22 juillet 2018

Politique et religion. Inédit de Roger Garaudy

L’intégrisme naît toujours d'un double détournement du religieux et du politique: politisation de la religion ou sacralisation de la politique. Toute loi devenant sacrée et toute infraction sacrilège.
Les premières sociétés furent fondées sur cette indistinction: les dieux donnant la terre et la loi, des peuplades du Proche-Orient aux tribus  du Pacifique, à celles de 1’Afrique et de 1'Amérindie. Ils sont garants de 1’intégration de la communauté. Le mythe est la caution de la légitimité du pouvoir.
Apparaît ainsi une constante éternelle et une indissoluble unité: la religion assignant à la société ses fins, et la politique 1'organisation des moyens pour les atteindre.
Pourrait-on concevoir, aujourd'hui encore, une religion authentique qui n’eut point de dimension politique ou une politique digne de ce nom qui n'eut pas de dimension religieuse, c'est-à-dire indifférente au choix des fins dernières de 1'homme et de son histoire ?
Une politique sans âme. Une religion sans corps.

Une religion de notre temps peut-elle se tenir en marge des problèmes de la justice sociale, des rapports entre le Tiers Monde et le monde riche, de la guerre et de la paix, du pouvoir et du monothéisme païen de 1'argent, de la sauvegarde des équilibres naturels ?
Inversement quel homme d'Etat oserait -, même si telle est sa pratique -, prendre à son compte, sans masque, la doctrine de MACHIAVEL, et définir la politique comme 1'art de gouverner efficacement sans préoccupation d’ordre moral?

Le problème est plus complexe encore: la religion n’a pas toujours cautionné le pouvoir et 1'ordre, même si, comme 1'écrivait Charles PEGUY, "Tout commence en mystique et tout finit en politique."
Cette trajectoire sinistre se dessine implacablement et de manière analogue, avec le même rythme dans le temps : un cycle de trois siècles, dans les religions révélées: judaïsme, christianisme, islam.
Un théologien exégète de 1’Ancien Testament, MENDENHALL, a observé qu’au cours de dix générations 1'on observe une inversion radicale du rôle politique de la religion.
"L'Exode" de MOÏSE est un merveilleux symbole du pouvoir
d'arrachement de la foi: elle se manifeste comme contestation du pouvoir du PHARAON. L’homme ne peut être soumis qu'à DIEU, seule fin dernière, relativisant tout pouvoir. Cette révolte au nom de la foi contre le pouvoir établira une valeur de paradigme éternel: une révolution a plus besoin de transcendance que de déterminisme.
Mais cette foi de MOÏSE, n'est pas seulement délivrance de la fatalité du pouvoir politique sacralisé. Elle est créatrice d'une communauté de type nouveau. De ce qui n' était, nous dit "L’Exode" (XIII,38) qu'un «ramassis de gens», d'origines diverses mais soumis à la même servitude, elle fait une communauté d’un type nouveau, fondée sur 1'acceptation d'une même foi, sur un pacte, sur une alliance, des fins dernières assignées par DIEU, une commune espérance en rupture avec les poussées du passé par lesquelles la société tribale était fondée sur la Communauté de la terre et du sang et justifiée par le mythe d'un ancêtre commun.
Cette communauté n'est fondée sur rien qui soit donné dans le passé: une nature, une histoire, oui même une culture, mais uniquement sur la promesse d'un avenir commun à tous ceux qui acceptent ce dépassement radical de la nature.
L’homme sort de 1' animalité ou du tribalisme en acceptant la responsabilité proprement humaine de la construction d'un avenir où [il] n'est pleinement homme que par la conscience de porter en lui la présence et la responsabilité de ce DIEU.
MENDENHALL constate qu’à la "dixième" génération, cette prodigieuse révolution cède la place à une contre-révolution, à une restauration des mythes anciens de la souveraineté.
Après un dernier refus de GEDEON de restaurer une monarchie, au nom du principe suprême: DIEU seul, et non
un roi, doit régner sur Israël (Juges VIII, 23-24), la Ligue sacrale, avec ses chefs charismatiques, "Les Juges", redevient un Etat comme les autres, avec ses princes, comme DAVID ou SALOMON, sa prétention à ne se plus fonder sur la seule alliance divine de la foi, mais sur la revendication tribale d'une terre, la prétention tribale d'être une race, dont le souverain serait 1’ héritier des dynasties mythiques du passé, combat les autres ethnies, les autres rois, les autres dieux ...Un Etat comme les autres, bâti à coups d'épée par un "condottiere" comme DAVID, pactisant avec d'autres dieux et commerçant avec d'autres richesses comme SALOMON. Un Etat comme les autres, se réclamant, comme les autres, d'un DIEU jaloux et agissant en fonction des rapports de force. Dans les aléas des victoires ou des défaites militaires, des dominations et des servitudes il renonce à sa vocation divine, universaliste. Cet Etat, devenu vassal du roi des Perses, et dirigé par les hommes de confiance de ce protecteur (ESDRAS et NEHEMIE) reviendra à 1’ archaïque conception tribale de la communauté: la race. "Ils séparèrent d'Israël tout homme de sang étranger." (NEHEMIE, XIII, 3).
Seuls désormais, avant JESUS, les grands prophètes hébreux comme JEREMIE, AMOS, ESAIE, DANIEL, s’ élèveront, au nom de 1'universalité du message divin, contre ce retour au tribalisme et à la paganisation de 1'Etat.
Cette loi cyclique du passage, en trois siècles, de la révolution du message à la contre - révolution du pouvoir semble 'appliquer, avec une angoissante analogie, au christianisme et à 1’ Islam.
Le message de la vie et de la mort de JESUS constitue une subversion de 1'idée de DIEU, scandale aux yeux des grecs, des juifs  et des romains.
Les dieux des grecs étaient des hommes plus beaux, plus grands, plus puissants que 1'homme, mûs par les mêmes passions, et si proches qu'ils pouvaient être évoqués par les arts, par la statuaire, 1'épopée ou le théâtre. Leur irruption dans la vie des hommes était en continuité esthétique avec celle-ci, comme la déesse ATHENA avec la cité d'Athènes.
Le MESSIE attendu par les juifs devait être de la race de DAVID, roi puissant comme lui, et capable de restaurer 1'indépendance et la grandeur de 1’Etat.
CESAR, 1'Empereur des romains était DIEU, souverain totalitaire régnant sur les âmes comme sur les corps et exigeant un culte divin rendu à sa personne.

JESUS est le contraire de toutes ces visions et de toutes ces espérances.
La rupture est totale à 1’ égard de la conception romaine du pouvoir. Il ne lui suffit pas, à la manière des zélotes, d’organiser une résistance armée contre 1'occupant. Il ne les désavoue jamais. Il en accepte même dans les rangs de ses disciples. Mais il ne s’agit pas pour lui de libérer la Palestine seule et pour un temps; c’est le monde qu'il libère. Pas seulement du pouvoir romain, mais de la conception romaine, totalitaire,  du pouvoir: "Rendez à CESAR ce qui est à CESAR, et à DIEU ce qui est à DIEU", n'est pas un compromis dualiste: à DIEU le ciel et la religion, à CESAR la terre et la politique. Interprétation qui a toujours conduit à laisser toute la place à CESAR, pendant que les dévotes milices, les yeux braqués sur le ciel, feignaient de ne pas voir la terre et de ne pas faire de politique, c'est à dire laisser faire celle qui se fait.
La parole de JESUS est au contraire le plus radical défi à toute prétention totalitaire: refuser à CESAR de régner sur 1'esprit, c'est à dire d’être le juge ultime des fins de la politique et de braver ainsi le jugement que pouvait porter sur elle DIEU et ceux qui croyaient en Lui.
Parole subversive par excellence, désacralisant la politique et n'enlevant pas seulement à CESAR une partie de son empire: celui de la vie intérieure de ses sujets, mais le fondement même de sa politique: sa caution divine.
Rien n’était plus dangereux pour le pouvoir, pour le Préfet romain, que cette puissance d'arrachement de la foi
nouvelle. La mort de JESUS n’est pas une erreur judiciaire, elle est dans la logique d'une contestation aussi radicale des fins de la politique.

La déception n'est pas moins grande pour les juifs: JESUS n'était pas le Messie qu'ils attendaient. Etait-ce là le vengeur de DAVID, restaurant de DAVID 1'Empire, et de SALOMON les richesses ?
Quelle dérision que ce raté ? Même les douze disciples qu'il avait rassemblés 1'abandonnent à 1'heure de sa mort: 1’un le vend, un autre le renie, tous se cachent. On ne saurait imaginer faillite plus totale: roi des juifs, entré dans sa capitale à dos d'âne, pour y subir le supplice le plus dégradant - celui des esclaves -, la crucifixion.
Jusque là 1'attribut principal de DIEU était la royauté et la toute puissance. Cette grandeur était la seule image humaine possible de la transcendance.
Par quelle démente inversion la transcendance pouvait elle émerger du plus démuni d'entre les démunis ? Dans la plus infâme misère et 1'impuissance la plus dérisoire : "Si tu es Fils de DIEU, descends de ta Croix !"
Grand rire des grecs devant cette antithèse de PLATON et de sa sagesse, d'EROS et de ses passions, de ZEUS et de sa puissance de foudre. De qui se moque-t-on avec cette caricature de tout ce que les grecs tenaient pour beau et bon ? SAINT-PAUL, lui-même, ne parviendra pas à les convaincre que cette "folie" est au delà de la sagesse des sages.

Tel était le paradoxe et le défi de ce JESUS "asiate" (comme disait le Père DANIELOU); nous révélant de DIEU tout ce qu'un homme en peut connaître: 1'action d'un homme totalement donné à LUI.
Nouveau moment de fracture dans 1’histoire.
Et nouvelle récupération. Pas plus loin encore que "dix générations" après le séïsme. Voici JESUS aseptisé, remis à la mode du jour, rendu acceptable en Occident.
Après trois siècles de témoignage de sa résurrection, c’est à dire de "martyrs", en qui 1'esprit de JESUS avait
pris corps", s'était "incarné" de nouveau pour restituer le visage de son DIEU, après trois siècles où JESUS a ressuscité dans le corps d'une multitude, cette multitude
des faibles était devenue une force.
Une force dont un empereur, un CESAR, allait se servir pour cimenter son empire.
Il faut d'abord donner, au loqueteux palestinien, vêtement de son nouveau pouvoir: le temps n'est pas loin où il apparaît, dans une fresque de Ravenne, sous 1'uniforme d'un général palestinien.
Déjà les mosaïques d'or ont métamorphosé, aux voûtes des églises, 1'humble martyr du Golgotha en Pantocrator, en maître tout puissant, la foudre au doigt pour châtier toute rébellion.
Cet aménagement de 1'habillage en roi s'accompagne d'un plus profond travestissement spirituel:
- son message est traduit dans le langage et la philosophie des grecs totalement étranger, en leur doctrine de "1'être", à 1'expérience christique ineffable
où DIEU est tout acte et ne se révèle que par 1'action de ceux qui croient en lui.
La Communauté de ceux en qui JESUS a pris corps, en son incessante résurrection, va être coulée dans le moule de 1'organisation impériale romaine. Comme 1'écrit 1'un de ceux que cette évolution a désespéré: "On attendait le retour du CHRIST; c'est 1'Eglise qui est venue!"
Enfin fut récupéré du judaïsme, l’expérience bouleversante de 1'Exode et du pacte primordial de 1'homme avec son DIEU. Mais, sous prétexte d'attribuer à 1’Eglise 1’héritage d'une nouvelle alliance, il en fut fait 1’héritière d'un privilège de monopole et d'exclusion, d'une élection divine impliquant désormais qu'hors 1'Eglise il n'est point de salut. Ainsi fut transformée en religion d’Etat, et en Eglise persécutrice, la communauté martyre des premiers persécutés.
Philosophie grecque, interpellation tribale de la conception messianique du peuple élu, organisation romaine totalitaire, la religion du Christ allait épouser toutes les forces qui avaient fait mourir Jésus.
De là naîtront les fruits monstrueux de telles alliances de la religion et de la politique: le "constantinisme", cette permanente collusion -quand elle n'était point prostitution - de 1'Eglise avec les pouvoirs, les
sordides querelles du sacerdoce et de 1’Empire, les théocraties cléricales et le "droit divin" des rois, les colonialismes les plus rapaces et les plus sanglants travestis en devoirs de christianisation, les Saintes Alliances du XIX ème siècle. Et, après que le Père CHENU eut proclamé avec joie que le Concile signifiait la fin du Constantinisme, les actuelles rechutes.

L'Islam a vécu et continue à vivre la même courbe descendante de sa trajectoire historique.
N’étant pas né comme une religion nouvelle mais comme un réveil religieux des flambées anciennes de la foi abrahamique, il a fait revivre le pacte d' ABRAHAM avec son DIEU: ABRAHAM est, dans le Coran, le Père des croyants pour 1'exemple qu'il a donné de la foi comme arrachement à nos logiques provisoires, à nos morales coutumières, pour une obéissance inconditionnelle à DIEU seul, détruisant toutes les idoles des cultes anciens.
Le Coran exalte la grande rupture mosaïque de 1'Exode, désacralise les pouvoirs et les tyrannies, fonde, en d'autres lois, une cité digne de DIEU, c'est à dire fondée sur la foi seule et donc universellement ouverte à tous.  L'humanité est une parce que DIEU est Un. "JESUS, le fils  de MARIE" en qui DIEU a «insufflé de son esprit», JESUS à qui DIEU a donné 1'Evangile,
qui contient guidance et lumière, est, dit le Coran, le
"Messie": DIEU ne 1'a pas envoyé dans la pourpre d'un Roi héritier de DAVID, mais avec le signe de 1'élection divine en le faisant naître d'une Vierge et "signe pour le monde."
L’Islam matinal, celui de la révélation coranique et de la communauté de son prophète, est ainsi le continuateur des grandes ruptures divines de 1'histoire humaine.
Il y ajoute une dimension nouvelle, sociale: proclamant que DIEU seul possède, et que, par conséquent, 1’homme n'en est que le gérant responsable, il relativise la
propriété. C'est le contraire exact du droit romain, codifié un siècle plus tôt par JUSTINIEN, où la propriété est définie comme "le droit d'user et d'abuser". La décisive révolution sociale de 1'Islam primitif eut pour conséquence, de l’Indus à 1'Océan Atlantique, de retirer la terre aux grands propriétaires parasites et de la donner à ceux qui la travaillent. Ce gigantesque transfert social explique, pour 1' essentiel, la fulgurante expansion, en un siècle, d'un Islam qui, en face de puissances numériquement, et surtout techniquement infiniment supérieures (comme celles de Byzance ou de la Perse), se répandit à la vitesse d'un feu de prairie.
Mais 1'expansion de cet empire donna naissance à ce que 1' on pourrait appeler un "constantinisme musulman". Déjà les premiers ommeyades, influencés, à Damas, par les traditions despotiques de Byzance et leurs rapports de concubinage entre religion et politique, se proclamèrent "lieutenants de DIEU sur la terre" et non pas simplement successeurs du prophète". Ce détournement du pouvoir de DIEU au service du souverain, sous le nom de droit divin, se perpétua: pour justifier le pouvoir absolu des Califes Abbassides, EL MAWERDI, dans son "Traité du pouvoir", écarte 1'obligation de la "Consultation" (la "shura", exigence coranique) des devoirs du prince (comme fera BOSSUET pour 1'absolutisme de LOUIS XIV).
Pour maintenir cette lecture monarchique du Coran, les "ulémas" et les "fuqahas", théologiens et juristes au service des princes, se réservèrent le monopole de 1'interpétation (ijtihad) du Coran. Ainsi, contrairement au message coranique qui exclut toute médiation entre le croyant et DIEU, se constitua, au cours des siècles, une oligarchie de "1’ijtihad", corps de professionnels de la religion, seuls dépositaires du message, en un mot: la transposition islamique du cléricalisme chrétien.
Leur systématique confusion de 1'orientation morale du Coran vers la source divine (shari'a) avec les législations et les jurisprudences (fiqh) instituées au temps des despotismes anciens, leur permet de momifier 1'Islam et de le rendre incapable de résoudre, dans l’esprit libérateur du Coran, les problèmes de notre époque, d’être une force de création de 1'avenir, un sujet de 1'histoire, pour en faire un objet.
Comme au temps de la "Sainte Alliance" des princes et des clergés nationaux que dénonçait MARX, cette alliance présente des princes et des "oulémas", est un "opium du peuple".

Seraient-elles devenues impossibles, à notre époque, les éruptions de la foi comme arrachement ?
Les exemples de levées de la foi comme forces de libération politique ne manquent pas: 1'Emir ABDEL KADER, le plus grand mystique du XIX ème siècle, disciple d'IBN ARABI, et auteur d' écrits spirituels qui le rendent frère des inspirés, de Maître ECKART et de SAINT- JEAN  de la CROIX, fut un homme d1 Etat organisateur en tous les domaines, depuis les industries jusqu'à 1'enseignement, et un chef de guerre gui résista, pendant 12 années, à une armée d'invasion qui disposait de techniques infiniment supérieures aux siennes, et pratiquait un terrorisme systématique. Chez Abdel KADER, la mystique (car sa mission n'était pas "nationale" mais religieuse: défendre 1' Islam), n'était pas détachement de 1'action politique, mais au contraire principe spirituel d'une action libératrice.
Cette unité organique de la mystique et de 1'action, de la religion et de la politique, n'est pas 1'apanage de telle ou telle confession, de telle ou telle sagesse.
Chez GANDHI, 1a spiritualité, c’est-à-dire la méditation permanente sur les fins dernières, et la politique, c’est-à-dire la réflexion sur les moyens qui permettent de les atteindre, ne font qu'un. GANDHI écrivait: "Les fins ne sont jamais supérieures aux moyens mis en oeuvre pour les atteindre." Peut-être est-ce là la plus haute leçon - d' efficacité même - de 1'union de la mystique et de la politique, contre toute politique prétendant que la fin justifie les moyens.
Aujourd'hui, dans le monde chrétien, les "théologies de la libération" nous interpellent, car elles essayent à leur tour, de répondre à la double et indivisible exigence qui nous lie à la cité des hommes et à la cité de DIEU, sans jamais les identifier et sans jamais les séparer.

Le vieux dualisme occidental est toujours mortel.
Les premières réflexions sur la démocratie en portent la marque: celle de Jean Jacques ROUSSEAU, par exemple. Dans "Le Contrat Social", il aborde de front le problème des rapports de la politique et de la religion, sans parvenir à le résoudre.
Il a conscience de la duperie des mots: Il écrit: «Il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il n'en existera jamais." Il a pourtant médité sur la Grèce et Rome, et pris conscience de leur supercherie: la «démocratie» athénienne, au temps de PERICLES, comptait 40.000 citoyens libres pour 110 mille esclaves sans droits. Il s'agit donc, non d'une "démocratie" mais d'une "oligarchie esclavagiste".
La "république romaine" comptait, à son apogée, 200.000 citoyens libres pour 20 millions de sujets exclus de toute participation politique dans le choix des pouvoirs romains. Sous le nom de "République" il s'agit bien d'un empire colonial.
ROUSSEAU écrit, sans illusion: "S’il y avait un peuple de DIEUX, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes."
Il analyse les obstacles humains et le postulat divin de toute instauration d'une démocratie.
D'abord, écrit-il prophétiquement, 1’inégalité des fortunes rend impossible 1’expression de la "volonté générale", clé de voûte de son "Contrat social".
«Rien n'est plus dangereux que l’influence des intérêts privés dans les affaires publiques»… «C'est une des plus importantes affaires du gouvernement que de prévenir 1' inégalité des fortunes» car 1' Etat "protège fortement les immenses possessions du riche ... et tous les avantages sont pour les puissants et pour les riches."

La première application pratique de sa théorie : la
Déclaration des Droits de 1'homme et du citoyen, et la
Constitution dont elle est le préambule, justifiaient ses
craintes: après avoir proclamé que tous les hommes naissent «libres et égaux en droits», la Constitution instituait un "suffrage censitaire" écartant comme "citoyens passifs" les non-possédants (plus de la moitié du peuple) du droit de vote et plus encore du droit d'être élu.
Ne s'agissait-il point d'une "Déclaration des droits du propriétaire" ? DIDEROT n'écrivait-il pas déjà, dans son «Encyclopédie» «le propriétaire seul est citoyen.»
Déclarations "révolutionnaires" en ce sens seulement que la propriété dont il s'agissait n'était plus seulement
foncière, d'origine féodale, mais accueillait 1'industrie,
le commerce et la banque.

Deux siècles d'expérience ont confirmé le pessimisme de ROUSSEAU: le pouvoir de 1’argent sur la politique est devenu infiniment plus grand par la possession, avec les "médias" du pouvoir de manipuler 1'opinion publique au point d'exclure 1'émergence d'aucune "volonté" générale.
(Et ce n'est qu'un aspect du pouvoir de «1'inégalité des fortunes » de fausser entièrement le jeu démocratique et d'en faire une dérision.)
Le monothéisme du marché, si largement professé aujourd'hui, fait revivre les illusions, ou plutôt les mensonges intéressés, des "libéraux" du début du XIX ème siècle selon lesquels, si chacun poursuit son intérêt individuel, l'intérêt général sera spontanément garanti.
Contre ce "libéralisme" cannibale du marché sans limite, 1’abbé de LAMENNAIS disait déjà, à cette époque: "Entre le fort et le faible>  c'est la liberté qui asservit et la loi qui libère."

Alors s'exprima le besoin de découvrir un autre régulateur des relations sociales que le marché. Ainsi naquit 1'expérience socialiste: 1'idée d'un "plan" destiné selon la formule de MARX, à créer pour chacun les possibilités économiques, politiques, culturelles de développer pleinement les richesses humaines qu'il porte en lui, afin que chaque enfant qui porte en lui le génie de RAPHAËL ou de MOZART puisse devenir MOZART ou RAPHAËL.
Mais la même contradiction latente que chez ROUSSEAU, entre 1'homme et le citoyen, rendit plus tard décevante 1'expérience nouvelle.
ROUSSEAU avait pressenti le problème qui sera celui de toute révolution, en 1789, comme en 1917. Il 1'avait posé, mais non résolu. Le postulat sur lequel peut reposer une société capable de faire émerger une "volonté générale" est celui de la "vertu" de chaque citoyen. ROUSSEAU en conclut: "Il importe à 1'Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer des devoirs." (P 340)
Il s'oriente donc vers une société de "démocratie théocratique" reposant sur une "religion civile", dénominateur commun de toutes les religions, et les acceptant toutes dans 1'Etat, à condition qu'elles en respectent la tolérance.
Si 1'hypothèse de ROUSSEAU ne s'est jamais réalisée, c'est en raison du dualisme qui le rend prisonnier de la pauvre conception de 1'homme de son temps, et le condamne à 1'utopie: "1'homme ", au XIX ème siècle (et aujourd'hui encore) est réduit à 'individu. Le "citoyen" dès lors est une abstraction.
Si 1'expérience du socialisme a avorté et conduit à la faillite, c'est qu'elle repose finalement sur le même postulat: celui de l’exclusion de la dimension transcendante de l’homme.

Si 1' homme n'est considéré que comme individu, et sa liberté conçue à partir de 1'idée que chaque individu est le centre et la mesure de toute chose, aucune société proprement humaine n'est possible.
La conception abstraite du citoyen à partir de cet individu, tenu pour se suffisant à lui-même et séparé de tous les autres par un vide, comme les atomes d'EPICURE, ne pourra engendrer qu'une "démocratie" statistique, déléguée et aliénée: des affrontements de volontés de puissance, de jouissance ou de croissance de ces individus ou de leurs coalitions d'intérêts. La résultante mécanique est quelque chose que nul n'aura voulu.
De telles sociétés ou plutôt de tels ramassis d'atomes sans lien, livrés au hasard d'un mouvement brownien, comme ceux d'un gaz, dans la nature d'avant 1'humain et même d’avant 1'instinct, ne cessera d'osciller, comme elles le font depuis un siècle et demi, entre un individualisme de jungle et un totalitarisme de termitière, la jungle naissant de la lutte de tous contre tous, et le totalitarisme de la réaction désespérée contre ce chaos, cette absence de finalité humaine. Avec leurs intégrismes symétriques.

Ne pouvoir penser, par exemple, la laïcité qu'en termes d'institutions: Eglise, Etat, et non en termes de dimensions humaines, celles d'une dimension politique, nécessaire pour que la vie sociale soit organisée, et dimension de foi pour que la politique ne soit pas seulement une technique de 1'accès au pouvoir et du maintien au pouvoir, mais qu’elle soit ordonnée à des fins humaines.
Une société humaine ne peut être composée d'individus mais de personnes, c'est à dire d'hommes ayant conscience que leur centre n’est pas seulement en eux mais en 1’autre et en tous les autres. Aucune décision ne peut avoir un caractère proprement humain que si elle prend en compte les intérêts et les finalités des autres.

Il ne s'agit pas ici d'une religion particulière qui se contenterait d'affirmer que 1’humanité est une parce que DIEU, qui 1'a créée est un, et que le respect de 1'autre découle de ce qu'il a été créé à 1'image de DIEU.
L'athéisme joue au contraire un rôle positif, en exigeant d'éliminer toute représentation anthropomorphique de DIEU.
Par contre 1' individualisme radical, qui, dans un système de marché, devient dominant, repose sur trois postulats:
1 - Le monde n'a pas de sens sauf celui qu'il prend en fonction de mes désirs personnels.
2 - Ce monde n'est que collision d'unités closes sur elles - mêmes, semblables à la mienne, et seul le rapport des forces décidera.
3 - Je n'ai à 1'égard de ce qui m'est extérieur, aucune responsabilité.
Aucune "démocratie" ne peut être construite à partir de tels atomes, car, à l’encontre des prédicateurs du chaos et de la mort, la démocratie n’est pas pluralisme mais participation.

Une démocratie ne peut exister et l’intégrisme ne peut être vaincu que si 1’esprit de communauté 1'emporte sur 1'individualisme.
Il y a communauté lorsque chaque participant a conscience d'être responsable du destin de tous les autres.
Toute éducation, tout art, toute politique, qui ne conduit pas à cette prise de conscience de ce qui est proprement humain en 1’homme, nous conduit à un suicide planétaire.


Roger Garaudy
17 juillet 1990 à L'Escorial (Madrid)
INEDIT
[Archives personnelles de RG]
Ce texte a pu servir d'ébauche pour le livre "Intégrismes"