26 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Questions avant-dernières. "La foi n’est pas une philosophie, une manière de penser, mais une manière de vivre"

(Suite et fin du texte de Roger Garaudy)


Et maintenant est-ce que la lecture de ce pavé (dans la mare) vous a laissés intacts ?
Si c’est le cas,alors il n'a servi à rien: un livre qui laisse le lecteur intact ne mérite pas d'être lu.
 Ou bien,  vous posez-vous la question :
-           Est-ce que chaque visage est devenu,  pour moi,  une théophanie ?
-           Est-ce que le regard de chaque misère fut pour moi une rencontre avec Dieu, un appel à ma responsabilité de partager un combat éternel ?
-           Est-ce que je suis bien sûr que Dieu et moi,  ne faisons ni un ni deux ?
-           Est-ce que je réalise que le contraire de la vie, n'est pas la mort mais l'immobilité ?
-           Est-ce que tu as compris que Dieu n'est ni un être, ni un maître, mais l'appel à surmonter nos petits désirs,  nos petites ambitions, pour réaliser à tout risque d'erreur, notre véritable dépassement dans le combat pour l'unité humaine.
-           Es-tu prêt à dire avec Gandhi: «entre la lâcheté et la violence je choisis la violence» ou avec le pasteur Bonhoeffer,  en sa prison de Teigel,  avant d’être pendu par les nazis: «J'ai pris le risque de dire que tenter de tuer Hitler,  c'était pour moi une fidélité à ma foi.»
-           Es-tu convaincu que la plénitude de l'homme ("le salut") peut se réaliser à l'intérieur de toute confession, avec Abraham,  comme avec Jésus ou Mahomet, mais aussi avec Bouddha, et le Tao, avec quiconque,  même ne croyant à aucun dieu, est prêt à donner sa vie, et tout ce qu'il a, et tout ce qu'il est, pour combattre aux côtés de ceux qui sont dans l'ignorance, la faim et la mort ?
-           Es-tu prêt à ne plus voir du monde que ce qui se passe derrière la petite fenêtre menteuse de la télévision soit pour te persuader de l'insignifiance du monde, soit pour te cacher les forces et les hommes,  qui, au delà de ce petit hublot,  tirent les ficelles d’une immense tragédie comme celles d'une marionnette ?
-           Diras-tu avec l'Indien Vivekananda, devant le silence imposé à tous ceux qui ne sont pas prêts à tout perdre ‑jusqu'à leur honneur‑ « Aussi longtemps que des millions vivent dans l'ignorance, l'exclusion et la faim, tout homme qui reçut l'éducation à leurs dépens ne se soucie point d'eux,  je tiens cet homme pour un traître. »
-           Prendras-tu la responsabilité, en payant de ta peau, de donner une cible à la flèche du temps ?
-           Es-tu bien sûr maintenant, comme disait Bultman: « que la question de Dieu et la question de l'homme sont identiques ? », ou avec le père Rahner que « la théologie s'épuise dans l'étude de l'homme. »
A l'inverse des théologies classiques qui ne répondent qu'à des questions que personne ne se pose, et qui semblent ignorer que la foi est de l'ordre d'une question et non d'une réponse, que, par la foi, l'homme prend conscience de son insuffisance.
-           Es-tu bien sûr que la réalité n’est pas seulement ce qui existe maintenant, mais ce qui fut et ce qui sera ?
-           Que la liberté de l'homme continue la création de Dieu, ou plutôt y participe ?
-           Que le « mystère » n'est pas une limite de la raison, mais, comme l'indique son étymologie, « muein », il signifie : percevoir le caractère caché d'une réalité, son « sens », celui que réveille le « Troisième oeil ». Ce qui faisait dire à Einstein : « J'éprouve l'émotion la plus forte devant le mystère de la vie. »
-           Qu'en un mot, Dieu est un autre nom de la réalité plénière, celle qui ne cesse de se créer et que l'athéisme véritable n'est qu'une vision partielle de cette vérité ?

***
« La religion est une aliénation de la foi »
Je ne veux pas être l'homme de la fin des temps.
Je veux voir vivre l'homme et Dieu toujours en train de naître dans les combats pour l'unité du monde.
Dieu est un autre nom de l'acte de créer.
Dieu ne punit-pas, ne récompense pas.
Il ne répond pas à nos prières mendiantes.
Il ne parle pas. Il inspire chaque acte de création.
Ce Dieu que l'on tente de tuer depuis plus de deux mille ans par une philosophie de l'être.
Mais les dieux ne meurent que lorsque l'homme abandonne la lutte.
Le silence seul respecte sa transcendance.
Le Verbe, visible qui révèle l'invisible.
L' Esprit qui continue en l'homme la création divine.
L'unité de Dieu s'exprime dans cette universelle trinité. Il ne peut s'exprimer autrement car il n'est pas de l'ordre de la parole ou du concept. «Le Tao que l'on nomme n'est pas le Tao», disait Lao Tseu, comme le «Brahman», avec lequel on prétendait avoir une relation, ne serait pas le Brahman.
Ni le Fils ni l'Esprit ne sont Dieu, mais Fils de Dieu, ou Esprit de Dieu, inaccessible en son apophatique transcendance.
Nul ne peut parler de ce qu'est Dieu «en soi», mais de ce qu'il est pour moi par la présence personnelle du Fils ou l'action universelle de l'Esprit «Qui M'a vu a vu le Père». Nul ne peut reconnaître le Fils que dans l'Esprit.
Le christianisme, comme Israël ou l'Islam, comme le Tao, l’Hindouisme ou le Bouddha, comme Pachamama des indiens d'Amérique, ou les cultes des Africains, sont des formes possibles de vivre et de réaliser la foi, sagesse pour les uns, ou Dieu selon les autres.
La vérité de toutes est dans leurs questions et non dans leurs réponses. Les religions divisent car elles recherchent Dieu à travers le prisme d'une culture. La foi unit parce qu'elle est de l'ordre d'une question et non d'une réponse.
La religion, c'est le dogme, c'est à dire la réponse à des questions que parfois personne ne s'est posées, sinon les théologiens, c'est à dire ceux qui tentent, comme leur nom l'indique, de «parler» de Dieu qui transcende toute parole.
La foi exige une communauté de questionnements qui ont conscience de l'incommensurabilité de Dieu. Elle attend de «l'autre», par le dialogue, une fécondation réciproque, des appels de tous à ce qui les dépasse tous.
La religion est une aliénation de la foi.
Si être musulman, par une lecture intégriste du Coran, c'est croire que la justice peut régner en coupant les mains, qu'il n'est d'autre «langue sacrée» que l'arabe, et que «pratiquer» l'Islam, c'est respecter des rites alimentaires ou vestimentaires, «l'autre» n'est alors que «Kafir» ou mécréant.
Si être juif, par une lecture littérale de la Thora, c'est être circoncis et se croire membre d'un peuple «élu» fût-ce au prix de la spoliation ou de l'extermination de l'autre, l'autre n'est que «goy» et non «élu».
Si être chrétien, par une lecture intégriste de la Bible, c'est se croire le «véritable Israël» mais changeant de Messie pour faire du menuisier galiléen, pendu au gibet des esclaves, le Fils du «Dieu des armées» et l'héritier de David, «l'autre» n'est qu'un «païen»?
Qu'est-ce que la foi a affaire avec ces traditions impies ?
Elle est simple et pauvre comme une flûte de roseau où passe et chante librement le souffle de vie : cette vie, du brin d'herbe à l'étoile, du sans logis au milliardaire, de l'idole à l'icône, est comme un appel: l'appel à être Un avec le Tout, à sacrifier son petit moi et celui de sa tribu, leur intérêt, leur richesse, leur pouvoir et toutes leurs gloires vaines, à ce Tout.
Sans les relations qui nous unissent à l'Un et nous constituent, nous ne sommes qu'insignifiante poussière et nos communautés partielles que des îlots stériles et orphelins.
Celui qui n'aime pas est déjà dans la mort.
N'est-ce pas là la foi fondamentale et première à laquelle nous convient nos arches saintes, nos Kaaba, nos crucifix, nos icônes, quand elles ne sont pas des idoles. Nos Abraham, nos Jésus, nos Mahomet, comme nos Rama, et nos Krishna, nos masques noirs condensant l'énergie des ancêtres et des Dieux, nos serpents à plumes et nos Védas, exigent tous nos sacrifices pour que vive la lumière.
Les croyances, qui sont diverses, sont des manières de penser, la foi est une manière de vivre, et que m'importe ce qu'un homme me dit de ses croyances, s'il ne me montre ce que sa foi a fait de lui ?
L'athéisme joue un rôle positif lorsqu'il refuse des images trop humaines de Dieu, lorsqu'il dit que l'homme a fait les dieux à son image.
Oui nous avons raison de dire avec les Upanisads :
«En moi se tiennent tous les êtres.
Mais moi, en eux, je ne tiens pas.»
Dieu est en tout. Tout est en Dieu. Mais Dieu n'est rien de ce qui est.
Je ne peux m'arrêter devant l'objet, même si je lui donne apparence humaine, et l'adore. dans sa solitude : lui aussi, comme moi, est fait de sa relation avec tous les autres, et c'est à eux qu'il me renvoie pour m'en révéler le sens. Je l'aime non pas dans son isolement, mais comme un point de départ, comme un tremplin vers l'infini. Alors l'idole devient icône dans l’œuvre de l'artiste vrai (c'est à dire celui qui ne se limite pas à l'individu et à ses fantaisies sans but, mais qui nous révèle le sens à partir des choses.)
L'idolâtrie est l'adoration de la chose déjà crée au lieu de l'acte qui la crée et la recrée sans cesse.
Ceci dans tous les arts et dans toutes les civilisations. Dans la Baghavad Gita, le prince Arjuna ne voit que les troupes armées pour la bataille, et c'est le dieu Krishna qui lui en révèle le sens à la lumière de l'éternité: la victoire au delà du pouvoir, du plaisir et de la gloire.
L'espoir, qui est la forme la plus haute de la vie, ne naît pas d'une promesse, comme celles qu'en firent à leur tribus tous les dieux du Fertile Croissant, mais de la soumission, comme celle d'Abraham, à ce qui est au delà de nos petites morales et de nos petites logiques et qui naît dans l'appel au silence de Dieu, sans garantir de récompense ni de salut.
L'homme et Dieu ne sont ni deux ni un.
Cette trinité est le nom de l'unité de Dieu. Elle n'appartient pas à la seule religion des chrétiens. Elle est l'âme de toute vie, elle est la foi dans sa nudité.
***
Aujourd'hui l'homme est capable d'accomplir à peu près tout ce que l'on croyait autrefois un blasphème des hommes ou un miracle de Dieu. Il peut construire une Tour de Babel et même, comme un dieu, la foudroyer, par implosion, en un instant. Il peut voler comme les anges. Il ne lève plus les yeux au ciel pour implorer un Dieu trônant du delà de la voûte aux clous dorés des étoiles. Fiat lux ! est devenu quotidien : faire éclater la lumière et chasser la nuit est un geste d'enfant. Il peut détruire le monde avec le stock de ses milliers de bombes d'Hiroshima.
Mais la création..? Dites-vous ? Nous voici au cœur de la question première : puis-je la concevoir, fût-ce en six jours ou en un seul «bang», sans chercher un avant à cet avant primordial ? N’est-ce pas le nom que je donne à ma primordiale ignorance joint à cette certitude que je ne me suis pas créé moi-même, une ignorance que j'occulte avec des images trop humaines, comme celle du potier ou du souverain ?
Prendre conscience de cette insuffisance première et de cette absence, n'est-ce pas la foi ? Un ersatz de réponse à ce qui n'a pas de réponse, une naïve mythologie de la création à partir de rien, comme si le mot même de néant avait un contenu et un sens.
Je ne peux pourtant pas éluder cette question sans réponse. Car la suffisance est le contraire de la transcendance, et me ramène aux dieux de la puissance : je projette mon impuissance et j'en fais mon Dieu : Zeus, Jéhovah, ou l'homme prétentieux croyant qu'en proclamant leur mort il s'en fait l'héritier.
Pauvre héritier mortel ! Car il y a la mort, celle que je ne peux nier pour m'égaler à ces puissances qui sont la projection céleste de mon impuissance.
Pour la première fois des hommes, voyant mourir un homme, l'un des plus démunis d'entre eux, ont pu penser : il est Dieu. Le premier vrai Dieu, car il est sans pouvoir. A la différence de tous les anciens dieux, lanceurs de foudre ou «dieu des armées», que leur imagination projetait dans le ciel pour compenser leur faiblesse et leur limite.
Cette foi bouleversante, qui renvoyant tous les faux anciens dieux de puissance à la dérision des magies, ne pouvait s'enraciner largement chez des peuples, juifs ou grecs, soumis depuis toujours aux dieux des armées et des foudres.
Déjà, Saint Paul, contemporain de Jésus, qui n'évoque jamais la vie de Jésus, transforme le sens de sa vraie mort en faisant de sa résurrection un miracle de la puissance de l'ancien Dieu, et non ce qu'elle fut et ce qu'elle est : une mutation radicale de la vie chez ceux qui croient en elle.
***


 L’ascèse ou fana.
La foi n’est pas une philosophie, une manière de penser, mais une manière de vivre. Pour être vécue dans sa vérité, par laquelle en se connaissant soi-même on connaît Dieu, elle exige une ascèse, une réalisation spirituelle par laquelle l’homme se dépouille de l’illusoire : des regrets qui lui font trouver un passé fantôme, des désirs qui lui font projeter de fantasmagoriques avenirs, d’un « moi» prétendant exister par lui-même, comme réalité autonome, comme s'il s’était donné à lui-même l’être.
Comment s’opère cette sortie du temps ? Par ce que les soufis appellent «l’anéantissement » (fana).
Le poète indien et musulman Kabîr nous découvre à la fois le principe et la fin du « fana » :
« D'abord : mourir, à tout désir.
Si tu es sans désir tu es le roi des rois.
... qui meurt ainsi de son vivant, renaît.
Vois, frère, le grand vent de la gnose a soufflé.
Il a tout balayé, le voile et l’illusion
et les liens de Maya. »
Alors survient la délivrance du temps et l’illumination :
« Il n’y a plus en moi nulle trace d'un «je» ;
où se tournent mes yeux je ne vois plus que toi.
quand j'étais, Dieu n’était pas,
et maintenant Dieu est, mais moi, je ne suis plus.
Sa lumière a fait fuir l’ombre de mon moi. »
Telle est la réalisation spirituelle suprême : l’annihilation du petit moi et l’identification à Dieu qui pense et vit en moi : « Celui qui se connaît soi-même est perdu dans l’Un. Je suis en tout, tout est en moi. »
Cette illumination de Kabîr, nourrie à la fois de la «non-dualité » indienne (advaita) et de la vision coranique du « tawhid », est celle de tous les spirituels.
La recherche de Dieu est essentiellement destruction des idoles, c'est à dire de toutes les réalités qui prétendent se suffire à elles-mêmes, ne pas dépendre en leur existence de celle de Dieu.
Détruire l’idolâtrie en sa racine, exige de combattre l’idolâtrie du « moi », l’illusion du « moi » d'être une réalité autonome, centre et mesure de toute chose : « L’idole de chaque homme est son propre ‘moi’ ». ( Futuwah 33 )
Parce que le «moi » est à la fois le lieu de nos dépendances et le lieu de nos désirs ; il nous fait entrer dans le jeu des échanges, des rapports de force, des causalités subalternes qui paraissent contraignantes dans la mesure seulement où l’on a l’illusion de croire qu'elles puisent en elles-mêmes leur force, leur sens, leur valeur, leur réalité même.
Tout au contraire : «Le soufi est celui qui ne possède rien et n’est possédé par rien. », déconnecté de tous les attachements temporels. C'est l’expérience de tous les mystiques : «Si tu veux arriver à être tout, veille à n’être rien de rien », dit Saint Jean de La Croix dans sa Montée au Carmel ( I, 13. )
« Tant que tu es conscient de toi-même, écrit Attar, tu ne verras que le multiple ; une fois mort à toi-même tu verras partout l’Un. »
Tel est le « fana » des soufis musulmans: faire le vide en soi pour que l’Un seul y règne.
« L’anéantissement (fana) consiste en ceci : la conscience intérieure (batin) est envahie par la Réalité Vraie, et il ne lui reste plus aucune conscience de ce qui n’est pas lui[1]. »
Mourir à soi, effacer toute limitation du «moi», pour vivre de la vie éternelle du Tout, de l’Un, est l'épreuve majeure de tout mystique, le vœu de son plus haut désir.
Un exemple particulièrement typique du maintien des traditions anciennes dans des époques ou des contrées où les structures sociales les ont rendues totalement obsolètes, est celui du statut de la femme. Il consacre dans la plupart des pays occidentaux des inégalités flagrantes de salaires : 20% de moins que les hommes à qualification et responsabilités égales. Discrimination plus marquée encore dans le choix des cadres économiques comme des responsables politiques. Les exceptions outrageusement médiatisées ne changent rien au fait de la proportion infime de femmes chefs d'entreprises ou occupant des postes dirigeants, même dans les secteurs publics. L'Église catholique consacre l'infériorité ontologique de la femme en lui refusant le droit d'administration des sacrements, et plus généralement, en lui interdisant l'accès à la prêtrise.
Il en est de même, parfois en pire, dans certains pays musulmans, où la subordination de la femme et l'infériorité de son statut humain, depuis le droit familial jusqu'au droit à la culture et au gouvernement des États est demeuré, en vertu du littéralisme des traditionnalistes, ce qu'il était il y a des siècles et dans les conditions historiques du Moyen Orient.
Les religions institutionnelles sous la pression immobiliste de leurs hiérarchies cléricales ou de leurs « docteurs de la loi » y jouent le rôle le plus néfaste, qu'il s'agisse des juifs, des catholiques ou des musulmans, dans leur « majorité » essentiellement rétrogrades et fossoyeurs de la foi.
***
La trinité, dimension de la vie
Alors que ce que les chrétiens appellent « la Trinité » la réalité plénière et unique, saisie en toutes ses dimensions : matérielle, humaine, divine (cosmothéandrique, comme dit Raimon Panikkar) en laquelle la relation de Dieu et des hommes est telle qu'ils ne font ni un, ni deux (s'ils ne faisaient qu'un, on irait vers un panthéisme où « tout est Dieu » en ce sens que Dieu serait la somme des êtres de l'univers. S'ils faisaient deux, on irait vers l'athéisme, en supprimant l'un des termes, celui de Dieu) ou vers le polythéisme (en maintenant la dualité) faisant ainsi de l’homme un rival de Dieu.
Le terme chrétien de Trinité, seraient bien mieux traduits par les terme indien d'"adwaîta» (non dualité) ou musulman de Tawhid (unité non seulement comme constatation de l'« Unité » de Dieu, mais de son universelle présence en toute chose), car ils sont, les uns et les autres, des moyens d'exprimer la réalité totale et peuvent s'enrichir mutuellement.
Dans la septième de ses Lettres, consacrée à la « vision de Dieu », Ibn Arabi rapporte les propos des trois «califes bien guidés» ; Abu Bakr dit : « Je n'ai jamais vu une chose sans avoir vu Dieu avant elle. » Omar: « Je n'ai jamais vu une chose sans avoir vu Dieu en même temps » et Othman : « Je n'ai jamais vu une chose sans avoir vu Dieu après elle. »
Ce «haddith» nous révèle, dans un autre langage, ce que peut être la saisie de la réalité totale, c'est à dire la réalité dans ses trois dimensions: sa matérialité particulière de chose, l'humanité de l'homme faisant l'effort d'aller vers elle et la relation de la chose avec la présence divine. Pour un musulman cela s'appelle le tawhid qui porte en soi l'unité de Dieu, l'unité de l'homme qui ne sépare jamais sa vision de la chose de la présence de Dieu, l'unité enfin née de l'interdépendance de chaque chose avec toutes les autres.
Dans un autre langage encore l'indien définit cette expérience fondamentale de la réalité en termes d’« adwaïta » (de non dualité):
« Tous les êtres sont en moi
et moi je ne suis pas contenu en eux…
Comprends cette forme de l'union:
Porteur des êtres et non enfermé en eux
je suis l'acte qui les fait être. »
(Baghavad Gita IX, 4-5)
Ce sont là – à titre d'exemple – trois manières d'appréhender la réalité dans sa divine unité. Elles sont différentes certes, mais convergentes dans leur affirmation de l'unité divine de cette réalité, et elles peuvent se féconder mutuellement si chacune ne prétend pas à l'exclusivité de son approche de la réalité.
Pour les trois il n'y a rien en dehors de ce que l'on appelle Dieu ou le divin. Pour les trois il y a trois dimensions du réel. Pour les trois la réalité est plus que l'être: elle contient tous les possibles du passé comme de l'avenir. Pour les trois l'expérience plénière de la réalité n'implique pas seulement l'expérience sensible et un découpage conceptuel, mais aussi la compréhension de son sens : ce langage que Dieu nous parle en faisant de chaque chose un signe (un « ayat », selon le musulman) « un langage que Dieu nous parle » écrivait le père Malebranche, l'image du « troisième œil », disait Richard de Saint Victor, exprimant le fait de saisir le sens et la finalité de chaque chose dans le tout.
Cette union indivisible de l'homme, de son univers et de son Dieu, fait dire à l'hindou : «Tu es cela!», c'est à dire que ce qu'il y a de plus intime au fond de toi est identique avec ce qu'il y a de plus profond dans le développement de l'Univers.
En son langage: l'Atman est identique au Brahman.
Ce Brahman dont on ne peut rien dire parce qu'il est au delà de l'Être et du Non-Être.
Le chrétien dira «le Père» au sens symbolique du mot, le dieu caché dont pourtant toute chose dépend, et puis il parlera du Fils qui rend visible le Père invisible, et qui montre ce que peut être une vie parfaitement conforme à 1a volonté ineffable du Père.
Jésus au-delà de sa vie terrestre, dont il nous est impossible d'écrire l'histoire, parce que ce qui est dit de ses paroles et de ses actions n'est pas une chronique mais une prédication, empruntant aux mythes ambiants tout ce qui permettait d'évoquer cette perfection.
Et d'abord de montrer qu'elle n'avait rien à voir avec la puissance ou la toute puissance, attributs habituels des dieux anciens conçus à l'image des rois.
***
Un héritage encore plus nuisible de la philosophie grecque à la théologie est celui des prétendues «preuves» de l'existence de Dieu; comme si Dieu n'était pas au delà des mots et des concepts, un «mystère» au sens de notre expérience angoissée de notre existence et de son sens .
Les théologiens d'aujourd'hui n'osent plus même invoquer de telles preuves tant elles sont puériles:l'une prétendant «déduire» un créateur des choses crées, d'autres une situation semblable à celle du potier dont chaque geste a une finalité, la troisième, la plus folle de toutes, qu'on appelle pompeusement la «preuve ontologique», prétendant déduire l'existence de Dieu de l'idée qu'on se fait de Dieu : s'il est la totalité de la perfection, l'existence est l'une de ces perfections. Et voilà la preuve !
Cette déraison fut imposée avec tant de sévérité par l'Église institutionnelle que Descartes même doit faire au moins semblant d'y croire, alors qu'il avouait ailleurs plus sourdement qu'il s'en tenait à la foi de sa nourrice. En quoi il «philosophait» plus sainement: cette foi répondait à un besoin vital et s'exprimait de la façon la plus proche de la vie, plus «naïve», elle était plus forte que celle des «théologiens» qui prétendaient «raisonner» à partir de ce qu'ils ignoraient totalement.
C'est là, peut être, le caractère le plus maléfique de la théologie:donner des réponses à des questions que personne ne se pose, et prétendre parler de Dieu par concepts et par mots, alors qu'ils sont obligés de reconnaître que Dieu est inaccessible à la connaissance, ni celle du sens, ni celle de la raison ,alors qu'ils prétendaient y accrocher les prémisses de tous leurs discours (qu'ils appelaient raisonnements).
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*   *
« Sentinelle, que dis-tu de la nuit ?
        Le matin vient. »
Vieil arbre de ma vie,
tronc balafré par la morsure des haches,
noirci de foudre,
feuilles édentées de grêle,
jeunesse en vain fusillée,
et tant de fruits murs jetés à la décharge.
Tour ce passé que je n’échangerais contre aucun autre.
Dans la nuit indifférente,
sarcasme des mesquins,
ricanements des loups.
A contre-nuit
j’ai refusé les routes de la plaine,
à contre-nuit
la transparence des destins.
Et l’arbre n’est pas mort :
une branche fleurit,
rien qu’une branche,
narguant les fossoyeurs.
Fierté d’avoir vécu sur la plus haute terre,
à hauteur de rêve.
En mon ciel natal,
je vais vers ma naissance.
Je ne renaîtrai pas dans le même univers.
Car la voix qui chantait, seule sur la colline,
Éveille des rumeurs dans l’ombre des ravins.
Racines fourmillant
aux souterraines des hémisphères.
Témoin de l’existence des ailleurs,
de l’homme en majesté,
de sa part du divin.
Ma tâche d’écrivain s’achève
avec la joie
d’avoir vécu, mille ans, à contre-nuit,
à l’écoute
du Dieu qui prie en nous
et crie.

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*   *
Ces pages ne sont pas un livre.
Si le XXIe siècle continue sur de telles dérives, c’est-à-dire s’il est conduit, comme le XXe siècle (le plus sanglant de 1'histoire) par des aveugles tout puissants, il ne durera pas cent ans et nous sommes en train d'assassiner nos petits enfants.
Mais pourquoi écrire et parler de Dieu ?
Précisément pour rassembler, parfois en désordre, quelques germes de réflexion nés de l'expérience de tout le siècle maudit, pour aider ceux qui veulent n'être pas les hommes de la fin des temps, ceux qui pensent qu'on peut vivre autrement.
Nous semons seulement des graines d'avenir.
Pour vivre autrement.
Pour vivre. 


Roger Garaudy


[1]. Djami, Les jaillissements des lumières, p.67.