Paulette Garaudy en janvier 2018 |
Un communisme
lyrique
La renaissance de la Verrerie de
Jaurès
Un nouvel amour (1946)
22 j u i l l e t 1945
« Travaillez, galibots et chercheurs, ayez le goût
de votre
rude et beau métier... que chacun de vous sente que
la bataille
du charbon est sa bataille! Qu'il fasse de son
travail une
question d'honneur...
« Je sais que cinq années de privations ont amené
une fatigue
extrême... Mais le sort de la France est entre vos
mains. Ports et
gares paralysés parce que navires et trains manquent
de
charbon, usines mortes, foyers qui seront glacés cet
hiver, tout
revivra par vous... Produire, produire, et encore
produire, c'est
aujourd'hui la forme la plus élevée de votre devoir
de classe, de
votre devoir de Français. »
A Carmaux, le secrétaire du syndicat des mineurs,
Pélissou,
vient de lire cet appel de Maurice Thorez lancé la
veille devant
les mineurs de Waziers, dans le Nord, où couve une
grève.
Un long silence contraste avec la ferveur qui
accueille
d'ordinaire les discours de « Maurice ».
Pélissou semble ne pas oser replier les feuillets,
prêt à y
chercher des réponses aux réticences de tel ou tel.
Il essaie de rompre la glace :
— Il me semble que nous sommes au commencement de
quelque chose...
— Le commencement de la fin, grogne une voix
lointaine.
La brèche est ouverte.
— Alors, on s'est battu pour quoi ?
— Pour donner plus de dividendes aux patrons !
— Aux profiteurs de la collaboration qui n'ont pas
rendu
gorge.
— Ils vont rire de voir les communistes pousser les
ouvriers
à s'éreinter pour remplir leur coffre... »
Le ton monte.
— C'est de la collaboration de classe! Je ne suis
pas
d'accord.
Pélissou, après avoir laissé les vannes ouvertes,
décide de
ramer contre le courant.
Quelqu'un lance :
— Bien sûr ! L a « ligne » du Parti, c'est ton
catéchisme.
Un murmure dans l'assemblée, presque un retournement
de
tendance, car on ne peut tolérer une telle attaque
contre un
Pélissou : la plus fière lignée des mineurs de
Carmaux.
Piqueurs de père en fils. Le père a eu les poumons
rongés de
silicose dans la mine. Il est resté le chef jusqu'à
ce qu'il
s'éteigne, en 1942, au camp de concentration.
Lui-même, le fils,
au puits de la Tronquié, face aux mitraillettes des
nazis, a fait
appel à la grève insurrectionnelle. Il y a un an.
Personne, au front de taille, pour lui disputer la
royauté du
métier. Il ne s'y considère pas comme un mercenaire
: il
travaille comme si, avec son marteau piqueur, il
défrichait les
chemins de l'avenir. Il est vrai qu'il n'a jamais
dévié de la
« ligne ». Il ne l'éprouve pas comme une servitude :
la ligne du
Parti est dans l'axe de sa propre vie..
J'ai oublié ses arguments, mais, contre les slogans
qu'on lui
jette, se dresse sa présence humaine.
Sans manifestation bruyante, un à un, les mineurs se
soudent
à lui. Les autres militants hésitent encore, ou même
boudent.
Une jeune femme se lève, vêtue de noir, avec un
petit col
blanc. Son visage sans angles exprime la santé et la
pureté des
montagnes. Ses grands cheveux noirs montent très
haut audessus
de son front. Un ruban de velours noir les noue. Une
grande torsade coule dans son dos.
Elle ne parle guère, évoquant seulement la mort de
son mari,
instituteur comme elle, et chef de partisans tué à
Albi, le jour
même de la libération de la ville, le 22 août 1944,
par une
colonne allemande battant en retraite.
— Ce qu'on nous appelle à faire va dans le même sens
:
rendre la santé au pays. Comme de bien tenir sa
maison ou
nourrir son enfant. Je suis encore nouvelle au
Parti, mais, pour
moi, le communisme, c'est la santé dans tout ce
qu'on fait.
Émerge un tel bourdonnement d'adhésion que Pélissou
plie
ses papiers, et, avec une fraternelle ironie,
conclut en se levant :
— Je vois que tout le monde est d'accord. Merci à
tous.
A la sortie, il me sent troublé et me prend le bras
pour
m'emmener chez lui :
— Il faut les comprendre : depuis cinq ans ils
descendent
avec des musettes maigres... Travailler, sous
l'Occupation,
c'était se demander si on n'était pas fournisseur de
mort, et
galérien. Et puis, i l y a ceux du dehors. Us
pensent que les
socialistes feront de la démagogie, et essaieront de
les prendre
de gauche. Alors il arrive une heure où la machine
humaine se
détraque. Tout s'affaisse. Tu as vu grogner des
râleurs. Us ne
comprennent peut-être pas, du moins avec leur tête,
mais dans
leur peau, oui. C'est pour ça que tu en as vu se
retourner si vite.
Nous arrivons chez lui, dans sa cuisine tapissée de
tracts :
ceux de la grève insurrectionnelle et de l'appel au
soulèvement
de la Libération. Quelques planches, dans un cagibi
voisin,
croulent sous des livres et des dossiers. Il ramène
de la cave une
bouteille de Gaillac, et il parle, tout seul, comme
pour une
confession.
— Tu as entendu Maurice?... Moi, je le comprends
avec
mes tripes... Quand on dit : la terre de France, ça
peut avoir
l'air discours de comices agricoles pour ceux qui la
voient à
travers l'histoire et les livres. J'ai lu ce que tu
as écrit sur la
« nation ». C'est vrai. Mais pas comme nous le
sentons. Nous,
dans cette terre, nous y entrons tous les jours. Un
gosse, avant
de naître, doit sentir comme ça le ventre de sa
mère, avant d'en
être arraché. A 4 heures du matin, quand la cage
descend, et
que tu as l'impression que tes boyaux sont restés
accrochés en
l'air, tu es content de retrouver sous ta galoche la
boue glissante
des galeries. La montagne se rétrécit à ton passage
et tu
surveilles ses moindres poussées : un boisage des
cadres qui
crie, un pied-droit qui plie, un « chapeau » qui se
courbe. Tout
peut te sauter dessus d'un coup. Au front de taille,
c'est nous
qui attaquons : on fouille tout ce que le coup de
mine a lézardé,
on suit les fissures, les défauts de la cuirasse. On
se connaît bien
avec la montagne : chacun sait la faiblesse de
l'autre. On
l'écoute : au-delà du ruissellement des eaux de
l'embouage, du
ronflement des pompes, des grincements des bennes
mal
graissées, il faut entendre ce sifflement de la
terre qui glisse de
la couronne, légère comme un lézard, et qui annonce
l'éboulement,
le coup de gueule ou de patte du charbon révolté si
tu as
mal attaqué. Quand j'entends : « la terre de France
», pour
moi, c'est un corps à corps, une étreinte. Regarde
comme je lui
appartiens : ces petites lignes bleues sur mes bras,
sur mes
joues, partout... elle m'a tatoué comme une
maîtresse jalouse.
Elle est entrée en moi, avec les traces noires de
nos mains sur le
pain du casse-croûte, avec la poussière du rocher
qui cimente
de silicose les poumons — à la vie à la mort.
Parfois une colère,
mais d'amour. A cinq ans, à table, on entend le père
et le frère
parler du fond. C'est comme un vertige et une
fatalité : à quinze
ans, on descend dans le trou. On n'y résiste pas
plus qu'une
pierre qui tombe. De père en fils, on est tous les
mains d'un
même mineur, qui arrache à la terre de sa force.
Quand je vois
une famille autour d'un poêle, une cheminée d'usine
ou une
locomotive qui fume — tu riras —, mais j ' a i
l'impression qu'en
retournant la terre je fais tourner le monde.
Je le quitte, l'embrassant, sans un mot. Tous les
mots de
appel ont pris chair. En arrivant dans ma chambre, j
'ai
reconstitué la confession tout entière. Jusque-là,
je n'avais
jamais compris un mot d'ordre à partir du dedans des
hommes.
Les mineurs, bon. Mais les autres ?
La « masse » n'est pas une statistique, mais, seule,
elle aurait
un penchant à se laisser aller à la descente. Pour
faire jaillir la
force ascensionnelle de la vie, il faut la découvrir
dans les
hommes un par un.
Je prends conscience de la force des grands mythes
mobilisa-
teurs dont de Gaulle et les communistes sont les symboles,
faisant appel à ce qu'il y a de meilleur chez les
meilleurs des
hommes, et les soulevant au-dessus d'eux-mêmes. Je
suis sûr
désormais que cette « poésie » de la politique est
infiniment
plus vraie que la manipulation des prétendus «
réalistes »,
jouant sur le plus bas : l'intérêt égoïste, le
ressentiment,
l’anesthésie des consciences, et utilisant aussi des
mythes, mais
à rebours, comme Hitler celui de la race, ou nos
démagogues
celui de la « liberté », pour la confisquer.
Dans Mein Kampf, Hitler disait : devant
une foule, pour
l’entraîner, je vise le plus bête, et, en lui, ce
qu'il y a de plus
bas : les glandes, salivaires, sexuelles ou
lacrymales. Cette
technique est demeurée celle des politiciens de
troupeaux.
La vague lyrique de la Libération retombée, la politique
des
marécages a chassé de Gaulle. Une autre vague se
lève, celle de
la « renaissance » avec les communistes. Elle aussi
sera bientôt
brisée.
Mais, elle aussi, avec Thorez, à Waziers, donne un
visage à
l’espérance des meilleurs.
Je recherche, dans le Tarn, l'action symbolique qui
pourrait
nourrir ce courant ascendant de la vie. Non pour en
isoler des
« minorités
agissantes », mais, au contraire, pour faire prendre
conscience aux masses de leur âme.
Cinquante ans plus tôt, après une grande grève des
verriers
de Carmaux, Jean Jaurès, alors député du Tarn, avait
su
réveiller, parmi les ouvriers, une épopée de la foi.
Il avait lancé l'idée d'une entreprise coopérative :
la Verrerie
Ouvrière d'Albi.
Le père Bonnardel, un ancien verrier de
quatre-vingt-cinq
ans, qui avait allumé le premier four, en présence
de Jaurès, en
1896, m'a raconté cette naissance du rêve et son
incarnation :
— Au lendemain de la grève catastrophique des
verriers de
Carmaux, pour donner du travail aux ouvriers
congédiés, on a
lancé une souscription dans tous les syndicats de
France. Jaurès
a fait ce beau rêve d'une verrerie gérée par les
ouvriers eux mêmes.
Ce rêve, nous l'avons bâti dans la pierre. Pendant
dix
mois, nous nous sommes transformés en terrassiers.
Enfin, les
fours ont flambé. Tu ne peux pas imaginer
l'enthousiasme.
Nous soufflions dans nos bouteilles comme des
démons. C'était
une bataille de principe : nous affirmions le droit
de nous
appartenir. Nous l'affirmions pour tous. Mais nous
avions à
lutter contre les choses, contre le régime, parfois
contre les
camarades qui perdaient de vue le but. Un jour les
mines
refusent de nous livrer du charbon; une autre fois,
on nous
arrête à la gare un wagon de sulfate ; le patron
d'une grande
verrerie, sachant que nous avons à rebâtir d'urgence
un four,
achète toutes les briques réfractaires de la région.
Nous
abandonnions 40 p. 100 de nos salaires pour créer un
fond de
roulement. La solidarité nous a sauvés : les
syndicats de toutes
les corporations ont prêché une véritable croisade
dans les
cabarets pour faire refuser les litres qui ne
porteraient pas
l'estampille de la Verrerie Ouvrière. C'était la
guerre, avec ses
contraintes, sa loi martiale, ses souffrances, mais
aussi la
fraternité du combat. Dans la misère, ils
s'aimaient. A la fin de
la quinzaine, quand la lune commençait à être
vieille, on se
réunissait à plusieurs familles pour faire la soupe
sur un seul
feu. Tout marchait tant qu'il y avait des sacrifices
à faire.
Quand il y a eu des bénéfices à partager, là a
commencé le
danger. L'égoïsme monte avec les profits. L'homme
recule. Les
chaînes du coeur seront les dernières à être
brisées.
En sortant de chez le père Bonnardel, je passe sur
le pont du
Tarn. Notre géante cathédrale de briques, avec ses
reflets
rouges dans le fleuve, témoin irrécusable d'une
levée de la foi et
de son pouvoir de tirer les hommes au-dessus
d'eux-mêmes, me
paraît montrer la route : il n'y aura de véritable renaissance
que par une renaissance de la foi. Celle des
bâtisseurs de
cathédrales. Une foi branchée, à notre époque, sur
des instincts
profonds et nouveaux.
Nous allons faire revivre la Verrerie Ouvrière.
Nous avons, une fois encore, tout contre nous : les
choses, les
institutions et la pesanteur des âmes.
La Verrerie est une ruine, une décharge de
ferrailles. Ce n'est
pas avec les antiques machines Boucher à pédales ou
avec les
Roirant que l'on fabriquera des bouteilles à un
rythme
rentable. Saint-Gobain ne nous livrera pas une des
Lynch
américaines dont il a le monopole. Les wagons, dans
l'état du
réseau, nous seront-ils accordés pour amener des
tonnes de
carbonate de Bayonne, du sable des Landes? Et les
briques
réfractaires de l'ouvreau, à 20000 francs pièce...
Il faut déplacer des montagnes. Avec l'appareil
bureaucratique
hérité de Vichy, pour construire, il faut frauder.
Le bâtisseur
doit se faire contrebandier. Nous obtenons une
machine
Lynch par la ruse d'un ingénieur. Les wagons amènent
le sable
avec la complicité des cheminots. Pour le charbon,
les mineurs
de Carmaux font des heures supplémentaires gratuites
: leur
cadeau. Le défi lancé aux forces d'inertie et de
mort est le signal
d'une véritable résurrection : la verrerie commence
à revivre.
Les premiers jours on travaille comme dans une fosse
commune
: murs qui s'écroulent, fenêtres sans carreaux,
vieilles
cheminées de tôle dont il ne reste que le squelette
des cornières.
Toits crevés. Pluie inondant les fours et rouillant
l'outillage.
Nous sommes à l'offensive contre les retombées de la
mort.
Ramon, un ingénieur qui a été déchiré par l'agonie
de « sa »
verrerie sous l'Occupation, technicien exceptionnel,
lance tous
les travaux en même temps : les récupérations, la
maçonnerie.
Les équipes, sans qu'on le leur demande, travaillent
le
dimanche, gratuitement.
De vieux verriers, qui savent qu'ils ne seront pas
embauchés
puisqu'il n'y aura qu'un four en marche et cent
vingt ouvriers,
au lieu, des cinq cents d'autrefois, viennent aider
aux réparations.
Pour le déblaiement et les travaux de simple peine,
nous
faisons appel auxjeunes. Un dimanche matin, j'en
emmène une
vingtaine sur le chantier.
Le vieux Bonnardel leur raconte le passé de ces
pierres et le
sens qui revit en elles. Parmi eux, de jeunes
catholiques. Je
m'en aperçois, à leur étonnement et à leur
enthousiasme,
quand j'associe la cathédrale du x m e siècle, dont la ville est si
fière, à notre cathédrale de l'espérance :
— A côté de l'oeuvre des géants de la foi,
accepterons-nous,
comme des vaincus, de croupir auprès de choses
grandes que
nos mains n'ont pas pétries ?
Le dimanche suivant, dix-sept sont venus travailler,
chantant
sous la pluie, puis trente-trois, puis
quatre-vingt-huit, et au
bout d'un mois, deux cent cinquante. Les vieux
verriers
orientent la tâche de chaque groupe.
C'est contagieux, ce printemps des hommes où l'on
voit
refleurir les choses et changer les coeurs. Le
dehors et le dedans.
Il a fallu remettre au point la Lynch parce que les
moules
finisseurs manquent d'aplomb. Après le réglage, on
confie le
nettoyage extérieur aux plus soigneux.
L'équipe est animée par la jeune veuve en noir de la
réunion
de Waziers. Je lis sa parole dans leurs yeux. U n
témoin qui ne
trompe pas ; il fait sentir, au-delà des mots, la
présence de la
vie.
Avec des tampons de laine huilés, elle effleure les
cylindres
d'acier, les cornières des conduits, les pignons et
les bras de
l'énorme insecte avec des gestes de tendresse
humaine. Elle se
redresse enfin, parcourt d'un regard affectueux tout
le corps de
métal, secoue sa jupe, relève les cheveux tombés sur
son front,
et, presque en courant, s'enfuit dans la cour où
joue son enfant.
Dans un flot d'herbes folles, sous la garde d'une
vieille femme,
il interpelle en ami les bêtes et les plantes. Dans
la joie
d'apercevoir sa mère, il lui explique, volubile, ce
que lui ont dit
« des bébés arbres », sans doute quelque graminée,
et la
sauterelle, qu'il appelle « un oiseau d'herbe ».
Le visage de l'enfant est tout semblable à celui de
sa mère,
mais auréolé de boucles blondes. Je l'ai aperçu
souvent au siège
du Parti. Avec le même petit col blanc, mais avec
des gilets de
laine angora tricotés par sa mère, en des couleurs
gaies.
— Poussin bleu! tu étais hier poussin rose. Et
demain?
poussin blanc ? lui dit Pélissou.
Je me suis approché. Elle me présente sa famille.
— Ma mère... Et mon petit Jacques, quatre ans, mon
meilleur ami.
Je regarde, dans l'encadrement du portail, les trois
silhouettes
qui s'éloignent, à des tailles diverses, mais si
pareilles.
J'ai demandé à Pélissou qui elle est...
— Paulette Lautier a vingt-six ans. Son mari a été
tué, les
armes à la main, le 22 août 1944. Elle dirige notre
journal
régional, Le Tarn, celui que tu as
créé avant la guerre. Elle
répand autour d'elle, avec son petit, une atmosphère
de
propreté et de santé. Au bureau fédéral, tout le
monde l'aime et
la respecte. On dirait qu'elle concentre l'esprit de
ce que nous
voulons faire, notre façon de marcher.
Au long des mois, je la vois de plus en plus
souvent. Le petit
Jacques me fascine : pour moi aussi, i l est bientôt
« le meilleur
ami ». Dimanche dernier, je les ai accompagnés
porter des
fleurs au cimetière où Paulette amène Jacques, pour
baiser le
médaillon recouvrant, sur la tombe, le portrait de
son père. Elle
me montre la photo de Maurice portant son petit dans
ses
bras : il n'avait pas un an, il disait à peine «
papa ». C'était la
dernière fois.
Elle me raconte comment, dans la clandestinité, elle
servait
de courrier. Cette énorme valise qu'un jour on lui a
apportée à
Castres, à la gare des autobus, pour la porter dans
une planque.
— Je n'ai su qu'après que c'étaient des armes.
J'arrivais à
peine à la soulever. Un miracle : la milice ne m'a
pas repérée.
Elle évoque, sans phrases, le moment de la mort de
Maurice,
que l'un des compagnons rescapé lui a rapportée : un
premier
accrochage avec une colonne allemande au camp Valmy,
près
de Lacaune. U n mort, deux blessés chez les
partisans.
Le 15 août 1944 : débarquement sur la Côte d'Azur.
Embuscades dans la Montagne Noire. Les soldats allemands
se
dirigent vers la préfecture d'Albi. Maurice évacue
ses hommes
et retourne vers la ville en voiture pour enlever
des documents.
Sur le coteau de Puygouzon, en contre bas, une
mitrailleuse
crache. Maurice et deux de ses compagnons sont tués.
En évoquant ce passé, nulle plainte. Ce qui vit en
elle, ce
n'est pas le malheur mais l'amour. Elle me fait lire
les poèmes
qu'il lui adressait au temps de leurs fiançailles en
1941, puis
encore du maquis, et qu'elle a recopiés : « Le vent
m'a dit... »,
« Espoir... ».
Sa lettre, à elle, le 24 août 44, demandant son
adhésion au
Parti : « Mon Maurice n'est plus. Jacques n'a plus
de papa. Je
serais seule si je n'avais senti l'amour dont vous
m'avez tous
entourée. Acceptez que je prenne sa place parmi
vous. Sa foi
sera mon guide et mon soutien. »
Nous nous rencontrons de plus en plus souvent, avec
Paulette, dans le travail et dans nos heures de
liberté.
J'ai faim d'exister. D'exister autrement que comme
un moi
avec mes pensées et mes rêves. Je m'enracine profondément
dans cette communauté des militants du Tarn. Une
communauté
vraie : avec un but commun, et la joie de s'y donner
tout
entier.
En Paulette, je retrouve un centre solide. Elle me
cloue à
l'essentiel. Elle est la santé. Elle est mon ordre
et ma mémoire.
Contre tout ce qui me tire au-dehors de moi-même,
l'axe
inflexible de la continuité.
J'assiste, chez les plus conscients, à une
transmutation du
travail : être esclave, c'est faire des choses dont
on ne fixe pas
soi-même le but, ou dont on ne comprend pas le but.
Avec mon
tic de théologien refoulé, je traduis : la création
n'est pas
terminée. Le septième jour, Dieu regarda son oeuvre
et dit : cela
est bien. Le huitième jour, l'homme a pris la
succession de ce
Dieu trop vite satisfait. Je suis si content de la
formule que je la
répète souvent. Pélissou s'est moqué de moi. Le
pasteur d'Albi
me dit avec tristesse :
— Vous n'avez rien compris.
Et Paulette, en riant :
— Quel homme compliqué vous êtes ! C'est si simple
d'être
un ouvrier actif de l'Histoire, comme dans nos
équipes. Qu'estce
que Dieu a à faire en tout cela ? Quand Maurice
m'écrivait
des poésies, c'était seulement l'envers des gestes
quotidiens,
leur rythme, la musique de leur dedans. C'est
simple. Regardez
Jacques : lui aussi, i l est bien dans son petit
monde, i l bouge
avec les feuilles et parle avec le vent. Pour lui
aussi, tout chante
au-dedans. Quand j'étais dans mon école, dans la
montagne, à
La Souque, tous mes petits paysans, en dehors de la
classe,
participaient au travail de leurs parents. Ce
n'était pas une
corvée pour eux. Us ne plantaient pas des lentilles
ou du blé
dans une assiette pour voir. Us faisaient partie du
mouvement.
Ça ne vous arrive donc jamais de ne plus regarder du
dehors,
mais de « faire partie » et d'en être heureux ?
A son contact, je me sens délié : ne plus vivre
seulement
quand je me regarde vivre, quand je m'écoute penser.
A côté d'elle, je n'ai plus besoin d'être seul pour
me sentir
moi-même. Un grand vent balaie mes miasmes. Quand
elle
parle, il semble que sa bouche entrouverte aspire le
soleil. Tout
mon être en est aéré.
Elle n'arrête pas de courir, de faire au plus vite
la tâche qui
l'attend. Moins peut être parce qu'il est nécessaire
d'aller vite,
que par besoin de déployer un trop-plein de vie. Les
sources ont
toujours l'air pressées. Même quand, un instant,
elle paraît
figée, debout sur un escabeau, étirée pour chercher
un dossier,
elle garde cette légèreté de l'oiseau immobile en
qui l'on devine
le vol.
Elle est devenue l'âme de l'aventure de la Verrerie.
Elle y
entraîne les jeunes. Elle ne semble exister que par
les autres.
Elle parle du travail, des outils, de leur but,
comme d'un amour
qui la possède tout entière.
En ville, où tout le monde la connaît, à la fois à
cause de son
malheur et de la force avec laquelle elle le porte,
lorsqu'elle
passe, c'est tout notre enthousiasme qu'elle rend
visible, même
aux indifférents. A travers elle, un peu de notre
cuvée
d'espérance déborde sur la ville.
Ce soir, nous promenant au bord du Tarn, je raconte
à
Paulette mon passé, mes espoirs, mes échecs, les
essais du
Premier Jour de ma vie dont le titre est devenu, avec
les
désenchantements du retour : Les pages qui
n'ont pas brûlé.
— Vous parlez comme un homme écrasé par du passé, du
remords, et qui n'arrive pas à décharger ces
cadavres d'espoirs.
Vous appelez cela une vie intérieure. Est-ce que ce
n'est pas
une mort intérieure? Toute cette expérience passée,
cette foi,
cet amour sont une richesse, même dans leurs
faillites. Mais ne
les gardez pas comme un propriétaire jaloux. De ces
richesses
nous avons besoin. Donnez.
Je la regarde marcher, un pas devant moi. Elle a
pris dans ses
bras l'enfant las et endormi. D'un signe de tête,
elle m'appelle à
avancer sur le chemin, à son niveau, et, d'une voix
basse,
presque rieuse elle me souffle : -
— Votre passé, on dirait que vous l'avez avalé comme
une
éponge; elle se gonfle et vous étouffe...
Je lui réponds, avec impatience, presque avec colère
:
— Vous ne sentez pas que je tends vers vous les
mains
comme un mendiant... Vous êtes une force de la nature,
vous,
simple et saine. Et moi... moi, je ne sais vivre que
dédoublé,
dépossédé... Et vous vous moquez de moi.
Elle rit de plus belle.
— Un colporteur qui passait au village pour vendre
des
choses d'Afrique m'a raconté comment on attrape les
singes
dans la forêt : on met au fond d'une carafe des
fruits qu'ils
aiment ; ils envoient la main, en prenant une si
grosse poignée
qu'ils ne peuvent plus la retirer du goulot et,
plutôt que de
lâcher prise, ils finissent par se laisser
prendre... Vous ne croyez
pas que vous leur ressemblez un peu ?
Nerveusement je fouille dans ma poche, et j'en sors
un petit
carnet de molesquine noire :
— Prenez, prenez vite. Vous m'y verrez tout entier :
j ' y ai,
depuis des mois, noté mes doutes, mes angoisses, les
douleurs et
les morts qui pèsent sur moi.
Paulette penche son buste en arrière pour que
l'enfant
endormi pèse sur son épaule et libère ses deux
mains. Son rire
est silencieux mais épanoui :
— Regardez où vont aller vos trésors!...
Elle déchire les feuillets et en jette les morceaux,
comme un
semeur, dans le fleuve.
Nous n'échangeons plus un mot ce soir-là. Je la
raccompagne
chez elle où elle vit avec sa mère, la « Marnée »,
comme l'a
baptisée Jacques.
Je ne cherche pas, depuis quelques jours, à la
revoir. Elle n'a
jamais été si présente en moi : je juge autrement ce
qui
m'entoure et moi-même. Ma vie ne m'apparaît plus
comme une
attente et une anxiété. Je suis réconcilié avec le
présent. Le
silence ne m'effraye plus, ce silence qui n'est
plein que de soi.
Les travaux de la Verrerie s'achèvent. Nous parons
l'usine
comme une mariée. Pour l'inauguration, j'invite
Maurice
Thorez, alors vice-président du Conseil.
Un coup de sirène strident : le train de charbon
offert par les
mineurs de Carmaux arrive. L a locomotive est rouge
de fleurs
et de drapeaux, entourée de mineurs avec leurs
chapeaux de
cuir bouilli, leur mouchoir autour du cou et leurs
lampes de
cuivre.
A l'intérieur, sur l'estrade du four, le père
Bonnardel. Il
enflamme, à un petit brasero, une torche de résine.
Il va vers
l'ouvreau. Ses cheveux blancs, à contre-jour, à la
flambée de la
torche, s'illuminent autour de sa silhouette noire.
Il avance
lentement la flamme, comme s'il voulait prolonger à
l'infini ce
moment. Dans un éclatement brutal, le four entier
s'embrase.
Le vieux Bonnardel continue d'avancer. Il a jeté sa
torche. Ses
bras sont encore levés. Il aspire cette fournaise.
Nul n'a songé à applaudir. Ce n'est pas un
spectacle, mais
une célébration de la vie. Dans la pénombre du
hangar je ne
devine, au premier rang, que les anciens souffleurs
avec leurs
paupières sanguinolentes privées de cils, et,
aujourd'hui, leurs
larmes.
Paulette, auprès de moi, a serré de toutes ses
forces ma main.
Nous repartons dans le grand soleil où
s'épanouissent mille
joies. Et la nôtre.
Je suis sûr maintenant de l'aimer. Comme on aime le
pain,
l'odeur de la terre ou le vent de la mer.
J'ai toujours eu l'impression d'être une sphère qui
court
après son centre. J ' a i trouvé ce centre. Cette
santé.
Dans la gaieté du jour, je prends assez de recul
pour ironiser
sur moi. Nous sommes alors nourris de romans
soviétiques et je
me demande si cet amour, où Paulette s'auréole de
l'épopée
verrière, n'est pas du « réalisme socialiste ».
J'éclate de rire.
— Qu'est-ce qui te fait rire ?
— Rien. L a joie d'abord... et puis... quand le
travail a un
sens, pourquoi ne serait-il pas un amour qui va dans
le même
sens?
— Encore ta philosophie ?
— T'aimer, Paulette, c'est voir, au bout de notre
vie, ce que
cet amour a fait de nous.
Elle me met la main sur la bouche et rit :
— C'est la dernière chose que tu comprendras : un
homme
veut être aimé pour son oeuvre. Une femme veut être
aimée
pour elle-même.
Sans voir les gens qui nous entourent, je la prends
dans mes
bras et la soulève de terre : elle me paraît légère
comme si elle
venait d'ouvrir des ailes.
Notre première visite, avec ma compagne, est pour la
mère
de Maurice, « Marnée Mounou », comme dit Jacques.
Elle est
lingère à l'hôpital de Béziers.
Nous savons bien que notre joie ne peut être entière
sans sa
compréhension et son assentiment.
— Tu as été veuve à vingt-six ans, ma Paulette, et
tu as le
droit de vivre. Notre petit Jacques aura un papa.
Elle nous a pris dans ses bras, sous le grand
portrait de
Maurice, le seul ornement de sa chambre. Son baiser
a pour
nous valeur de sacrement.
La vie n'est pas facile à nous quatre : Marnée,
Paulette,
Jacques et moi, avec mon salaire de permanent du
Parti, celui
d'un ouvrier qualifié de la région parisienne. Le
traitement
d'institutrice de Paulette est nécessaire. La «
Marnée », sacrifiée
elle aussi à ce mode de vie, devient le pilier du
foyer, surtout
lorsqu'il s'agrandit de deux enfants nouveaux. Sans
Paulette et
sa mère, rien de ce que j'ai pu faire n'aurait été
possible. Elles
sont les rives sans qui le fleuve se perdrait. Du
dehors, l'on voit
le dirigeant politique ou l'écrivain. De tout cela,
elles sont le
fondement invisible. Dans toutes les batailles de ma
vie, elles
sont, depuis quarante ans, mon « soldat inconnu ».
Roger GARAUDY
Mon tour du siècle en solitaire
Robert Laffont, 1989
Mon tour du siècle en solitaire
Robert Laffont, 1989
Pages 105 à 119