre en garde leurs fidèles de façon comminatoire (comme dans le document romain Dominus Jesus ) contre les risques du dialogue, voudraient nous faire croire que la prétention à la supériorité est indissociable de la vraie foi. Ces tentatives de culpabilisation voudraient nous persuader qu’il est impossible de se situer en dehors de toute logique de comparaison. Mais c’est là nous demander une perversion d’amour ! L’amour véritable, lui, ne compare pas, n’a pas besoin de se rassurer avec des « plus » et des « moins » pour se persuader de son existence : quel piètre amoureux serait-il, celui qui voudrait absolument que son aimée soit objectivement la plus belle, la plus intelligente de toutes les femmes ! Et avons-nous besoin de penser sérieusement que nos enfants sont « les plus beaux du monde » pour les aimer au-delà de tout ? Non, si la foi est une relation d’amour, elle n’a que faire de déclarer telle ou telle église « voie ordinaire et plénière du salut ».

5) Faire le deuil de tout consensus ici-bas
« Vous faites bon marché de la Révélation, objecterons certains. Le Christ n’a-t-il pas dit lui-même qu’il est la Voie, la Vérité, la Vie ? La Voie, et non pas une voie parmi d’autres ! » Par ce genre de raisonnement, même si l’on se veut « tolérant » pour toutes les autres religions, cette tolérance ne vaut que pour le monde présent, et on ne fait que reporter la prétention à la supériorité chrétienne dans le domaine des fins dernières, de l’eschatologie. Et l’on se dit que si toutes les traditions possèdent des bribes de la Vérité unique, c’est en définitive la nôtre qui en est dépositaire dans sa totalité, même si cela ne sera manifeste qu’à la fin des temps. Le totalitarisme de la pensée se fait ainsi plus acceptable, il n’en est pas moins pervers…
Telle fut longtemps l’attitude de l’Eglise – moins simpliste qu’on ne le dit souvent, mais moins honnête que ce qu’elle en dit elle-même. On cite souvent, en effet, l’adage « Hors de l’Eglise point de salut », qui fut opposé par Rome essentiellement aux hérétiques, mais vis-à-vis des autres religions l’attitude chrétienne fut plus subtile, elle était inclusive, et non pas bêtement exclusive : depuis Clément d’Alexandrie et les autres Pères qui « baptisèrent » la philosophie grecque, il n’était pas question de rejeter tous les païens dans les ténèbres extérieures, mais de considérer que leurs croyances avaient en fait la fonction de « préparations évangéliques ». On admettait volontiers que les traditions de l’humanité comportaient des « pierres d’attente », des « semences du Verbe », étant entendu que ces semences ne pourraient pleinement venir à la lumière que dans le cadre du christianisme. Cette vision de la foi de l’autre comme « tremplin », selon l’expression de Clément, peut paraître tolérante – elle a été réaffirmée par la déclaration Nostra Aetate du concile Vatican II -, mais elle ne correspond en rien à une reconnaissance de l’autre en tant qu’autre, elle ne le considère que comme un même en devenir. (A noter, d’ailleurs, que dans cette perspective évolutionniste il est impossible de prendre au sérieux, et donc de penser l’avènement et surtout le succès d’une nouvelle religion après le christianisme, c’est pourquoi l’islam a toujours été un point d’achoppement pour la théologie chrétienne des religions). Anima naturaliter christiana, disait-on au Moyen-Âge, l’âme est naturellement chrétienne, certains ont la chance de le savoir, les autres le découvriront plus tard… Encore au Xxe siècle, la théorie du « christianisme anonyme » de Karl Rahner relève de ce même impérialisme spirituel à visage de tolérance.
Croire vraiment en la transcendance de Dieu, c’est au contraire admettre une fois pour toutes, et sans arrières-pensées, que « la Maison de notre Père est autrement conçue que ce qu’en décrivent nos pauvres plans humains », comme le disait Martin Buber. Croire vraiment en l’immanence de Dieu, c’est admettre une fois pour toutes que la Vérité est le « sceau de Dieu », comme le disent les rabbins dans le Talmud, c’est-à-dire qu’elle est absolument inaccessible dans son absoluité, tandis que les hommes ont à dialoguer pour rassembler ici-bas les bribes de vérité dont ils sont chacun dépositaires – c’est pourquoi emet, la vérité en hébreu, est un mot constitué de trois lettres, la première de l’alphabet, la dernière, et celle du milieu…
« …Nous collaborons avec la division… »
Partant de cette constatation que le pluralisme religieux n’est pas transitoire, n’est pas un signe de l’imperfection de l’humanité ni de l’inachèvement de l’histoire, mais qu’il est légitime en lui-même, nous avons devant nous un immense chantier de travail. Travail de traduction, essentiellement, si tant est que les religions sont comme des langues par lesquelles les hommes disent et se disent entre eux leur part de divin. J’aime cette métaphore de la langue, car elle sous-entend qu’on ne peut pas se passer de cet outil hérité de l’histoire. Le poète le plus universel, en effet, ne peut pas s’exprimer dans une langue universelle qui n’existe pas (cf. l’échec de l’esperanto), il doit forcément passer par une langue donnée, quitte à la transformer en profondeur : Hugo ne peut être que français, Goethe ne peut être qu’allemand, Dante ne peut être qu’italien… Ainsi en est-il des religions. De nos jours, on a parfois la nostalgie d’une sorte de religiosité universelle, qui serait fondée sur « le meilleur de chaque tradition », correspondant aux visions universalistes de certains mystiques. Mais c’est là une fausse vision de l’universel, comme si celui-ci était disponible ici et maintenant, « en temps réel » comme on le dit de nos jours. Au contraire, l’universel est un horizon qui ne peut naître que de notre travail et du dialogue de nos singularités. Nous avons donc à « collaborer », c’est-à-dire à travailler ensemble, à partir de l’extraordinaire diversité de l’humanité.

6) Explorer les différences plutôt que les similitudes
Travail de traduction, dis-je, et comme tout traducteur professionnel le sait, il convient de se concentrer sur les imperceptibles différences d’entendement qui nous font souvent commettre des faux-sens, voire des contre-sens. Ici encore, l’écueil consiste à essayer de comprendre l’autre en le réduisant au « même », en transformant ses différences en similitudes, en ramenant sa part d’inconnu à ce qui pour nous relève du déjà connu. Or, en réalité, « pour comprendre l’autre, disait le grand islamologue Louis Massignon, il faut se placer dans l’axe de sa naissance », et cette opération de décentrement radical est ce qu’il y a de plus difficile. Les traducteurs littéraires connaissent le piège des « faux amis », qui nous font prendre le library anglais pour une « librairie », le virtual pour du « virtuel », l’adverbe actually pour « actuellement », etc. Nous en sourions, mais nous faisons la même erreur lorsque nous ramenons la « compassion » bouddhiste à l’agapé chrétienne, en faisant abstraction de la distance abyssale qui sépare l’anthropologie chrétienne et la bouddhiste, lorsque nous croyons que la réincarnation orientale est grosso modo l’équivalent de notre résurrection, lorsque nous disons que les juifs constituent le « peuple du Livre » (et donc de la lettre) alors qu’Israël est avant tout le peuple de l’interprétation du Livre (donc celui de l’esprit)… On le voit, il y a du pain sur la planche, et l’on commence à comprendre l’autre lorsque, par désillusions successives, on prend conscience que l’on avait jusqu’à présent rien compris de lui…

7) Explorer la genèse des préjugés
Ce travail de défrichement implique que le dialogue des religions ne peut faire l’impasse sur la science des religions, sur la critique historique, littéraire, sociale, etc, qui nous permet d’avoir, au-delà de nos différentes sensibilités spirituelles, un langage commun. Grâce aux sciences humaines, il est possible de discuter ensemble à partir d’une plate-forme rationnelle, qui tient à distance le poids des subjectivités historiques. Ainsi les préjugés réciproques peuvent-ils être soumis au crible de l’analyse. Il n’est plus possible d’affirmer, par exemple, à partir d’un certain travail commun sur les textes du Nouveau Testament et du Talmud, que la polémique de Jésus avec les Pharisiens (dont il est d’ailleurs objectivement très proche) relève de l’opposition entre la religion de l’Amour et celle de la Loi, entre l’universalisme évangélique et le particularisme crispé des juifs, entre la logique du pardon et celle du juridisme. Ces idées toutes faites, héritées d’un anti-judaïsme ancestral, demeurent malheureusement encore sous-jacentes à un certain discours chrétien « progressiste », par ailleurs tout à fait sincèrement opposé à l’antisémitisme moderne. L’inculture et la manque de travail intellectuel et spirituel expliquent la permanence de ces préjugés chez des gens de bonne foi, parce qu’un enseignement de la fraternité (le mot lui-même implique un labeur, un apprentissage de l’autre, un effort d’intelligence) n’a pas suffisamment pris la place de ce que Jules Isaac a appelé « l’enseignement du mépris » multiséculaire à l’égard du judaïsme, celui-là même auquel Vatican II voulait mettre fin.
Une intervention des sciences humaines dans le débat interreligieux ne va pas sans problème, ni sans résistances : ainsi en est-il, par exemple, lorsque des musulmans refusent toute lecture critique du texte coranique, compris comme Parole divine purement « descendue » en langue arabe, telle quelle dans son absoluité, par la bouche du Prophète.
Autre exemple, les chrétiens qui se penchent sur les racines de l’antijudaïsme de leur tradition ne peuvent que remonter jusqu’à leurs textes fondateurs, et tenter de comprendre à quel point les évangiles eux-mêmes sont marqués par une polémique (en l’occurrence intra-judaïque, puisque les évangélistes eux-mêmes étaient juifs, sauf Luc) qui a subi des distorsions dans son interprétation au cours des siècles. Le portrait relativement « positif » de Ponce Pilate donné par les évangiles (Pilate qui fut en réalité l’un des pires procurateurs que la Judée est connus) est un signe de ce parti pris de la toute première génération chrétienne – et cette constatation est évidemment vertigineuse pour le chrétien d’aujourd’hui. Le dialogue honnête nous conduit donc à revoir de fond en comble l’interprétation de passages comme Matthieu 5, 43 : « On vous a appris Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi, moi je vous dis aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs ». Si le commandement d’aimer son prochain est effectivement un leitmotiv de l’Ancien Testament, celui d’haïr son ennemi n’y est nul part mentionné, il y a donc là une sorte de falsification de la citation biblique par Matthieu lui-même, le plus juif des évangélistes pourtant, qui se laisse ici emporter par sa polémique contre ceux de ses coreligionnaires qui n’ont pas reconnu Jésus comme Messie.
On le voit par ces simples exemples non développés ici, la recherche et l’étude des textes nous conduit à des remises en question radicales. Pour continuer sur l’antijudaïsme, et pour reprendre une expression du psychanalyste Daniel Sibony, « l’origine de la haine, c’est la haine de l’origine ». Il ne suffit donc pas de se proclamer tolérant, il faut aller extirper les racines de la violence jusqu’au cœur même de notre incertitude identitaire angoissante (en l’occurrence, pour les chrétiens, aller jusqu’à affronter le paradoxe d’une religion se réclamant d’un rabbi juif… qui ne se voulait manifestement pas fondateur de religion !)

8) Explorer la pluralité de l’autre
Je n’insisterai pas sur ce huitième thème, car il me semble évident que ce même travail d’étude dont je viens de parler nous amène naturellement à considérer que l’Autre n’est pas un et figé dans l’image que l’on en a, qu’il se situe dans une histoire et une géographie. Toutes les religions ont leurs richesses et leurs lignes de perte, toutes ont leurs intégristes et leurs réformateurs, toutes ont leurs potentialités d’ouverture et leurs tendances au repliement sur soi. La pratique du dialogue conduit à considérer l’autre comme pluriel et en devenir… et dans le même temps, il nous fait porter un regard différent sur notre propre tradition, qui elle aussi est plurielle et en devenir !
« …Nous dépassons la division »
Explorer, étudier inlassablement, avancer sans cesse contre le vent de nos préjugés pour mieux connaître l’autre dans son irréductible altérité. Mais en cours de chemin, il nous faut encore nous élever à une autre dimension, sans vouloir précipiter les choses, mais pour tenter de regarder ensemble vers un même horizon. « Nous devons tenter, dit le dominicain Claude Geffré, de penser comment une révélation unique peut inclure des Paroles de Dieu différentes… » Vaste programme ! Mais c’est précisément là, je crois, que se situe la vocation proprement universelle du christianisme. « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir », dit Jésus. Aller vers cet horizon où l’unité ne s’inscrit pas en faux contre la diversité, tel est la voie vers ce que Geffré nomme un « accomplissement non totalitaire ».

9) Dépasser l’horizon de la relation bilatérale
Un première étape consiste à élargir le champ du dialogue, pour ne jamais s’enfermer dans un système de discours clos. Pour cela, il nous faut rompre avec ce que j’appelle la logique du tiers exclu : celle où, sous prétexte d’affinités et de dialogue, on s’entend avec un autre sur le dos d’un troisième. Par exemple, il arrive parfois que les chrétiens impliqués depuis longtemps dans les relations d’amitié avec les musulmans en arrivent à reprendre à leur compte des préjugés antijudaïques émis par leurs interlocuteurs, et masqués insidieusement derrière une rhétorique antisioniste ; inversement, des chrétiens engagés dans le dialogue avec le judaïsme hésiteront à évoquer, par une pudeur mêlée de complaisance, la question palestinienne…
Et si l’on veut aller plus loin, l’entente des trois monothéismes est parfois teintée d’un certain mépris pour les religions orientales ou les traditions africaines, plus ou moins considérées, dans une vision évolutionniste de l’histoire des religions, comme archaïques ou idolâtres. Là encore, il convient de travailler pour reconsidérer en profondeur l’apport du monothéisme, qui véhicule sûrement autant d’ombres que de lumières…
Enfin, le dialogue interreligieux ne peut, s’il veut demeurer vivant, se contenter de n’être… qu’interreligieux. La confrontation avec les « sans religion », agnostiques et athées, est essentielle pour se comprendre en tant que croyants : elle peut nous aider à dépasser ce qu’il y a d’idolâtrique et de totalitaire dans nos pratiques et nos croyances – c’est en ce sens que la mystique chrétienne Simone Weil parlait de « l’athéisme purificateur ». Après tout, judaïsme et christianisme n’ont-ils pas été persécutés par Rome comme athéismes ?

10) Dépasser les notions traditionnelles de religion
Je ne peux ici que pointer en quelques mots vers une ligne d’horizon riche de potentialités pour le christianisme à venir : celui d’un « christianisme non religieux » tel que l’entendait le théologien luthérien allemand Dietriche Bonhoeffer, résistant de la première heure au nazisme et mort en 1945 en camps de concentration. Dans ses lettres de prison, il écrivait : « Les gens religieux exploitent toujours la faiblesse et les limites de l’homme. J’aimerais parler de Dieu non au limites, mais au centre, non dans la faiblesse mais dans la force, non à propos de la mort et de la faute, mais dans la vie et la bonté de l’homme. Près des limites, il me semble préférable de laisser irrésolu ce qui est sans solution… » Et refusant, en tant que pasteur, de « vendre sa marchandise » ecclésiale, il en vint à poser cette question vertigineuse : si Paul de Tarse a montré que la circoncision n’était pas nécessaire au salut en Christ (à noter d’ailleurs qu’elle ne lui est pas, dans l’esprit des Actes des Apôtres, incompatible, et qu’il pouvait donc exister une « judaïsme chrétien » tout à fait légitime), si donc l’appartenance à la tradition des pères de Jésus n’était pas une condition pour être chrétien, peut-on se demander aujourd’hui si la religion elle-même est nécessaire au salut ? S’il le Christ n’est pas au contraire, d’une certaine façon, par la distance de liberté intérieure à laquelle il nous appelle envers toutes les instances sociales, y compris religieuses… s’il ne serait pas le « Seigneur des non religieux » ? Autrement dit, pourrait-on être chrétien sans adhérer à un système de croyances et à une communauté donnée, et dans ce cas, « comment parler de Dieu sans religion ? »
Cette interrogation fondamentale, à laquelle le chrétien d’aujourd’hui ne peut que se confronter s’il suit jusqu’en ses ultimes conséquences une démarche de dialogue avec les autres traditions, rejoint – sur un plan théologique – la pensée politique et sociologique d’un Marcel Gauchet : « le christianime est la religion de la sortie de la religion », explique ce philosophe dans son fameux livre Le désenchantement du monde. On pourrait citer aussi, à un tout autre niveau, les paroles du bénédictin Henri Le Saux, après une longue pratique de dialogue avec les spiritualités indiennes : « Ce qu’il y a à contruire maintenant, écrivait-il à la fin de sa vie dans son journal, c’est le Christianisme de l’âge post-religieux… Accepter la révolution amenée par Jésus, tout de suite désarmorcée, dès la première génération chrétienne…. Préparer, à partir de l’Eglise-mythe, l’Eglise non-mythique ».
Il se pourrait bien que le christianisme, en tant que phénomène socio-historique (condamné donc à avoir un début, un développement et une fin) soit amené dans les décennies à venir à se libérer de tout son apparat institutionnel pour revenir à une sorte de pauvreté essentielle. En touchant le fond de son écroulement sociologique, peut-être trouvera-t-il ses véritables fondations… Il ne ferait là qu’illustrer la parole évangélique : « Si le grain tombé en terre ne meurt pas, il ne portera pas de fruit ».

Jean Mouttapa

21 novembre 2013

Pour une théologie du dialogue




L’ÉGLISE CATHOLIQUE PEUT-ELLE CHANGER ?


Le pape François est, bien sûr, un conservateur, comme tous les cardinaux qui l’ont élu ; il a pris la tête, en Argentine, d’une véritable croisade contre l’avortement et le mariage gay. Mais, il a bien compris que sa simplicité et son attention aux pauvres, en contraste avec son prédécesseur, vont lui valoir très vite une grande popularité, en particulier en Italie. Les médias sont d’ailleurs là pour orchestrer la campagne. Pourtant, son attitude pendant la dictature militaire argentine est accablante : il s’est tu, comme toute la hiérarchie catholique argentine, alors qu’un épiscopat comme celui du Brésil a pris parti en faveur des opprimés. Il fait aussi l’objet de graves accusations. Le Monde du 15 mars a osé écrire : « Le prélat s’est battu pour conserver l’unité des jésuites, taraudés par la théologie de la libération », avec la préoccupation d’éviter leur politisation. Un commentaire qui n’est pas de l’information mais de l’idéologie conservatrice ! Pendant ces mêmes années, des dizaines de jésuites et des centaines de prêtres ont lutté avec les pauvres, partout en Amérique latine, contre les dictatures et les oligarchies. Nombre d’entre eux l’ont payé de leur vie. Quant à Bergoglio, sa lutte déterminée contre la théologie de la libération qui lui a valu sa promotion : Jean-Paul II le nomme d’abord, en 1992, évêque auxiliaire de Buenos Aires puis, en 2001, lui accorde le chapeau de cardinal. Et maintenant ?
Du pape François – qui a 76 ans et un seul poumon -, on attend qu’il fasse ce que son prédécesseur n’a pas su réaliser : remettre de l’ordre dans le gouvernement central de l’Église, nettoyer les écuries du Vatican, que l’on a découvertes aussi sales que les écuries d’Augias, avec toutes les affaires de pédophilie que Jean-Paul II a laissé impunies, les trafics de la banque du Vatican et autres joyeusetés. Voudra-t-il aller plus loin et engager quelques réformes de fond devenues urgentes ? On peut en douter compte tenu, entre autres, de son âge. On peut aussi se demander si, au cours de leurs longs débats avant et pendant le conclave, les cardinaux ont pris la mesure de l’urgence des réformes que les deux papes polonais et allemand ont bloquées avec tant de persévérance pendant 35 ans.


L’état catastrophique de l’Église catholique
Effondrement de la pratique religieuse et crise du clergé (depuis plus d’un demi-siècle) dans les pays occidentaux, disparition des intellectuels catholiques, recul du catholicisme en Amérique latine et en Afrique devant l’engouement pour les églises évangéliques, nomination systématique d’évêques conservateurs, voire rétrogrades, crispation sur une morale sexuelle incomprise de la plupart des fidèles et sur des dogmes considérés comme immuables.
Le grand théologien suisse Hans Küng a publié, en septembre dernier, un ouvrage intitulé Peut-on encore sauver l’Église ? , traduit en français et publié au Seuil. On connaît le franc-parler de ce théologien qui a été le plus jeune expert officiel au concile Vatican II ; Joseph Ratzinger est de quelques mois plus âgé. Il est sévère : l’Église souffre « du système de domination romain qui, malgré toutes les résistances, s’est établi au cours du deuxième millénaire et s’est maintenu jusqu’à nos jours » : monopole du pouvoir et de la vérité, juridisme et cléricalisme, hostilité envers la sexualité et les femmes. Selon lui, les scandales d’abus sexuels du clergé sont le dernier symptôme de la crise.
Hans Küng cite les propos d’Alois Glück, le président du comité central des catholiques allemands lors du Kirchentag de 2010 : « L’alternative est : ou la résignation, le rétrécissement voulu, en tout cas accepté sans trop de regret, à une petite communauté de « chrétiens convaincus » ; ou la volonté et le courage pour un nouveau départ. »
Comment en est-on venu là ?
Voulu par Jean XXIII et amorcé par le Concile, l’aggiornamento n’a duré que quelques très courtes années. Dès 1967-68, Paul VI, angoissé et sous l’influence de la Curie romaine, publiait deux encycliques catastrophiques : Sacerdotalis caelibatus qui maintenait le célibat ecclésiastique (qui n’est pourtant que d’ordre disciplinaire et dont l’obligation peut être levé du jour au lendemain), et l’encyclique Humanae vitae qui condamne la contraception… parce que Pie XI l’avait déjà condamnée en 1930. Dès ces années, aux mesures d’application du Concile se mêle, avec de plus en plus de force, un courant de réaction.
Avec Jean-Paul II, la nomination d’évêques conservateurs partout dans le monde mène à l’immobilisme. Hans Küng souligne que, pour sélectionner les futurs évêques, un questionnaire – qu’il a vu de ses yeux – circule pour vérifier qu’ils approuvent Humanae vitae, l’obligation du célibat et rejettent l’ordination des femmes. Le théologien suisse donne l’exemple de trois cardinaux actuels qui, pour assurer leur promotion, ont changé radicalement de position. Aux États-Unis, l’épiscopat concentre ses efforts contre la politique de la santé d’Obama à cause du remboursement de l’IVG. Le cardinal-archevêque de New York, Timothy Dolan, président de la conférence des évêques des États-Unis, mène la campagne…
J’ai déjà, dans ces pages, souligné les dégâts provoqués par le cardinal Ratzinger, pendant ses 23 ans de règne, comme préfet de la congrégation de la foi, ex-Saint-Office. Paradoxalement, la liste de ses condamnations dessine les contours de certaines réformes à promouvoir. Sans oublier l’interdiction de l’ordination des femmes, plusieurs fois répétées, en particulier par une lettre apostolique de Jean-Paul II en mai 1994.


Le pape voudra-t-il et pourra-t-il faire des réformes ?
Voilà la grande question. Chacun songe (et rêve) d’un nouveau Jean XXIII mais l’histoire ne se répète pas ; elle est toujours nouvelle. On peut s’interroger d’ailleurs sur la marge de manoeuvre dont le pape François va disposer.
N’oublions pas qu’en démissionnant, Benoît XVI a pris des dispositions inquiétantes. En effet, en prenant sa retraite au sein du Vatican (4,4 hectares), il reste très près du pouvoir et n’a pas dit qu’il se consacrerait uniquement à la prière et à ses chères études. De surcroît, Mgr Georg Gaenswein, secrétaire particulier de Benoît XVI (qui l’accompagnera dans sa retraite), récemment nommé préfet de la Maison pontificale, le restera ! Le P. Lombardi, directeur de la salle de Presse du Vatican, a précisé, bien sûr, qu’il n’aurait, par cette fonction, aucun type d’influence sur le nouveau pape, car “ses compétences ne concernent pas le gouvernement ou les décisions de l’Eglise”, mais “des fonctions pratiques et logistiques relatives à l’organisation des audiences de Sa Sainteté”. Contre-vérité : en préparant les audiences publiques mais aussi privées, Mgr Gaenswein recueillera nombre d’informations qu’il pourra transmettre à son patron, le « pape émérite ». Enfin, après avoir annoncé le 11 février sa démission effective pour le 28, Benoît XVI a nommé, le 15 février, à la tête de l’Institut pour les Oeuvres de religion, c’est-à-dire de la banque du Vatican, un industriel allemand, Ernst von Freyberg, chevalier de l’Ordre de Malte et constructeur de navires de guerre… On devine le souci du « pape émérite », convaincu de détenir la Vérité, de veiller à ce que son successeur ne touche pas à la sainte doctrine dont lui, Ratzinger, est le gardien.
Le nouveau pape a reçu la mission de remettre de l’ordre dans le gouvernement central de l’Église : rien de plus ? Je crois donc utile de rappeler un texte conciliaire, promulgué le 21 novembre 1964 : « L’Église, au cours de son pèlerinage, est appelée par le Christ à une réforme permanente dont elle a perpétuellement besoin en tant qu’institution humaine. » (Décret Unitatis Redintegratio, n° 6)

Pour terminer, je voudrais citer les paroles du grand théologien Karl Rahner, lors d’une conférence à Paris en février 1965 : « La théologie d’aujourd’hui et de demain devra se faire théologie du dialogue avec les hommes qui pensent ne pas pouvoir croire. Il lui faudra donc réfléchir à fond, avec une sincérité radicale, sur ce qu’elle pense et veut dire quand elle parle de Dieu et du Christ. Ces questions ne peuvent être résolues par un biblisme naïf. » Et Karl Rahner d’appeler de ses voeux une théologie oecuménique qui serait « accompagnée, entourée d’une théologie du dialogue avec le monde d’aujourd’hui. (…) Quand nous disons théologie du dialogue avec le monde, il ne s’agit pas tellement d’une question d’apologétique ou de pédagogie religieuse, donc de savoir comment rendre le dogme de l’Église acceptable à nos contemporains. Mais qu’on se pose sérieusement cette question et l’on ne pourra échapper à la nécessité de repenser théologiquement ce que le christianisme proclame. »
Karl Rahner ajoute, certes, que « le dogme demeure » mais souligne qu’il porte « des possibilités de développement dogmatique et théologique. »
Qui peut dire ce que fera demain le nouveau pape ? Qu’au moins, il renverse le courant qui, depuis 1968, fait de l’Église, malgré ses fastes et grands rassemblements, un petit monde clos, dérivant vers la secte.


19 novembre 2013

Jacques Berque

Jacques Berque ou l’incitation au dialogue des civilisations

par Mériem Mahmoudi 

«Toutes les civilisations ont des points en commun, possèdent des passerelles et communiquent entre elles par leurs valeurs communes. Aucune ne peut se croire supérieure aux autres. L’esprit ne connaît pas de nations mineures, il ne connaît que des nations fraternelles et des vainqueurs sans vaincus.»
André Malraux, 1959

La funeste prophétie de Samuel Hutington (1) est-elle en train de s’accomplir ? Assistons-nous impuissants au choc des civilisations que le professeur prédit dès les années quatre vingt dix ?

D’une cruauté bouleversante, les évènements que nous vivons actuellement, sont-ils les preuves irréfutables de cette thèse sinistre ? Extermination de populations entières, démunies et traquées depuis des décennies, guerre en Irak, terribles attentats de Bombay ? La violence n’engendre que la violence, la haine de l’Autre et le crime.

Cette redoutable thèse, tant décriée, est réactivée telle une bombe avec des conséquences imprévisibles. Les récents évènements ébranlent le monde dans ses certitudes et jettent le doute sur ses convictions les plus profondes. Plus les agressions et la violence se multiplient, plus les nations se détournent de leurs combats essentiels, ceux, contre les fléaux de la maladie, de la misère, de l’ignorance et de l’injustice. Ceux qui encouragent cette thèse alimentent le caractère éminemment dangereux de cette approche des relations internationales et accentuent sans cesse les préjudices politiques, économiques, culturels et raciaux. Comment pouvons-nous éviter le renouvellement de tels affrontements irresponsables et meurtriers, sinon que par le dialogue des cultures et des civilisations ?

Un homme de grande culture, un spécialiste du dialogue des civilisations, Jacques Berque, quant à lui, choisit de mettre l’accent sur le dialogue plutôt que sur le choc des civilisations. Il a la sagesse d’aborder cette question en lançant une invitation à s’engager sur les chemins de la paix plutôt que sur celui de la guerre. «La paix, bien que nous commencions à le comprendre, est bien plus que l’absence de guerre, c’est une manière de vivre ensemble»

 Sa connaissance profonde et sans cesse renouvelée des civilisations nourrit sa vision du dialogue Est-Ouest. Toute sa vie, il milite pour le rapprochement des peuples, l’édification d’une paix durable basée sur le respect de l’autre, le dialogue et la réconciliation.

 Dans la situation dramatique actuelle, la pensée berquienne revient en force et incite les antagonistes à s’asseoir à la même table pour dialoguer, négocier afin de construire un monde où les droits de l’homme et l’acceptation de l’Autre dans le respect des différences auraient leur place. Sa pensée toujours en mouvement est désireuse de ne pas trahir les civilisations, toujours confiante d’ouvrir chez ses interlocuteurs les frontières d’accueil et de partage dans le dialogue. Il en est l’initiateur, convaincu que c’est la seule solution permettant aux civilisations d’aller du spécifique à l’universel, basée sur l’écoute de l’autre mais pas seulement dans un sens. Donner et recevoir, sont essentiels dans un va-et-vient incessant entre les autres et moi : don et enrichissement, tels sont les traits caractéristiques du dialogue. Le dialogue suppose égalité, il n’est possible qu’entre des individus qui se reconnaissent mutuellement comme sujets et accordent à l’autre la même dignité et les mêmes droits. Jacques Berque a su tirer profit de sa situation privilégiée d’être homme des deux rives sur lesquelles s’attache et s’attarde son regard.



CITOYEN DES DEUX RIVES

Jacques Berque a la chance de naître et de grandir dans une société multiculturelle, société où se côtoient presque en permanence diverses ethnies de confessions différentes, parlant une langue plurielle, hormis en classe où l’on enseigne le bon français. Cette pluralité langagière lui fait prendre conscience de la diversité des langues, des gens, des pays et des cultures. Dès son jeune âge, il se frotte à des personnes de confessions différentes, parmi lesquelles il se fait de nombreux amis. Ainsi, il accepte le droit à la différence confessionnelle et fait sienne la devise du prophète : «vous avez votre religion et j’ai la mienne.»

Son père, arabisant très avisé, semble avoir pressenti l’importance de la langue dans les rapports entre le monde arabe et lui : aussi l’envoie à l’école coranique où il apprend à lire, à écrire l’arabe et à psalmodier les versets du Coran. A vingt ans, il maîtrise parfaitement la langue du prophète et dans ses moindres subtilités. Plus tard, cet apprentissage lui donnera les moyens de traduire le livre fondateur de la civilisation musulmane.

La chance lui sourit une deuxième fois, lorsqu’en mil neuf cent trente, ses parents l’envoient à Paris pour étudier à la Sorbonne, prestigieuse université de l’époque. Mais le nouvel étudiant, fraîchement débarqué, se sent tout de suite dépaysé. Une profonde tristesse voile son regard et l’empêche de contempler tout ce qui est beau dans ce pays. Cette tristesse est-elle due au déracinement du sol natal ? A l’arrachement à son univers familial ? Est-ce le ciel bas et la grisaille de Paris ou l’atmosphère glaciale de ce onze novembre ? «Cet émigré du soleil» ressent-il déjà la nostalgie des Hauts Plateaux de Frenda, de la rive sud de la Grande Bleue ?

Son ami, Jean Sûr analyse la situation et note : « la vraie tristesse vient, sans doute, de l’absence, de l’arrachement à l’univers familier, du souvenir de la jeune fille laissée à Alger. Elle vient plus profondément encore d’une autre absence, celle du pays abandonné où s’entrecroisent trois ou quatre langues, où la nature invitante, où la mer renouvelle les pensées. Rien à Paris pour rappeler la qualité modeste et délicate…ce bon vouloir qui fait tranquillement écho à la nature et aux autres, par lequel l’existence personnelle se glisse avec souplesse dans l’existence collective, comme pour une fête ou une cérémonie.»

Ce qui déçoit et aggrave la détresse du jeune homme, c’est la désillusion que déclenche en lui la France: «cette France qui en Algérie lui était comme un sur-moi, comme un surplomb d’espérance, qu’elle est glacée, qu’elle est empruntée, qu’elle est frigide !» Jean Sur.

Cependant, peut-on oublier la France, le pays de ses ancêtres, la maison paternelle de Saint-Julien en Born où, avouera-t-il, bien des années plus tard, sentir encore la présence tiède des siens.

« Il ne cessera pourtant, jamais de l’aimer, mais il l’aimera comme il l’avait rêvée.» J.S.

Peut-il s’arracher si brutalement à la terre qui l’a vu naître, le berceau de son enfance et de son adolescence dont il garde jusqu’à la mort le goût suave des fleurs d’acacia? Jacques se sent citoyen des deux rives et le proclame. Sur une décision aussi hâtive qu’imprévisible, il met fin à son séjour parisien et rentre au pays. Sans doute, dira M. Jean Sûr «qu’il n’y rien de contradictoire dans cette double fidélité à la patrie de ses ancêtres et au pays où il est né et qu’il aime passionnément.»


Jacques Berque, l’initiateur du dialogue des civilisations.

Nommé administrateur civil au Maroc ses rapports entre le monde arabe et lui, se dessinent dès l’année mil neuf cent trente deux et on songe surtout à son premier article «le contrat pastoral de Sidi Aissa,» puis à son autre ouvrage intitulé «structures sociales du Haut Atlas.» résultant d’une enquête menée sur le terrain. L’intérêt de Jacques Berque pour l’étude des sociétés musulmanes du Maghreb ne date pas uniquement de son séjour au Maroc, il le précède. Avant même de se lancer dans ses recherches, il semble avoir reconnu l’importance de la langue vernaculaire dans le projet scientifique qui est le sien. Il est convaincu que, pour être valable, toute recherche sur les sociétés doit désormais s’appuyer sur la connaissance de la langue et du mode de vie de ces populations.



POUR MIEUX APPRENDRE LA LANGUE


Vernaculaire, il ne trouve pas mieux que de s’introduire au coeur même des tribus et s’installe parmi les bergers du Hodna, à Sidi Aissa en tant qu’administrateur adjoint, en Algérie, puis parmi les tribus du Haut atlas marocain. Là, il consacre une partie de son temps à apprendre la langue tel qu’on la parle, confrontant ses acquisitions avec le savoir consigné dans les livres. Il souligne en disant : «avec les lettrés marocains, je ne bornais pas le dialogue au service…le cadi de Souk-el-Arba corrigeait mon arabe rustique, plus d’une fois, il m’expliqua des grimoires.» J.B. p 206, de m’Euphrate à l’Atlas. C’est donc à des fins utiles et pratiques qu’il a le souci d’apprendre l’arabe parlé pour pouvoir converser avec le plus humble des habitants. Cet outil efficace lui permet de s’intégrer aisément au sein d’une population, de vivre la joie de ses fêtes, de comprendre et de partager sa souffrance.

Homme de terrain, Jacques Berque nous confie en disant que : «le meilleur de ma prébende, je le recueillais à la faveur des tournées dans les montagnes, des causeries, de débats judiciaires, de fêtes et de veillées. Ainsi s’approfondissaient simultanément, l’amitié et la connaissance.» Connaissance de l’Autre dans sa diversité et amitié ne sont-elles pas favorisées par dialogue ? Jacques Berque pense «qu’on ne peut rencontrer l’Autre que par cette double recherche, d’eux en nous et de nous en eux.»

Il parcourt bien des pays arabes et musulmans et sa passion pour la diversité des civilisations le pousse à y séjourner. L’Orient exerce une véritable fascination sur Jacques Berque qui est l’un des premiers à révéler au monde occidental une civilisation longtemps méconnue. Il est également, avec Louis Massignon, l’un de ceux qui ont le mieux contribué à faire connaître en Occident le monde musulman, ses coutumes, ses pratiques sociales, ses croyances religieuses. Son séjour en Egypte, au Liban, en Syrie, au Yémen, en Iran, est une aubaine qui lui permet de constater la diversité des peuples, de langues et de rites, d’où son oeuvre colossale intitulée de l’Euphrate à l’Atlas. Il écrit : «mes séjours en Orient n’ont fait que définir pour moi le sens d’une vie accrochée aux franges réciproques du sémitisme et de la latinité. Je suis parti en me déracinant…ou plutôt j’ai retourné mes racines vers l’avenir.» www.google. fr.

Tout le sens de l’action soutenue par Jacques Berque, pendant plus de cinquante ans, consiste à dire que les Arabes sont nos semblables et nos voisins et il importe d’entretenir des bons rapports avec eux, rapports que la connaissance de leur langue et leur civilisation rendraient plus faciles et plus efficaces. La constance de sa pensée lui permet d’affirmer qu’il y a : «la présence des Arabes en nous, et de nous dans les Arabes.» son engagement vis-à-vis d’eux se manifeste à travers tous ses écrits, son souci majeur est d’améliorer les relations entre l’Orient et l’Occident et cela jusqu’à son dernier souffle.


JACQUES BERQUE LE SOCIOLOGUE

Toujours à l’écoute des sociétés musulmanes, au fil des jours, des mois et des ans, Jacques Berque use de l’analyse des faits et évènements et, en observateur avisé, il souligne que chaque pays a son propre parcours et que les mutations se font à travers des guerres et des révolutions. Par ailleurs, il note, qu’après une période de troubles succède une autre, plus sereine, marquée par une explosion démographique et une généralisation de l’enseignement, deux facteurs favorisant le développement économique.

 Il insiste sur le caractère original de ces mutations qui s’inscrivent dans une civilisation souvent millénaire, s’appuyant sur des valeurs permanentes. Jacques Berque qui écarte toute idée d’incompatibilité entre authenticité et modernité, appelle au renouveau dans l’authenticité «tajdid oua el açala» Le sociologue résume sa pensée ainsi en parlant de société : «elle a besoin de toute son énergie créatrice pour récuser «un passé sans avenir» et une « modernité sans racine».

 Dans le même ordre d’idées, il souhaite la renaissance de nouvelles Andalousies, c’est à dire, un monde arabe renouvelé, retrouvant à la fois ses racines classiques et sa capacité de faire preuve de tolérance et d’ouverture. Il prend conscience de la nécessité de réformer les sociétés musulmanes et en particulier la société algérienne, qu’elles puissent se mettre au niveau de l’évolution dans la fidélité à leurs valeurs identitaires.

 Par ailleurs, il incite les sociétés arabes à rattraper leur retard, en matière d’acquisition et de maîtrise de technologie car celle-ci est un lieu de progrès irréversible. Toute société assez forte doit intégrer à son propre legs les emprunts d’outillage et de méthodes qu’elle s’appropriera ensuite. Une technique ne crée pas un sentiment d’appartenance alors que la culture est la forge de l’identité. Ainsi que la technologie, le dialogue des civilisations est l’un des moteurs du progrès. Il permet la diffusion des innovations produites et représente le vecteur de perfectibilité du genre humain dans son ensemble.


LE COMBAT DE JACQUES BERQUE

Nommé administrateur civil au Maroc, Jacques Berque est certainement sensible au sort des populations vivant dans la misère, subissant l’injustice sous le joug du colonialisme. Très vite, il désapprouve la politique de la France et prend ses distances avec le protectorat. Qualifié, sans doute, de téméraire à cette époque, il rédige un rapport qui lui vaut l’exil dans le Haut Atlas.

On en a la preuve comme en témoigne ses écrits : «les faits de mon rapport de 1946 et plus encore mes tentatives réformistes fut de me reléguer dans un coin reculé du Haut Atlas et où j’assistais de là, rongeant mon frein, à la dégradation scélérate du protectorat.» J.B.

Son initiative d’instaurer le dialogue entre les populations rurales et lui s’inscrit dans son projet de vouloir connaître l’Autre, lui ouvrir la voie à la modernisation et à l’autonomie : «Rasant prisons et lieux de détention politique, construisant écoles, infirmeries et lieux de prière dans une perspective de développement social, rural et urbain.» J.B.

On se saurait oublier sa prise de position lors de la guerre d’Algérie, déclare son ami Rédha Malek lors du colloque de 2004. «L’été 1956, il publie une «libre opinion»dans le journal «le Monde» «où il manifeste la constance et la cohérence de sa réflexion et où il se prononce ouvertement pour l’indépendance de l’Algérie.» Cette témérité se manifeste bien des années plus tard, lorsque son pays se trouve en proie au terrorisme dévastateur et qu’il condamne d’une façon catégorique. Si Jacques Berque était encore parmi nous, il aurait certainement condamné les violentes attaques sur Gaza et les massacres de populations innocentes, comme il a déjà condamné la guerre du Golf. Jacques Berque a toujours été pour la création d’un état palestinien viable et estime que «la résistance à l’occupant est un droit officiellement reconnu.» Après analyse de la situation, il remonte à la source et souligne l’injustice dont ce peuple est victime.

En 1994, dans Atlantica littéraire,, il affirme que le partage de 1947 marque l’époque de l’incapacité de l’ONU de trouver une conciliation» Dans le même ordre d’idées, il constate…que Jérusalem internationalisée, est annexée par Israël en 1982..» Pour arriver sans équivoque à la conclusion suivante, et note que : «le retour à la légalité internationale, comme à l’équité, s’impose en la matière.» J.B, une cause jamais perdue, p 294.

Homme pondéré, il aurait incité les antagonistes au dialogue : «qui lui seul peut conduire à la compréhension, à la réconciliation et à la paix à long terme.»


JACQUES BERQUE, L’HOMME DES DEUX RIVES
Jacques Berque représente le trait d’union entre les deux rives de la Méditerranée, creuset où se mêlent et se fondent différentes civilisations.

Selon Jacques Berque, le dialo-gue promeut la diversité com-me source de découverte et serait un moyen de recréer cette civilisation méditerranéenne d’antan, civilisation qui fut un creuset fécond, un creuset dans lequel Arabes et Européens échangeraient leurs idées, leurs expériences et emprunteraient réciproquement les fruits de leurs découvertes.Dans un article intitulé «développement et authenticité», M. Jean Pierre Chevènement, résume la pensée de ce grand seigneur, de «l’esprit qui ayant mesuré l’abîme qui pouvait se creuser entre les deux rives n’a eu de cesse de vouloir bâtir autour de la Méditerranée de nouvelles Andalousie, si nous savons voir que l’avenir est plus long que le passé, un passé, malgré les souffrances, qui a créé un lien profond entre les peuples.

Il était pour la cause palestinienne, contre la guerre en Irak et prenait toujours position aux côtés des peuples opprimés. Jacques Berque est en lui-même un pont entre les deux rives.

Il a toujours soutenu l’émergence des nations, leur lutte pour leur affirmation et en particulier, son pays natal, mais il ne voulait pas que cette émergence creusât un fossé avec la France. Il voulait que celle-ci soit un pont entre l’Europe et les pays arabes. Il voulait voir la France renouer avec sa politique méditerranéenne et arabe.» Grâce à la politique actuelle du président français, les anticipations de Jacques Berque ne sont-elles pas en cours de réalisation ? Ne joue-t-il pas un rôle de médiation et non des moindres, dans le dialogue pour la résolution du conflit du Moyen Orient, le conflit israélo-palestinien?

«En ce qui concerne l’immigration, continue M. Jean Pierre Chevènement, il voyait en positif les liens tissés entre les deux rives de celle-ci, il voulait qu’elle fût non un élément de déstructuration de l’identité française, mais au contraire, un élément d’ouverture sur le monde et en particulier sur le monde arabe proche. Il rêvait de nouvelles Andalousie.»

Pendant plus de cinquante ans, les relations entre l’Orient et l’Occident et l’intérêt qu’il leur porte ont toujours été chez lui un sujet de préoccupation, de réflexion et d’étude.


JACQUES BERQUE, LE TRADUCTEUR DU CORAN

Longtemps professeur au Collège de France, son projet scientifique est de traduire le Saint Coran. Ce projet est fortement ancré en lui et sera accentué lors de ses tournées de travail lorsqu’il est en poste ai Maroc. Il rapporte dans ses écrits : «le hasard d’une enquête m’amena à la zaouia de Sidi Allel-el-Bedwi. Le cheikh de cette zaouia me faisait sentir la présence de l’Islam dont je ne suis pas encore rassasié. L’Islam et moi serions toujours compagnons.» J.B. p 206, de l’Euphrate à l’Atlas. Cette traduction qu’il appelle avec humilité «Essai de traduction» révèle au monde son intimité avec les sociétés musulmanes et la parfaite connaissance de leur civilisation. Il souligne que le texte fondateur de la civilisation musulmane ouvre des champs infinis de prospection et découvre, au cours de ses investigations, un appel souvent répété au dialogue et au rapprochement des peuples. S’adressant à l’humanité entière, il relève, dans le Saint Coran, le verset suivant : «Si nous avons fait de vous des peuples et des tribus, c’est en vue de votre connaissance mutuelle.» Coran, XLIX, 13. Quel appel pathétique que cette invitation au dialogue et l’acceptation de l’Autre !

Porteuse de sens et d’écoute, la connaissance de l’Autre est une recommandation impérieuse de l’Islam : ce n’est que par le dialogue que les peuples parviendront à l’entente et à la tolérance, valeur fondamentale, la seule capable d’apaiser les esprits et de mettre fin aux conflits. Tout au long de sa recherche, il découvre que « les musulmans aussi rigoristes qu’ils soient, font preuve de tolérance : ils considèrent le Christ comme un prophète, respectent Marie et condamnent tout blasphème à son égard.» Quel sublime exemple de tolérance relève-t-on chez les Musulmans!

Dans le cheminement de sa pensée, Jacques Berque rejoint son modèle de références, l’Emir Abdelkader et met en lumière les hautes valeurs spirituelles communes aux trois religions monothéistes qui recommandent expressément l’amour du prochain, le dialogue et la justice.. «O Musulmans, croyez à Allah et à son Prophète, aux Révélations qu’Il lui a envoyées, aux Ecritures Révélées avant lui…» Coran.

Après un travail de longue haleine, il conclut que les trois religions se complètent et conduisent inévitablement au dialogue et à la tolérance.

A un de ses amis, M. Boualem Bassayah, après la majestueuse traduction du Coran, il confie : «après avoir étudié le Coran et la sunna nabawiya, j’ai été conforté dans mes convictions catholiques.»

Lors d’une interview, on le questionne sur la foi qu’on lui prête, il répond tout simplement, « de temps à autre, j’éprouve le besoin de me dire que je suis catholique… simplement pour me rappeler que je ne suis pas musulman, ni prêt à le devenir…je veux m’enrichir et même me transformer grâce à l’Autre. Je ne veux pas cesser d’être moi-même.»

Cette idée de l’enrichissement par la différence est fortement enracinée dans l’univers berquien et elle irradie sans cesse des lumières inattendues sur de multiples pistes de recherches. Pour le penseur, le dialogue des cultures se doit de préserver les différences, de les assumer et non de les aplanir. Ne rejoint-il pas la célèbre pensée de Montaigne : « A frotter et à limer sa cervelle contre celle d’autrui et les aspérités s’amenuisent.»

Maître des études arabes et islamiques, l’un des plus grands penseurs du XXè siècle, Jacques Berque laisse une oeuvre impressionnante avec quarante trois ouvrages et plus de deux cents articles écrits au long de cinquante années de recherches. Pour son optimisme et sa réelle ouverture d’esprit, pour son incitation au dialogue et au rapprochement des peuples, pour son oeuvre colossale, on peut dire que ce passeur entre les cultures et les civilisations est l’un des représentants les plus caractéristiques de l’esprit des Lumières.



1/ Samuel Huntington est né le 18 avril 1927 et décède le 24 décembre 2008. Professeur américain de sciences politiques, il est l’auteur d’un livre célèbre, Le choc des civilisations (2004).