I
La grande inversion
La religion c'est ce qui
relie l'homme à son principe. La foi c'est cet « éveil » (comme
disait Bouddha) par lequel nous redécouvrons chaque jour l'activité du Dieu‑Homme.
Un mystique musulman le
cheikh Abou Saïd écrivait cette parabole : « J'ai rencontré Satan, et il
m'a dit : si tu dis ‘moi’ tu deviens semblable à moi. »
*
* *
Il a légué rupture et
déchirure.
Quand une fois il t'a
regardé
tu désires demander à
chaque chose pourquoi elle existe.
A chaque chose, à chaque
droit, à chaque pouvoir,
à tout ce que tu fais.
Tout se lézarde.
Chancelle un monde en feu.
Brèche à l'horizon des
hommes.
Bonne nouvelle : tout est possible.
Tu peux recommencer ta vie :
Aveugle, tu peux voir,
paralytique, marcher,
prostituée, devenir sainte,
mort, recommencer à vivre.
*
* *
La contradiction première
entre, d'une part, un Dieu transcendant, sans commune mesure avec l'homme, en
discontinuité radicale avec lui, et auquel on ne pourrait attribuer la
création, et d'autre part, un Dieu créateur, mais pas créateur à la manière du
travail des hommes qui suppose une matière extérieure à l'acte de création, et
aussi un commencement et une fin dans le temps, cette contradiction ne peut
être pensée par le concept. Elle peut seulement être vécue dans une expérience.
L'expérience, la
conscience immédiate de ce que nous ne sommes pas donné à nous-même
l'existence, et donc le sentiment de dépendance, à l'égard de ce que, par
métaphore, nous appelons notre "créateur".
Et, en même temps
l'expérience, la conscience immédiate de ce que se manifeste en nous la présence et l'action de ce
qui n'est pas à nous, de ce qui n'appartient pas à notre histoire et ne peut en
découler, mais qui est au contraire une rupture radicale avec l'ensemble de nos
conditionnements antérieurs, un jaillissement du radicalement nouveau qui est à
la fois accomplissement et dépassement de notre histoire passée, comme il
arrive dans la création artistique, par exemple, où le sentiment d'extériorité
par rapport à ce qui survient a conduit à parler d’"inspiration",
autre métaphore pour traduire cette irruption d'un acte que je ne pourrais
composer à partir de mes connaissances ou de mes pouvoirs antérieurs, qui les
transcende.
D'autres expériences
peuvent également être vécues de cette fulguration du totalement autre, du
totalement nouveau et meilleur : dans le sacrifice, par exemple, ce don
gratuit et joyeux de sa propre vie, qui, dans telles circonstances font naître
en l'homme un héros qu'il ignorait en lui, que rien, parfois ne laissait prévoir.
Expérience aussi du transcendant dans la création artistique, la découverte, le
sacrifice, mais aussi l'amour.
Toutes les formes de
l'illumination.
Transcendance et création
ne peuvent pas être pensées séparément, mais vécues en une expérience indivisible
et irrécusable.
*
* *
Le malheur c'est d'avoir
voulu confier la création à un « Être », fût-il
« Suprême », qui créerait, à la manière des hommes, des potiers ou
des rois.
J'ai toujours regretté
que Dieu soit un substantif et non pas un Verbe. Nous dirions alors :
« Je ne me suis pas créé moi-même.
Tu n'es pas à toi-même ta lumière.
Nous ne suffisons pas à notre suffisance… »
Conjugaison du verbe Dieu.
La mythologie primordiale
est plus mortelle prétention encore;imaginant un Dieu comme prince arbitraire,
capricieux et partial, elle le présenta comme désignant un «peuple élu» lui
donnant pouvoir de destruction, d'expulsion, ou de domination sur tous les
autres.
Un privilège dont
s'emparent à leur tour tous les prétendants au pouvoir : pas seulement les hébreux,
mais une "chrétienté" qui s'en considéra l'héritière pour sacraliser
ses Croisades, ses Inquisitions, sa "théocratie". Puis un
« Occident », qui en prit la relève en l'émiettant en
«nationalismes». Après la dislocation de la "chrétienté" par les traités
de Westphalie, chacun se proclama le vicaire de ce maître suprême et rival
belliqueux de ses voisins, pour finalement baptiser "évangélisation"
son colonialisme, avec ses massacres, ses spoliations, et ses esclavages.
Cette mystification de
"peuple élu", notion la plus meurtrière de trois millénaires de notre
histoire, exerce aujourd'hui encore sa malfaisance par les prétentions
hégémoniques les plus rapaces sous la dénomination nouvelle de «destin
manifeste», inventée par les dirigeants américains, pour imposer à la planète
entière, sous le nom de «mondialisation», son anti-culture et sa barbarie,
depuis Hiroshima jusqu'à tous les continents, et même à la péninsule européenne
de l'Asie.
De ce dualisme
fondamental de la "création", sous les formes mythiques si proches
qu'il a revêtu, découlent toutes les incohérences des religions.
C'est en effet un autre
"dogme", hélas toujours reçu, que la « culture occidentale » n’a que deux
sources : judéo-chrétienne et gréco-romaine.
Vue myope, ou d'esprit
assisté par de vieilles prothèses universitaires.
Dès que l'on prend le
moindre recul par rapport à cette minuscule péninsule de l'Asie (l'Europe, qui
a toujours prétendu au titre de continent et même de source unique de la
civilisation) l'on prend aisément conscience de ce provincialisme intellectuel
prétentieux dont nous sommes affligés depuis Aristote, Descartes, Locke,
Auguste Comte, et toutes les variantes exténuées du positivisme scientiste.
Cette connaissance
atrophiée réduit le monde et l'action sur le monde au squelettique concept
d'une philosophie de l'« Etre », depuis l'emboîtement stérile de ses
syllogismes et de leurs cages "logiques", incarcérant toute pensée
créatrice, jusqu'à l'espoir délirant des « ordinanthropes », persuadés
que la machine informatique, baptisée « intelligence artificielle »,
cessera un jour de n'être qu'un merveilleux fournisseur de « moyens »
capable de réaliser l'exploit de plusieurs milliards d'opérations en une
seconde, (pour accomplir des besognes parfois utiles, parfois diaboliques,
comme le guidage des missiles), pour devenir le nouveau Dieu des
pithécanthropes modernes. Ayant oublié leur dimension transcendante, ils
seraient dispensés de réfléchir sur les fins et le sens de leur société et de
leur vie : dans un paradis informatique où les plaisirs comme le travail
seraient programmés, dans une société où 1e destin de chacun serait déjà
inscrit dans un logiciel.
Le message de toutes les sagesses
Voici
quelques poèmes qui sont autant de fenêtres sur d’autres avenirs spirituels,
tels qu’ils ont été pensés dans d’autres cultures que la nôtre, et qui peuvent
parfaitement être assimilés par l’homme occidental, affamé de sens, même quand
il le nie.
Égypte
« Le livre de sortir au
jour » (1550)
que nous appelons : « Le
livre des morts »
Incantation à Osiris,
Dieu des vivants et des morts
Ici commencent les incantations
qui disent la sortie vers la pleine lumière du jour.
J'entre au ciel comme un faucon
pour venir adorer Osiris,
Seigneur de la mort et des sources premières de la vie.
Car je t'aime, Osiris,
j'aime ton visage d’éternité,
« Celui qui contemple des millions d'années » est ton nom.
Tu régnais déjà au ciel
quand la terre avec ses montagnes n'existait pas encore.
O dieu régulateur des rythmes sacrés,
du rythme des saisons, du jour et de la nuit.
La nuit où Isis veille et pleure Osiris,
son frère et son époux bien-aimé.
Voici qu'Horus, leur fils,
est célébré dans des millions de fêtes.
Rends mon âme, Osiris, à sa nature divine.
Je vis après la mort une nouvelle vie.
J'arrive et je me mêle à la foule des dieux,
car mes bras ont étreint toutes choses créées,
et les mondes futurs germent dans ma poitrine.
Les dieux ont reconnu ma qualité de dieu.
C'est de moi que dépend l'ordre des nouveaux mondes.
Je suis l'âme vivante,
de l'immense corps sans vie d'un dieu.
En moi se nouent tous les destins de l'univers.
Je suis le dieu de ce qui change.
Je suis celui qui marche en avant
et dont le nom est un mystère.
Je suis l'âme d'un dieu dont le corps déchiré
renouvelle la vie dans la cité des morts.
Dieu qui vivez en moi comme je vis en vous,
puissent mes yeux voir clair
et distinguer chacun des dieux à l'horizon.
Je ne forme à présent qu'un seul être avec Osiris.
Je lui parle à la manière des hommes.
II me répond dans le langage des dieux.
« Je suis Osiris, frère et époux d’Isis,
maître des sources premières de la vie et de la mort.
Issu du feu divin, je suis le dieu du feu.
J'apaise l'incendie qui ravage les mondes.
Je suis une plante du désert,
une fleur des horizons mystérieux.
Émergeant de la nuit où toutes choses deviennent possibles
voici mon nom : "Celui qui connaît les abîmes".»
En vérité je suis Toi, Osiris.
Je suis devenu dieu pour accomplir d'innombrables métamorphoses.
Je n'ai pas causé de souffrance aux hommes,
je n'ai pas menti,
je n'ai pas accaparé les terres,
je n'ai jamais violé l'ordonnance des temps,
je n'ai jamais cédé aux paroles de la colère,
je ne fus jamais sourd aux paroles de la justice,
j'ai donné du pain à celui qui avait faim,
et de l'eau de ma source à ceux qui avaient soif,
des vêtements à celui qui était nu.
J'ai vécu chaque jour communiant à ta vie.
Montre-moi le chemin, ouvre sur moi les portes.
J'avance vers les lieux où l'on célèbre les mystères,
pour y parcourir le cycle des métamorphoses.
Regarde, un dieu vient de naître
et participera de ta vie éternelle.
Je vois, je vis. Regardez-moi, je vis.
Se réveillent à la lumière les montagnes peuplées de tombeaux.
Je salue dans les dieux mes parents et mes frères.
Je vois, je vis. Regardez-moi, je vis.
« HYMNE AU SOLEIL » d’AKHENATON
(Égypte XIVe siècle av.
J.-C.)
Tu rayonnes de beauté à
l'horizon du ciel,
ô vivant soleil qui vécus le premier!
Tu te lèves, à l’orient, et tu remplis chaque pays de ta beauté.
Tu es beau, tu es grand,
tu étincelles et tu es au-dessus de toute contrée.
Tes rayons embrasent les terres et tout ce que tu créas.
Tu es Râ, tu atteins leur extrémité,
tu les enchaînes de ton amour pour ton fils.
Tu es au loin, tes rayons sont sur terre.
On te voit sans pourtant connaître ta marche.
Quand tu te couches à l'horizon occidental,
la terre est obscure, comme morte.
Ils dorment dans leur chambre, la tête enveloppée,
aucun oeil ne voit l'autre.
Si l'on dérobait ce qu'ils ont sous leur tête,
ils ne le remarqueraient pas...
Chaque lion sort de sa tanière et tous les reptiles mordent.
La terre est dans le silence :
celui qui l'a créée repose dans son horizon.
Quand il fait jour, quand tu te lèves à l'horizon,
alors que tu brilles, Soleil, le jour durant,
tu fais présent de tes rayons.
Les deux pays en sont joyeux.
Les hommes s'éveillent et restent dressés
car tu leur fais quitter leur couche.
Ils lavent leur corps et prennent des vêtements.
Leurs mains se lèvent, odorantes,
car tu resplendis;
le pays tout entier se livre à son labeur.
Les troupeaux sont contents de leurs herbages.
Les arbres et les plantes verdissent.
Les oiseaux laissent leurs nids et leurs ailes te louent.
Tous les agneaux bondissent,
tout ce qui vole et bat des ailes
vit lorsque tu t'es levé pour eux.
Les barques descendent, remontent le fleuve,
chaque route est ouverte car tu luis.
Les poissons de la rivière bondissent devant ta face
et tes rayons sont au milieu de la mer.
Tu fais naître le fruit aux entrailles des femmes,
tu mets la semence dans l'homme,
tu nourris le fils dans le sein de sa mère,
toi, nourrice dans le sein maternel !
Tu as fait le ciel lointain pour y monter
et contempler ce que tu as créé.
Tu es seul et tu te lèves sous ton aspect de soleil vivant,
lorsque tu apparais et que tu luis,
que tu t'éloignes et que tu reviens.
Tu crées des millions d'êtres de toi seul.
Cités, villages et prairies, chemins et fleuves,
tous les yeux te voient
lorsque tu es le soleil du jour au-dessus de la terre...
Tu es dans mon cœur
et nul ne te connaît que ton fils, le Roi.
Tu l'as initié à tes desseins et à ta force.
Ce qui arrive dans le monde,
c'est sur ton signe : c'est toi qui l'as créé.
T'es-tu levé : ils vivent.
Te couches-tu : ils sont morts.
Toi-même es la durée de vie,
et tu donnes la vie.
Les yeux contemplent ta beauté jusqu'au soir
et tout travail cesse
quand tu te couches à droite.
Lorsque tu te lèves, tu fais croître,
pour ton fils sorti de tes membres,
pour son épouse bien-aimée,
la reine en vie heureuse pour jamais !
Inde
Fragments de la Bhagavad Gita
Je ne vois pas quel bien
pourrait en résulter quand j'aurai
frappé les miens dans la bataille...
Je n'aspire ni à la victoire, ni à la royauté, ni aux plaisirs …
Tous ceux-là, même s'ils me frappent, je ne désire pas tes frapper, fût-ce
pour la royauté des trois mondes...
Sur ces mots Arjuna jeta son arc et ses flèches.
Krishna : Tu as mission d'agir, mais non de jouir du fruit de tes actes...
L'homme qui, abandonnant tous ses désirs, va, libre d'attachement, et ne
dit plus « c'est à moi », ni « je veux », celui-là accède à
la paix.
Accomplis ta tâche de ce jour. Car l'action est supérieure à l'inaction...
Les hommes aveuglés agissent par attachement aux fruits de l'action...
Le sage agit aussi, mais sans cet attachement, en ne visant qu'à
l'intégrité de l'univers...
Me dédiant, à moi, le dieu Vishnou, toutes les actions, affranchi de tout
désir de puissance comme de tout esprit de possession, ta fièvre apaisée,
combats !
Chaque fois que l'ordre
du monde et sa justice chancellent, et que le chaos va triompher, moi, Vishnou,
je m'incarne sur la terre.
Pour la protection des
bons et la destruction des destructeurs, d'âge en âge, je viens à l'existence terrestre.
L'homme acceptant ce que
le hasard lui offre, l'homme qui a dépassé les contradictions, pur de tout
égoïsme, toujours égal à lui-même dans le succès et dans l'échec, il peut agir,
sans pour autant être lié.
Le renoncement et la
discipline de l'action donnent tous deux accès au souverain bien.
Mais la discipline de
l'action l'emporte sur le renoncement aux actes...
Celui qui, dans ses
actes, n'est inspiré que par le Brahman, et n'est lié par aucun attachement,
celui-là, lorsqu'il agit, n'est pas plus atteint par le mal que ne l'est, par
l'eau, la feuille du lotus.
Lorsqu'on n'est plus lié
aux objets des sens ni aux actes, lorsqu'on a renoncé à tout projet visant
l'intérêt personnel, on a franchi tous les degrés du yoga.
Dans le soleil je suis
l'éclat, la virilité chez les hommes, le parfum dans la terre et la splendeur
du feu. Je suis la vie dans tous les êtres, chez les ascètes le renoncement. Je
suis la semence éternelle de tout ce qui est. Je suis la force des forts, force
exempte de désir et de passion.
Parmi les sacrifices je
suis la parole murmurée, parmi les êtres immuables l'Himalaya... je suis le
vent parmi les purificateurs, et Rama parmi les guerriers.
Quelle que soit la forme
de tout être, ô Arjuna, je suis cela. Il n'est pas d'être, mobile ou immobile,
qui existe en dehors de moi.
Alors Arjuna vit le corps
du dieu des dieux, l'univers entier dans toute sa diversité et son unité.
Si la lumière de mille
soleils embrasait le ciel, elle serait semblable à la lumière de ce grand Être.
Je suis le temps qui fait
dépérir les mondes…
Et l’acte, c’est ce qui
fait venir les êtres à l’existences.
Celui qui me dédie les
oeuvres qu'il accomplit, celui dont je suis, moi Vishnou, la fin suprême, c'est
celui-là, libre de tout attachement comme de toute hostilité à l'égard de
l'ensemble des êtres, c'est celui-là qui vient à moi...
Racines dans le ciel,
branches et feuilles dans la terre, tel est l'arbre sacré de la vie.
Il puise dans le divin sa
sève, et de là bourgeonnent les actes dans le monde des hommes.
Voici la triple porte de
l'enfer : le désir, la colère, l'intérêt égoïste. Renonce à cette noire
trinité.
La foi de chacun est
conforme à son être. Cet homme est plein de foi. C'est ce que l'on croit que
l'on est. C'est ce dont on a la foi qui nous fait être ce que l'on est.
Là où est Krishna,
incarnation de Vishnou, là où est Arjuna, l'archer, là se trouvent assemblées
la richesse, la puissance, la joie qui dure et la cité divine.
Inde
Les Védas (du XIVe au Xe
siècle avant notre ère)
Par qui la chair de
l'homme fut-elle réunie ?
Par qui ses doigts sculpteurs ?
Qui a fait planer le ciel aussi haut ?
Qui déploie à travers le monde
son manteau d'océan ?
La fleur des eaux, la déesse de l'aurore,
elle voit par les regards de tous les dieux.
Qui a allumé l'aurore ? Qui nous a fait don du soir ?
De qui l'homme a-t-il reçu la
puissance
d'affronter les montagnes et d'affronter les actes ?
Qui a mis en lui le sacrifice ?
Qui le réel ? Qui l'irréel ?
De qui vient la mort ? Et de qui l'immortalité ?
Le Brahman, au-delà de ce qui est et de ce qui n'est pas.
Le Brahman, qui est tout entier en l'homme,
a fait l'homme riverain des dieux,
membre d'une tribu du peuple divin.
Il se meut et il ne se meut pas. II est loin et il est proche.
Il est au-dedans de tout ce qui est.
Il est au-dehors de tout ce qui est.
Ce dieu est plus vaste que l'univers.
Dans le souffle toutes choses ont leur principe.
Sans le souffle il n'y aurait jamais eu d'aurore.
Hommage à toi, ô souffle, à ta clameur.
Hommage à toi, ô souffle, à ton éclair.
Quand le souffle, avec son tonnerre,
traverse les plantes en rugissant,
elles reçoivent les germes de vie.
Ainsi parlent et se réjouissent tous les êtres
à la surface de la terre,
Et toutes choses prennent la parole
comme nous la prendrons à notre tour.
Parlez, rochers et montagnes!
Et les pierres, gonflées de sève, rassasiées,
ont parlé
dans un hennissement pareil à celui des chevaux.
O Prajapati, nul autre que toi
n'a fait le tour de ces existences.
Alors que n'existaient ni l'être ni le néant,
ni la nuit ni le jour,
ni la mort ni la vie,
alors que les ténèbres étaient cachées par les ténèbres,
alors l'un prit naissance,
vide chargé de germes.
Et la plante de vie monta de l'océan
de cette eau fécondante où naît l'embryon d'or
comme le flocon de beurre dans le lait.
Il y avait des donneurs de semences,
il y avait des pouvoirs.
L'élan était en bas,
le don de soi était en haut,
car celui qui donne est au-dessus de celui qui ne donne pas.
La vie ardente et l'acte
fermentaient dans l'eau primordiale.
Les saisons n'étaient pas encore nées.
Alors, les dieux donnant le monde à l'homme, leur fils,
les dieux entrèrent dans l'homme.
Et les hommes devinrent la maison des dieux.
Toutes les faims, toutes les soifs
entrèrent dans le corps de l'homme.
Savoirs et non-savoirs,
et toutes choses enseignables,
strophes, mélodies, paroles liturgiques,
Brahman, entrèrent dans son corps.
Et les rires et les élans, et les jeux et les joies
entrèrent dans son corps,
et les pensées, et les rêves, et les images.
Le soleil et le vent se sont partagé
l’œil et le souffle de l'homme.
Ainsi naquit le temps.
Le temps qui a pour roues toutes les existences.
Puis les dieux ont fait don d Agni
de son autre forme : le Soi.
C'est pourquoi celui qui connaît l'homme
connaît le Brahman.
Car tous les dieux habitent en lui,
comme les vaches dans l'étable.
Attelez les charrues, tendez les jougs,
dans le sillon labouré jetez la semence.
Ne nous fais pas de mal, Ô Terre,
Toi sur qui tous les êtres se couchent,
Terre sur qui dansent et chantent
les hommes ; sur qui ils combattent, ils parlent.
Terre porteuse de germes,
produit du sacrifice et de l'acte sacré.
Puisse Prajapati, seigneur des créatures,
nous rendre la terre maternelle
d'horizon en horizon, elle qui porte tout en son sein.
Elle qu'entourent de leur vol les aigles et les flamants,
elle que parcourt le vent
faiseur d'espaces troubles et secoueur d'arbres.
Les espaces servaient de clôture.
Quand il eut donné à la terre la forme d'un autel
paré pour le sacrifice,
le soleil dit à la terre :
« Que naissent en toi toutes choses,
ce qui fut et ce qui sera. »
Ainsi naquit le premier sacrifice.
Les meules du pressoir écrasent l'herbe sainte.
L'acte divin est celui du sacrifice
il est ce fil d'or qui lie la terre au ciel
et la tâche de l'homme est de le tisser.
Celui qui sait voir ce fil tendu de la terre au ciel
sur lequel sont tissés les hommes,
celui qui connaît et la trame et le fil,
rassasié de sève, sans désir, sage, immortel,
il connaît l'essence du Brahman.
Inde
Extraits des Upanishads
Plus petit que l'infime
et plus grand que l'immense,
il habite au plus secret des créatures.
Lorsqu'on est sans désir
on devient limpide jusqu'à la racine.
On aperçoit alors la majesté du « Soi » .
C'est le « Soi » immense qui pénètre tout.
Celui qui peut l'atteindre est élu par le « Soi » .
Il a contemplé son essence intime
en inversant la direction de son regard,
du dehors des choses vers le dedans du « Soi » .
Seigneur de ce qui fût et de ce qui sera,
être sans naissance
i1 est l'éternité des choses passagères.
Brahman, qui réside dans tous les espaces,
dans l'espace qui est en dehors de l'homme
dans l'espace qui est au‑dedans de l'homme.
Ce Dieu unique, présent en tous les êtres,
est le commencement, la fin et le présent de tout.
Il naît et renaîtra sans fin.
Source de tout ce que je désire,
de tout ce que je vois,
de tout ce que je fais,
embrassant dans son unité tous les êtres,
tel est le Brahman, et toi, tu es Cela.
Le feu devint parole et pénétra la bouche.
Cet esprit suprême je le suis. Je suis
le même esprit qui habite dans toutes les formes.
L'atman affranchi de toute souillure
qui n'est sujet ni à la vieillesse, ni à la mort, ni à la souffrance,
ni à la faim, ni à la soif,
dont les pensées et les désirs sont des êtres réels,
c'est cela qu'il faut chercher.
C'est lui, le Brahman qu'on trouve en toute chose.
C'est la rive lointaine au-delà de la peur.
La réalité unique et dernière de toute chose ;
est sat cit ananda : être,
conscience, et foi divine.
Celui qui connaît le Brahman,
à partir de qui se manifeste toute la diversité des choses
et qui porte seul en lui la totalité des êtres existants et des êtres
possibles,
il est délivré de tous le liens.
Celui-là vit dans tous les mondes, dans tous les êtres, dans tous
les « moi ».
Il commande aux mondes qui sont par-delà le soleil
et au désir des dieux.
On obtient par le « Soi » la force.
On obtient par le « Soi » la sagesse.
Si vous connaissez vraiment le « Soi »,
il est unique, en lui s’entrelacent le ciel et la terre.
Ces deux mondes à nos frontières :
monde intérieur de la pensée,
monde extérieur de ce que je vois,
multiple, fascinant, source inépuisable
de ce flot vital qui coule dans le « Soi ».
II est en cent façons le dieu des créatures,
le soleil qui se lève
avec mille rayons.
Quand le soleil se lève,
il éveille une rumeur dans la nature entière.
C'est l'hymne de toutes les créatures
à celui qui chasse les ténèbres et les terreurs.
Car la terre aussi est le cœur de l'homme.
Procure-moi ce monde auquel je sacrifie.
Que je sois moi-même tout ce qui existe.
Fais-moi aller du non-être à l'être.
Fais-moi aller de l'obscurité à la lumière.
Fais-moi aller de la mort à l'immortalité.
Sache que c'est l'Atman que tu dois connaître
afin que la mort ne puisse t'investir.
Celui qui a reconnu l'Atman,
le monde lui appartient. Il est le monde même.
Celui qui connaît tout, devient tout;
il s'unit au Brahman.
Il devient pur et libre de la mort.
Celui qui sait : « Je suis le Brahman »,
Celui-là est le Tout,
et les dieux mêmes ne peuvent l'en empêcher,
car il est leur Atman.
Et celui qui croit : « Dieu est un et moi je suis autre. »
Celui-là est ignorant.
Car il n'y a pas de joie dans le fini
mais seulement dans l'infinitude.
Cet Atman en toi est en tout. C'est pourquoi
ce n'est pas pour l'amour d'une femme qu'on aime une femme,
ce n'est pas pour l'amour de la richesse qu'on aime la richesse,
ce n'est pas pour l'amour du pouvoir qu'on aime le pouvoir,
c'est pour l'amour de « Soi » , de l'Atman.
De l'Atman je ne peux dire que ce qu'il n'est pas.
De cet Atman on dit : il n'est pas ainsi... pas ainsi...
De même que les vases étant détruits
l'espace qui était dans ces vases
ne fait plus qu'un avec l'espace total,
de même l'homme brisant ses limites
ne fait plus qu'un avec l'Atman.
Les Saints sont allégés par la voie du soleil
où vit l'impérissable.
Comme d'un brasier jaillissent les étincelles
qui sont de la nature du feu,
de même de l'impérissable naissent les créatures
qui reviennent se fondre en lui.
Comme le vol des oiseaux dans l'espace,
ou le mouvement des poissons dans l'eau,
le départ de celui qui a atteint l'illumination ne laisse point de
trace.
Du Brahman sont nés les hommes et les dieux,
la parole sacrée,
et les germes de vie qui deviennent féconds,
et le ruissellement des sources et des fleuves,
le bourgeonnement des montagnes et les vagues de l'océan.
De lui la lumière qui se révèle au cœur de tous les êtres,
de lui qui est l'éclat de toutes les lumières.
Tu es la flèche et Brahman la cible.
Prends le grand arc des Upanishads
et, de toute la force de ta méditation,
fais en sorte que la flèche ne fasse plus qu'un avec la cible.
C'est ainsi qu'on échappe au pouvoir de la mort.
Le « Soi » brillant et pur et le Brahman
sont comme deux oiseaux sur la même branche.
Voici, je meurs. Que mon souffle vital
fusionne avec l'Atman immense,
car je traverserai la naissance et la mort,
pour me fondre dans le Tout comme les fleuves dans la mer.
Je marche en tête d'une multitude,
je marche au sein d'une multitude,
et le monde ne m'est pas étranger.
O mort, tu connais, toi, le feu qui mène au ciel
ce feu qui est à l'origine des mondes.
Quand on sait que l'on va mourir, l'on dit à son fils :
« Tu es Brahman, tu es le sacrifice, tu es le monde. »
Et le fils répond :
« Je suis Brahman, je suis le sacrifice, je suis le monde. »
Le Zend-Avesta
(Zarathoustra)
(Iran, VII e. siècle
avant notre ère)
Il est deux esprits
irréductiblement opposés dans la pensée, la parole et l'action. L'un apporte la
vie, l'autre la mort. Les deux esprits s'affrontent en chaque homme, en chaque
peuple. Ils s’affrontent depuis le premier homme jusqu'à la fin des temps.
Que les hommes écoutent
et comprennent, car du choix qu'ils feront entre la lumière et les ténèbres
dépend leur sort dans les deux mondes. La lumière et la nuit, la vie et la
mort... Comment reconnaître l'une et se garder de l'autre ? Qui vas-tu châtier
? A qui donneras-tu le bonheur ? Celui que Dieu préfère c'est le bon laboureur
de la terre des hommes.
Par contre, cet homme-là
fait périr ma parole qui jette un regard destructeur sur le bœuf au labour et
sur le soleil. Celui qui désole la campagne et qui insulte le juste, celui qui
cherche la vie dans l'abus de la force, celui qui désire le pouvoir pour en
faire argent. Ce sont les destructeurs du monde... Ils détruisent 'es deux
mondes... Ils détruisent leur âme et détruisent le monde. Mais une royauté
emportée par le mal périra. Qui les empêchera d'opprimer librement ? Aveugles
et sourds se sont unis au pouvoir. Ils vont détruire le monde des hommes.
Vers quelle terre vais-je
tourner mes pas ? Où irai-je porter ma prière ? Tous m'abandonnent. Les tyrans
m'enveloppent de leur haine et me persécutent. Avec quelle force, sinon la
tienne, puis-je répandre ta parole et faire triompher ta justice, Ô ! Ahura
Mazda ?
J'attends de toi la force
et le bonheur que l'ami donne à l'ami. Quand donc viendront ceux qui doivent
faire les grands jours ?
Dans ma prière, les mains
tendues, je demande cette joie d'accomplir tes oeuvres. Ô ! Mazda, dieu de la
lumière. Nous affronterons avec joie l'épreuve du feu tout-puissant, la tienne
au jour de la résurrection, Ô ! Mazda, ton feu rapide et fort, celui qui
rayonne la joie, celui aussi qui punit et brûle.
Jusqu'à la dernière
révolution du monde, jusqu'à sa résurrection, le maître d'erreur ne fera pas
une nouvelle fois mourir le monde. Tu donneras la puissance aux justes, à la
fin des temps. . Et je présenterai à ton feu l'offrande de ma prière. Je marche
vers la lumière de toute la force de mon désir.
Quel artiste a créé la
lumière et les ténèbres ? Qui a fait l'aurore, le midi et la nuit ? A la
naissance du monde, qui a fait les eaux et les plantes : Qui a mis en route les
vents et les nuées ? Qui a mis l'amour au cœur du père lorsqu'il lui naît un
fils ? Ô ! Ahura Mazda, toi qui fais la croissance du monde, accorde nous les
biens du monde : l'héritage humain de nos ancêtres, et ce qui naît de nos
actions d'aujourd'hui... Donne-nous la force, qui est la tienne, de créer la
joie future des hommes.
Zarathoustra, ô notre
dieu, t'a fait don de son âme.
Je veux être un homme qui
parle avec la bouche et la parole d'un dieu, qui agisse avec les mains d'un
dieu. Je veux créer des oeuvres qui travaillent dès l'aube à l'accroissement du
jour, des oeuvres qui réjouissent le regard d'un dieu à la lumière du soleil.
Enseigne-nous les voies
saintes... Et la joie d'une vie qui durera toujours, ô! Mazda, dicte-nous les
paroles, les gestes qui nous feront créer un monde, digne de ta résurrection.
Je vous apporte la parole de santé, de sainteté, d'immortalité. Mazda règne.
C'est par lui que le monde est une pensée. C'est lui qui a mis la joie dans la
lumière céleste.
Chine
Tao. Texte Tchouang Tseu (VI e
siècle avant notre ère)
Pleinement habité par le
Tao qu'il a su accueillir (Yin) en faisant en lui le vide, le sage possède le
pouvoir d'exercer son action sur les hommes sans intervention extérieure.
Le non-agir, c'est la
victoire de l'être (de l'ÊEtre total)
sur l'avoir et le faire de l'individu.
Le non-être n'est pas le
néant. Pas plus que le non‑savoir n'était l'ignorance, et le non‑agir
l'inertie. Le non‑être est au‑delà de l'être partiel, c'est‑à‑dire illusoire,
du « moi ». Il est la réalité suprême de celui qui, sans prétendre
exister par lui‑même, participe à l'harmonie du tout et n'est rien d'autre que
cette harmonie:
Supposons un homme
entièrement absorbé par l'immense giration cosmique et se mouvant en elle,
écrit Tchouang Tseu. Celui‑là ne dépend plus de rien. II est parfaitement
libre, en ce sens que sa personne et son action seront unies à la personne et
l'action du grand Tout... Le surhomme n'a pas de soi propre; l'homme
transcendant n'a plus d'action propre; le sage n'a même plus de nom propre. Car
il est un avec le Tout.
Le passage du « moi »
individuel au non‑moi, au « Soi » universel est ainsi la visée du
taoïsme comme de l'hindouisme.
La vertu majeure de la
vie, pour le taoïste, c'est le wou weï (sérénité
créatrice) que ne saurait acquérir un homme enfermé dans les limites de son «
moi » individuel.
FRAGMENTS D'HÉRACLITE
(Proche Orient. Début du Ve
siècle avant J.C.)
1.- Ce mot (_____), les
hommes ne le comprennent jamais, aussi bien avant d'en avoir entendu parler
qu'après. Bien que tout se passe selon ce mot, ils semblent n'avoir aucune
expérience de paroles et de faits tels que je les expose, en distinguant et en
expliquant la nature de chaque chose. Mais les autres hommes ignorent ce qu'ils
ont fait en état de veille, comme ils oublient ce qu'ils font pendant leur
sommeil.
5.- Ils cherchent en vain
à se purifier, tout en se souillant du sang des victimes. C'est comme si, après
s'être sali avec de la boue, on voulait se nettoyer avec de la boue. Et on
tiendrait pour déraisonnable quiconque voudrait leur reprocher leur conduite.
Ils adressent encore des prières à des statues et c'est comme si l'on parlait à
des maisons, ne sachant pas ce que sont les dieux et les héros.
6.- Le soleil est chaque
jour nouveau.
8.- La contradiction est
féconde : c’est de la discordance que naît la plus belle harmonie. Tout se
crée à partir des contraires.
10.- Joignez ce qui est
complet et ce qui ne l'est pas, ce qui concorde et ce qui discorde, ce qui est
en harmonie et ce qui est en désaccord; de toutes choses, une et, d'une, toutes
choses.
12.- Nous ne nous
baignons jamais dans le même fleuve. Et c’est pourtant le même.
18.- Sans l'espérance, on
ne trouvera pas l'inespéré, qui est introuvable et inaccessible.
21.- Mort, c'est tout ce
que nous voyons éveillés; songes, ce que nous voyons en dormant.
22.- Ceux qui recherchent
de l'or remuent beaucoup de terre et trouvent peu de métal.
23.- S'il n'y avait pas
d'injustice, on ignorerait jusqu'au nom de la justice.
24.- Ceux qui sont morts
dans les combats, les dieux et les hommes les honorent.
26.- L'homme, dans la
nuit, allume une lumière pour lui-même; mort, il s'éteint. Or, au cours de sa
vie, quand il dort, les yeux éteints, il ressemble à un mort; éveillé, il
semble dormir.
27.- Ce qui attend les
hommes après la mort, ce n'est ni ce qu'ils espèrent, ni ce qu'ils croient.
30.- Ce monde-ci, le même
pour tous les êtres, aucun des dieux ni des hommes ne l'a créé; mais il a
toujours été et il est, et il sera un feu toujours vivant, s'allumant et
s'éteignant selon un rythme.
32.- L'un, la sagesse
unique, refuse et accepte d'être appelé du nom de Zeus.
33.- La loi, c'est
d'obéir à la volonté de l'un.
41.- La sagesse consiste
en une seule chose, à connaître la pensée qui gouverne tout et partout.
45.- On ne peut trouver
les limites de l'âme, quelque chemin qu'on emprunte, tellement elles sont
profondément enfoncées.
48.- L'arc a pour nom
____ (la vie) et pour œuvre, la mort.
49 a.- Nous descendons et
nous ne descendons pas dans le même fleuve; nous sommes et nous ne sommes pas.
50.- Il est sage
d'écouter non pas moi-même, mais mes paroles et de confesser que toutes choses
sont un.
51.- Ils ne comprennent
pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s'accorder : mouvements en
sens contraire, comme pour l'arc et la lyre.
53.- La guerre est le
père de toutes choses et le roi de toutes choses; de quelques-uns elle a fait
des dieux, de quelques-uns des hommes; des uns des esclaves; des autres des
hommes libres.
54.- L'harmonie invisible
vaut mieux que celle qui est visible.
56.- Les hommes se
trompent, relativement à la connaissance, de la même manière qu'Homère, qui fut
pourtant le plus sage des Hellènes. Des enfants, occupés à se débarrasser de
leur vermine, l'abusèrent en lui disant : « Ce que nous voyons et prenons,
nous le laissons; tout ce que nous ne voyons ni ne saisissons, nous l'emportons. »
57.- La foule a pour
maître Hésiode. On pense que c'était un grand savant que cet homme qui ne
savait pas distinguer le jour de la nuit. Et en effet, c'est une seule et même
chose.
62.- Immortels, mortels;
mortels, immortels; notre vie est la mort des premiers et leur vie notre mort.
63.- De là, ils s'élèvent
et deviennent les gardiens vigilants des vivants et des morts.
64.- La foudre gouverne
l'univers.
66.- Tout sera jugé et
dévoré par le feu qui surviendra.
67.- Dieu est jour et
nuit, hiver et été, surabondance et famine. Mais il prend des formes variées,
tout de même que le feu quand il est mélangé d'aromates et qu'il est nommé
suivant le parfum de chacun d'eux.
70.- Héraclite appelait
jeux d'enfants les pensées des hommes.
72.- Sur le _____ qui leur
est le plus familier, sur le _____ qui gouverne tout, ils sont en désaccord, et
ce qu'ils rencontrent chaque jour leur paraît étranger.
76.- Le feu vit la mort
de la terre et l'air vit la mort du feu; l'eau vit la mort de l'air et la terre
celle de l'eau.
77.- Pour les âmes,
devenir humides c'est plaisir ou mort. Tous nous vivons la mort, et tous nous
vivons notre mort.
78.- L'esprit de l'homme
n'a pas de pensées, mais celui de Dieu en a.
80.- Il faut savoir que
la guerre est commune, la justice discorde, que tout se fait et se détruit par
discorde.
88.- Ce qui est en nous
est toujours un et le même : vie et mort, veille et sommeil, jeunesse et
vieillesse; car le changement de l'un donne l'autres et réciproquement.
107.- Ce sont de mauvais
témoins pour les hommes que les yeux et les oreilles, quand ils ont des âmes
barbares.
108.- Aucun de tous ceux
que j'ai entendus n'est arrivé à savoir que ce qui est sage est séparé de
toutes choses.
110.- Il n'en vaudrait
pas mieux pour les hommes qu'arrivât ce qu'ils désirent.
111.- C'est la maladie
qui rend la santé agréable; le mal qui engendre le bien; c'est la faim qui fait
désirer la satiété, et la fatigue le repos.
112.- La pensée est la
plus haute vertu; et la sagesse consiste à dire des choses vraies et à agir selon
la nature, en écoutant sa voix.
113.- La pensée est
commune à tous.
114.- Ceux qui parlent
avec intelligence doivent s'appuyer sur l'intelligence commune à tous, comme
une cité sur la loi, et même beaucoup plus fort. Car toutes les lois humaines
sont nourries par une seule loi divine, qui domine tout, autant qu'il lui
plaît, suffit en tout et surpasse tout.
116.- A tous les hommes,
il est accordé de se connaître eux-mêmes et de faire preuve de sagesse.
119.- Pour chaque homme,
son caractère est son daimone.
120.- De l'aurore et du
soir les limites sont l'Ourse et, en face de l'Ourse, le gardien de Zeus
sublime (l'Arcture).
Islam persan
Roumi (Djalal ed Din) 1207-1273
L’échelle des êtres
Dans les profondeurs de
la terre
J'ai vécu au royaume du
minerai et de la pierre ;
Puis j'ai souri dans les
fleurs diaprées ;
Ensuite m'enfuyant avec
les heures errantes,
Au-dessus de la terre, et
de l'air, et des océans,
En une nouvelle naissance
J'ai plongé et volé,
J'ai rampé et couru,
Et tout le secret de mon essence
Je l'ai incarné dans une
forme le rendant visible à tous.
Et voici, un homme !
Et puis mon but,
Au delà des nuages, au
delà du ciel,
Dans des royaumes où nul
ne change ni ne meurt
Sous la forme d'un ange ;
et plus loin encore,
Au delà des frontières de
la nuit et du jour,
de la Vie et de la Mort,
du visible et de l'invisible,
Là où tout ce qui est a
toujours été,
Comme l'Un et le Tout.
Islam andalou
Ibn Arabi (1164-1240)
Le chant de l’ardent désir
Mon cœur devient capable
de toute image :
Il est prairie pour les
gazelles, couvent pour les
moines,
Temple pour les idoles,
Mecque pour les pèlerins,
Tablettes de la Torah et
livre du Coran.
Je suis la religion de
l’amour, partout où se dirigent
ses montures,
L’amour est ma religion
et ma foi.
Afrique
L'Afrique, mère des races
et des hommes, nous a conservé, jusqu'à aujourd'hui, ce rapport vécu entre
l'homme et le monde, entre l'homme et sa communauté, entre les réalités
visibles et les réalités invisibles, que nous avons vu naître dans l'Égypte africaine.
Il n'y a certes pas une
seule culture africaine. Il existe des différences entre les peuples de la
forêt et ceux de la savane, entre les agriculteurs sédentaires et les nomades,
entre la civilisation de l'arc et celle de la lance, entre les hommes du désert
et les hommes du fleuve, mais, au-delà de toutes ces différences, s'impose une
unité profonde du sens africain de la vie.
La participation intime
de l'homme à la réalité des choses s'exprime en un poème que chantent les
Vandas du Zimbabwe[1] :
La terre est notre corps, à nous, les hommes.
L'eau est notre sang, à nous, les hommes.
Les poutres de la case sont nos côtes.
Les cordes, nos tendons.
L'herbe, c'est nos cheveux.
Le bâton au centre du tout, c'est l'hommes.
Le foyer, au-dessous, c'est la femme.
Ce sont les Lois de la case. Les rites du sacrifice,
si proches parfois de celui de l'agneau pascal des chrétiens, sont
l'expression, par l'offrande, de cette participation de l'homme à la foi
naturelle; volontaire et sacrée, à la vie universelle.
La mort même n'est pas le
contraire de la vie, la rupture avec elle, mais sa continuation sous d'autres
formes. Elle implique a présence des ancêtres : ils font partie de la vie
présente de la communauté, qui réactive constamment leurs actes fondateurs.
Ce sentiment de la
présence vivante des morts imprègne le poème d’un écrivain sénégalais
contemporain, Birago Diop :
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis.
Ils sont dans l'ombre qui s'épaissit.
Les morts ne sont pas sous la terre.
Ils sont dans l'arbre qui frémit.
Ils sont dans le bois qui gémit.
Ils sont dans l'eau qui coule.
Ils sont dans l'eau qui dort.
Ils sont dans la case, ils sont dans la foule.
Les morts ne sont pas morts.
Qui est ton Dieu ?
(Inspiré de Niestzche XIXe siècle et
de Kazantzakis au XXe siècle)
« Je cherche un
homme ? »
La lanterne de l’insensé
était éclairée en plein jour.
La foule autour de lui.
Silencieuse.
« Je cherche
Dieu ! » répétait-il selon Nietzsche.
« Je cherche
Dieu ! »
« Il est mort. Nous
l'avons tué.
Parce que nous l'avons
abandonné dans sa lutte.
Il en est Un pourtant,
homme ou Dieu, qu'importe.
I est vivant. Mais
invisible,
rendant visible le Dieu
invisible :
On l’appelait Jésus.
Sa résurrection ?
Elle est chaque jour
possible.
A chaque instant.
Alors l'autre aura trouvé
mon homme,
ou bien mon Dieu.
Cherchons
ensemble. »
***
Les arts, chemin direct vers le
sentiment du divin
Nous ne proposons rien
moins qu'une inversion radicale : commencer par les arts qui sont plus
souvent l'antithèse que le reflet de l'histoire plus ou moins mythique et
toujours apologétique.
Les poèmes persans de
Roumi et d'Attar, comme ceux d’Ibn Arabi dans l'Espagne du XIIIe siècle,
sont si proches et fraternels de ceux de trois siècles après de saint Jean de
la Croix et de Thérèse d'Avila, qu'aucun rapprochement ne peut mieux rendre le
sens de l'universalité de la mystique au delà de tous les préchis-préchas des
religions dites révélées. Mais ce n'est qu'un exemple.
Comment comprendre le
mythe du « miracle grec » si l'on n'y voyait pas comment l'épopée de
l'Iliade fournit les mythes de grandeur dont les démagogues athéniens avaient
besoin.
L'hégémonie de l'argent
et du pouvoir n'est-elle pas plus révélée de façon vivante par le Ploutos d'Aristophane, que par la
traditionnelle exaltation sur la démocratie athénienne d'une époque où un
racisme implacable faisait considérer comme «barbares» les peuples
périphériques qui ne parlaient pas grec. A l’inverse, Antigone, avec sa défense
héroïque des «lois non écrites» n'est-elle pas le ferment de la création d'un
homme nouveau ?
En dehors de notre petite
péninsule géographique (mais aussi culturelle) de l'Occident, n’est-ce pas avec
Arjuna et Vichnou que nous sont posés, dans la Baghavad Gita, le problème des
rapports entre l'action et la foi, avec Rama, dans le Ramayana l'image de
l'homme dans sa plénitude comme dans Quetzalcoalt des Amérindiens.
En chacun de ces héros se
dessine, comment l'homme deviendra humain, comme écrit Aragon dans la Semaine sainte : « Quand les
idées auront cessé d'être les tâtonnements d'un homme pour s'incarner dans des
masses humaines, pour s'identifier à des hommes nouveaux[2]. »
Sur la cupidité de
l'argent et de la puissance nous apprendrons plus avec Macbeth de Shakespeare ou Le
Nœud de vipères de Mauriac que dans
la sociologie "fadasse" de nos manuels. Comment comprendrais-je mieux
les interrogations de notre vie d’homme qu’avec le Don Quichotte de Cervantes ou Le
roi Lear de Shakespeare, parus la même année 1604 ? L’un, dans une
Angleterre victorieuse, s’écrie : « qui me dira qui je
suis ? », et l’autre, après la désastre de l’Invincible Armada, Don
Quichotte, le chevalier qui croit l’idéal plus vrai que le réel, piétiné et
humilié, dira : « Je sais qui je suis » : un homme habité
par Dieu.
Qui nous dira mieux la
barbarie américaine que le roman (et le film) des Raisins de la Colère de Steinbeck, ou le Talon de fer de Jack London, plutôt que l’Ulysse de Joyce dont il s'est trouvé un Robbe-Grillet pour faire la
théorie aberrante d'un roman sans sujet, sans intériorité, sans rien qui puisse
structurer la vie d'un homme et de son oeuvre.
Un rouleau chinois de
l'époque Song comme le Printemps dans les montagnes de Kuo Si, nous
apprend plus sur le Tao, sur le minuscule enroulement de l'homme dans l'unité
cosmique, que toutes nos « histoires occidentales » qui, d’ailleurs,
le plus souvent, n’en font même pas mention.
Sans commune mesure avec La guerre des Gaules de Jules César, ou
le Mémorial de Sainte Hélène de
Napoléon, qui l’un et l’autre sont des apologies personnelles de conquérants ;
l’un donne naissance au mythe de Vercingétorix et de l’unité gauloise pour
accroître son mérite de conquérant en faisant croire qu’il avait affaire à une
coalition de toutes les Gaules, non à un héroïque roitelet qui n’avait
nullement unifié la Gaule ; (Les Eduens, par exemple, n’étaient-ils pas
les collaborateurs des Romains dès qu’on avait passé l’Auvergne ?).
L’autre cherchant à se réintroduire dans le cercle des grands rois pour faire
oublier que les souverains européens l’avaient pris, dit-il, pour
« Robespierre à cheval », incarnant la Révolution française ?
Dostoïevski ne nous
fait-il pas plus réfléchir sur la foi que les catéchèses traditionnelles ?
L'inoubliable cri du Christ de Grünewald ne nous apprend-il pas plus sur les
drames de la Réforme (y compris l'épidémie du mal des ardents) et l'icône de la
Trinité de Roublev sur Dieu comme communauté, une histoire d'amour entrant dans
ce jardin, que le Discours sur l'Histoire
universelle de Bossuet?
L’Église d'Auvers de Van Gogh, frémissant des angoisses de l'époque
et du peintre alors maudit ou ignoré, serait une introduction directement
charnelle des secrètes angoisses qui ont préparé la «Belle Époque».
Les danses de Martha
Graham nous donnent une image aussi vivante sur la guerre d'Espagne que ce que
Malraux a pu en écrire de plus beau dans L’Espoir.
Que dire des masques
africains qui ne sont pas des pièces de musée que l'on baptise indûment
aujourd'hui «arts premiers», après les avoir confinés longtemps dans les musées
d'archéologie, et qui sont des condensateurs d'énergie de la nature, des
ancêtres, des dieux, et que la danse exécutée sous ce masque, irradiera toutes
les forces vivantes dans la communauté. Cette radicale inversion dans le
système de pensée et de références permet :
1. de démasquer les inversions de valeurs de l'histoire,
simplifiée, sinon inversée, selon les besoins des dirigeants du système.
2. d'apprendre des arts non-occidentaux, que le monde n'est pas
une réalité toute faite une fois pour toutes, mais une création continuée en
laquelle l'homme créateur est le collaborateur de Dieu.
3. de briser les limites de notre dérisoire provincialisme
occidental tendant à inculquer aux générations futures que cet Occident
ravageur et colonialiste fut le seul créateur de la culture et de toutes les
valeurs humaines.
4. de comprendre que la mission fondamentale de l'éducation
n'est pas seulement la transmission d'un savoir scientifique et technique mais
doit subordonner ces «moyens» à la réflexion fondamentale sur la finalité et le
sens de notre vie, et, engager les sacrifices personnels exigés par la
réalisation de l’unité humaine.
*
* *
Nous avons dans ces
œuvres à l’échelle de l’univers, à l’état naissant, l’effort proprement humain
et divin d'affronter le chaos, de le surmonter, de le transcender.
Telle est, dans les arts,
l’expérience de base de la transcendance, qui nous permet de comprendre, même
si nous ne les partageons pas, la naissance des projections divines dans le
cœur des hommes. Les arts sont sacrés parce qu'ils sont le contraire de
l’histoire déjà faite, de l’histoire du passé. Ils sont l’histoire en train de
se faire, l’histoire de l’avenir, « l’histoire sainte » de
l’humanité, et non pas celle des dominations, celle des empires, des généraux
et des despotes, des négoces et des guerres. De tout ce qui a meublé le temps
illusoire des défaites de l’homme. Tout ce qui a tenté de détruire l’éternité
vivante.
La véritable
« histoire » est celle de la Création, de la création continuée de
l’homme par l’homme, « l'histoire sainte » de l’humanité, faite
d'arts révélateurs du sens divin de la vie et annonciateurs d'avenir.
L’art nous aide à
retrouver les dimensions perdues de l’homme au cours de tant d'occasions
perdues de l’histoires, lorsqu’il ne se laisse pas aller à imiter le passé, ni
à refléter le présent, ni à confondre l’avenir avec la nouveauté à tout prix,
fût-elle absurde.
Il est vrai que la
tentation est grande de confondre l’originalité avec la singularité.
Le commerce et l’argent y
poussent.
Dans cette religion nouvelle
qui n'ose pas dire son nom : le
monothéisme du marché, tout pousse l’artiste, qu'il soit peintre, musicien
ou danseur, à présenter toujours des marchandises inédites parce qu'elles se
vendent mieux dans les galeries de peinture, à la télévision ou chez les
entrepreneurs du spectacle, de la chanson ou de la danse, en un mot : sur le
« marché » de l’art.
Aujourd'hui, pour mieux
comprendre cet aspect de notre décadence qui s'inscrit inexorablement dans nos
arts comme dans notre économie, notre politique, et notre foi, nous avons
besoin de Dieu, de sens. Ce besoin, dans les arts, est plus directement
sensible qu'en tout autre domaine, que ce soit pour être artiste créateur ou
pour apprendre à «lire» les oeuvres, c’est-à-dire à participer à leur création,
non comme spectateur ou «consommateur», mais comme célébrant.
L'art n'est pas seulement
le langage du sacré rendu nécessaire parce que nous ne pouvons enfermer Dieu
dans nos concepts, c'est‑à‑dire « déduire » le sens à partir du fait.
Il nous aide à prendre conscience
que ce qu'il y a de plus personnel en moi, ce n'est pas le faisceau des
fonctions sociales des titres et des avoirs qui me constituent comme individu,
mais au contraire ce qui fait de moi une étincelle du feu éternellement vivant
de la vie. Un participant au jaillissement créateur qui est la source invisible
de toute chose. Ce qui me fait un avec le tout, non pour anéantir en lui ma
particularité (comme dans les conceptions totalitaires de la société) mais au
contraire pour faire de moi l'un des irremplaçables célébrants de la grande
fête cosmique. « Être un avec le tout » est, par exemple, l'expression suprême
du Tao, que me fait vivre le Printemps sur la montagne du peintre
Kuo-Hsi. De même la poésie des Upanishad de l'Inde nous, enseigne: «Tu es
cela», «cela» étant la totalité de la vie en son incessante floraison où chaque
être en naissance – comme nous-même – communie avec sa source.
C'est là le message,
central de Jésus: celui du Royaume. Toutes les paraboles par lesquelles il nous
le suggère nous parlent de semailles, de semences, de graines qui vont éclore
et grandir, Un Royaume «déjà là», non comme une institution immobile, une
situation acquise, mais comme une réalité toujours en naissance, « en nous et
hors de nous », et qui fermente en nous chaque fois que nous participons à
cette création continue, à la manière de Jésus lui-même. En nous disant: «Mon
Père, aujourd'hui encore, continue à travailler, et je travaille moi aussi »
(Jn 5,17), car la création n'est pas terminée. Le Royaume n'est pas accompli.
Le monde n'est pas clos. Il est ouvert à de nouveaux possibles. Et chacun de
nous en est responsable.
C'est le message de
toutes les sagesses et de toutes les mystiques du monde. Dans la parabole du
grand mystique persan Attar : « Le langage des oiseaux», lorsque les
oiseaux décident de se donner un Dieu, ils partent à sa recherche, acceptant
les pires tourments, affrontant les pires combats : « Si tu te contentes
du royaume de ce monde, tu perdras celui de l'éternité », dit Attar. Lorsqu'ils
ont, par le don d'eux-mêmes, «perdu jusqu'à la trace de leur propre
existence... tous comprirent que cet arc difficile à tendre ne convenait pas à
un poignet impuissant». Trente seulement (en persan « trente» se dit «si morg », et c'est le nom de Dieu
même : Symorg) parvinrent à l'ultime vallée. Se mirant au miroir de son lac,
ils n'y virent qu'eux-mêmes, les trente oiseaux. C'est ainsi qu'ils connurent
enfin leur roi invisible: celui de leur amour et de leur sacrifice qui était la
vie même de ce dieu caché. « Vous n'avez agi que par mon action; leur dit
le Symorg, et vous avez ainsi réalisé mon être et ses perfections. » Les oiseaux s'anéantirent en effet
pour toujours dans le Symorg ; l'ombre se perdit dans le soleil.
Cette parabole musulmane
de « Dieu est en tout et tout est en lui
» est celle de tous les amants de Dieu. De cet unique Dieu qui, quel que soit
le langage des sagesses et des religions, est la force d'épanouissement de la
vie totale en son unité. C'est ainsi, comme « force » et non comme « être
» qu'il est vécu dans les religions traditionnelles de l'Afrique, comme dans le
Popol Vuh, le livre sacré des Indiens
d'Amérique, où s'effritent les hommes faits d'argile, où se pourrissent les
hommes faits de bois, jusqu'à ce que s' épanouisse « l'homme de maïs »,
héritier de la vie de la terre et de ses dieux éternels de la vie.
Tous les grands
mystiques, tous les inspirés du divin, ont témoigné que l'art est le langage du
sacré parce que toute « théologie », c'est‑à‑dire toute tentative de parler de
Dieu, ne peut être que poétique, qu'il s'agisse du « Ramayana » de l'indien
Tulsidas, des poèmes de Roumi en Perse, d'Ibn Arabi ou de saint Jean de la
Croix en Espagne.
La recherche du sens de
notre vie – qu'on l'appelle Dieu ou d'un autre nom – est l'âme de tout art
véritable et de toute communauté. Hamlet, roi sans couronne en un siècle
d'orage, Don Quichotte, le chevalier prophète, habité par Dieu, Dostoïevski
lorsque ses «possédés », dans leur révolte nue, s'interrogent sur le sens de
leur crime et sur le sens d'un Dieu, ont tous posé la même question angoissée,
mais d'une manière propre à l'Europe, comme dans l'icône de la Trinité de
Roublev, ou le retable du Christ de Grünewald.
Ce fut la contribution
propre de l'art à l’œuvre divine de l'homme: montrer comment l'homme peut
devenir humain.
Il en est des sociétés
comme des individus : elle peuvent être mercantiles ou sacerdotales : il y a
une Europe de Shakespeare, de Cervantès, de Dostoïevski, de plus en plus
ignorée de notre jeunesse livrée à l'Europe définie comme un marché, celle des
Berlusconi et de Bruxelles, et à l'Amérique des mercantis du rock et du
Coca-cola. Avec, pour les « élites », un Dieu de la religion des moyens,
un Dieu qui s'appelle Internet. Dieu qui pourrait pourtant être un merveilleux
serviteur pour des hommes proprement dits, c'est-à-dire se posant la question
des fins dernières et du sens, la question de Dieu, fût-ce, comme les poètes,
dans le langage du mythe.
L'expression de «
mythe » ou de « mythologie » ne comporte aucune signification
péjorative. Le mythe, selon la définition du dictionnaire Robert, est « une
image mettant en scène, sous une forme symbolique, des êtres ou des événements
incarnant des aspects du génie ou de la condition humaine... Elle influence le
comportement des peuples».
L'essentiel est de ne pas
la confondre avec l'histoire.
Il existe des ruines de
la ville de Troie, mais le récit du siège et de ses batailles, tout comme la
figure héroïque et profondément humaine d'Hector, sont l’œuvre de l'imaginaire
créateur des peuples et d'un ou de plusieurs immenses poètes qui en ont fait l'Iliade, comme Eschyle a créé le mythe
grandiose d’Antigone, du sacrifice
exemplaire de soi contre toutes les tyrannies, au nom des « lois non
écrites » de la conscience.
Ces images « mythiques »
n'ont cessé d'inspirer les actes les plus hauts et les plus beaux de
l'humanité. L'amour qu'inspire Krishna ou le modèle de chevalerie spirituelle
qu'offre Rama, deux « avatars » du dieu indien Vichnou, n'ont pas besoin de
sortir de la légende ou du poème pour s'inscrire dans l'histoire réelle des
hommes dont ils ont, pendant des millénaires, inspiré l'action des meilleurs,
comme Gandhi.
Au nom de quel
ethnocentrisme voudrions-nous donner plus d'existence historique aux grands
mythes ? L'exemple du sacrifice d'Abraham ou celui de la libération de l'Exode,
bien qu'aucun recoupement ou aucun vestige ne nous en attestent la
« réalité historique positive » pas plus que celle d'Hector, d'Antigone,
de Krishna ou de Rama, a joué dans l'épopée humaine du dépassement de l'homme,
un rôle plus créateur que les vérifiables exploits des conquérants destructeurs
comme César, Cortes, ou Napoléon.
Décider arbitrairement de
donner à Abraham ou à l'Exode un autre statut que celui des mythes grandioses
qui ont marqué les étapes de l'humanisation et de la grandeur, ne peut relever
que du dessein secret de faire passer à l'ombre de ces grandes levées de
l'esprit, les guerres et les massacres tout aussi légendaires qui nous y sont
contés. Les récits mythiques des batailles de l'Iliade ont servi à entretenir
chez les Grecs la forfanterie guerrière, ou les luttes militaires des Aryens et
des Dravidiens de l'Inde, fait « historique » métamorphosé en affrontements
légendaires du bien et du mal, des Pandavas contre les Kauravas, ont servi à
justifier, pendant des siècles, des dominations et des conquêtes sanglantes, au
même titre que les exploits menteurs de Josué en Canaan, ou plus tard de David,
dont les deux livres de Samuel nous rapportent en détail les forfaits.
La mythologie, comme
l'histoire, porte témoignage des percées de la grandeur de l'homme comme de sa
barbarie. L'histoire s'est montrée, jusqu'à aujourd'hui, plus friande
d'enregistrer les guerres et les dominations, que de faire revivre les levées
proprement humaines de la mystique et des arts.
Il n'y a d'art que sacré,
car dans quelque religion que ce soit, dire: Dieu, c'est dire: la vie a un
sens.
Non pas un sens déjà
écrit avant nous et sans nous. Mais l'exigence de rechercher à tous risques ce
sens. Tout art véritable nous somme de poser la question du sens de notre vie,
et projette devant nous de nouveaux possibles.
Le sacré, comme
expérience personnelle, c'est la conscience de l'irruption, de l'émergence, en
nous, de ce qui n'est pas nous. De ce qui n'est ni le prolongement des éléments
de mon passé ni leur composante mais leur dépassement radical par une présence
irréductible à ce qui existait dans le passé. Ceci est en moi. sans être à moi.
L'art n'est pas une
manière d'écrire, de peindre ou de danser mais d'abord une manière d'exister.
Dans la conception
occidentale classique, surtout depuis le XVIIe siècle, le monde est là, tout fait,
avec ses lois et ses normes, celles de la nature et celles de la morale.
« L'honnête homme » est celui qui s'y conforme. Ce monde est
immuable. Les « Anciens », grecs ou romains, en ont exprimé l'ordre
éternel: Euclide a défini une fois pour toutes les cadres de l'espace,
Polyclète le «canon» de la beauté. Telle est la manière classique d'exister,
dans les cadres intangibles de l'être et du devoir être. Les hommes « doivent »
être peints « tels qu'ils doivent être », ou « tels qu'ils sont », rails
implacables de la critique « classique », devenue « académique ».
Le XIXe siècle est
révolutionnaire en ce sens profond que s'affirment avec lui de nouvelles
manières d'exister. Depuis Kierkegaard, opposant le sacrifice d'Abraham à nos
petites logiques et à nos petites morales, et vivant une foi autre que celle
des religions, des Églises et de leurs dogmes. Au cœur du siècle, Marx ouvrait
la possibilité d'une autre société qui ne soit plus fondée sur les hiérarchies
esclavagistes, féodales ou bourgeoises, de la propriété des hommes, de la
terre, ou de l'argent, et Nietzsche, peu après, remettait en cause toutes les
valeurs reconnues du bien et du mal depuis Zarathoustra.
A contresens de toutes
ces révolutions, et pour tenter de les refouler, Auguste Comte remplace le
droit divin par un scientisme totalitaire qu'il appelle positivisme. Cette
contre-révolution restaure l'idée d'un ordre éternel qui n'est plus celui des
religions et des métaphysiques traditionnelles, mais d'une science imposant les
blocs durs de faits déjà tout faits et les chaînes de ses lois. « Le monde
est là, sans toi. C'est ainsi. Tu n'y peux rien. » Ce postulat positiviste du
statu quo est aussi oppressif que les interdictions anciennes de toucher à
l'ordre voulu par Dieu ni aux décrets de la Providence.
On a simplement changé
d'opium: le fatalisme, cette fois, celui de ce qu'il est convenu d'appeler
«l'objectivité scientifique», est entré par une autre porte. Même le socialisme
se dit « scientifique ». Par peur d'être prophétique (utopique, comme ils
disent), il cherche à se constituer sur le prolongement de ce qui est et non en
rupture transcendante avec lui.
C'est ainsi que tant de
révolutionnaires veulent tout changer, sauf eux-mêmes. Changer le monde, mais
pas leur propre vie. Mais l'un ne va pas sans l'autre. Le monde ne pourra
changer – sinon de manière quantitative – tant que nous acceptons le postulat
positiviste : il est ce qu'il est. Rien ne changera vraiment tant que nous
vivrons sur l'illusion que le monde et l'ordre dans lequel nous vivons sont les
seuls possibles.
Dès sa naissance cet
esprit positiviste soulève des révoltes exprimant le refus de s'intégrer à la
machine du monde. La volonté de casser le système se manifeste, dans la
politique par le mouvement révolutionnaire, dans les Églises par une recherche
du renouvellement de la foi en la transcendance qui est le contraire de la
suffisance dogmatique.
Dans les arts, les
ruptures formelles précèdent la naissance d'un projet prophétique.
En peinture est lacérée
la livrée traditionnelle des choses :
– briser la couleur, et
c'est l'impressionnisme,
– briser la forme, et
c'est le cubisme,
– briser l'objet, et c'est
l'abstraction,
– briser le sens
utilitaire, et c'est le surréalisme.
Autant de refus
libérateurs à l'égard du passé. Mais pas encore de levée d'un avenir nouveau.
Être poète, dans la vie
comme dans l'écriture, c'est participer à la création continuée du monde par
notre vie transformée en poème.
C'est conjuguer le Verbe
Dieu.
Ce n'est pas croire à
l'invisible mais le faire exister. Le rendre visible.
La poésie, c'est le
langage d'avant le divorce entre la pensée et l'être.
La poésie est
contagieuse.
Ouvrons-nous à la
contagion de l'épopée. Celle de Neruda, de Kazantzakis, de Garcia Lorca, d'Aimé
Césaire, d'Iqbal, de Saint John Perse, « capitaine et régent aux commanderies
des marches ».
La plus claire expérience
de la transcendance est celle de la création. De cette création continuée de
l'homme par l'homme, par tous les hommes et tous les jours, et qu'on appelle
l'histoire. Pas seulement l'histoire des outils et des techniques, qui ont en
effet contribué à la construire, pas du tout celle des guerres et des
dominations qui n'ont cessé de la détruire, mais celle de tous les projets
victorieux ou avortés qui ont tendu vers l'émergence de l'homme total.
Chaque oeuvre de l'art se
lit comme un visage qui rend physiquement visible l'invisible du sens. De la danse
à la peinture, de la musique au cinéma, du théâtre au roman, l'art est
l'expression de la vie des autres, pas leur reflet mais le sens qu'ils ont
donné à cette vie, les projets possibles à tous les âges de l'humanité.
Les arts nous
transmettent, par une sorte de contagion totale, indivisiblement physique et
spirituelle, cette profusion des manières d'exister, alors que l'histoire
n'enregistre que celles qui ont triomphé, car elle est toujours écrite par les
vainqueurs.
Les arts seuls, fût-ce
par leurs vestiges mutilés, peuvent nous permettre de revivre les formes
d'existence dont ils ont incarné le projet, de vivre, par leur présence en
nous, quand nous savons les lire, la véritable histoire de l'humanité:
l'histoire des possibles humains.
Quels sont donc ces
« possibles » et qu'est-ce que savoir les lire ?
Même les genres morts
nous aident à revivre: l'homme de l'épopée est ce que les biologistes
appelleraient un « mutant » : il est habité par un avenir encore indistinct. Il
préfigure une manière de vivre dont les moralistes et les philosophes ne
découvrent que plus tard les lois. Plus tard, c'est à dire quand leur manière
de vivre, comme écrit Aragon dans La
Semaine Sainte, aura « cessé d'être les tâtonnements d'un homme pour
s'incarner dans les masses humaines».
Pour Arjuna, dans le Mahabarata la route n'est pas tracée :
le héros porte en lui un avenir en germe, la loi qui donne à cette vie son
unité est encore en train de se faire. Le sens n'en est clair qu'au regard du
dieu Krishna.
Le moment où l'homme se
cherche un sens dans le chaos du monde, et qui fait naître, à la Renaissance
par exemple, avec le renversement de toutes les valeurs anciennes, les
Shakespeare et les Cervantès, n'a pas cessé d'émouvoir les masses qui y
retrouvent leurs angoisses du jour. Ces œuvres puisent pourtant dans leur
époque leurs racines profondes : Cervantès écrit un siècle après
l'ouverture d'un Nouveau Monde. Il est soldat à la bataille de Lépante contre
les Turcs. Intendant de la préparation de l'Invincible Armada. Il a vu chavirer
le destin de l'Espagne. Shakespeare est né cinquante ans après l’Utopie de Thomas More et le Prince de Machiavel, dix-huit ans après
la mort de Luther. Il a vingt-deux ans lors de la destruction de l'Invincible
Armada, vingt-trois quand Élisabeth fait décapiter Marie Stuart. Dix ans après,
il ouvre son « théâtre du Globe », théâtre des tempêtes de la Renaissance. Que
de mondes et de projets Shakespeare a vu naître et mourir. Comme Cervantès.
Leur enracinement dans ce siècle de fauves et d'orages leur a permis de donner
des oeuvres nous faisant vivre l'angoisse et l'espoir du sens dernier de la
vie.
1605: Le roi Lear révèle
la décomposition du monde « où les fous mènent les aveugles »[3]. Le roi n'est plus que « morceau de ruine »[4]. Il pose la question cruciale : « Qui pourra
me dire qui je suis ?[5]»
1605: « Je sais qui je
suis », répond Don Quichotte (1, 5) lui aussi terrassé, lui aussi au fond du
malheur. Mais habité par le projet fou de lui donner un sens.
Ces drames nous sont
restés fraternels et présents. Martha Graham disait que la danse doit pouvoir
dire en son langage ce que Michel-Ange ou Shakespeare ont dit dans le leur. La
danse est la synthèse de tous les arts, parce que tous les arts requièrent la
participation de l'homme entier.
On ne « lit » pas une
peinture, une sculpture, une musique ou un monument comme on lit un traité de
mathématique ou de gestion, avec sa seule intelligence. Car « comprendre » une
oeuvre d'art n'est pas seulement affaire de pensée. Cet acte requiert la
participation de la totalité de l'homme et d'abord de son corps.
Un esclave enchaîné de
Michel-Ange irradie de sa force et de son effort dans l'espace qui l'entoure.
Je ne lis pas cela comme un manuel d'anatomie. Mon corps est pris dans ce champ
d'énergies dont j'éprouve, sans médiation intellectuelle, dans mon torse, mes
bras, mes cuisses, les vibrations et les tensions. Les lignes de force
s'emparent des fibres de ma chair comme si j'étais sommé de prendre la
responsabilité de briser ces liens.
Le bouddha de Mathura, au
contraire, aspire en lui l'espace et semble le détruire. La répétition
rythmique des courbes stylisées qui dessinent ses sourcils et ses lèvres, comme
des feuilles de lotus dont les contours appellent mes yeux vers la tige qui les
rassemble, guide mon regard vers la profondeur des eaux. Mon corps tout entier
est entraîné dans une calme spirale. Le même mouvement rythmique des paupières
qui se ferment, semble aspirer mon corps comme l'espace, non pour l'abolir,
mais pour l'ordonner à une unité plus harmonieuse et sereine. Comme un yoga en
méditation d'où je n'émergerais du néant que pour retrouver le visage d'avant
ma naissance. Recommencer une autre vie après une naissance purifiée.
Le parcours d'une oeuvre
« sacrée » me porte au-delà de moi pour me faire prendre conscience d'une
réalité qui me dépasse et à laquelle j'appartiens d'un mouvement qui est, lui
aussi, « en moi » sans être « à moi ». Je deviens un avec le tout, le tout
vivant en moi.
La visite de la
cathédrale de Chartres ou de Notre-Dame de Paris, même pour qui n'y vient pas
avec une intention religieuse, est une dilatation de l'être. Je ne puis,
physiquement, la traverser en ligne droite, du portail à l'autel. D'invisibles
lignes de force s'emparent de moi, m'appellent à suivre les déambulatoires des
nefs latérales, à passer de colonne en colonne, d'arc en arc, comme si je n'en
finissais jamais d'entrer, de franchir des portes, en une sorte de rite
initiatique, de pèlerinage où, même seul, je me sens entouré par une foule
fraternelle, accompagné par elle, habité par elle jusqu'à ce que dans le cocon
de l'abside, après la marche silencieuse, au-delà de tant de seuils, je me
sente transporté dans une terre nouvelle, éclairée par d'autres soleils. Ces
rosaces de vitraux à dominante bleue, comme si le soleil illuminait la nuit
sans la détruire, la « nuit lumineuse » que chantait saint Jean de la Croix.
Le silence, par le même
paradoxe, est bourdonnant de ce dialogue avec les voûtes, d'où est né le chant
grégorien.
L'art n'est pas sacré
parce qu'il est destiné à un culte, comme tant de peintures ne sont pas sacrées
parce qu' elles traitent d'un sujet «religieux». L'art est sacré lorsqu'il ne
me laisse pas intact, lorsqu'il me fait participer à une vie plus grande.
L'église d'Auvers existe encore, et nous passons aujourd'hui devant elle comme
devant n'importe quel édifice banal. Mais lorsque Van Gogh la transfigure, elle
nous fait revivre une agonie et une résurrection. Les murs de pierre grise et
les toits de brique sont devenus chair et sang, sous la poussée d'un ciel d'un
bleu torride et noirci de serpents de couleur. Mes muscles se tendent pour
résister à cet écrasement, ils sont parcourus par toutes les courbes de ces
murs gémissants, de ces tuiles sanglantes, arc-bouté au sol pour résister à la
tenaille des chemins reptiles qui l'enserrent déjà, et à la pesée du ciel. Je
participe tout entier à cet effort vers une impossible victoire.
Une chorégraphie et une
danse sont le prolongement, l'expression, en gloire, de ces mouvements qui se
sont ébauchés en moi lorsque j'ai vécu intensément de telles oeuvres.
L'esprit y prend corps.
Dans le corps du danseur se lève un autre moi, plus grand, qui n'est plus
limité aux frontières de sa propre peau ou de la mienne, mais qui envahit
l'espace et lui donne un sens. Il en suggère l'immensité ou l'étouffement:
Martha Graham, dans Frontiers, nous
fait physiquement éprouver l'illimité des grandes plaines d'Amérique et
l'aventure humaine qu'elles appelaient.
Marie Wigman, au
contraire, dans toutes ses chorégraphies, hantée par l'écrasement hitlérien,
nous fait éprouver l'espace comme une cage contre laquelle le corps s'arc-boute
et se casse pour résister. Ce n'est pas un spectacle mais une célébration.
L'art est le plus court
chemin d'un homme à un autre. Par la danse, le mouvement signifiant d'un corps
induit directement l'ébauche de ce mouvement dans un autre, et, avec ce
mouvement, le sens qui l'anime. Elle crée ainsi une communauté, non pas de «
spectateurs », mais de célébrants. Car la participation d'une communauté à une
signification commune, à une interrogation commune, crée une communication qui
est autre chose et plus que l'ensemble des individus qui la composent. Ce
dépassement est au principe du sacré.
Cette communion avec
l'autre et l'appel au tout autre, à l'au-delà de soi qu'elle suscite, dans
toutes les grandes civilisations à leur apogée, ont fait de la danse un langage
du sacré. Ce qu'il y a de sacré, dans la danse, ce n'est pas de prétendre
illustrer la liturgie de telle ou telle croyance, c'est cette exigence de
totalité de l'homme, corps et esprit. C'est aussi cette puissance d'arrachement
aux gestes quotidiens utilitaires ou protocolaires, préfabriqués par les
contraintes de la machine ou de la tradition.
Cette volonté aussi de
dépassement du chaos. La danse a une dimension prospective, prophétique,
lorsqu'elle ne se contente pas de refléter le chaos de notre décadence ou de
projeter dans l'avenir ce reflet, mais lorsqu'elle tend à en suggérer le
dépassement.
Nous avons là, à l'état
naissant, l'effort proprement humain et divin d'affronter le chaos, de le
surmonter, de le transcender.
Telle est, dans les arts,
l'expérience de base de la transcendance, qui nous permet de comprendre, même
si nous ne les partageons pas, la naissance des projections divines dans le
cœur des hommes.
Les arts sont sacrés
parce qu'ils sont le contraire de l'histoire déjà faite, de l'histoire du
passé. Ils sont l'histoire en train de se faire, l'histoire de l'avenir, et non
pas celle des dominations, des empires, des généraux et des despotes, des
négoces et des guerres, de tout ce qui a meublé le temps illusoire des défaites
de l'homme, tout ce qui a tenté de détruire l'éternité vivante.
La véritable « histoire »
est celle de la Création, de la création continuée de l'homme par l'homme, «
l'histoire sainte » de l'humanité, faite d'arts révélateurs du sens divin
de la vie et annonciateurs d'avenir.
A l'inverse de l'histoire
linéaire triomphaliste, toujours écrite par les vainqueurs, la
« métahistoire » de l'humanité ne s'inscrit pas sur de telles
courbes. Le temps y est réversible les bâtisseurs de la cathédrale de Chartres,
de la mosquée de Cordoue ou du temple de Boroboudour sont mes contemporains.
Ils font partie de ma vie pour l'enrichir de dimensions nouvelles, pour dilater
mes poumons dans tous les espaces sacrés, si différents, mais tous indicateurs
de transcendance: l'espace de la cathédrale, de la mosquée ou du temple hindou.
La Baghavad-Gita ou les
Upanisads me sont immédiatement présents pour me ramener au centre de moi-même.
Les musiciens dix fois
millénaires qui ont un jour capté le souffle du vent dans le creux des roseaux
cassés pour en faire une flûte, ou la plainte des blés se courbant dans les
aoûts pour en faire une harpe, ne sont ni plus anciens ni plus nouveaux pour éveiller
nos amours, notre foi, nos angoisses ou nos élans.
Saint John Perse est
contemporain de Pindare ou du Ramayana, Martha Graham est contemporaine du dieu
Shiva, le seigneur de la danse, du moins pour ceux qui en vivent les appels.
Moments intemporels de la création de l'homme, éternité vécue en chaque
instant. Leur présence en nous s'appelle la culture.
L'art est au centre de
cette vie « poétique », créatrice et amoureuse en dehors du temps linéaire,
illusoire et agressif.
L'art nous aide à
retrouver ces dimensions perdues de l'homme au cours de tant d'occasions
perdues de l'histoire, lorsqu'il ne se laisse pas aller à imiter le passé, ni à
refléter le présent, ni à confondre l'avenir avec la nouveauté à tout prix,
fût-elle absurde. Il est vrai que la tentation est grande de confondre
l'originalité avec la singularité.
Une civilisation
agonisante exalte les arts inoffensifs : ceux qui, à défaut de s'attaquer à sa
destruction, en reflètent la putréfaction, ou la fuient, ou bien s'égosillent
en malédictions impuissantes. « Vous êtes
une abstraction de révolté », disait Sartre à l'un d'eux, si
représentatif de l'époque qu'il reçut la consécration du prix Nobel pour avoir
proclamé l'absurdité du monde.
Dans tous les arts
prolifèrent ainsi les chants alternés des pleureuses de l'histoire et des
imprécateurs impuissants.
Rimbaud avait ouvert aux
artistes les portes de la forteresse positiviste, il en sort plus d'évadés que
d'hommes libres.
Même chez les plus grands
cesse d'apparaître un visage humain.
L'homme, comme l'écrit
Michaux, «réduit à une humilité de catastrophe, à un nivellement parfait, comme
après une immense trouille... Anéanti quant à la hauteur, quant à l'estime».
L'homme insecte des sculptures de Giacometti, ou construit avec les herses
noires de Buffet. L'homme désintégré des romans de Joyce, de Faulkner;
Robbe-Grillet, leur héritier, s'acharnant à volatiliser le sens, l'homme
porteur de sens et créateur de l'histoire. Un roman qui ne nous aide pas à
prendre conscience de la réalité profonde est un roman trivial.
On a dit, peut-être trop
vite, que le roman c'est l'épopée et la tragédie d'un monde sans Dieu. Même en
ajoutant : du moins pas un Dieu extérieur à l'homme et lui dictant ses
lois. Car le roman est un art du temps, comme la musique. Et il n'y a de temps
véritable, d'histoire proprement humaine, que lorsque quelque chose de
radicalement nouveau, en rupture avec le passé, émerge dans nos vies. Le temps
du roman n'est pas celui du calendrier, des horloges, des astronomes, où le
futur n'est que le prolongement du passé et du présent. Le temps du roman est
celui de la création. Non pas de la création de l'écrivain, mais de la création
continuée d'un homme par un homme.
La cause profonde du
recul c'est que, pendant ce siècle – celui des deux guerres convulsives de
l'Occident et du monde qu'il entraînait dans sa destruction – la vision
positiviste a déployé ses conséquences mortelles.
Notre monde actuel est
rationnel jusqu'à l'absurde.
Un «démon» de Dostoïevski
disait: «Je n'ai pas la puissance de me créer. J'ai celle de me détruire.»
Aujourd'hui sciences et techniques nous ont donné ce pouvoir: un nihilisme à
l'échelle de l'espèce. Un suicide planétaire déjà programmé sur ordinateur.
Une raison qui ne
s'interroge pas sur ses fins s'est haussée jusqu'à la déraison.
La physique brise le cœur
de l'atome et stocke un million d'Hiroshima: la possibilité technique
d'anéantir soixante-dix milliards d'êtres humains.
La biologie brise le cœur
du gène et nous donne pouvoir de téléguider des robots vivants ou de fabriquer
des monstres et des épidémies.
L'économie brise le cœur
du monde: ses modèles de développement difformes, sans finalité humaine, «
développent » des sociétés de pillage et de gaspillage et, à l'autre pôle, des
sociétés de famine et d'endettement.
La vie n'est pas cette
petite et fausse vie, entassement de choses et de mouvements qui sont l'étoffe
du temps et nous coupe de la vie totale. Le temps tissé par tout ce que l'on
peut programmer: la fiche de pointage à l'entreprise, la calculette pour le
supermarché, la programmation de la vidéo, la date optima pour changer la
voiture, la liste, en un mot, de ce qui fait la trame du temps. Ce qui en fait
la grille : toutes les images de la vie que la télévision m'empêche de
voir, tous les parfums d'humus ou d'océan que le pétrole ou le tabac
m'empêchent de sentir; toutes les rumeurs des vents et des gens qui
m'entourent, et peut-être leur bonheur de se dire, dont me coupe le walkman des
foules solitaires en m'enfermant dans sa cage sonore avec la danse de saint Guy
du rythme binaire suggéré à mes pieds et au claquement de mes doigts.
Nous voilà
« branchés », branchés sur la plus fausse des vies, robots télécommandés
branchés sur la cage du temps.
Vivre de la vie des arts,
de leur dépouillement du chaos, crée un nouveau regard: ce regard qui ne
s'attache pas au partiel mais qui découvre en lui le tout et l'avenir qu'il
désigne. Tout être fini (et il n'y a d'être fini que par le découpage mécanique
du réel à la tronçonneuse des concepts et des mots) est le témoin et le signe
de ce qui le dépasse, un indicateur de transcendance.
Voir le papillon dans la
chenille, la sainte dans la prostituée, l'aigle dans l’œuf, le frère dans mon
prochain et mon lointain, dans le sourire éphémère du jasmin, la résurrection
éternelle du printemps. Tel est le regard de l'art sur le monde. Mais, comme
dit le Jésus l'Évangile, « […] il a joué de la flûte et nous n'avons pas
dansé » (Mt 11,117 ; Lc 7, 32 ).
Le plus novateur de nos
peintres, l'inventeur, avec Braque et Picasso, du cubisme, Juan Gris, disait:
« La puissante d'un véritable créateur exige qu'avant de le dépasser il
mesure la grandeur du passé qu'il porte en lui. » Ce n'était pas un appel à un
retour au passé mais au contraire, à condition de ne pas ignorer ce passé, à
son dépassement.
Telle est la mission
universelle de tous les arts: réveiller en l'homme le Dieu qu'il porte en lui.
Dans un monde physique
qui tend incessamment à se défaire, et dans une épopée humaine qui, dans la
décadence actuelle où l'Occident, semble s'abandonner aux dérives suicidaires
de l'entropie, les arts, et la danse qui en est la synthèse, sont un effort de
remontage de l'Univers, un noyau de résistance au non-sens pour être
l'annonciateur d'un ordre plus riche de la vie. Pour exalter ses forces montantes:
le travail, l'amour, la révolte contre le non-sens, la beauté et la foi.
*
* *
L’amour, désir d’univers
« Quiconque aime est né de Dieu…
qui n’aime pas n’a pas découvert Dieu… »
(1re épître de saint Jean, IV, 7-8)
Je demandais un jour à
l’abbé Pierre, lorsque nous étions voisins de chambre à l’abbaye de Paglia, en
Italie : « Qu’est ce que la vie ? »
Il me répondit :
« Ce court moment qui nous a été donné pour apprendre à aimer. »
Et je me souviens de
celui qui, pendant vingt années me fut un frère d’âme, Aragon, disant :
« De cette vie, je n’ai appris qu’une chose : j’ai appris à
aimer. »
Chez l’être humain aimer
n’est pas un fait de nature semblable au rut de l’animal. L’homme, avons-nous
dit déjà, est un être « surnaturel » : il n’a pas seulement une
« nature » mais une histoire, distincte de l’évolution animale. Elle
est l’ouvre d’une infinité de créations.
Tout le passé de l’homme
m’habite.
Passent à travers moi,
dans mes yeux, les vagues
des blés faits par l’homme,
dans mes doigts le métal des
hommes,
ses forges, ses outils,
ses machines, ses chaînes,
sur mon dos le poids des
fagots portés,
sous mon front les
visions des saints et des fous.
Dans mon cœur ce qu’ils
ont aimé,
dans mes mains ce qu’ils
ont semé.
Nous ne pouvons plus
aimer comme l’homme de Cro-magnon ni même comme la Princesse de Clèves ou Madame
Bovary. Car notre sexe, comme tous nos autres sens, comme notre oreille ou
nos yeux, est habité par toute une histoire.
La doctrine
traditionnelle de l’Église, sur l’amour, qui a régné pendant vingt siècles sur
l’Occident, même lorsque les troubadours ont inventé la variante de « l’amour courtois », même lorsque,
dans les faits, elle fut séculièrement violée, le Père Teilhard de Chardin,
dans son Évolution de la chasteté, la
résume ainsi : « l’amour des sexes est bon, mais seulement en vue de
la reproduction. » Ce qui est le réduire à sa fonction animale.
C’est là, depuis saint
Paul, le double héritage du dualisme grec, de l’âme et du corps, de la matière
et de l’esprit, et de la prédestination hébraïque d’une histoire figée entre la
promesse et sa réalisation.
Le mal était aggravé par
l’intellectualisme à l’occidental sous toutes ses formes, depuis Socrate. Soit
dans la variante Platon traitant l’amour en « amour de l’amour » et
non en amour de « l’autre », soit dans la variante, pire encore, de
Descartes inventant la pensée insulaire : « Je pense donc je
suis ! », qui implique le
solipsisme, l’individualisme égoïste. Descartes ne pourra plus sortir de son
île, essayant vainement de retrouver un corps par le coup de force
philosophique de la « glande pinéale », recollant miraculeusement
l’âme et le corps, et par un deuxième coup de force pour retrouver Dieu par
«l’argument ontologique», qui consiste à déduire DIEU de l’idée qu’on s’en
fait. Sans doute n’y croyait-il guère, déclarant par ailleurs qu’il s’en
remettait « à la religion de sa nourrice ».
Si bien que lorsqu’il
écrit son Traité des passions il nous
donne un traité de mécanique. Tout ce qui n’est pas réductible à l’idée n’a pas
d’existence. Cet intellectualisme occidental a crucifié la vie sur la Croix du
concept.
Paradoxalement, dans cet
ossuaire de concepts, l’Église trouve sa pitance : le sexuel (n’étant pas
du côté de « l’âme ») est péché. Par une interprétation littérale,
gynécologique, de la merveilleuse parabole de la Virginité de Marie signifiant,
comme le disait Clément d’Alexandrie, que Jésus « n’est ni grec, ni juif,
ni barbare, ni homme ni femme », mais « fils de l’homme », on a
parlé pendant des siècles de « l’immaculée conception » comme si
Jésus n’était qu’une demi-incarnationn, non « maculée » par l’acte
sexuel.
Chaque fois que j’entends
ce terme de « l’immaculée », il me semble qu’on insulte ma
mère ! En fait, l’immaculée conception ne désigne rien de sexuel; c’est un
concept signifiant que la Vierge Marie est née sans la tache du péché originel.
Le principe a été interminablement discuté du XIIIe au XIXe siècle et
finalement proclamé dogme en 1854 et suivi du miracle de Lourdes qui le
consacre. C’est un des chevaux de bataille des Dominicains, mais malgré leurs
efforts, le malentendu persiste.
Cette théorie
cartésienne, atomique et mécanique, de la pensée, correspondait
merveilleusement à une conception également atomique et mécanique de la société
industrielle et commerciale, composée d’individus (traduction française de
« atome ») c’est à dire d’êtres formant un bloc, isolé de tous les
autres par un vide, et ne les rencontrant que dans les heurts de la concurrence
comme les atomes d’Épicure, tombant dans le vide, se heurtaient au hasard pour
former un monde.
Karl Marx décrit la
société capitaliste comme Darwin la jungle animale : « La société
bourgeoise n’est pas sortie des formes animales de l’économie : il y a là
d’innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement et il en ressort une
résultante – l’évènement historique – […] produit d’une force agissant comme un
tout, de façon inconsciente et aveugle […] car ce que veut chaque individu est
empêché par chaque autre, et ce qui s’en dégage est quelque chose que personne
n’a voulu[6]. »
Dans une telle société le
« mariage de raison » c’est à dire l’accouplement de deux fortunes,
de deux entreprises, se fait, comme autrefois les mariages princiers, au gré
des rassemblements de terres, de fiefs, de capitaux, sans qu’intervienne le
libre choix des futurs époux. Cette forme de mariage était si fondamentale pour
le développement, par concentration, de la société bourgeoise, que Napoléon
venait personnellement au Conseil d’État pour en dicter les lois, exigeant
l’absolue soumission de la femme, comme fondement du système social.
Ceci était tellement
entré dans les mœurs que, dans les rapports sexuels, la jouissance de la femme
devait être exclue : Alexandre Dumas, ayant réussi à amener George Sand
dans son lit, laissait, en la quittant, un louis d’or sur la table parce qu’en
manifestant avec éclat son plaisir dans la jouissance, elle s’assimilait, pour
lui, à une prostituée.
A partir de la deuxième
moitié du XXe siècle, se
produit, par réaction contre de telles servitudes, une inversion
radicale : à « l’ordre traditionnel » s’oppose, dans une partie
de la jeunesse, l’anarchie radicale d’une sexualité sans amour. L’exemple le
plus significatif en est l’usage du « préservatif », qui pourrait
être un progrès dans la maîtrise des couples sur la régulation du rythme des
naissances qui ne surviendraient que consciemment voulues. Mais tel n’est pas
le cas le plus fréquent : la publicité même qui en est faite dans les
« médias » en ravale l’usage à la peur du « sida », ou à la
sexualité sans amour, telle que nous l’ont présentée, à la télévision, ce
« clip » montrant une jeune fille glissant le préservatif dans la
poche d’un compagnon de rencontre à l’entrée du « night club ».
Il ne s’agit ici ni d’un
jugement moral ni d’aucune pruderie, mais de la notation d’une dépendance
étroite envers la structure sociale (celle qui, aujourd’hui, ne donnant aucun
sens à la vie, sécrète nécessairement un désir d’évasion : la drogue, le
sexe, ou la réalité virtuelle).
Or il se trouve que cette
conception de la sexualité, loin d’être un signe de modernité, est liée aux
dernières convulsions d’un monde passé et dépassé : celui, précisément de
la société de consommation et de jungle fondée sur la vieille conception
atomique et mécaniste du monde. C’est
oublier, en l’amour, la vision nouvelle de l’interdépendant universel.
Pierre attirée par
l’aimant de la terre,
plante nourrie par cette
terre,
bête marchant sur cette
terre,
et l’homme aux yeux de
ciel
gérant de cette terre,
Vivants qui sont un seul
vivant.
La fleur a besoin
d’abeilles
messagères de son pollen,
l’abeille a besoin du
soleil
pour sécréter son miel,
la planète
pour accomplir sa
trajectoire,
et la graine du vent
pour essaimer la vie,
l’homme, d’amour
pour son destin cosmique.
Concevoir et vivre une
forme vraiment nouvelle de l’amour suppose la prise de conscience, de ce
changement de vision du monde et de la société qui l’inspire. L’on ne peut
qu’être frappé par le décalage et même le retard entre le développement de la
conception scientifique du monde, et ce qu’elle peut rendre possible dans le
changement de structure des sociétés, et l’état actuel des mœurs avec son
approche de l’amour, qui pour être une réaction violente, – qui se croit
« moderniste » – contre la tradition ringarde, est aussi rétrograde
qu’elle.
Pour concevoir et vivre
une forme de l’amour qui ne soit plus esclave ni de la décadence du système
social, ni de la conception obsolète du monde qui lui correspond, nous
commencerons par évoquer la nouvelle image du monde qui contredit depuis un
siècle l’ordre social actuel.
Répétons encore que cette
évocation de la nouvelle image du monde, née au début du XXe siècle,
avec la relativité et les quantas, et détruisant les vieilles géographies
atomistes et mécanistes du positivisme antérieur, n’est qu’une parabole de la
« modernité véritable » et de ce que pourrait être l’amour dans cette
nouvelle perspective cosmique.
Ce qu’un physicien
aujourd’hui appelle « particule » n’a plus rien à voir avec l’atome
et ses rapports aléatoires avec les autres atomes. Une « particule »
c’est un nœud de relations, une réalité singulière, oui, mais à la manière
d’une vague habitée par toutes les poussées de l’océan, et, au-delà, par
l’attraction de la Lune en ses marées. Elle a ainsi ses racines aux confins de l’univers,
vague sans frontière dans un océan sans rivage.
Participant à la fois
créateur et habité par tous les autres, depuis le fond des âges, mû par un
désir lui aussi contemporain de la naissance de l’homme, de créer et de
changer, avec la conscience à la fois de cette unité et de cette immensité qui
faisait dire à Einstein qu’il était fasciné par « les mystères de
l’univers », l’amour prend un visage et un sens nouveau.
D’abord cette image du
monde met fin à l’individualisme traditionnel : chaque homme, lui aussi,
est l’une de ces « particules », c’est à dire un monde de relations
qui sont le contraire de la solitude. Le pasteur Bonhoeffer dans sa prison de
Teigel, avant sa mort, écrivait à sa fiancée : « Être pour les autres
est l’unique expérience de la transcendance ».
L’amour est ainsi le
commencement et la fin de l’expérience de Dieu.
Amour, désir d’univers,
germe de toute graine.
Transmutation
d’amour humain
en amour divin.
Il n’y a pas deux cœurs
dans les poitrines d’homme,
un pour aimer la femme,
un pour aimer Dieu.
Au livre de l’amour
humain
se déchiffre l’amour
divin.
Unité de l’amour, de
l’amant, de l’aimé,
seul Dieu,
seule vivante trinité.
Dans ce qui nous entoure
il n’y a pas seulement des choses, des objets qui sont des obstacles ou des instruments
pour notre action . Il y a aussi des visages, c’est à dire ce qui n’est pas
seulement une image mais un signe, un signe qui désigne, au delà de ce qui est
perçu, une présence et un sens : du défi ou de l’humilité, de la colère ou
de l’amour.
L’amour est la sortie de
soi, fondamentale et première : l’union du moi avec un toi qui lui
apporte le message. Un message par lequel l’homme devient humain, et divin. Car
chacun de ces visages et de ces messages est une théophanie. Le mystique persan
Roumi écrivait : « Ce n’est qu’en sortant de moi que je peux me voir
moi-même. »
L’amour efface nos
limites :
le monde en toi,
ses racines, son sacre.
Les blés et les mers
cadencent leur flot
au métronome de ton
aorte.
Le fleuve de ton corps
ondoie entre mes rives,
mes nuits transfigurées
par les jasmins en fleur.
La nuit ne descend pas
quand se ferment tes yeux.
Pas d’autre voile, sur
ton corps, que mes caresses.
La double amphore de tes
jambes
gantée de soie par mes
effleurements,
l’arc de ton dos
tendu
vers la cible de
l’impossible,
et la coupe où je bois
ton ventre qui roucoule,
écho de ta mer dans une
conque.
Toutes mes vies confluent
en cette mer.
Symphonie tellurique de
l’être,
et liturgie d’amour en
majesté.
Béance de mandorle,
pétales de chair,
leur émoi d’algues dans
la houle,
leur ondoiement de lave
pourpre …
Odeur d’humus et
d’incendie,
saveur de troène et de
sel,
cantique du sang,
éclatement du germe dans
les blés.
Quand ton sexe et le mien
ne sont plus qu’un seul fruit
mon vertige s’agrippe aux
parois de ton gouffre.
Je sais que dans ton
corps habite un autre moi.
Ceci exclut à la fois la
conception traditionnelle de la chasteté de type monastique ou même érémitique,
qui est une désertion à l’égard du dynamisme universel, et l’anarchie de la
sexualité sans amour qui reste fondée sur l’individualisme atomistique, la
société capitaliste fondée sur le postulat d’Adam Smith : « Si chacun
cherche son intérêt personnel, l’intérêt général sera réalisé. » et
confondant la liberté, qui est création, avec la licence sans loi, qui est
destruction. (Tout comme en politique l’on voit aujourd’hui un
pseudo-« anarchisme » faire le jeu du pseudo
« néo-libéralisme ».)
Ceci exclut également les
dualismes abstraits du corps et de l’amour, de la matière et de l’esprit en ne
refusant pas à la « matière » le dynamisme qu’on attribuait autrefois
uniquement à l’esprit. L’on rejoint ici l’évolution de la chasteté du père
Teilhard de Chardin exaltant « la puissance spirituelle de la matière, de
la chair et du féminin. »
Partager la misogynie de
saint Paul fondée sur le postulat antique de l’infériorité de la femme, et qui
suscite encore, après vingt siècles, son maintien consacrant cette infériorité
« ontologique », (par exemple en lui refusant la prêtrise), c’est
faire abstraction des polarités internes de chaque particule qui ne contredit
nullement leur unité ni celle du réseau universel de leurs relations.
Comme l’exprimait
également, sur un autre plan, la Trinité chrétienne ou l’advaïta védantin,
cette complémentarité, aussi indissoluble que celle des deux pôles d’un aimant,
n’est nullement en contradiction avec leur unité.
La plénitude humaine de
la femme ou de l’homme exige cette « complémentarité » de deux
sensibilités irréductibles dans l’expérience du monde, sans quoi l’un et
l’autre sont mutilés. Là encore nous rejoignons le père Teilhard :
« La maternité de la femme n’est presque rien en comparaison de sa
fécondité spirituelle. » Ceci
exclut aussi l’homosexualité, non point pour des raisons « morales »,
toujours contingentes, mais pour la mutilation humaine de ce refus de
« l’autre », du radicalement autre, qui rétrécit notre champ de
vision humaine et notre pouvoir de création. Une autre conséquence de cette
vision non dualiste du monde, c’est de considérer que la vertu, voire la
sainteté, ne s’acquièrent que par la souffrance et la privation, qui n’ont
aucune valeur en soi, mais seulement dans la mesure où elles découlent d’un
acte volontaire de maîtrise de soi.
Nous ne nions pas que le
dynamisme passionnel soit une force redoutable, qui peut même être destructive,
mais, comme dit encore le père Teilhard : « Parce que la flamme
dévore et que l’électricité foudroie, allons nous cesser de nous en
servir ? »
La morale ne peut se
résumer à un « index » des interdits et des tabous, elle ne peut se
réduire à une seule exigence :avant tout pas de manquements à la règle,
pas de fautes ou de péchés, au lieu de mettre au premier plan l’exigence de la
création, de la lutte permanente pour l’unité du monde, avec les risques d’erreur
que cela peut impliquer.
Il est des passions qui
nous tirent vers le haut, vers l’action qui exige des sacrifices, d’autres qui
nous tirent vers le bas, vers les jouissances partielles et solitaires.
Le risque de confusion
est incontestable.
Mais aucun dieu nous
appelant à participer à sa création et à ses combats n’interdit de courir ce
risque. L’essentiel est la maîtrise de soi qui empêche de confondre l’usage
avec l’abus.
Une autre conséquence de
l’acceptation des risques possibles pour user de toutes les énergies que
l’amour physique libère, est d’écarter les hypocrisies concernant le couple. Je
dis très clairement que cet amour n’est une force créatrice que s’il est, de
part et d’autre, un élan joyeux et
total.
Les larmes de ma joie ont
coulé dans tes yeux,
dans tes artères mon
sang.
Extase née de la tienne
quand sur mon corps
déferle et glisse
la vague de ta chair
dans la tiédeur de mer
étale de tes bras.
Chevelure d’encens
dénouée dans tes nuits
emperlées d’étoiles.
Tes lèvres
dont le souffle
me fait ressouvenir
d’être insufflé de Dieu.
Soulevé par la houle de
tes milliers de corps,
vivre la confluence de
nos fleuves
en la matrice de
l’instant.
Liturgie de ton corps
à résonance d’hymne et de
louange,
quand la voûte du ciel a
fait vibrer sa conque
dans nos tempes et notre
sang.
Empreinte, signe, et
sceau,
prémices d’amour divin
dans l’exil provisoire
des anges.
La jalousie n’est pas une
preuve d’amour, mais d’esprit de possession et de faux amour propre (d’amour de
soi et de crainte de l’opinion).
Là encore je ne nie pas
que les erreurs et les risques peuvent être grands, mais c’est l’enrichissement
humain qui doit prévaloir, et la création d’énergies nouvelles pour
l’accomplissement de l’action tendant à l’unité humaine et à l’humanisation de
l’homme, de tous les hommes.
Par contre, même dans le
mariage, si l’époux, éprouvant le désir, impose à sa femme, qui, à ce moment,
n’éprouve pas le même désir, des rapports sexuels pour « remplir son
devoir conjugal », cela est déjà de l’ordre du viol.
L’hypocrisie n’est pas
moindre lorsqu’il s’agit de « fidélité » conjugale (d’ailleurs plus
souvent louangée que pratiquée) : il est rare qu’un homme puisse répondre
à tous les besoins physiques ou spirituels d’une femme et réciproquement. Un
couple réalisant une si parfaite unité n’est guère plus fréquent que
l’émergence d’un génie : il n’y en a probablement guère plus dans un
siècle que de Shakespeare ou de Dostoïevski.
Là encore la limite est
toujours difficile à respecter entre la frivolité d’un caprice d’un jour d’un
époux ou d’une épouse volage et le pouvoir créateur plus grand, l’équilibre et
la plénitude humaine plus grande qu’une admiration et une passion profonde
peuvent inspirer, hors du couple, un ou une autre partenaire, sans diminuer le
respect, la passion aussi pour l’époux ou l’épouse.
Je sais que de tels
propos scandaliseront certains « bien pensants », mais je continue à
croire que la fécondité créatrice et l’action sociale sont les valeurs
premières, et qu’il appartient à un esprit critique vigilant, et à une
véritable maîtrise de soi, de savoir puiser à de telles énergies.
Ibn Arabi (soufi musulman
espagnol du XIII me siècle) distinguait déjà trois sortes d’amour :
- un amour physique dans lequel on ne cherche que son propre
plaisir .
– un amour spirituel dans lequel on préfère la joie de l’aimé
à sa propre joie, et sa vie même à la sienne .
– un amour divin dans lequel, à travers l’harmonie du couple
et les énergies qu’elle libère, ce n’est pas seulement l’être aimé que l’on
aime mais l’acte créateur qui en est la source : Dieu .
Aucun des trois n’exclut
la relation sexuelle .
Un mystique persan du
XIIIe siècle
aussi, dans son livre : Le Jasmin
des fidèles d’amour (Dante usera du même nom) écrit : « C’est
dans le livre de l’amour humain que l’on apprend à déchiffrer l’amour
divin, » à l’inverse de l’opposition hellénisante de l’« éros »
et de l’« agapè ». Il ne s’agit pas de les confondre et c’est à quoi
correspondait l’échelle des trois amours chez Ibn Arabi, mais pas non plus de
les opposer et de n’exclure l’un d’eux que lorsqu’il fait obstacle à la
démarche ascendante des deux autres par la jouissance égoïste du premier,
l’exclusivisme du second, ou l’évaporation du troisième en piété abstraite et
retrait du monde et des actions qu’il exige.
Un théologien
contemporain, Leonardo Boff, dans son livre La
Terre en devenir consacre son dernier chapitre à étudier les rapports entre
sexualité et spiritualité et, loin de les opposer, suit toutes les étapes de
leur commune ascension, en soulignant, comme le firent, en d’autres temps, de
grands spirituels indiens.
A aucun moment sa vision
mystique ne le détourne du devoir premier : « Dieu, écrit-il, prend
un sens existentiel quand il est le dieu du cri, de la détresse des victimes de
l’injustice, de la subversion de cet ordre inique, de la vie nouvelle qui doit
être celle de tous. Travailler pour cette cause, c’est réaliser la vraie
liturgie, celle qui plaît à Dieu[7]. ».
Cette théologie de la
libération, qui est la plus grande espérance de notre temps si elle inspire, au
delà du christianisme, tous les hommes de foi, qu’ils soient musulmans,
bouddhistes ou agnostiques, fondé sur l’option préférentielle pour les pauvres,
ne sépare pas le mysticisme le plus authentique de la lutte sociale, et pas
davantage d’une saine sexualité.
La prière, qui est
d’abord silence des paroles et des désirs partiels, pour écouter l’appel de
Dieu à participer à son combat pour « être Un avec le Tout », comme
l’écrivait le penseur taoïste Tchouang Tseu.
Il n’exclut pas
l’irremplaçable apport de l’énergie érotique à ce combat plénier. Il s’agit
d’une énergie universelle, cosmique, et il serait vain et appauvrissant de
gaspiller nos forces à l’éliminer. Comme dans le yoga tantrique de l’antique
sagesse indienne où elle porte le nom de « Kundalini » (énergie du
serpent), il s’agit de dompter ce fauve et non de le châtrer. L’ascension pour
sublimer cette énergie nous conduit à une expérience indivisiblement
spirituelle et charnelle de notre intégration dans le Tout où « nous nous
sentons plongés dans l’utérus universel ». L’on appelle parfois l’orgasme
« une petite mort ». Dépouillés de notre petit « moi »,
comme par la mort, nous retournons au Tout et à l’Un.
Seul l’individualisme
engendre la peur de la mort parce qu’elle nous arrache tout ce que nous avons
voulu « posséder » : la richesse, le pouvoir, la gloire. Mais
que peut-elle prendre à celui qui ne « possède » rien, comme Jésus,
et qui n’est possédé par rien ?
La mort, après une vie
pleine, n’est pas plus redoutable que l’amour. Elle nous fait rentrer, tout
nus, dans le cycle éternel des énergies cosmiques.
A l’âge qui est le mien,
après avoir vécu toutes les angoisses, les souffrances et aussi les luttes
vivifiantes, les expériences et les créations, les angoisses de tout un siècle,
j’aime et attends la mort avec autant d’appétit que l’amour : « je
descendrai dans la terre comme un fruit plein de graines et mon souffle, en
délaissant mon corps, animera de nouveaux corps et continuera le combat[8]. »
Ne sera coupé que le fil
tendu entre la matrice et la tombe : l’illusion du moi, et l’amour qui
l’en libère.
La mort n’est qu’un nœud
défait.
[1]
Longtemps baptisé Rhodésie, du nom du forban qui la conquit : Cecil Rhodes.
[2].
Semaine sainte, p. 429
[3].
Acte IV, sc. 1
[4].
Acte IV, sc. 6.
[5]. Acte I, sc. 4.
[6].
Correspondance de Marx-Engels. Ed.
Costes Tome VII p.119, et d’Engels : « Lettre à Joseph Bloch dans
Etudes philosophiques ». p .129.
[7].
Paris, éd. Albin Michel,1994, p.225.
[8].
Kazantzakis, Ascèse, Paris, éd. Plon,
1959, p. 91