L’intégrisme naît toujours d'un double
détournement du religieux et du politique: politisation de la religion ou sacralisation de la politique. Toute loi
devenant sacrée et toute infraction sacrilège.
Les premières sociétés furent fondées sur
cette indistinction: les dieux donnant la terre et la loi, des peuplades du Proche-Orient aux tribus du Pacifique, à celles de 1’Afrique et de
1'Amérindie. Ils sont garants de 1’intégration de la communauté. Le mythe est
la caution de la légitimité du pouvoir.
Apparaît ainsi une constante éternelle et une
indissoluble unité: la religion assignant à la société ses fins, et la
politique 1'organisation des moyens pour les atteindre.
Pourrait-on concevoir, aujourd'hui encore, une
religion authentique qui n’eut point de dimension politique ou une politique
digne de ce nom qui n'eut pas de dimension religieuse, c'est-à-dire indifférente au
choix des fins dernières de 1'homme et de son histoire ?
Une politique sans âme. Une religion sans
corps.
Une religion de notre temps peut-elle se
tenir en marge des problèmes de la justice sociale, des rapports entre le Tiers
Monde et le monde riche, de la guerre et de la paix, du pouvoir et du
monothéisme païen de 1'argent, de la sauvegarde des équilibres naturels ?
Inversement quel homme d'Etat oserait -, même
si telle est sa pratique -, prendre à son compte, sans
masque, la doctrine de MACHIAVEL, et définir la
politique comme 1'art de gouverner efficacement sans préoccupation
d’ordre moral?
Le problème est plus complexe encore: la religion
n’a pas toujours cautionné le pouvoir et 1'ordre, même si, comme 1'écrivait
Charles PEGUY,
"Tout
commence en mystique et tout finit en politique."
Cette trajectoire sinistre se dessine
implacablement et de manière analogue, avec le même rythme dans le temps :
un cycle de trois siècles, dans les religions révélées: judaïsme,
christianisme, islam.
Un théologien exégète de 1’Ancien Testament, MENDENHALL,
a observé qu’au cours de dix générations 1'on observe une inversion radicale du
rôle politique de la religion.
"L'Exode" de MOÏSE est un
merveilleux symbole du pouvoir
d'arrachement de la foi: elle se manifeste
comme contestation du pouvoir du PHARAON. L’homme ne peut être soumis qu'à DIEU, seule fin dernière,
relativisant tout pouvoir. Cette révolte au nom de la foi contre
le pouvoir établira une valeur de paradigme éternel: une
révolution a plus besoin de transcendance que de déterminisme.
Mais cette foi de MOÏSE, n'est pas seulement délivrance
de la fatalité du pouvoir politique sacralisé. Elle est créatrice d'une
communauté de type nouveau. De ce qui n' était, nous dit "L’Exode"
(XIII,38) qu'un «ramassis de gens», d'origines diverses mais soumis à la même
servitude, elle fait une communauté d’un type nouveau, fondée sur 1'acceptation
d'une même foi, sur un pacte, sur une alliance, des fins dernières assignées
par DIEU, une commune espérance en rupture avec les poussées du passé par
lesquelles la société tribale était fondée sur la Communauté de la terre et du
sang et justifiée par le mythe d'un ancêtre commun.
Cette communauté n'est fondée sur rien qui
soit donné dans le passé: une nature, une histoire, oui même une culture, mais
uniquement sur la promesse d'un avenir commun à tous ceux qui acceptent ce
dépassement radical de la nature.
L’homme sort de 1' animalité ou du tribalisme
en acceptant la responsabilité proprement humaine de la construction d'un
avenir où [il] n'est pleinement homme que par la conscience de porter en lui la
présence et la responsabilité de ce DIEU.
MENDENHALL constate qu’à la "dixième"
génération, cette prodigieuse révolution cède la place à une contre-révolution,
à une restauration des mythes anciens de la souveraineté.
Après un dernier refus de GEDEON de restaurer
une monarchie, au nom du principe suprême: DIEU seul, et non
un roi, doit régner sur Israël (Juges VIII, 23-24),
la Ligue sacrale, avec ses chefs charismatiques,
"Les Juges", redevient un Etat comme les autres, avec ses
princes, comme DAVID ou SALOMON, sa prétention à ne se plus fonder sur la seule
alliance divine de la foi, mais sur la revendication tribale d'une terre, la
prétention tribale d'être une race, dont le souverain serait 1’ héritier des dynasties
mythiques du passé, combat les autres ethnies, les autres rois, les autres
dieux ...Un Etat comme les autres, bâti à coups d'épée par un "condottiere"
comme DAVID, pactisant avec d'autres dieux et commerçant avec d'autres
richesses comme SALOMON. Un Etat comme les autres, se réclamant, comme les
autres, d'un DIEU jaloux et agissant en fonction des rapports de force. Dans
les aléas des victoires ou des défaites militaires, des dominations et des
servitudes il renonce à sa vocation divine, universaliste. Cet Etat, devenu
vassal du roi des Perses, et dirigé par les hommes de confiance de ce protecteur
(ESDRAS et NEHEMIE) reviendra à 1’ archaïque conception tribale de la communauté: la race.
"Ils séparèrent d'Israël tout homme de sang étranger." (NEHEMIE, XIII,
3).
Seuls désormais, avant JESUS, les grands
prophètes hébreux comme JEREMIE, AMOS, ESAIE, DANIEL, s’ élèveront, au nom de 1'universalité
du message divin, contre ce retour au tribalisme et à la paganisation de
1'Etat.
Cette loi cyclique du passage, en trois
siècles, de la révolution du message à la contre - révolution du pouvoir semble 'appliquer, avec une angoissante analogie, au christianisme et à 1’ Islam.
Le message de la vie et de la mort de JESUS
constitue une subversion de 1'idée de DIEU, scandale aux yeux des grecs, des
juifs et des romains.
Les dieux des grecs étaient des hommes plus
beaux, plus grands, plus puissants que 1'homme, mûs par les mêmes passions, et
si proches qu'ils pouvaient être évoqués par les arts, par la statuaire, 1'épopée
ou le théâtre. Leur irruption dans la vie des hommes était en continuité esthétique avec celle-ci, comme la déesse ATHENA
avec la cité d'Athènes.
Le MESSIE attendu par les juifs devait être
de la race de DAVID, roi puissant comme lui, et capable de restaurer
1'indépendance et la grandeur de 1’Etat.
CESAR, 1'Empereur des romains était DIEU,
souverain totalitaire régnant sur les âmes comme sur les corps et exigeant un culte divin rendu à sa personne.
JESUS est le contraire de toutes ces visions
et de toutes ces espérances.
La rupture est totale à 1’ égard de la conception romaine
du pouvoir. Il ne lui suffit pas, à la manière des zélotes, d’organiser une
résistance armée contre 1'occupant. Il ne les désavoue jamais. Il en accepte
même dans les rangs de ses disciples. Mais il ne s’agit pas pour lui de libérer
la Palestine seule et pour un temps; c’est le monde qu'il libère. Pas
seulement du pouvoir romain, mais de la conception romaine, totalitaire, du pouvoir: "Rendez à CESAR ce qui est à CESAR,
et à DIEU ce qui est à DIEU", n'est pas un compromis dualiste: à DIEU le
ciel et la religion, à CESAR la terre et la politique. Interprétation qui a
toujours conduit à laisser toute la place à CESAR, pendant que les dévotes
milices, les yeux braqués sur le ciel, feignaient de ne pas voir la terre et de
ne pas faire de politique, c'est à dire laisser faire celle qui se fait.
La parole de JESUS est au contraire le plus radical
défi à toute prétention totalitaire: refuser à CESAR de régner sur 1'esprit,
c'est à dire d’être le juge ultime des fins de la politique et de braver ainsi
le jugement que pouvait porter sur elle DIEU et ceux qui croyaient en Lui.
Parole subversive par excellence,
désacralisant la politique et n'enlevant pas seulement à CESAR une partie de son
empire: celui de la vie intérieure de ses sujets, mais le fondement même de sa
politique: sa caution divine.
Rien n’était plus dangereux pour le pouvoir,
pour le Préfet romain, que cette puissance d'arrachement de la foi
nouvelle. La mort de JESUS n’est pas une
erreur judiciaire, elle est dans la logique d'une contestation aussi radicale
des fins de la politique.
La déception n'est pas moins grande pour les
juifs: JESUS n'était pas le Messie qu'ils attendaient. Etait-ce là le vengeur
de DAVID, restaurant de DAVID 1'Empire, et de SALOMON les richesses ?
Quelle dérision que ce raté ? Même les douze
disciples qu'il avait rassemblés 1'abandonnent à 1'heure de sa mort: 1’un le vend, un autre le
renie, tous se cachent. On ne saurait imaginer faillite plus totale: roi des
juifs, entré dans sa capitale à dos d'âne, pour y subir le supplice le plus
dégradant - celui des esclaves -, la crucifixion.
Jusque là 1'attribut principal de DIEU était
la royauté et la toute puissance. Cette grandeur était la seule image humaine
possible de la transcendance.
Par quelle démente inversion la transcendance
pouvait elle émerger du plus démuni d'entre les démunis ? Dans la plus infâme
misère et 1'impuissance la plus dérisoire : "Si tu es Fils de DIEU,
descends de ta Croix !"
Grand rire des grecs devant cette antithèse
de PLATON et de sa sagesse, d'EROS et de ses passions, de ZEUS et de sa
puissance de foudre. De qui se moque-t-on avec cette caricature de tout ce que
les grecs tenaient pour beau et bon ? SAINT-PAUL, lui-même, ne parviendra pas à
les convaincre que cette "folie" est au delà de la sagesse des sages.
Tel était le paradoxe et le défi de ce JESUS
"asiate" (comme disait le Père DANIELOU); nous révélant de DIEU tout
ce qu'un homme en peut connaître: 1'action d'un homme totalement donné à LUI.
Nouveau moment de fracture dans 1’histoire.
Et nouvelle récupération. Pas plus loin
encore que "dix générations" après le séïsme. Voici JESUS aseptisé, remis
à la mode du jour, rendu acceptable en Occident.
Après trois siècles de témoignage de sa
résurrection, c’est à dire de "martyrs", en qui 1'esprit de JESUS
avait
pris corps", s'était "incarné"
de nouveau pour restituer le visage de son DIEU, après trois siècles où JESUS a
ressuscité dans le corps d'une multitude, cette multitude
des faibles était devenue une force.
Une force dont un empereur, un CESAR, allait
se servir pour cimenter son empire.
Il faut d'abord donner, au loqueteux
palestinien, vêtement de son nouveau pouvoir: le temps n'est pas loin où il
apparaît, dans une fresque de Ravenne, sous 1'uniforme d'un général
palestinien.
Déjà les mosaïques d'or ont métamorphosé, aux
voûtes des églises, 1'humble martyr du Golgotha en Pantocrator, en maître tout
puissant, la foudre au doigt pour châtier toute rébellion.
Cet aménagement de 1'habillage en roi
s'accompagne d'un plus profond travestissement spirituel:
- son message est traduit dans le langage et
la philosophie des grecs totalement étranger, en leur doctrine de
"1'être", à 1'expérience christique ineffable
où DIEU est tout acte et ne se révèle que par
1'action de ceux qui croient en lui.
La Communauté de ceux en qui JESUS a pris
corps, en son incessante résurrection, va être coulée dans le moule de
1'organisation impériale romaine. Comme 1'écrit 1'un de ceux que cette
évolution a désespéré: "On attendait le retour du CHRIST; c'est 1'Eglise
qui est venue!"
Enfin fut récupéré du judaïsme, l’expérience
bouleversante de 1'Exode et du pacte primordial de 1'homme avec son DIEU. Mais,
sous prétexte d'attribuer à 1’Eglise 1’héritage d'une nouvelle alliance, il en
fut fait 1’héritière d'un privilège de monopole et d'exclusion, d'une élection divine
impliquant désormais qu'hors 1'Eglise il n'est point de salut. Ainsi fut
transformée en religion d’Etat, et en Eglise persécutrice, la communauté
martyre des premiers persécutés.
Philosophie grecque, interpellation tribale
de la conception messianique du peuple élu,
organisation romaine totalitaire, la religion du Christ allait
épouser toutes les forces qui avaient fait mourir Jésus.
De là naîtront les fruits monstrueux de
telles alliances de la religion et de la politique: le
"constantinisme", cette permanente collusion -quand elle n'était point
prostitution - de 1'Eglise avec les pouvoirs, les
sordides querelles du sacerdoce et de 1’Empire,
les théocraties cléricales et le "droit divin" des rois, les
colonialismes les plus rapaces et les plus sanglants travestis en devoirs de
christianisation, les Saintes Alliances du XIX ème siècle. Et, après que le
Père CHENU eut proclamé avec joie que le Concile signifiait la fin du
Constantinisme, les actuelles rechutes.
L'Islam a vécu et continue à vivre la même
courbe descendante de sa trajectoire historique.
N’étant pas né comme une religion nouvelle
mais comme un réveil religieux des flambées anciennes de la foi abrahamique, il
a fait revivre le pacte d' ABRAHAM avec son DIEU: ABRAHAM est, dans le Coran,
le Père des croyants pour 1'exemple qu'il a donné de la foi comme arrachement à
nos logiques provisoires, à nos morales coutumières, pour une obéissance
inconditionnelle à DIEU seul, détruisant toutes les idoles des cultes anciens.
Le Coran exalte la grande rupture mosaïque de
1'Exode, désacralise les pouvoirs et les tyrannies, fonde, en d'autres lois,
une cité digne de DIEU, c'est à dire fondée sur la foi seule et donc
universellement ouverte à tous. L'humanité est une parce que DIEU est Un. "JESUS,
le fils de MARIE" en qui DIEU a
«insufflé de son esprit», JESUS à qui DIEU a donné 1'Evangile,
qui contient guidance et lumière, est, dit le
Coran, le
"Messie": DIEU ne 1'a pas envoyé
dans la pourpre d'un Roi héritier de DAVID, mais avec le signe de 1'élection divine
en le faisant naître d'une Vierge et "signe pour le monde."
L’Islam matinal, celui de la révélation
coranique et de la communauté de son prophète, est ainsi le continuateur des
grandes ruptures divines de 1'histoire humaine.
Il y ajoute une dimension nouvelle, sociale:
proclamant que DIEU seul possède, et que, par conséquent, 1’homme n'en est que
le gérant responsable, il relativise la
propriété. C'est le contraire exact du droit
romain, codifié un siècle plus tôt par JUSTINIEN, où la propriété est définie
comme "le droit d'user et d'abuser". La décisive révolution sociale
de 1'Islam primitif eut pour conséquence, de l’Indus à 1'Océan Atlantique, de
retirer la terre aux grands propriétaires parasites
et de la donner à ceux qui la travaillent. Ce gigantesque transfert social explique,
pour 1' essentiel, la fulgurante expansion, en un siècle, d'un Islam qui, en
face de puissances numériquement, et surtout techniquement infiniment
supérieures (comme celles de Byzance ou de la Perse), se répandit à la vitesse
d'un feu de prairie.
Mais 1'expansion de cet empire donna
naissance à ce que 1' on pourrait appeler un "constantinisme
musulman". Déjà les premiers ommeyades, influencés, à Damas, par les traditions
despotiques de Byzance et leurs rapports de concubinage entre religion et
politique, se proclamèrent "lieutenants de DIEU sur la terre" et non pas
simplement successeurs du prophète". Ce détournement du pouvoir de DIEU au
service du souverain, sous le nom de droit divin, se perpétua: pour justifier le pouvoir absolu des
Califes Abbassides, EL MAWERDI, dans son "Traité du pouvoir", écarte
1'obligation de la "Consultation" (la "shura", exigence
coranique) des devoirs du prince (comme fera BOSSUET pour 1'absolutisme de LOUIS
XIV).
Pour maintenir cette lecture monarchique du
Coran, les "ulémas" et les "fuqahas", théologiens et
juristes au service des princes, se réservèrent le
monopole de 1'interpétation (ijtihad) du Coran. Ainsi, contrairement au message
coranique qui exclut toute médiation entre le croyant et DIEU, se constitua, au
cours des siècles, une oligarchie de "1’ijtihad", corps de
professionnels de la religion, seuls dépositaires du message, en un mot: la
transposition islamique du cléricalisme chrétien.
Leur systématique confusion de 1'orientation
morale du Coran vers la source divine (shari'a) avec les législations et les
jurisprudences (fiqh) instituées au temps des despotismes anciens, leur permet
de momifier 1'Islam et de le rendre incapable de
résoudre, dans l’esprit libérateur du
Coran, les problèmes de notre époque, d’être une force de création
de 1'avenir, un sujet de 1'histoire, pour en faire un objet.
Comme au temps de la "Sainte
Alliance" des princes et des clergés nationaux que dénonçait MARX, cette
alliance présente des princes et des
"oulémas", est un "opium du peuple".
Seraient-elles devenues impossibles, à notre
époque, les éruptions de la foi comme arrachement ?
Les exemples de levées de la foi comme forces
de libération politique ne manquent pas: 1'Emir ABDEL KADER, le plus grand
mystique du XIX ème siècle, disciple d'IBN ARABI, et auteur d' écrits
spirituels qui le rendent frère des inspirés, de Maître ECKART et de SAINT-
JEAN de la CROIX, fut un homme d1 Etat organisateur en tous
les domaines, depuis les industries jusqu'à 1'enseignement, et un chef de
guerre gui résista, pendant 12 années, à une armée d'invasion qui disposait de
techniques infiniment supérieures aux siennes, et pratiquait un terrorisme
systématique. Chez Abdel KADER, la mystique (car sa mission n'était pas
"nationale" mais religieuse: défendre 1' Islam), n'était pas
détachement de 1'action politique, mais au contraire principe spirituel d'une
action libératrice.
Cette unité organique de la mystique et de
1'action, de la religion et de la politique, n'est pas 1'apanage de telle ou
telle confession, de telle ou telle sagesse.
Chez GANDHI, 1a spiritualité, c’est-à-dire la
méditation permanente sur les fins dernières, et la politique,
c’est-à-dire la réflexion sur les moyens qui permettent de les
atteindre, ne font qu'un. GANDHI écrivait: "Les fins ne sont jamais
supérieures aux moyens mis en oeuvre pour les atteindre." Peut-être est-ce
là la plus haute leçon - d' efficacité même - de 1'union de la mystique et de
la politique, contre toute politique prétendant que la fin justifie les moyens.
Aujourd'hui, dans le monde chrétien, les
"théologies de la libération" nous interpellent, car elles essayent à
leur tour, de répondre à la double et indivisible exigence qui nous lie à la
cité des hommes et à la cité de DIEU, sans jamais les identifier et sans jamais les
séparer.
Le vieux dualisme occidental est toujours
mortel.
Les premières réflexions sur la démocratie en
portent la marque: celle de Jean Jacques ROUSSEAU, par exemple. Dans "Le
Contrat Social", il aborde de front le problème des rapports de la
politique et de la religion, sans parvenir à le résoudre.
Il a conscience de la duperie des mots: Il
écrit: «Il n'a jamais existé de véritable démocratie, et il n'en existera
jamais." Il a pourtant médité sur la Grèce et Rome, et pris conscience de
leur supercherie: la «démocratie» athénienne, au temps de PERICLES, comptait
40.000 citoyens libres pour 110 mille esclaves sans droits. Il s'agit donc, non
d'une "démocratie" mais d'une "oligarchie esclavagiste".
La "république romaine" comptait, à
son apogée, 200.000 citoyens libres pour 20 millions de sujets exclus de toute
participation politique dans le choix des pouvoirs romains. Sous le nom de
"République" il s'agit bien d'un empire colonial.
ROUSSEAU écrit, sans illusion: "S’il y
avait un peuple de DIEUX, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement
si parfait ne convient pas à des hommes."
Il analyse les obstacles humains et le
postulat divin de toute instauration d'une démocratie.
D'abord, écrit-il prophétiquement, 1’inégalité
des fortunes rend impossible 1’expression de la "volonté générale",
clé de voûte de son "Contrat social".
«Rien n'est plus dangereux que l’influence
des intérêts privés dans les affaires publiques»… «C'est une des plus
importantes affaires du gouvernement que de prévenir 1' inégalité des fortunes»
car 1' Etat "protège fortement les immenses possessions du riche ... et
tous les avantages sont pour les puissants et pour les riches."
La première application pratique de sa
théorie : la
Déclaration des Droits de 1'homme et du
citoyen, et la
Constitution dont elle est le préambule,
justifiaient ses
craintes: après avoir proclamé que tous les
hommes naissent «libres et égaux en droits», la Constitution instituait un "suffrage
censitaire" écartant comme "citoyens passifs" les non-possédants
(plus de la moitié du peuple) du droit de vote et plus encore du droit d'être
élu.
Ne s'agissait-il point d'une
"Déclaration des droits du propriétaire" ? DIDEROT n'écrivait-il pas
déjà, dans son «Encyclopédie» «le propriétaire seul est citoyen.»
Déclarations "révolutionnaires" en
ce sens seulement que la propriété dont il s'agissait n'était plus seulement
foncière, d'origine féodale, mais accueillait
1'industrie,
le commerce et la banque.
Deux siècles d'expérience ont confirmé le pessimisme
de ROUSSEAU: le pouvoir de 1’argent sur la politique est devenu infiniment plus grand par la
possession, avec les "médias" du pouvoir de manipuler
1'opinion publique au point d'exclure 1'émergence d'aucune "volonté"
générale.
(Et ce n'est qu'un aspect du pouvoir de «1'inégalité
des fortunes » de fausser entièrement le jeu démocratique et d'en faire
une dérision.)
Le monothéisme du marché, si largement
professé aujourd'hui, fait revivre les illusions, ou plutôt les mensonges intéressés,
des "libéraux" du début du XIX ème siècle selon lesquels, si chacun
poursuit son intérêt individuel, l'intérêt général sera spontanément garanti.
Contre ce "libéralisme" cannibale
du marché sans limite, 1’abbé de LAMENNAIS disait déjà, à cette époque: "Entre
le fort et le faible>
c'est la liberté qui asservit et la loi qui
libère."
Alors s'exprima le besoin de découvrir un
autre régulateur des relations sociales que le marché. Ainsi naquit 1'expérience
socialiste: 1'idée d'un "plan" destiné selon la formule de MARX, à créer pour chacun les
possibilités économiques, politiques, culturelles de
développer pleinement les richesses humaines qu'il porte en lui, afin que
chaque enfant qui porte en lui le génie de RAPHAËL ou de MOZART puisse devenir
MOZART ou RAPHAËL.
Mais la même contradiction latente que chez
ROUSSEAU, entre 1'homme et le citoyen, rendit plus tard décevante 1'expérience nouvelle.
ROUSSEAU avait pressenti le problème qui sera
celui de toute révolution, en 1789, comme en 1917. Il 1'avait posé, mais non
résolu. Le postulat sur lequel peut reposer une société capable de faire
émerger une "volonté générale" est celui de la
"vertu" de chaque citoyen. ROUSSEAU en conclut: "Il importe à 1'Etat que chaque
citoyen ait une religion qui lui fasse aimer des
devoirs." (P 340)
Il s'oriente donc vers une société de
"démocratie théocratique" reposant sur une "religion
civile", dénominateur commun de toutes les religions, et les acceptant
toutes dans 1'Etat, à condition qu'elles en respectent la tolérance.
Si 1'hypothèse de ROUSSEAU ne s'est jamais
réalisée, c'est en raison du dualisme qui le rend prisonnier de la pauvre
conception de 1'homme de son temps, et le condamne à 1'utopie: "1'homme
", au XIX ème siècle (et aujourd'hui encore) est réduit à 'individu. Le "citoyen"
dès lors est une abstraction.
Si 1'expérience du socialisme a avorté et
conduit à la faillite, c'est qu'elle repose finalement sur le même
postulat: celui de l’exclusion de la dimension transcendante de l’homme.
Si 1' homme n'est considéré que comme
individu, et sa liberté conçue à partir de 1'idée que chaque individu est le centre et la mesure de toute chose, aucune
société proprement humaine n'est possible.
La conception abstraite du citoyen à partir
de cet individu, tenu pour se suffisant à lui-même
et séparé de tous les autres par un vide, comme les atomes d'EPICURE, ne pourra
engendrer qu'une "démocratie" statistique, déléguée et aliénée: des
affrontements de volontés de puissance, de jouissance ou de croissance de ces
individus ou de leurs coalitions d'intérêts. La résultante mécanique est
quelque chose que nul n'aura voulu.
De telles sociétés ou plutôt de tels ramassis
d'atomes sans lien, livrés au hasard d'un mouvement brownien, comme ceux d'un gaz, dans la nature d'avant
1'humain et même d’avant 1'instinct, ne cessera
d'osciller, comme elles le font depuis un siècle et demi, entre un individualisme
de jungle et un totalitarisme de termitière, la jungle naissant de la lutte de tous contre tous, et le totalitarisme de la
réaction désespérée contre ce chaos, cette absence de finalité humaine. Avec
leurs intégrismes symétriques.
Ne pouvoir penser, par exemple, la laïcité
qu'en termes d'institutions: Eglise, Etat, et non en termes de dimensions
humaines, celles d'une dimension politique, nécessaire pour que la vie sociale soit
organisée, et dimension de foi pour que la politique ne soit pas seulement une
technique de 1'accès
au pouvoir et
du maintien au pouvoir, mais qu’elle soit ordonnée à des fins humaines.
Une société humaine ne peut être composée d'individus
mais de personnes, c'est à dire d'hommes ayant conscience que leur centre n’est
pas seulement en eux mais en 1’autre et en tous les autres. Aucune décision ne
peut avoir un caractère proprement humain que si elle prend
en compte les intérêts et les finalités des autres.
Il ne s'agit pas ici d'une religion
particulière qui se contenterait d'affirmer que 1’humanité est une parce que DIEU, qui 1'a créée est un, et que le
respect de 1'autre découle de ce qu'il a été créé à 1'image de
DIEU.
L'athéisme joue au contraire un rôle positif,
en exigeant d'éliminer toute représentation anthropomorphique de DIEU.
Par contre 1' individualisme radical, qui,
dans un système de marché, devient dominant, repose sur trois postulats:
1 - Le monde n'a pas de sens sauf celui qu'il
prend en fonction de mes désirs personnels.
2 - Ce monde n'est que collision d'unités
closes sur elles - mêmes, semblables à la mienne, et seul le rapport des forces
décidera.
3 - Je n'ai à 1'égard de ce qui m'est extérieur, aucune responsabilité.
Aucune "démocratie" ne peut être
construite à partir de tels atomes, car, à l’encontre des prédicateurs du chaos
et de la mort, la démocratie n’est pas pluralisme mais participation.
Une démocratie ne peut exister et l’intégrisme
ne peut être vaincu que si 1’esprit
de communauté 1'emporte sur 1'individualisme.
Il y a communauté lorsque chaque participant a
conscience d'être responsable du destin de tous les autres.
Toute éducation, tout art, toute politique,
qui ne conduit pas à cette prise de conscience de ce qui est proprement humain en 1’homme,
nous conduit à un suicide planétaire.
Roger Garaudy
17 juillet 1990 à L'Escorial (Madrid)
INEDIT
17 juillet 1990 à L'Escorial (Madrid)
INEDIT
[Archives personnelles de RG]
Ce texte a pu servir d'ébauche pour le livre "Intégrismes"
Ce texte a pu servir d'ébauche pour le livre "Intégrismes"