23 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Neuvième partie: Eloge de l’ignorance. "Dieu n'est ni un être ni un maître. Ni potier, ni roi. Il est un appel et une force"


L’homme est un être surnaturel

 

Si tu ne crois plus aux histoires des potiers, des horloges et des rois sur la « création », es-tu plus savant que Socrate pour répondre à la question : qu’est-ce que l’homme ?
Commençons par la fin. Je veux dire par Darwin. Appelez cela comme vous voulez : l'évolution, le progrès, le positivisme, la science positive ou même la science tout court, si vous préférez chercher l'origine de l'homme dans un scientisme pauvre.
C'est vrai : des savants illustres ont découvert, en de patientes fouilles, des ossements de singe de plus en plus semblables aux vôtres et aux miens. Je me souviens que quand j'étais encore au lycée, (cela ne fait guère plus de soixante dix ans !) nous nous passionnions pour les érudites trouvailles faites en Indonésie: y avait-on découvert le pithecantropus erectus ou l'homo javanensis primigenius (l'homme premier né de Java). Depuis lors d'autres chaînons ont été trouvés, en Afrique notamment, entre l'anatomie du singe et celle de l'homme. Au milieu du siècle déjà, Leakey montra qu'il fallait compter, avec des millions d'années, l’âge de notre grand'mère adolescente, Lucie. D'autres, après lui, ont découvert et découvriront d'autres «chaînons manquants» et préciseront les chronologies. Saluons ces avancées de la paléontologie.
A condition de n'y pas y chercher une solution aux problèmes de l'origine de l'homme. Nous ne sommes assurés qu'il s'agit vraiment du passage d'une filiation biologique à une histoire proprement humaine que lorsque ces ossements voisinent avec des objets que la nature ne fournit pas spontanément: des silex évidemment travaillés pour devenir tranchants, parfois même des os peints avec de l'ocre, ou d'autres rouges, comme si l'on avait voulu qu'encore autour y circule le sang. Parfois même des tombes. Celui qui l'a creusée, ou enfouie sous des pierres, considérait-il que la vie ne s'arrête pas avec les mouvements du corps ?
L'homme est l'animal qui fait des outils et des tombes. La naissance de l'homme est celle d'une « surnature ». Disons plus simplement: d'un être qui ne se contente plus de continuer mais d'anticiper. Marx disait déjà, dans le Capital, que ce qui distingue le travail humain du travail animal (la ruche de l'abeille ou la digue du castor) c'est la préexistence du « projet ». Le mythe c’est l’hypothèse, le projet, l’utopie (qui devient parfois la réalité de demain). L'homme est né avec la finalité. L'homme, écrivait Marx dans L’Idéologie allemande, n'est pas un être "naturel ": les abeilles du temps de Virgile fabriquaient leurs rayons et vivaient comme le font celles d'aujourd'hui.
«Ce qui distingue le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, écrit Marx, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n’est pas seulement qu'il opère un changement de forme dans les matières naturelles; il y réalise du même coup son propre but, dont il a conscience, qui détermine son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté[1]
Ce bond qualitatif entre l'animalité et l'humanité la zoologie ne peut ni le situer ni l'expliquer. Ce n'est pas une infirmité provisoire : ce n'est pas son rôle. Il y a là ce que certains appellent «un mystère". Le mot prête à confusion –le mystère n'est pas ce qui échappe à la science et à la raison, et qui prétend s'y substituer pour arrêter leur marche. C'est seulement une autre forme de connaissance. Nous étions sur une fausse piste en cherchant les origines de l'homme dans la science du temps. Il en serait de même dans les dimensions de l'espace, si nous les abordions de la même manière. Les télescopes ont la vue très courte. Mais nous ne pouvons nous satisfaire de la myopie de Palomar.
Nous n'avons plus l'illusion qui fut celle de nos ancêtres pas très lointains, que le destin de l'homme et de l'univers se joue sur notre seule planète «terre». Nous habitons ce dérisoire grain de poussière dans un infini peuplé de millions de galaxies, jusqu'à des millions d'années-lumière, et si un amiral géant dirigeait cette escadre, il serait prétentieux de notre part de croire que toutes ses pensées sur les destins du monde élisent notre imperceptible esquif comme si son avenir déterminait celui de cette totalité sans limites.
Mais cette humilité ne peut pas nous conduire à ne pas accomplir notre tâche de matelots, fût-ce au bord d'un naufrage, dans cette épopée de l'infini. Nous savons, ou croyons savoir que notre petit navire est voué à la mort cosmique, que son soleil même s’éteindra, sans même que les autres particules s'aperçoivent de notre disparition pas plus que nous ne connaissons les naissances ou les néants de la plupart d'entre elles.
Et maintenant ?
Découronnés de cette superbe, et de cet essaim d'illusions, de mythes ? de prétentieuses croyances cristallisées en dogmes qui se croyaient immortels, allons-nous nous abandonner à l'aveugle négation du sens et de la fin de notre vie comme les autruches enfonçant leur tête dans le sable aux premières annonces de l'ouragan ?
Il est vrai que notre si orgueilleuse et pauvre science nous abandonne dans le vide. Elle donne aujourd'hui les pouvoirs d'un géant à des nains vicieux qui accélèrent leur course au néant. Sciences et techniques, si merveilleuses que soient leurs réalisations, et si utiles parfois dans le quotidien de nos tâches, ne répondent jamais aux questions de nos origines, de nos fins dernières, au sens et à la beauté de nos travaux les plus humbles, de nos plus timides amours.
Mais est-il vrai que ces sciences et ces techniques, auxquelles nous consacrons de si justes efforts et des ambitions sans limites, sont les seules formes possibles d'un savoir total, d'un «gai savoir», comme disait Nietzsche, qui soit à la pleine mesure de la vie, de la joie de vivre avec des destins à notre taille ?
Toutes les sagesses, toutes les religions, toutes les vraies ou fausses croyances, toutes les gnoses, ne témoignent-elles pas, fût-ce par de vains essais, de cette constante de la vie des hommes d'en chercher le sens, d'en atteindre la plénitude – le «salut», diront certains ?
De l'idole à l'icône, de nos figurations si souvent défigurées du divin, jusqu'aux révélations et aux prophéties, n'avons-nous pas cherché de siècle en siècle l'initiation dernière à la certitude et au bonheur de l'existence ? Une trop étroite et prétentieuse conception du savoir ne nous a-t-elle pas, depuis quatre ou cinq siècles, et surtout depuis le squelettique et spectral « positivisme », amputés d'espérance ? Ne faut-il pas remettre en cause ce postulat du désespoir et de la puissance impuissante ?
Depuis le début du XXe siècle, la science elle-même nous y invite: la relativité d'Einstein et les quantas nous ont fait perdre l'illusion ravageuse que la pensée était simplement le reflet des choses extérieures à la pensée qui les pense : elle collabore à leur formation. Notre pensée n'est pas seulement la copie d'un monde extérieur: elle n'est qu'un découpage provisoire, nécessaire à notre action du moment, qu'il s'agisse de la taille du silex ou la fabrication d'une machine. Autrement dit : il n'existe pas une réalité toute faite, et une fois pour toutes : notre pensée fait partie du réel: regarder un atome en dévie le parcours, comme regarder un enfant n'est pas prévoir son avenir mais contribuer à le forger.
Déjà, sous cet aspect très humble, nous avons à récupérer notre participation au réel et notre responsabilité dans le tableau que nous en esquissons. Ici encore l'hypothèse précède la «théorie» (encore que ce mot prête déjà à confusion puisque, par son étymologie, il évoque seulement le «regard» et pas l'acte). Est-il vrai seulement qu'en observant la particule j'en dévie la trajectoire en la bombardant de neutrons ?
N'est-ce pas la conception tout entière de notre humanisme que nous sommes contraints de mettre en question, qu'il s'agisse du concept d’« atome » ou de la parole : « Dieu » ? L'aventure est risquée mais elle est nécessaire. Elle nous oblige à remonter le temps, au moins jusqu'à ce que le dessin ou l'écriture attestent irréfutablement que le « voir » est déjà un « faire ».
Après les pierres et les ossements du paléolithique, nous devons attendre des milliers de siècles. Les gravures de Lascaux ou les fresques du Tassili datent seulement de quelques dizaines de milliers d'années. Pour le chasseur de bisons de Lascaux, la précision de la tension de la courbe du dos de la bête qui va bondir témoigne de l'observation aiguë du monstre qui va l'attaquer : sa vie en dépend. Lorsque le paisible pasteur néolithique énumère les bovins domestiques, les «bubales» de son troupeau, l'observation, presque « abstraite », du dessin exprime un autre rapport de l'homme avec la bête.
« La naissance du printemps » de Kuo-Si, rouleau du XIIe siècle chinois, nous transmet charnellement l'expérience spirituelle du Tao et de la place assignée à l'homme dans le cosmos : montagnes émergeant de la brume, rochers à leurs pieds, tapis comme des tigres, et des falaises traçant sur la soie la silhouette d'un guerrier chevauchant un dragon.
Il n'est pas de regard innocent. Moins encore celui d'hommes encore mal dégrossis ou corrodés par les siècles et rêvant sur leurs origines et sur les pouvoirs qui les orientaient, à travers des idoles ou des mythes. Mon aïeul du paléolithique a conféré à cette pierre un pouvoir magique, redoutable ou clément, qui pourra servir ses desseins ou le protéger contre une menace. Il y a là un condensateur d'énergie au sein d'une nature encore hostile, et dont la magie peut nous accabler ou nous protéger.
Plus tard encore s'est exprimé le symbole, avec ses dieux et ses héros. Là encore, pour ceux, comme dit Mircea Eliade, dont « le provincialisme culturel occidental ne fait pas commencer l'histoire avec l'Égypte, la littérature avec Homère et la philosophie avec Thalès » (j'ajouterai : la religion avec la Bible), la similitude universelle des thèmes de ces mythes nous permet de suivre le cheminement de la pensée créative de l’homme sur ses origines et celle du monde.

Un potier sans argile et un roi sans royaume

Il s’agit, depuis ceux de la création jusqu’à ceux de l’Apocalypse, de décaper les masques successifs du divin.
Hésiode écrivait déjà, dans Les Travaux et les jours (v. 108), que « dieux et mortels sont de même origine. » Leurs actes créateurs faisaient d’eux non plus des êtres naturels mais culturels, « surnaturels », puisqu’ils allaient au-delà de la nature. Ce travail proprement humain faisait naître d’étranges questions : tailleur de silex ou potier, bâtisseur de tombes, l’homme créait quelque chose qui n’avait jamais existé. Mais alors qui m’a créé moi-même et donné de tels pouvoirs : d’où suis-je né ? A quoi vais-je aboutir ? Quelle sera la fin puisqu’elle n’est plus de pourrir isolé dans les forêts, les cavernes ou les déserts ?
Il n’existe que deux modèles évidents : celui du potier et celui du roi. Mais ce potier sans argile et ce roi sans royaume auraient-ils pu créer quelque chose ou donner l’ordre d’un « soit » à partir de « rien » (ex nihilo) ?
Devant telles questions Bouddha, nous dit Pannikar, gardait le « silence ».
***
Une telle conception de la Création et entraîne une série de contradictions.  Par exemple quel peut être le sens de «créer à partir de rien» ? Si Dieu est la totalité du réel, qu'est-ce que le néant ? La pensée du néant est un néant de pensée.  Y eu-t‑il un moment où ce Dieu fut seul, avant de  créer quelque chose ? A partir de quoi, puisqu'il est tout ?
 Résumant la méditation des soufis, mystiques musulmans, Ibn Khaldoun dans son Discours sur l'Histoire universelle résumait ainsi leur pensée: «Toute confession de l'unité divine est la négation de l'essence même de la création[2]
 Partant non d'une idée de Dieu, mais de l'existence même de l'homme, Marx montrait l'inanité de la question elle­ même.
 A la question : «Qui a engendré le premier homme et la nature en général ?» Marx répond : «La question est elle-même un produit de l'abstraction. Demande-toi comment on arrive à cette question ?. .. Si tu poses la question de la création de la nature et de l'homme, fais donc abstraction de l'homme et de la nature. Tu les penses comme n'existant pas et tu veux pourtant que je te démontre qu'ils existent. Je te dis alors : abandonne ton abstraction et tu abandonneras aussi ta question ... car dès que tu penses et que tu m'interroges, ta façon de faire abstraction de l'être de la nature et de l'homme n'a aucun sens[3].» Toute question sur l'être émane d'un être. Il est par  conséquent contradictoire, dans cette question même, d'impliquer la non-existence de cet être; le concept du néant ne peut être forgé que par un être et par abstraction, à partir de l'être qu'on imagine vidé de tout contenu.
Fichte suggérait plaisamment, dans une pièce vide, un homme criant pour demander si sa voix existait : il faut bien abandonner cette question et voir qu’on ne peut y trouver une réponse « rationnelle », (en six jours ou en un big-bang, ou une « expansion ». Il subsistera toujours le problème : « Et avant ? »)
Nous avons là l'exemple d'une question à laquelle la «raison» (au sens grec du mot), ne peut, par définition, répondre. Des philosophes et des théologiens, qui ont l'habitude d'apporter des réponses à des questions que personne ne se pose, n'ont pas la sagesse d'observer, sur ce point, le silence de Bouddha: non pas parce qu'il n'existe pas de problème mais parce qu'il ne peut relever de la «raison».
Il est clair que l'homme se pose la question des origines et du sens de son existence, sans quoi sa vie n'aurait aucun sens. Mais ceci est de l'ordre d'une question et non d'une réponse, qui ne peut être que mythique.
Ce qui existe, comme certitude, mais comme postulat, non comme raisonnement, c'est ce que j'ai appelé la «conjugaison du verbe dieu» :
«Je ne me suis pas créé.
Tu n'es pas à toi-même ta lumière.
Nous ne suffisons pas à notre suffisance.»
Mais Dieu n'est pas un Verbe, c’est un Acte. Maître Eckart disait déjà : « L’action de Dieu est identique à son être. » (Sermon 9) L'on a voulu en faire un «être», et, avec les Grecs, un concept. La conception de l’être du chercheur de Dieu part, au contraire,.de la totalité transcendante de l’Un. Toute chose n’a de réalité et de sens qu'en fonction de cette totalité. L'infini ne peut être conçu à partir du fini, ni le tout comme addition des parties. C'est au contraire en prenant conscience, en soi-même, de la présence de l’Un, du Tout, et de l’infini, que l’on reconnaît la réalité profonde du fini et du partiel. Cette recherche est aux antipodes de ce que la philosophie occidentale appelle le « panthéisme ». Elle considère le «panthéisme» comme une religion masquée en recherche de l’unité, de la totalité, du sens.
Le « panthéisme » impliquerait une continuité entre le fini et l’infini. Le tout ne serait rien d'autre que l’addition des parties. Ceci apparaît aux « créationnistes » comme une négation de Dieu, et aux athées comme une réintroduction subreptice de Dieu par le biais d'une synthèse visant à l’unité et à la totalité du monde, alors que, pour eux, est «théologique » toute pensée qui ne se contente pas de relier les phénomènes les uns aux autres.
Dire que la création est une parabole, une métaphore, c'est simplement dégager les contradictions d'une image : si Dieu est le tout, manquerait-il quelque chose à ce tout «avant »? Quelque chose lui serait-il ajouté « après »?
***
Dieu n'est ni un être ni un maître. Ni potier, ni roi. Il est un appel et une force. Un appel qui est en nous sans être à nous, c'est à dire sans découler de mon passé personnel. Une force qui est en nous sans être à nous: non déductible de nos efforts antérieurs.
« Esprit toujours actif, combien je te ressens », écrivait Goethe.
Pourquoi cette substitution initiale et fatale? Parce que les « maîtres », en posant la question, possédaient déjà la réponse.
Définir ainsi la Création, c'était croyait-on, fonder à jamais la domination: le dualisme fatal entre l'être et le faire, entre 1e DIEU et l'homme, entre la liberté et le destin.
Si un Dieu, Être et Maître, a créé le monde en une seule fois, et jugé pour toujours: « Cela est bien ! » toucher à son oeuvre sera une profanation de l'ordre éternel qu'il a instauré. La révolte devient un blasphème, le corps répressif, celui des «hommes d'ordre".
Qui donc s'élèvera contre le «droit divin» sinon le «terroriste» sans foi ni loi, même s'il prétend agir au nom de Dieu ?
Ainsi naquit, depuis des millénaires, en Occident, l'opposition mortifère entre des «théologies de la domination» et des «théologies de la libération».
Et de ce dualisme naquirent tous les autres.
Pour le justifier la mythologie fut transformée en histoire.
***
La «création » n’est pas dans le temps. Elle est incessante. Elle est à la fois l’éternité et l’instant.
L’éternité est dans chaque instant, car elle est création perpétuelle. «Dieu commence la Création, puis la renouvelle », ce verset revient six fois dans le Coran (X, 4, 34). De même que la «création » n’est pour l’hindouisme qu'une métaphore, suggérant un «passage » du non-existant à l’existant, c'est à dire du principe à sa manifestation, et ne se situe pas dans le temps, de même le «passage » de l’illusion à la connaissance (de l’illusion du moi à la connaissance de Dieu) n’est pas un devenir. I1 n’est rien qui « précède » la connaissance, sinon l’illusion, qui est non-existence.
L’ordre de la création est si peu celui du temps que ce qui nous apparaît comme un « après » peut engendrer ce que nous appelons un « avant ».
Il en est ainsi dans toute création même humaine, où le projet est «antérieur «ou « contemporain » de la réalisation de l’œuvre.
« L’idée qui vient en premier vient en dernier dans la création »,[4] dit encore Roumi et il en donne cette image : « L’arbre est né du fruit, même si en apparence le fruit a été engendré par l’arbre[5]. »
L’humanité s’est créée à coups de créations (de la foi, de la connaissance, des arts) qui ne s’inscrivent pas dans le temps qui passe (celui des guerres ou des dominations, qui détruisent et se détruisent).
Sur Dieu, la Création et le temps, je ne parle pas un autre langage que celui des mystiques de tous les âges : « Je le sais, ô mon dieu… votre Verbe est éternel, il n’y a en lui ni passage ni succession[6]. »
« Impossible de concevoir la parole créatrice comme soumise à la loi du temps[7]. »
Et Maître ECKART : « Le maintenant où DIEU créa le monde est aussi proche de ce temps que le maintenant pendant lequel je vous parle, et le dernier jour est aussi proche de ce ‘maintenant’ que le jour qui fut hier[8]. »
Contre les illusions de ce temps qui nous fait et nous défait dans les enchaînements de ses causes (par exemple les violences et les contre-violences, les échanges de marché, ou les évasions de «divertissements » au sens pascalien), le temps de la création, de toutes les créations qui font l’homme plus humain, plus divin, n’est pas celui de la mécanique des horloges ou des calendriers, fondés sur la sempiternelle révolution cyclique des astres. Il est celui de «’histoire sainte", métahistorique, de l’humanité. Hors de tous les catéchismes, tel est le « mystère » et le mystique, qui est conscient du mystère et de des ses « mythes » !
« Le voyage de l’esprit n’est pas conditionné par le temps[9]. » 
Le mythe est plus vrai que l’histoire
Parler du «mythe», ce n'est pas imposer à la raison une défense dépassée. C'est au contraire l'inviter au plein déploiement de ses recherches, avec la conscience qu'elle n'est pas la seule forme de connaissance. Ce qu'on appelle le «mystère» n'est: pas une abdication du rationnel, mais la certitude profonde qu'elle doit être relayée par d'autre méthodes qui ne réduisent pas l'action à la recherche des lois et des causes, mais du sens et des fins.
La raison ne peut s'accomplir que si elle est capable de se dépasser. La foi au «mystère» n'est donc qu'une raison sans frontière, c'est à dire consciente de ses limites (les origines premières et les fins dernières, et de ses postulats). Le mythe reconnu comme hypothèse n’est pas confondu avec l'histoire.
Prométhée ou Antigone n'ont été des personnages réels à aucun moment de l'histoire, mais ils ont eu la force d'affronter de faux dieux ou des rois et des lois impies, au nom de ces «lois non écrites», qui font, à chaque époque, la grandeur des hommes de conscience et d'honneur s'inspirant de leur exemple. Ils montrent la supériorité d'une mythologie qui enfante des vies plus grandes, qu'une histoire des morts. (D'ailleurs peuplée, par les scribes des vainqueurs, de plus d'empires et de batailles que d'authentiques moments créateurs de l'humanisation de l'homme).
Rama, le héros mythique du Ramayana de l'Inde, a incarné les vertus de fidélité et d'honneur pendant des siècles. Le spectacle de son épopée, joué aujourd'hui encore comme le furent, au Moyen Âge chrétien, les Mystères de la passion, continue à transformer les spectateurs en célébrants, et lorsque Gandhi acceptant pour son peuple le suprême sacrifice, bénit, en un acte d'amour, son propre assassin, c'est le nom de « Ram » qui remonte à ses lèvres.
Les mythologies sont en général l’œuvre anonyme de peuples entiers et elles marquent les étapes de l'humanisation de l'homme à travers des héros incarnant les plus hautes vertus qu'elle puisse concevoir à une époque donnée : Hector (l'adversaire pourtant) dans l'Iliade, ou Rama, ou, plus près de nous, Don Quichotte, le chevalier-prophète qui croit l'idéal plus vrai que le réel, et cherche à vivre une chevalerie de légende dans un monde où règnent l'argent et déjà l'intégrisme raciste.
Lorsque les dirigeants politiques et leurs courtisans littéraires s'emparent de cette mythologie pour en écrire une prétendue histoire, c'est pour en faire un instrument de leurs nationalismes exclusifs, comme le firent les politiciens grecs pour justifier, au nom des guerriers légendaires qui s'emparèrent de Troie, leur impérialisme, ou des hébreux instrumentalisant, au VIe siècle, l'épopée d'Abraham, pour transformer la prodigieuse «Alliance» de Dieu et des hommes et de toutes les familles de la terre sous la conduite de l'homme habité par Dieu, en un pacte tribal d'un dieu partial et d'un «peuple élu» pour justifier les plus barbares exterminations des Josué et des David, héros éponymes de toutes les colonisations futures.
***
De ces visages et de ces messages il en est que nous n'avons pas directement connus. Nous disons alors qu'ils appartiennent au passé, c’est-à-dire qu'ils ont vécu avant notre naissance, ou nous les imaginons comme extérieurs parce qu'ils ont vécu ou vivent en des lieux lointains.
L'ensemble de ces êtres, lorsqu'ils ne jouent aucun rôle dans notre vie, constitue l'histoire : Ramsès II, Jules César, Napoléon, n'existent pour moi que dans les manuels scolaires «d'histoire» que l'on a entassés dans notre mémoire.
Mais Prométhée ou Antigone, Lao-Tseu ou Rama, Roumi ou saint François d'Assise, deviennent nos contemporains et nos compagnons de chaque jour. Ils ne sont pas nos lointains mais nos prochains, lorsque nous les rencontrons – fût-ce dans une bibliothèque.
L'histoire est celle des morts.
La mythologie est inspiratrice de vie.
Leur confusion est mortelle.
Surtout lorsqu'il s'agit de héros religieux[10].
Pour ne citer qu'un exemple, l'un des plus prestigieux: celui d'Abraham. Sa geste (située par les scribes du VIe siècle au deuxième millénaire avant notre ère) est pure projection mythique, et c'est ce qui fait sa grandeur, car elle marque un moment décisif de l'humanisation – c'est à dire de la divinisation – de l'homme. Abraham est à juste titre considéré comme le père de la foi par toutes les religions «révélées»: judaïsme, christianisme, islam.
D'abord parce qu'il est le modèle éternel de ceux qui vivent selon la foi en des actes inconditionnels, c’est-à-dire qui ne sont conditionnés et inspirés ni par des intérêts personnels, ni par des prétentions de supériorité d'un groupe: cela implique pour lui l'abandon de ce qui, jusque là, constituait sa vie, l'appelait à l'errance au milieu de tous les peuples, et au sacrifice même de son fils.
Que ce personnage puisse être situé à un moment déterminé de l'histoire n'aurait aucune importance dans nos propres vies, mais que des héros innombrables aient été suscités par cette vision sublime de la vie entrevue par des hommes en n'importe quel siècle, est un événement capital dans l'épopée humaine.
Vouloir en faire (arbitrairement) un personnage de l'histoire, c'est le dépouiller du caractère universel de son alliance avec tous les peuples et tous les hommes, pour en accaparer les promesses au profit de quelques tribus.
***
L'athéisme, c'est la raison refusant les risques.
Bouddha ne prononce jamais le nom de Dieu, mais il nous révèle ce que nous enseignent ceux qui, l'invoquant, savent lui obéir jusqu’à la mort, comme Jésus.
Qui osera appeler Bouddha un athée ?
Qui osera parler de l'ineffable, sinon par images, par mythes, par poésie ? La «nuit obscure» de celui dans l’histoire qui fut l’un des plus proches de l'Inconnu, et son plus fidèle témoin : saint Jean de la Croix, (comme chacun des ses « traités ») s'ouvre par des poèmes dont le livre n'est qu'un essai de déchiffrement.
Pouvait-il agir autrement sans idolâtrie ? Car l'idolâtrie ne commence pas seulement lorsqu'on essaye de faire sur le bois ou l'argile, sur la pierre ou le bronze, une image de Dieu ? Elle commence lorsque nous prêtons à Dieu des attributs qui sont les nôtres : le pouvoir d'un roi ou le savoir faire d'un potier : juger et punir, ordonner ou pardonner, fabriquer ou concevoir?
Symboles pauvres de la création.
Là se situe le passage de l'idole à l'icône. L'idole prétend «représenter Dieu» par ce que font nos mains, ce que découpent nos concepts. L’idolâtrie consiste à enfermer l'infini dans les pauvres ébauches de la finitude des choses ou des concepts.
Idolâtrie des mains ou de la raison.
La masque africain n'est pas une «pièce de musée", mais un instrument de communication avec le sacré : il ne prétend pas « représenter » le dieu lui-même, l'ancêtre fondateur, mais jalonner seulement le chemin du sacré : résumer en un symbole, dans la beauté, les images des ancêtres et des dieux, et par la danse, exécutée sous le masque, et selon les envoûtements sans paroles de la musique, irradier cette force dans la communauté.
C'est par là, à l'inverse de l'idole, que le masque, joue, à travers une autre culture, le rôle d'appel au sacré des icônes de Byzance. Elles non plus ne sont pas des «portraits" de la Vierge, des prophètes ou des saints, mais en elles aussi le fini est un symbole d'un infini sans visage et sans nom. Un relais vers le sacré vers ce à quoi l'on obéit sans essayer de le voir ou de l'entendre: le transcendant, ce qui est sans commune mesure avec nous. Tel est le sens d'un masque Gouro, comme de l'icône exemplaire de Rjublev, La Trinité.
***
Le mythe est plus vrai que l'histoire.
Chacun est un moment de l'épopée humaine.
Un jour
des hommes ont grandi :
dressant, au delà de nos petites morales,
l'inconditionnel et l'absolu,
et le symbole en fut le sacrifice d'Abraham.
Un jour
des hommes ont grandi.
Jamais ils n'accepteront d'être esclaves et captifs
d'un souverain terrestre.
Cette libération s'appelle l'Exode.
Un jour
des hommes ont grandi
Leur victoire sur les désirs partiels prit le visage de Bouddha.
Un jour
des hommes ont grandi.
Il leur fut révélé que DIEU n'était pas un roi
mais le plus démuni des hommes,
comme nous voué à la mort,
et leur vie prit un sens nouveau :
la résurrection.
La résurrection, c'est tous les jours.
Elle nous appartient autant que notre mort,
et malgré toute mort nous dit : tout est possible :
passer du non-sens au sens,
            du multiple à l'un,
            de la solitude à l'amour.
l'idéal devenant plus vrai que le réel.
            ***
Le monde a-t-il changé ?
- Non, ton regard sur lui,
Car tu le vois en son couchant
et tu prépares son aurore.
Tel est l'éveil
du regard militant.
            ***
Vais-je accéder à l'autre monde ?
- Il n'en est qu'un
qu'il t'appartient de changer.
Sinon prier devient une impiété, agir une prière,
un pacte, une alliance :
de ce monde cassé tu referas un tout,
véritable terroir de l'aventure divine de l'homme.
Que me font vos sébilles et vos oboles,
vos oraisons, vos prosternations, vos génuflexions,
vos circoncisions, vos dévotions plaintives et mendiantes,
vos litanies, vos pains bénits, vos interdits,
vos oulémas et vos cadis,
vos rabbins et vos phylactères,
vos porteurs de mitres et de crosses,
vos rites et vos dogmes,
vos sorciers de tous poils,
fonctionnaires de l'absolu, serviteurs de dieux morts.
Je ne reconnais pas l'imam à son turban,
ni le brahmane à son cordon
ni la chrétienne à sa croix d'or,
et ni le juif à sa kippa.

Roger Garaudy

A SUIVRE

[1]. K. Le Capital, tome II, p.59,note.
[2]. Tome III, p. 1026.
[3] Manuscrits de 1844, p. 98
[4]. Roumi, Mathnavi II, 970.
[5]. Id., IV, 521 sqq.
[6]. Saint Augustin, XI, 7
[7]. Id.  XI, 6.
[8]. Sermon 9.
[9].Roumi, op. cit., I, v. 1980
[10] 1.- Père Dé Vaux : Histoire ancienne, ancienne, d’Israël. T.I. p.306 ….2.-Mircea Eliade : Histoire des croyances et des religions. T.I. p.190