L'exemple
le plus typique de [la] mortification
de tout
ce qui pourrait préparer le renouveau
d'un
Islam vivant est l'histoire et l'évolution
des
Frères musulmans.
Au 19e
siècle,
apparaît une tentative de
renouveau
d'un Islam vivant contre un Islam
sclérosé
par l'intégrisme. La voie fut ouverte par
Jamal
ad Din El-Afghani (1838-1897) qui engagea
à
Paris, en 1883, une controverse retentissante
avec
Ernest Renan.
Renan
avait donné une conférence à la Sorbonne
portant
sur « l'Islam et la science ». El -
Afghani
n'hésitant pas à se placer sur le terrain
de
Renan pour le réfuter lui répond en un
article
que publia le Journal des débats du 13 mai
1883.
Cet écrit marque une date dans l'histoire
de
l'Islam moderne: pour la première fois
depuis
des siècles, à la manière des grands
penseurs
musulmans qui s'efforçaient de
connaître
du dedans les grandes cultures du
monde,
comme le firent Al Birouni pour la
mystique
hindoue, Averroès pour la pensée
grecque,
Ibn Hazm qui écrivit la première histoire
comparée
des religions, El-Afghani
connaissait
les cultures dont il parlait. A la différence
de trop
d'ulémas enfermés dans leur
seule
tradition et ignorant toutes les autres,
El-Afghani
avait beaucoup voyagé et écouté. En
Inde, il avait connu la spiritualité des sages, à
Constantinople
il avait affronté la plus haute
autorité
musulmane du califat turc, le cheikh al
Islam
, Hasan Fahmi Effendi, chef de file de
l'intégrisme
de l'époque.
El-Afghani
dut se réfugier en Egypte, où il fit
école.
L'un de ses disciples, Mohamed Abdou,
devint
grand mufti d'Egypte et recteur de l'université
d'El-Azhar.
Il fut à la tête d'un grand
mouvement
de réforme qui rendait à l'Islam
son
caractère universel et s'ouvrait au dialogue
avec
les hommes de foi d'autres religions. C'est
ce
qu'osait, avec plus de force encore, le grand
poète
indien Mohamed Iqbal (1877-1938) dans
son
livre: Reconstruire la pensée religieuse de
l'Islam.
Dans la
voie ouverte par El-Afghani et Mohamed
Abdou,
l'Égyptien Hassan el-Banna (1906-
1949)
fonde, en 1928, les Frères musulmans,
pour
redonner à l'Islam son dynamisme primitif,
par-delà
des siècles « où furent appliquées
sur
l'Islam des images et des définitions qui
furent
utilisées de manière nuisible ». Il s'agit
donc de
retrouver la source à son point de
jaillissement,
puis, à partir de là, d'agir en
hommes
de notre temps, conscients des problèmes
actuels
et leur apportant une réponse
nouvelle.
Militer pour un Islam vivant animant
un
système global de vie, de l'économie à la
politique
et à la culture.
Loin de
tout sectarisme, Hassan el-Banna fait
entrer
des chrétiens dans ses organismes dirigeants.
Ne
confondant pas modernisation avec
occidentalisation,
Hassan el-Banna ébauche une
modernité
islamique créant un État dans l'État
fondé
sur la justice sociale : il interprète, par
exemple
le zakat — obligation religieuse de
reverser
une part, non de son revenu, mais de sa
fortune
— en terme étatique d'impôt très progressif.
Il crée
un réseau de coopératives dans
les
villages, de banques coopératives locales
autogérées.
Il jette les bases d'une réforme très
profonde
de l'enseignement, afin de libérer les
plus
démunis de la domination économique et
politique
des puissances étrangères, des féodaux,
des
trafiquants égyptiens et de la bureaucratie
à leur
service.
En
1948, il s'allie aux communistes et au
mouvement
socialisant « Jeune Egypte » pour
combattre
la domination anglaise et le gouvernement
de «
collabos » corrompus.
Hassan
el-Banna fut assassiné le 12 février
1949.
Lorsque
Nasser prend le pouvoir, par le
putsch
du 23 juillet 1952, les Frères musulmans
constituent
la base populaire nécessaire à son
succès.
Les Frères musulmans, qui considèrent
cette
révolution comme la leur, définissent
immédiatement
son programme:
1 —
Mise au travail de tous.
2 —
Solidarité sociale pour les plus pauvres.
3 —
Limitation de la grande p r o p r i é té
agraire.
4 —
Statut pour les fermiers afin que la terre
appartienne
de plus en plus à ceux qui la
travaillent.
5 —
Législation du travail pour protéger les
travailleurs.
6 —
Réforme de la Fonction publique pour
combattre
la bureaucratie et le centralisme
et
réduire l'échelle des rémunérations.
7 —
Abolition des privilèges.
8 —
Transformation de la mosquée en centre
d'animation
de la vie sociale, religieuse
et
culturelle.
Le
départ des Anglais de l'Egypte est exigé
comme
condition de cette réforme en profondeur.
C'est
un programme très proche de celui des
«
officiers libres » nassériens, dont un tiers sont
des
Frères musulmans. Mais très vite, en deux
ans, se
manifestent des divergences: Nasser,
futur
champion du « non-alignement »,
cherche,
en 1952, à se rapprocher de l'Occident.
Dès
juillet 1954, il signe un traité avec l'Angleterre
;
surtout, il concentre en ses mains tous les
pouvoirs.
Il ne prend plus à son compte les
mesures
radicales proposées, au nom de l'Islam,
par les
Frères musulmans.
Après
un attentat, vrai ou mis en scène, dirigé
contre
lui, à Alexandrie, le 23 octobre 1954,
Nasser
commence une répression impitoyable
contre
les Frères musulmans, répression qui ne
cessera
qu'en 1977: prison, tortures, camps de
concentration,
pendaisons, exécutions sommaires...
Cependant,
dans les prisons se poursuit un
travail
d'élaboration doctrinale dont le principal
théoricien
est Sayyid Qutb (1906-1966), responsable
des «
Frères des prisons ». Son livre Jalons
sur
le chemin se fonde sur un commentaire du
Coran,
interprété de façon radicale et subversive.
Dans
ses ouvrages précédents: la Justice
sociale
en Islam et le Combat entre l'Islam et le
capitalisme,
il définit ce que le cheikh Muhammad
al-Ghazali
appelait « le socialisme islamique
» :
réforme agraire, refonte de la société
empêchant
l'accumulation de la richesse à un
pôle et
de la misère à l'autre, la propriété, dans
le
Coran, étant une fonction sociale et non pas
un
droit inconditionnel.
Mais,
au cours des années soixante, un tournant
s'opère
dans l'orientation des Frères : ceux
qui
avaient réussi à échapper à la répression en
quittant
l'Egypte étaient en exil, dont bon
nombre
en Arabie Saoudite et dans le Golfe.
Leur «
fondamentalisme » qui était, avec Hassan
el-Banna,
un retour aux sources vivantes de
l'Islam
« matinal » pour vivre, en musulman, la
modernité,
devint un retour à la tradition fossilisée.
Tradition
que défend et propage l'intégrisme
saoudien
et qui se ramène, dans la lecture
des
princes et des ulémas courtisans, à
l'obéissance
inconditionnelle aux souverains,
lesquels
se donnent pour dépositaires de la
volonté
de Dieu.
Les
dirigeants saoudiens répandent très largement
les
écrits d'Ibn Taymiyya : « Le sultan
— le
pouvoir politique — est l'ombre de Dieu
sur la
terre », ou encore : « Soixante jours de
règne
d'un dirigeant injuste sont mieux qu'une
nuit de
désordre. » La soumission inconditionnelle
au
despote et au « clerc » se substitue à la
souveraineté
de Dieu qui, dans le Coran, relativise
au
contraire toute souveraineté terrestre.
Cette
falsification traditionnelle de l'enseignement
coranique
remonte aux origines
mêmes
de la monarchie héréditaire, exclue par
le Coran.
Le premier Omeyyade, Mu'awiya,
disait
déjà : « La terre appartient à Dieu et je suis
son
lieutenant. » Un siècle plus tard, Abu Jafu
al-Mansur
(754-775), le deuxième Abbasside,
reprend
la même antienne : « ô gens ! Nous
sommes
devenus vos chefs en vertu du droit que
Dieu
nous a conféré... Je suis le lieutenant de
Dieu
sur la terre. »
Telle
est la perversion fondamentale : le calife
se
considère comme le « lieutenant de Dieu »,
alors
qu'il n'est qu'un « successeur » du Prophète.
Lorsque,
dans le Coran, Dieu dit à
Mohammed
: « Juge entre les hommes selon ce
que
Dieu te fait voir » (IV, 105 et IV, 65), Dieu
s'adresse
au Prophète et à lui seul. L a lecture
princière
constitue à la fois une usurpation de là
qualité
de prophète et des droits divins.
A
partir de là s'opère une mutation radicale
dans
l'orientation des Frères musulmans. Dès
1961
est publié, à Djedda, le livre du chef des
Frères
irakiens, Mahmoud al-Sawwaf: Pas de
socialisme
en Islam.
Lorsque,
en 1970, Anouar el-Sadate arrive au
pouvoir
et se rapproche à la fois des États-Unis
et de
l'Arabie Saoudite, les Frères musulmans
exilés
reviennent du Golfe où les conceptions
d'Hassan
el-Banna sur les petites banques islamiques
coopératives
servent de justification
théorique
à l'imposture des puissantes banques
dites «
islamiques » dirigées par des milliardaires.
Or
ceux-ci s'intéressent peu à l'investisse-
ment
productif dans le développement du Tiers
Monde
mais, en revanche, spéculent sur les
marchés
financiers occidentaux et surtout américains.
Des
subterfuges, tels que le changement,
chaque
année, du taux des dividendes,
cherchent
à masquer le fait qu'il s'agit d'intérêts
— et de
riba —
comme dans toutes les banques.
Des
Frères revenus d'exil se reconvertissent
alors
dans la politique, le commerce et la finance
ou,
plus directement, en « conseillers » des
banques
islamiques.
N'importe
quelle tyrannie est ainsi couverte
par la
prétendue « application de la shari ‘a », qui
consiste
à confondre avec la « loi divine » quelques
versets
du Coran, isolés de leur contexte et
de la
situation historique dans laquelle ils sont
«
descendus », tels que couper les mains du
voleur
ou exiger la discrimination et la situation
inférieure
de la femme.
Les
intégristes donnent de l'Islam l'image que
ses
pires ennemis veulent lui donner. Les
exemples
abondent: lorsque le dictateur du
Soudan,
Nimeiry, célèbre en 1983 l'anniversaire
de sa
sanglante « application de la shari'a », les
dignitaires
religieux se précipitent à Khartoum
pour
exalter le despote et sa «juste application
de la shari
'a ». A peine Nimeiry fut-il déchu et
«
l'application de la shari'a » suspendue que le
silence
régna parmi les docteurs de la loi.
L'un
des théoriciens les plus influents de
l'islamisme
intégriste est le Pakistanais Mawdoudi,
mort en
1979, qui définit la politique
«
islamique » par quatre principes : pouvoir fort
aux
mains des docteurs de la loi, soumission du
peuple
à ce pouvoir, système de pensée morale
imposé
par ce pouvoir , rétribution et
récompense
à ceux qui en appliquent les règles.
On ne
saurait mieux définir l'intégrisme!
Ses
ouvrages sont très largement diffusés
dans le
monde entier par les dirigeants de l'Arabie
Saoudite.
Rappelons que Mawdoudi donna
son
accord et sa caution à la dictature de Ziu
l'Haqq au Pakistan.
Roger Garaudy. Intégrismes, pp102à109