03 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy - Introduction: Un chemin dans la nuit (1). "On peut vivre autrement"



Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy - Introduction: Un chemin dans la nuit (1). "On peut vivre autrement"

Nous commençons aujourd'hui la publication du texte de Roger Garaudy "Qui sera ton Dieu ?"
Ce texte, qui servit de base à
"L'avenir mode d'emploi", nous a été transmis par Maria Poumier, amie et collaboratrice de l'auteur. 
Vous pouvez lire l'intégralité de ce texte, publié en 10 parties, en cliquant en bas de page sur la formule "A SUIVRE"
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L'objet principal, unique même, de ce testament, furieux, désordonné, mais débordant d'espérance, où s'entremêlent parfois des poèmes et des analyses sociologiques, des méditations sur Dieu ou les fins dernières, et des refrains constants sur les massacres de la famine coûtant au monde l'équivalent de morts d'un «Hiroshima tous les deux jours» comme conséquence des « modèles de croissance » de l'Occident: au-delà des dérives occidentales de cinq siècles de « modernité »et d'hégémonie des États-Unis, avant-garde de la décadence, décervelée mais toute-puissante, comment l'homme peut-il – sous peine de suicide planétaire au cours du siècle qui commence – reprendre son destin en mains ?
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Le centre et le moteur de ma pensée philosophique, c'est la recherche et l'élaboration d'une philosophie de l'Acte, à l'opposé de la traditionnelle métaphysique occidentale de l'Être.
De là découle ma critique systématique de la philosophie grecque qui, de Parménide à Aristote, en passant par Platon, a toujours postulé, au delà des apparences sensibles et du devenir, un substrat extérieur et immuable.
C'est cette extériorité et cette immutabilité que je n'ai cessé de mettre en question, depuis mes réflexions d'étudiant grâce à la première «Action» de Maurice Blondel (que l'Église condamna et interdit de publier comme «immanentiste»), jusqu'à la critique fondamentale de Nietzsche sur cette extériorité et cette immutabilité de l'être et du devoir être, qui sont au principe de toutes les morales, de toutes les politiques et de toutes les théologies de la domination.
Car si cet Être existe en dehors de nous et sans nous, dans sa transcendance intouchable, il est nécessairement la norme, la loi de notre existence et de notre action. Il est notre destin.
Jésus a marqué la plus grande rupture dans l'histoire des hommes précisément parce que, jusqu'à lui, les hommes concevaient les Dieux comme des souverains tout puissants régissant du dehors et d'en haut le destin des hommes, pour les punir ou les récompenser en fonction de leur obéissance et de leur soumission aux décrets divins, qu'il s'agisse de Zeus, de Jupiter ou de Jéhovah, Dieu des armées (et de leurs massacres) et maîtres du châtiment ou de la récompense.
Avec Jésus c'est, au contraire, à travers le plus démuni des hommes, et finissant de la mort la plus tragique, que l'homme a pu concevoir, et vivre, une forme de transcendance qui n'était plus extérieure et dominatrice, mais qui, au contraire, s'identifiait à la vie quotidienne des hommes, avec ses défaites et ses espérances, et surtout avec la totale responsabilité de réaliser un royaume divin. Jésus a défatalisé l'histoire. Sa «résurrection» n'est pas un phénomène biologique qui se serait produit une seule fois comme un «miracle» d'un quelconque «tout puissant». La Résurrection, c'est, tous les jours, la levée de Jésus vivant jusque dans la vie de ceux qu'on croyait perdus, et qui opère en eux la métamorphose d'une vie signifiante et radicalement nouvelle.
Ce royaume est «déjà» là, en chaque homme en qui surgit l'exigence de ne pas se contenter de ce qui est et de ce qu'il est : et il n'est «pas encore», car cet exigence n'est pas encore «toute en tous».
De là, aux premières étapes de ma réflexion, de 1933, à l'heure d'une des plus profondes crises de notre histoire (celle qui avait commencé à se manifester aux Etats-Unis en 1929, qui avait gagné le monde entier, et se manifestait, sous sa forme politique, en Europe avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir) la volonté de ne pas voir en la philosophie une carrière libérale, mais l'obligation de chercher réponse au sens de nos vies personnelles et de notre commune histoire pour surmonter le chaos.
Le problème était indivisiblement politique et religieux : religieux parce qu'il exigeait une décision de jouer sa vie sur le choix de ses fins dernières, et politique parce que ce n'était pas seulement notre salut personnel qui était en jeu, mais celui de la communauté entière des hommes et que c'était un «impératif catégorique» de prendre place dans le combat, de choisir son camp et de définir une méthodologie de l'initiative historique qui nous donne les moyens de surmonter les contradictions du chaos.
En cette première étape de mon cheminement, le plus urgent me paraissait être, en fonction de la culture philosophique de mes vingt ans, de vivre à la fois Kierkegaard et Karl Marx. Kierkegaard parce que dans ses méditations de Crainte et tremblement sur le sacrifice d'Abraham, il suggérait qu'au-delà de nos petites logiques et de nos petites morales transitoires pouvaient surgir des exigences inconditionnelles. Je trouvais là l'antidote aux dérisoires individualismes, faisant de chacun le centre et la mesure de toutes choses, et nous conduisant à l'affrontement permanent, au niveau des individus comme des nations, entre les volontés de croissance et les volontés de puissance. Pour la première fois, je découvrais la nécessité vivante de «valeurs absolues», en dehors de moi, dans le ciel, ses étoiles et ses faux Dieux, mais qui naîtraient d'une exigence intérieure irrécusable : celle d'un postulat fondamental et premier qui seul pouvait donner à ma vie et à son action une cohérence, sinon encore, par la participation à un mouvement historique réel, une efficacité.
Chez Marx, que je lisais alors avec passion, mais jusque là, avec une passion purement intellectuelle, je trouvais non pas une nouvelle «conception du monde», ni religieuse, ni métaphysique, ni positiviste, mais une autre exigence : celle de ne pas prétendre résoudre seul, et seulement en pensée, les problèmes nés de ce désordre mondial, mais de rejoindre une force de résistance au chaos, de militer en elle, au risque d'en partager le manichéisme, avec ses erreurs, ses excès, peut être ses crimes, dans un monde où le crime était universel.
C'est ainsi que je devins militant pour quarante années dans un parti, celui qui, historiquement, se réclamait de la méthode de Marx que la situation historique vérifiait pleinement, et qui, dans la pratique, de Munich à la Résistance et à la lutte contre l'asservissement de l'Europe à ceux dont la guerre avait fait, à moindres frais, les maîtres du monde, me parut le moins mauvais, car de bon il n'en existait point.
Vivre en une seule vie Marx et Kierkegaard, était sans doute, problème d'époque car j'ai entendu Sartre lui-même dire que telle était son ambition. (Il est vrai que nous en avons tiré des conclusions diamétralement opposées : Sartre, partant de ce dramatique face à face entre la subjectivité et la transcendance, a essayé, intellectuellement, de rejoindre un marxisme, théorisé par lui-même, en lequel il voyait «la philosophie indépassable de notre temps».) Il prit en général la position humaine en face des grandes inhumanités de notre temps depuis la résistance jusqu'à la guerre d'Algérie, mais sans que cette position, purement intellectuelle, l'amenât à d'autres engagements que ceux de groupuscules en lesquels il projetait ses fantasmes de politique théorique.
Mon cheminement fut rigoureusement inverse : ce qui me parut primordial était l'incarnation. L'on ne renverse pas le monde avec sa tête, dût-on s'y salir les mains ; dans les irrécusables combats qui déchirent le monde, l'on ne peut «siéger au plafond», et en chaque moment ne pas se contenter de «proclamer le bien», mais prendre parti pour le moindre mal (qui est, en général, comme au temps de Jésus, du côté de ceux qui n'ont pas).
Tout au plus doit-on s'acharner à créer une ouverture de transcendance chez les combattants, à la manière dont le tentèrent les plus profondément humaines et divines expériences militantes de notre temps ; celle des «prêtres-ouvriers», ou celle des «théologiens de la libération», qui visent à réconcilier l'histoire et la transcendance.
Je ne sais si mon pari initial fut gagné, mais je ne regrette pas de l'avoir fait et tenu pendant quarante ans, dans un parti dont je devins l'un des dirigeants. Je n'en ai jamais démissionné : j'en fus exclu en 1970 pour avoir affirmé que «l'Union soviétique» ne pouvait plus être considérée comme un pays socialiste.
Le bilan de ces quarante ans de fidélité ne me paraît pas négatif.
D'abord, par le rappel constant, sur le plan théorique – et dans le droit fil de la pensée de Marx – que l'on ne pouvait définir le marxisme comme un «déterminisme économique» (c'est au contraire le capitalisme, par son aliénation de l'homme, qui a fait de l'économie le moteur de l'histoire en abandonnant au marché la régulation de toutes les relations sociales). Le déterminisme (non pas le déterminisme sectoriel des sciences, mais l'extrapolation philosophique d'un déterminisme total, totalitaire) ne peut fonder qu'une politique conservatrice : si l'avenir est contenu dans le présent et peut s'en déduire, aucune émergence du nouveau, aucune rupture, aucune révolution n'est possible.
Contre vents et marées je n'ai cessé de proclamer que la révolution a plus besoin de transcendance que de déterminisme.
Ce fut, à l'intérieur du parti, la lutte permanente contre toute interprétation «positiviste» de la notion de «socialisme scientifique» : le socialisme peut être «scientifique» dans ses moyens : analyse de l'économie capitaliste (car il n'y a de «science économique» que de l'homme «aliéné» par le système) ; stratégie correspondant à cette analyse, mais à condition de ne jamais faire abstraction, comme le soulignait Marx, de la possibilité permanente de rompre avec l'aliénation, si profonde soit-elle.
C'est ce qui m'a amené à la critique radicale de ce «néo-positivisme» marxiste, même lorsqu'il prenait, avec Althusser et ses disciples, la forme «structuraliste» : «l'homme est une marionnette mise en scène par les structures», et qu'elle repoussait de décennie en décennie, comme le faisait Althusser, le moment de la «rupture épistémologique» permettant à Marx de passer de «l'idéologie» à la «science».
Sur le plan extérieur, cet effort constant pour inclure pleinement le moment de la transcendance dans le marxisme m'a permis, lorsque j'ai créé et dirigé le «Centre d'études et de recherches marxistes» d'organiser, à l'échelle de l'Occident christianisé, (de l'Italie à l'Allemagne et du Canada aux Etats-Unis), le dialogue entre chrétiens et marxistes. J’y ai appris beaucoup, par fécondation réciproque, des plus grands théologiens chrétiens : en France du père Chenu et du père Dubarle, en Allemagne de catholiques comme Karl Rahner ou de protestants comme Jurgen Moltman, en Italie des pères Balducci et Girardi, en Tchécoslovaquie du pasteur Hromadka, en Angleterre de l'évêque Robinson, aux Etats-Unis du Père Courtney Murray et du père Quentin Lauer ou de l'étrange Harvey Cox, en Espagne du chanoine Gonzalez Ruiz, du père Caffarena, de Ramón Panikkar.
A l'apogée de ce dialogue, à Salzbourg, le père Rahner (S.J.) l'un des principaux experts au Concile, posa la question ultime en réponse à mon questionnement : lui rappelant qu'en apportant une méthodologie de l'initiative historique (question de l'ordre des moyens) Marx avait néanmoins défini le socialisme d'abord par ses fins : créer pour chaque enfant qui porte en lui le génie de Raphaël ou de Mozart les conditions économiques, politiques, culturelles, lui permettant d'épanouir en lui toutes ces possibilités, le père Rahner apporta ce qui était, à mon sens, la réponse à notre recherche commune, en me montrant (il l'a écrit ensuite dans sa Préface à la traduction allemande et anglaise de mon livre : De l'Anathème au dialogue. Un Marxiste s'adresse au Concile, que Marx, comme je tentais de le faire moi-même dans ce dialogue, ne définissait que des fins «avant-dernières», alors que le christianisme était «la religion de l'avenir absolu». Pour ma part, j'acceptais volontiers sa thèse, me permettant seulement d'ajouter : travaillons ensemble, catholiques et marxistes, pour atteindre ces « fins avant-dernières », et si, alors, nous, marxistes, nous avons la tentation de croire que nous avons atteint la «fin de l'histoire», nous serons heureux de vous avoir à nos côtés, vous chrétiens, pour nous dire : il faut aller plus loin dans la création. Mais, de grâce, ne nous le dites pas trop tôt pour nous écarter de la voie militante vers des évasions pieuses ! Il me sembla alors que nous avions atteints ensemble l'objectif spirituel que nous nous étions fixés, mais il restait encore beaucoup à faire pour mettre vraiment en marche nos communautés respectives vers cet objectif.
Depuis lors, d'ailleurs, le retour en arrière de l'Église catholique par rapport à la merveilleuse ouverture de Vatican II, de même que l'involution des partis communistes, l'implosion de l'Union Soviétique, et la cassure grandissante du monde entre le Nord et le Sud, et partout ailleurs, entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas, par le triomphe provisoire du «monothéisme du marché», par le triomphe des nantis et l'écrasement des multitudes, montrent quel chemin il reste à parcourir pour incarner les vérités qu’ensemble nous avions entrevues.
Pour ma part, tirant les conséquences des résultats positifs obtenus sur le plan de la clarification théorique des problèmes, mais mesurant aussi l'ampleur des nouveaux périls du monde cassé entre le Nord et le Sud, je proposai, en 1974, au Conseil œcuménique des Églises (en présence d'observateurs du Vatican : un évêque hongrois, et le père Cottier) d'étendre notre dialogue : chrétiens et marxistes, nous avions tous les mêmes références culturelles, judéo-chrétiennes et gréco-romaines. Je proposais de passer du dialogue chrétiens-marxistes à un plus universel «dialogue des civilisations» avec l'Asie, l'Afrique, l'Amérindie.
Le projet fut alors reçu avec quelque froideur parce que je définis le dialogue comme un échange dans lequel chaque partenaire est convaincu, dès le départ, qu'il y a quelque chose à apprendre de l'autre, c'est-à-dire qu'il est prêt à reconnaître qu'il peut manquer quelque chose à sa propre vérité, qu'il est donc prêt à se remettre en question.
Cette idée qu'il puisse y avoir des «manques» dans ce que l'on proclamait depuis des siècles comme «catholicité», c’est-à-dire comme universalité plénière, ne plut guère, notamment aux représentants catholiques. (Je dois dire que, plus tard, j'ai trouvé les mêmes réticences chez les «ulémas» musulmans, et pour des raisons analogues : la prétention de posséder la vérité absolue).
Des deux côtés je me heurtais, une fois encore, à une philosophie de l'Être, d'un étalon absolu de la réalité et du bien, d'une création et d'un ordre fait une fois pour toute. Si cet Être et son ordre avaient été voulus par Dieu, il était sacrilège de prétendre le transformer ; s'il existait une révélation ultime ou une prophétie dernière, il était sacrilège aussi d'en concevoir un renouvellement ou une innovation.
Les tabous dogmatiques, nés de la projection de l'Être hors de nous, empêchaient de concevoir, malgré les dits de Jésus et les paroles du Coran, que Dieu est toujours à l’œuvre, que la création est continue et inachevée et que chacun de nous, collaborateur du Dieu Un qui est en lui, sans être à lui, est personnellement responsable de répondre à cette divine exigence. Je dus donc poursuivre cette recherche d'un dialogue plus vaste sans mes partenaires habituels : marxistes et chrétiens.
Avec un sentiment de vertige : n'est-ce pas folie que de prétendre avoir raison contre tout le monde ? Dans cette froideur mortelle du vide et de la solitude, j'ai enfin rencontré le monde réel, c’est-à-dire universel, alors que j'avais été confiné jusque-là dans une culture exclusivement occidentale. Professeur de philosophie et possédant tous les diplômes que l'on puisse avoir dans la profession, de l'agrégation au doctorat, je pris conscience que j'ignorais tout des philosophies non-occidentales. J'ignorais tout des sagesses anciennes de la Chine, de l'Inde, de l'Islam, des traditions orales de la communauté africaine, des trésors  de l'Amérindie maya ou inca, détruits par les «conquistadores». Ce colonialisme culturel dont j'étais, depuis l'école, pénétré, m'inspira une colère qui ne m'a plus quittée. Je me mis à lire avec passion les méditations taoïstes de Lao-Tseu et l’œuvre philosophique de Tchouang-Tseu, les «Védas» et les «Upanishads», les grandes épopées du Ramayana et du Mahabarata des Indiens, la première dans la version mystique de Tulsidas, et la deuxième dont fut extraite la divine Bhagavad-Gita, le Popol-Vuh qui a survécu à la destruction, sur les bûchers de l'Inquisition, des œuvres écrites des Mayas, et ceux des communautés incas, les contes de l'oralité africaine dont quelques-uns, comme le Kaïdara, ont survécu. dans la transcription d'Hampaté Ba. Et puis ce fut l'émerveillement de la vision du monde et de la poésie des grands soufis de l’Islam de Dhul-Nun à Shabestari, de Rabi'a de Bassorah à Roumi et à Ibn Arabi.
Au grand large du monde, échappant à l'air confiné de l'Occident, l'esprit redevenait respirable. A pleins poumons.
Je fis alors l'expérience de l'Islam andalou lorsque je créai à Cordoue le seul musée d'Espagne consacré à la présence et au rayonnement de la culture arabo-islamique. Il s'agissait de montrer que l'Espagne caliphale fut un grand moment de la culture espagnole et européenne renouant la continuité perdue entre les cultures de l'Orient et de l'Occident. Elle permettait d'explorer les profondes ouvertures des chrétiens comme Ramon Lull unissant les trois religions abrahamiques dans son Dialogue des trois sages et du gentil, le roi Alphonse X le Sage et l'évêque Raimon de Tolède faisant traduire en latin les trésors de la culture arabo-islamique par laquelle nous fut connue la culture de la Grèce ; les géants explorateurs de l'infini comme le cardinal de Cues, qui osa rêver d'un concile universel des religions et en dessina l'esquisse dans La paix de la foi, la mystique de Maître Eckardt, si imprégnée des Récits Visionnaires d’Avicenne, qui ouvrit les perspectives de l'unité de la foi au delà de la diversité culturelle des religions. Cette tradition se poursuit avec les plus récents orientalistes espagnols à laquelle le père Asín Palacios a ouvert la voie avec son Islam christianisé : il y évoque la fraternité mystique et poétique d'Ibn Arabi et de saint Jean de la Croix.
La philosophie de l'«Être», la plus grande astuce dominatrice de l'Occident, comme écrit un philosophe tunisien, n'était nullement présente au delà de notre dérisoire péninsule. Lorsque je pris conscience qu'à l'échelle des millénaires de l'histoire du monde, l’Occident est un accident (c'était le sous-titre de mon premier livre sur le Dialogue des Civilisations[1][1], dans la plupart des langues du monde le mot être n'existe que comme copule (parfois même pas) et non comme substantif.
Alors seulement je compris combien mon vieux maître Gaston Bachelard dépassait de très loin tous les prétendus philosophes de son siècle.
Dans ses méditations parallèles sur la théorie de la connaissance et sur la création poétique il apporte une contribution décisive à la philosophie de l'acte contre les philosophies de l'Être. Contre elles se battait déjà Kant, en l'exténuant en fantomatique «chose en soi» qui poursuivra encore, dans le vide éthéré de leurs cauchemars, les Heidegger et les Jean Paul Sartre.
Bachelard, dès son « Nouvel esprit scientifique » et sa « Philosophie du non » à partir de l'étude de l'histoire des sciences, esquissait, (au delà des mathématiques non-euclidiennes, des physiques non-newtoniennes, des chimies non-lavoisiennes) une philosophie non-cartésienne exorcisant le spectre deux fois millénaire de l'Être faisant de la connaissance un reflet et non une création de projets infirmés, niés mais toujours renaissants dans leurs négations créatrices, poétiques au sens le plus fort du mot.
Ce poème de la création continuée, Bachelard l'abordait aussi au travers des arts, de la rêverie éveillée, de la création poétique.
Pour ma part la double réflexion sur les arts non-occidentaux qui ne sont jamais reflétants mais projectifs, jamais imitation d'un être ou d'une apparence, mais invention mythique et captation d'énergies, et sur le cheminement des sciences depuis le début du XXe siècle, depuis la relativité et les quanta jusqu'à la biologie génétique ou l'astrophysique d'aujourd'hui m’a amené à faire le rêve prétentieux de pousser à son terme le double parcours de Bachelard jusqu'au point où les deux cheminements se rejoignent pour voir en l'invention scientifique un cas particulier de la création poétique : celui qui est suivi d'une vérification expérimentale.
Ainsi s'opérerait la rupture définitive avec la philosophie de l'Être, et pourrait naître, portée par les civilisations de tous les peuples et de tous les temps, la philosophie de l'acte, c'est-à-dire de la création.
C'est ainsi que je fus amené à une réflexion systématique sur les arts. Délaissant l'histoire de la philosophie occidentale – qui était jusque là l'enseignement dont j'étais chargé à l'Université – je me consacrai à la recherche sur l'esthétique non comme métaphysique du beau mais comme réflexion sur l'acte de création artistique.
Approfondissant mes cours sur la peinture européenne de Cimabue à Picasso, je fus d'abord saisi par le caractère prospectif de l’œuvre de tous les grands maîtres. Dans mon livre Soixante oeuvres qui annoncèrent le futur, je livrai cette certitude première que chaque créateur digne de ce nom peint non pas le reflet d'un être ou d'une apparence mais, au delà, le projet d'une réalité qui n'était pas encore, qu'il s'agisse de Giotto ou de Rembrandt, de Van Gogh, de Kandinski, ou de Picasso.
Mûrissant cette recherche en des domaines profondément différents, comme la danse, j'essayai de dire dans Danser sa vie (en lequel Béjart m'écrivait qu'il y retrouvait ses convictions profondes sur la danse) qu'il s'agit là aussi d'un dépassement des gestes utilitaires ou protocolaires, par ce qu'un exécutant du théâtre japonais du appelait : «reproduire les gestes de Dieu».
L'architecture, en ses plus hautes réalisations religieuses, permet, elle aussi, de comprendre en quoi tout art : peinture, musique, danse ou architecture, est un art sacré, non pas parce que son sujet serait religieux, comme dans les imageries de Saint-Sulpice, mais parce qu'il est vraiment un art : il ne laisse pas le spectateur intact, il en fait un célébrant, c’est-à-dire un être humain qui ne se contente pas d'être ce qu'il est. L’œuvre n'est jamais grande si elle laisse le spectateur intact. L'espace chrétien d'une cathédrale, avec la «déstabilisation» pascalienne de ses voûtes porteuses d'infini, l'espace musulman d'une mosquée qui inscrit au contraire l'homme de foi dans le cristal transparent de ses colonnades dont les voûtes les plus basses sont comme des arcs-en-ciel balisant l'infini, ou le temple hindou, centre et résumé du monde dont on explore les successives splendeurs en gravissant les marches de Borobudur, toutes induisent en nous, physiquement, les sentiments indivisibles de la communauté, de la participation et de dépassement du sens dernier de nos vies, c'est à dire de la foi commune au delà de la diversité culturelle des religions.
C'est ainsi que la philosophie, selon moi, débouche nécessairement sur la théologie. Une théologie qui, à son tour, ne peut être que poétique, car «parler de Dieu», de cette transcendance sans commune mesure avec l'humain, implique qu'on ne peut le cerner, et moins encore le définir, par nos concepts, mais simplement le désigner ou le suggérer par nos images, nos métaphores, nos mythes, comme Dieu ne peut communiquer avec nous que par paraboles empruntées à notre expérience.
Le souci permanent de ma vie fut ainsi de chercher le point où l'acte de foi religieux, l'action politique et l'acte de création artistique ne font qu'un.
L'intime liaison de la foi et de la politique, c’est-à-dire du postulat par lequel nous décidons de nos fins dernières et du choix des moyens et des méthodes pour les réaliser, s'exprime donc aussi fortement au terme de mon effort qu'à mes premières tentatives pour ne pas séparer Marx de Kierkegaard.
Dire Dieu n'a cessé pour moi de vouloir dire : la vie a un sens et je suis responsable de le découvrir et de l'accomplir. Un postulat, certes, c'est-à-dire un choix à la fois indémontrable et nécessaire. Nécessaire pour que ma vie ait une cohérence, c'est-à-dire soit autre chose qu'un irresponsable chaos. Comme le postulat d'Euclide m'est nécessaire pour que tiennent droits la table ou le mur que je construis. Indémontrable aussi, car il n'attend pas la caution d'un «être» préexistant dont le «devoir-être» découlerait comme reflet d'un ordre lui aussi préexistant et intouchable. S'il existait une «preuve» de «l'existence» de Dieu découlant, par exemple comme « l'argument ontologique », de la prétention de déduire une réalité de l'idée qu'on s'en fait, l'on me transformerait en un athée superstitieux croyant au fantôme de l'être suprême pour en attendre des châtiments ou des récompenses.
C'est pourquoi, me semble-t-il, la religion du XXe siècle, la foi dans le sens de la vie et de l'histoire, et le moteur de notre action communautaire et responsable pour construire un monde un, ne se développera pas dans le prolongement des actuelles religions institutionnelles prétendant toutes au monopole de la vérité définitive et totale et refusant la diversité des perspectives culturelles des autres religions dont la foi vise la même transcendance, qui, par définition, est sans commune mesure avec nos concepts.
La conception judéo-chrétienne de création, par exemple, renforce la philosophie grecque de la domination, de l'ordre éternel des «idées» de Platon ou de la hiérarchie des concepts et des êtres d'Aristote.
Dieu créant le monde une fois pour toutes (que ce soit en six jours ou en un seul bang), il est sacrilège de prétendre modifier cet ordre éternel. Paul de Tarse a importé dans le christianisme cette vision linéaire de l'histoire qui était celle des Hébreux (une histoire allant de la création et de la chute à l'âge messianique de la restauration collective d'Israël, ou de la rédemption personnelle survenue dans l'extériorité de la grâce) celle que définit Paul : «Dieu fait en vous le vouloir et le faire ; vous n'y êtes pour rien» (Phil., II. 13). Paul est ainsi le fondateur de la théologie de la domination. Il a marqué de son empreinte toute l'histoire de l'Église jusqu'aux actuelles «théologies de la libération» s'efforçant de retrouver le message libérateur et contestataire de Jésus et sa «levée» parmi les pauvres à qui il apportait en priorité la «bonne nouvelle» de leur humanité plénière, contre les interdits et les soumissions imposées par les grands prêtres de toutes les religions et de tous les temps.
L'Islam a, lui aussi, son saint Paul, avec Hanbal et ses héritiers spirituels despotiques ou intégristes.
Ces déchéances dogmatiques et inquisitoriales des religions, par leur alliance avec les pouvoirs, et la justification idéologique qu'elles apportaient aux dominations, ne doivent pas nous faire oublier un éveil premier ni leur désignation des fins dernières, à condition qu'elles ne s'excluent pas mutuellement mais au contraire retrouvent la vie dans leur fécondation réciproque et humble. Car l'exclusion de cette dimension transcendante de la vie, qui est l'âme de toute foi, a conduit à un chaos pire encore que les croisades et les Inquisitions. Contre-religion qui n'ose pas dire son nom, le monothéisme du marché a conduit à la cassure du monde entre le Nord et le Sud, et, sur le globe entier, entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas, à une jungle où s’affrontent les volontés de croissance et les volontés de puissance des individus et des États.
Pour mesurer le degré de barbarie du système, il suffit de rappeler qu'après cinq siècles de colonialisme, en 1994, quatre-vingts pour cent des ressources naturelles de la planète sont contrôlées et consommées par vingt pour cent de la population mondiale. Cela entraîne, dans les pays non-occidentaux, par la faim ou la malnutrition, quarante mille morts par an. C'est-à-dire que le modèle de croissance de l'Occident coûte au monde l'équivalent en morts d'un Hiroshima tous les deux jours.
L'on ne saurait imaginer de preuve plus irrécusable que si les hommes ne visent à aucune transcendance au delà de leurs désirs individuels, cette dérisoire et menteuse liberté n'aboutit qu à l'écrasement des faibles par les forts et à la guerre de tous contre tous. L'on ne saurait non plus donner preuve plus irrécusable de la supériorité de la perspective de Marx sur celle d'Adam Smith. Selon Adam Smith si chacun poursuit son intérêt individuel l'intérêt général sera satisfait. Une «main invisible», disait-il, réalise cette harmonie.
Marx reconnaissait au contraire que le capitalisme créerait de grandes richesses – et il ne lui ménageait pas, dans Le Capital, son admiration pour ce dynamisme – mais il créera plus encore d'inégalité et de misère : une polarisation croissante de la richesse aux mains d'une minorité et l'aliénation et le dénuement de multitudes : le monde cassé d'aujourd'hui entre le Nord et le Sud et entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas, est une éclatante vérification de ses prévisions.
Ce que nous avons tenté de faire vivre, hier sous le nom de dialogue des cultures entre marxistes et chrétiens, puis de dialogue des civilisations entre l'Occident et l'Orient, ne peut être que l’œuvre de tous, dans une écoute mutuelle, avec la certitude fondatrice de tout dialogue : que chacun des partenaires a quelque chose à apprendre de l'autre, et qu'il est prêt, par conséquent, à remettre en cause ses propres certitudes pour aller vers une vérité, toujours aussi lointaine et inaccessible qu'un horizon, mais toujours plus englobante, je veux dire plus universelle et plus aimante.
Alors seulement chacun, recevant, par sa participation à la communauté, les moyens économiques, politiques et culturels de son plein épanouissement, sentira se lever en lui, au-delà des hommes préhistoriques et aliénés que nous sommes encore, «l'authentique communauté des vivants».
L'entrée de l'homme dans une histoire proprement humaine commence avec la réalisation de la règle d'or qui, de Lao Tseu à Héraclite, est l'âme de toutes les sagesses et de la foi : Être un avec le tout.
Celle de Jésus, comme des Upanisads, de Lao Tseu et de Cankara, des prophètes d'Israël comme des soufis de l'Islam, de saint François d'Assise comme de Gandhi ou de Martin Luther King, et, à travers toutes les théologies de la libération nées des communautés de base : « le poème commencé de l'Univers ».
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Il s'agit là d'une déclaration de guerre aux « ordinanthropes », c’est-à-dire à ceux qui croient que la pensée est une fonction du cerveau et qui assimilent le cerveau humain à un ordinateur, oubliant que le propre de l’homme est de poser les questions dernières, et d’abord celle du pourquoi et des fins.
Si le XXIe siècle continue sur de telles dérives, c'est-à-dire s’il est conduit, comme le XXe siècle par des aveugles tout-puissants, il ne durera pas cent ans et nous sommes en train d'assassiner nos petits enfants. J'ai eu la chance (ou le malheur ?) de vivre la quasi-totalité du XXe siècle, le plus sanglant de l'histoire. Il a ruisselé de pétrole et de sang ; il est engorgé de déchets nucléaires qui menacent nos fils pour des siècles, de lucarnes télévisées où, chaque soir, des faits divers, de préférence sanguinolents, leur cachent et la réalité réelle et ceux qui en tirent les fils ; une nouvelle inversion commence avec le siècle : celui des communications informatiques lorsqu'il n'y a plus rien d'humain à communiquer, sinon les côtes universelles de la Bourse : l’ordinanthrope (il en pullule aujourd'hui) est un être préhistorique, pré-humain, qui voit dans l'ordinateur, non pas une merveilleuse machine qui peut nous donner les moyens de construire (ou de détruire) le monde, mais une «intelligence artificielle» qui permettrait d'assigner des fins, un but, un sens, à cette construction, à notre vie. C’est le monde aussi des jeux télévisés qui apprennent à nos enfants comment on peut être un tueur, dès l’âge de sept ans, avec un risque « zéro mort », comme dans l'armée américaine, ou à devenir idiots (c'est-à-dire sans jamais se poser de questions sur le sens de leur vie) en leur apprenant à tapoter sur des claviers d'ordinateurs en leur faisant croire que l'intelligence peut se réduire à la fourniture des «moyens» mais sans jamais poser la question des «fins».
Ces héritiers attardés du cléricalisme scientiste du XIXe siècle, ont simplement remplacé le mécanisme de Laplace par la cybernétique.
L’ordinanthrope technocrate, qui ne se pose jamais la question des fins dernières, met les pouvoirs d'un géant, ceux de l’atome ou de la manipulation des gènes, au service des désirs d'un animal dont les instincts ont été dépravés. L’ordinanthrope est ainsi le dernier avatar du pithécanthrope.
L’actuelle mise en cause, par les sciences elles-mêmes, du principe d’identité d’Aristote, de l’empirisme de Locke, du dualisme de Descartes, du positivisme d'Auguste Comte, de tout ce qui fut la marée noire d'une philosophie de l’être, qui pollue l’Occident depuis vingt-cinq siècles, est le meilleur encouragement pour faire advenir, après des siècles d'hégémonie de l’Occident, une philosophie de l’acte.
Renouer - au delà du dérapage spirituel de l’Occident - avec Héraclite d’Éphèse, qui pensait aux frontières de l’Orient, de la Perse et, au-delà, de l’Inde, les racines de la vie.
J'erre parmi ces décombres d'humanité faits d'armes de plus en plus sophistiquées pour détruire le monde, et de « gadgets » marchands pour en éliminer le sens.
Cherchons ensemble le nouvel horizon d’où peut pointer le jour.
C’est pourquoi il faut écrire et parler de Dieu, précisément pour rassembler, parfois en désordre, quelques germes de réflexion nés de l'expérience de tout le siècle maudit, pour aider ceux qui veulent n'être pas les hommes de la fin des temps, ceux qui pensent qu'on peut vivre autrement.
Nous semons seulement des graines d'avenir. Pour vivre autrement. Pour vivre.

Roger Garaudy


[1][1]. Paris, Denoël, 1977.