10 novembre 2015

Mort d'un anticommuniste zoologique

André Glücksmann est mort. Voici ce que Roger Garaudy disait des "ni nouveaux ni  philosophes" (BHL, Glücksmann, Clavel, Brückner,...) il y a quelques années:

« Nouveaux philosophes »? - Non : nouvelle sophistique
De ce qu'il est convenu d'appeler les « nouveaux
philosophes », nous n'évoquons pas la « philosophie », car
ce courant idéologique n'en comporte aucune, mais seulement
les mécanismes de leur utilisation au niveau des « médias »
et de la politique, car ces mécanismes sont significatifs de
l'usage que le pouvoir, - celui de l'argent ou celui de l'État -
peut faire de la « philosophie universitaire » (celle qui
d'ordinaire enseigne la philosophie pour fabriquer d'autres
professeurs de philosophie) lorsqu'on veut s'en servir pour des
manoeuvres politiques. L'on retourne ainsi au commencement,
c'est-à-dire à l'époque de l'utilisation mercantile des « sophistes
» grecs pour la manipulation de l'opinion.
Le lancement, sur le marché de la culture, avec les
méthodes du marketing et du « show business », richement
orchestré par les médias, fut l'oeuvre, en juin 1976, de
Bernard-Henri Lévy.
Le noyau initial du groupe était constitué par d'anciens
« maoïstes » du grand mouvement de 1968. Se déclarant
déçus par le « mouvement », après sa défaite, ils se
caractérisaient par un anticommunisme zoologique. Le pouvoir
les accueillit donc volontiers, et nul ne reprochera à aucun
d'eux d'avoir été « stalinien » ou « maoïste », pas plus qu'en
Italie l'on ne reproche aux « pentiti », aux « repentis » des
Brigades Rouges, qui dénoncent leurs anciens camarades à
la police, d'avoir été « brigadistes ».
A la suite d'un débat sur le marxisme à la télévision
espagnole, à Madrid, auquel participait le Secrétaire général
du Parti communiste espagnol, le Maire de Madrid, un ancien
ministre de Franco, et deux français : Bernard-Henri Lévy
et moi-même, je dis à Bernard-Henri Lévy : « Ici, l'on n'avait
vraiment pas besoin de toi pour répéter, une fois de plus, à
la télévision espagnole ce que les "franquistes" y ont rabâché
pendant quarante ans sur "le marxisme" ! »
Encore tout échauffé par ses invectives contre ce qu'il
appelait « le marxisme », sa réponse fut d'une spontanéité
charmante : « Je vais te casser la gueule ! » Sur quoi je lui
fis observer que c'était là la logique irréprochable de l'idéologie
dont il venait, devant les caméras, de prendre la succession.
Le plus drôle est que ce soit l'ancien ministre de Franco qui
se soit le premier interposé !
Le groupe de Bernard-Henri Lévy fut en général utilisé
à des tâches plus subtiles : le marché commun de l'anticommunisme
étant déjà saturé, ils trouvèrent leur « créneau »
dans l'attribution à Marx lui-même de toutes les perversions
ultérieures de sa doctrine (à la manière dont les anticléricaux
d'autrefois exploitaient Franco, la Sainte-Alliance, l'Inquisition,
ou même les Croisades, pour disqualifier Jésus !).
Le thème majeur, sur lequel ils brodaient leurs variations,
était : « Marx, c'est le goulag ». Il s'agit de créer un réflexe
conditionné : tout comme le chien de Pavlov se mettait à baver
en entendant la sonnerie annonçant son repas, il faut que
chaque fois que l'on entend : « Marx », on pense : « goulag ».
Prenant pour leur Évangile L'ARCHIPEL DU GOULAG
de Soljénitsyne, les trois cautions du groupe : Jean-Marie
Benoist venant de l'extrême-droite, Gluksmann cherchant à
se donner pour un homme de gauche, et Maurice Clavel tombé
du ciel providentiellement, donnent le ton :
Benoist avait déjà proclamé péremptoirement : « Marx
est mort ».
Glucksmann, exégète passionné et infatigable de Soljenytsine,
est ainsi résumé par Bernard-Henri Lévy : « Les camps
s'avouent marxistes, aussi marxistes qu'Auschwitz était
nazi. » (Pourquoi, dans cette démarche de « pensée », ne
pas attribuer Auschwitz à Kant ou à Nietzsche ?)
Enfin Maurice Clavel, plus candide, va droit au but. Il écrit,
dans le « Nouvel Observateur » : « Gluksmann et moi nous
nous complétons : je déduis le Goulag de Marx, il remonte
du Goulag à Marx ! »
Il ne reste plus, à travers les vaticinations de ces spécialistes
de l'obscurantisme oraculaire, enrobant dans la fumée de
rébellions purement verbales l'option qui découle de leurs
écrits : notre monde « occidental », ou bien le Goulag ! qu'à
servir toutes les formes de politique garantes de l'ordre établi.
De là, tous les thèmes politiques de nos « nouveaux
philosophes ». Il ne suffit pas de crachoter sur Marx, à la
manière de la soubrette de service, fouillant dans les poubelles
de la petite histoire, pour écrire un : KARL MARX.
HISTOIRE D'UN BOURGEOIS ALLEMAND.
Il faut intervenir de façon plus active et plus camouflée.
Bernard-Henri Levy, le plus talentueux de la bande, donne
l'exemple. Il pose la question : « Le libéralisme n'est-il pas
une position minimale qui convient assez bien ? » Et, sous
prétexte de faire une « critique » du livre de Giscard
d'Estaing : L A DÉMOCRATIE FRANÇAISE, il invoque
Voltaire, Leibniz, Montesquieu, Machiavel, Auguste Comte,
d'autres encore, pour nous laisser l'impression que ce livre
est une pensée.
Aujourd'hui, avec LA FORCE DU VERTIGE, Glusksmann
fait l'apologie de la « dissuasion nucléaire » du nouveau
Président, à partir de « l'option fondamentale » du groupe,
en posant l'absurde dilemme : rouges ou morts ? et en
acceptant le postulat insensé selon lequel l'arme nucléaire n'est
qu'un canon plus performant que les autres, et que les notions
« d'équilibre », de « bases », et autres concepts militaires
archaïques, ont gardé une signification, à une époque
radicalement nouvelle pour deux raisons fondamentales :
Il est possible aux « deux grands » :
1) d'atteindre n'importe quelle cible, à partir de leur
propre territoire. Ce qui enlève toute signification à la notion
de « bases ».
2) de détruire plusieurs dizaines de fois leur adversaire
géant, et même (avec l'équivalent actuel de plusieurs tonnes
d'explosifs sur la tête de chaque habitant de la planète) de
détruire toute trace de vie sur la terre (sans pouvoir excepter
leur propre peuple), ce qui enlève toute signification à la notion
d'« équilibre ».
En termes clairs : cet armement ne peut servir qu'à enrichir
les firmes qui les fabriquent ; et les armées, depuis Hiroshima,
ne peuvent plus servir qu'à des opérations coloniales contre
le « Tiers-Monde » (exemple : guerres du Viet-Nam,
d'Algérie, d'Afghanistan, ou soutien américain aux dictatures
latino-américaines), ou à des opérations de police intérieure
(de Marcos aux Philippines, à Pinochet au Chili), dictatures
militaires vomies, dès qu'ils ont la parole, par les peuples qui
les subissent (comme en Grèce, en Argentine, au Brésil...)
Ces problèmes politico-militaires ont aujourd'hui une
dimension philosophique, car c'est du destin de l'homme qu'il
s'agit, de l'homme comme espèce, à partir du moment où il
est devenu techniquement possible de faire « capoter
l'évolution », de mettre fin à l'épopée humaine commencée
il y a trois millions d'années. Peut-être est-ce là le problème
philosophique fondamental, puisqu'il nous interroge sur le sens
de notre vie et de notre mort, sur le sens de notre histoire.
Or, la caractéristique du livre de Glucksmann, rabaissant
le débat au niveau de concepts archaïques pour l'apologie
d'une politique au sens le plus dérisoire du mot, est
caractéristique d'une « philosophie » ravalée au rang de
« chien de garde » d'un système.
De là, la reprise, par les « nouveaux philosophes », des
thèmes les plus éculés. L'un d'eux écrit : « A gauche, à droite,
des p a t r i o t e s qui désespèrent, voyant la détresse de cette nation
qui se suicide, souhaitent de triompher ».
Un autre passe de la « patrie » à « l'Occident » : « Notre
façon de penser est grecque. » Maurice Clavel est aussi
ethnocentrique : « Le christianisme, le judéo-christianisme,
est la seule religion humaine, à la fois révélée et historique,
la seule histoire absolue. » Le reste du monde, la spiritualité
hindoue, chinoise, ou islamique, cela n'existe pas !
Un autre, avec la même fatuité, la même ignorance, et le
même mépris occidental de « l'autre », évoque « une pensée
sans science, telle la pensée chinoise » !
Diluant sans fin, dans leur dénonciation de la « barbarie »,
les grands thèmes de Freud, L'AVENIR D'UNE ILLUSION
et le MALAISE DE LA CIVILISATION, sur l'art d'imposer
ses fantasmes, le leitmotiv du groupe, c'est le nihilisme, la
destruction de toute norme, de toute raison : dénoncer, écrit
l'un, ce monde « qui est image, simulacre et fumée... La
pensée est une fiction, au même titre que la fiction
romanesque. »
L'histoire est clapotis de mots. La philosophie, un mauvais
roman. La politique, un cloaque. HAINE DE LA PENSÉE,
c'est le titre de l'un des ouvrages significatifs du groupe.
Par une pente naturelle, toute réalité est réduite au
« discours » : « A la limite, écrit un autre, il n'y a pas de
monde ; il n'y a que des discours ». Et, en écho : « Je dis :
le réel n'est rien que discours. »
Voilà qui rend plus aisé de dire n'importe quoi sur
n'importe quoi.
Ce « nihilisme » a une fonction politique précise.
En 1939, en un livre révélateur, l'ancien président nazi du
Sénat de Dantzig, Herman Brauschning, dans un réquisitoire
contre Hitler, expliquant la naissance du national-socialisme,
réfléchissait sur le sens de ce qu'il appelait « la révolution
du nihilisme ». Il évoquait, dans la préhistoire du nazisme,
« cette révolution qui détruit sur son chemin toutes les normes
spirituelles et mène au nihilisme absolu », sur quoi peuvent
se bâtir toutes les aventures de l'irrationnel et de ses avatars
despotiques.
A toutes les époques de l'histoire, la sophistique est le
prélude de la tyrannie.. Avec les « nouveaux philosophes »
la boucle de la philosophie « occidentale » est bouclée : partie
des sophistes athéniens elle retourne, à un degré plus bas, à
la même sophistique de désintégration de tout, des désespérés.
Le passage de la « table rase » à la « mise au pas ».
Tout l'art consiste, à la manière des sophistes grecs qui
se vantaient de pouvoir « faire passer pour grand ce qui est
petit et pour petit ce qui est grand », à faire passer une
restauration pour une révolution.

Roger Garaudy

Fin du chapitre 3 de Biographie du 20ème siècle, Editions Tougui,  1985