Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy - Introduction:
Un chemin dans la nuit (1). "On peut vivre autrement"
Nous commençons aujourd'hui la
publication du texte de Roger Garaudy "Qui sera ton Dieu ?"
Ce texte, qui servit de base à "L'avenir mode d'emploi", nous a été transmis par Maria Poumier, amie et collaboratrice de l'auteur.
Ce texte, qui servit de base à "L'avenir mode d'emploi", nous a été transmis par Maria Poumier, amie et collaboratrice de l'auteur.
Vous pouvez lire
l'intégralité de ce texte, publié en 10 parties, en cliquant en bas de page sur
la formule "A SUIVRE"
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L'objet
principal, unique même, de ce testament, furieux, désordonné, mais débordant
d'espérance, où s'entremêlent parfois des poèmes et des analyses sociologiques,
des méditations sur Dieu ou les fins dernières, et des refrains constants sur
les massacres de la famine coûtant au monde l'équivalent de morts d'un
«Hiroshima tous les deux jours» comme conséquence des « modèles de croissance »
de l'Occident: au-delà des dérives occidentales de cinq siècles de
« modernité »et d'hégémonie des États-Unis, avant-garde de la
décadence, décervelée mais toute-puissante, comment l'homme peut-il – sous
peine de suicide planétaire au cours du siècle qui commence – reprendre son
destin en mains ?
*
* *
Le centre et
le moteur de ma pensée philosophique, c'est la recherche et l'élaboration d'une
philosophie de l'Acte, à l'opposé de
la traditionnelle métaphysique occidentale de l'Être.
De là découle
ma critique systématique de la philosophie grecque qui, de Parménide à
Aristote, en passant par Platon, a toujours postulé, au delà des apparences
sensibles et du devenir, un substrat extérieur et immuable.
C'est cette
extériorité et cette immutabilité que je n'ai cessé de mettre en question,
depuis mes réflexions d'étudiant grâce à la première «Action» de Maurice
Blondel (que l'Église condamna et interdit de publier comme «immanentiste»),
jusqu'à la critique fondamentale de Nietzsche sur cette extériorité et cette
immutabilité de l'être et du devoir être, qui sont au principe de
toutes les morales, de toutes les politiques et de toutes les théologies de la
domination.
Car si cet
Être existe en dehors de nous et sans nous, dans sa transcendance intouchable,
il est nécessairement la norme, la loi de notre existence et de notre action.
Il est notre destin.
Jésus a
marqué la plus grande rupture dans l'histoire des hommes précisément parce que,
jusqu'à lui, les hommes concevaient les Dieux comme des souverains tout
puissants régissant du dehors et d'en
haut le destin des hommes, pour les punir ou les récompenser en fonction de
leur obéissance et de leur soumission aux décrets divins, qu'il s'agisse de
Zeus, de Jupiter ou de Jéhovah, Dieu des armées (et de leurs massacres) et
maîtres du châtiment ou de la récompense.
Avec Jésus
c'est, au contraire, à travers le plus démuni des hommes, et finissant de la
mort la plus tragique, que l'homme a pu concevoir, et vivre, une forme de
transcendance qui n'était plus extérieure et dominatrice, mais qui, au
contraire, s'identifiait à la vie quotidienne des hommes, avec ses défaites et
ses espérances, et surtout avec la totale responsabilité de réaliser un royaume
divin. Jésus a défatalisé l'histoire. Sa «résurrection» n'est pas un phénomène
biologique qui se serait produit une seule fois comme un «miracle» d'un
quelconque «tout puissant». La Résurrection, c'est, tous les jours, la levée de
Jésus vivant jusque dans la vie de ceux qu'on croyait perdus, et qui opère en
eux la métamorphose d'une vie signifiante et radicalement nouvelle.
Ce royaume
est «déjà» là, en chaque homme en qui surgit l'exigence de ne pas se contenter
de ce qui est et de ce qu'il est : et il n'est «pas encore», car cet
exigence n'est pas encore «toute en tous».
De là, aux
premières étapes de ma réflexion, de 1933, à l'heure d'une des plus profondes
crises de notre histoire (celle qui avait commencé à se manifester aux
Etats-Unis en 1929, qui avait gagné le monde entier, et se manifestait, sous sa
forme politique, en Europe avec l'arrivée d'Hitler au pouvoir) la volonté de ne
pas voir en la philosophie une carrière libérale, mais l'obligation de chercher
réponse au sens de nos vies personnelles et de notre commune histoire pour
surmonter le chaos.
Le problème
était indivisiblement politique et religieux : religieux parce qu'il
exigeait une décision de jouer sa vie sur le choix de ses fins dernières, et
politique parce que ce n'était pas seulement notre salut personnel qui était en
jeu, mais celui de la communauté entière des hommes et que c'était un
«impératif catégorique» de prendre place dans le combat, de choisir son camp et
de définir une méthodologie de l'initiative historique qui nous donne les moyens de surmonter les contradictions
du chaos.
En cette
première étape de mon cheminement, le plus urgent me paraissait être, en
fonction de la culture philosophique de mes vingt ans, de vivre à la fois
Kierkegaard et Karl Marx. Kierkegaard parce que dans ses méditations de Crainte et tremblement sur le sacrifice
d'Abraham, il suggérait qu'au-delà de nos petites logiques et de nos petites
morales transitoires pouvaient surgir des exigences inconditionnelles. Je
trouvais là l'antidote aux dérisoires individualismes, faisant de chacun le
centre et la mesure de toutes choses, et nous conduisant à l'affrontement
permanent, au niveau des individus comme des nations, entre les volontés de
croissance et les volontés de puissance. Pour la première fois, je découvrais
la nécessité vivante de «valeurs absolues», en dehors de moi, dans le ciel, ses
étoiles et ses faux Dieux, mais qui naîtraient d'une exigence intérieure
irrécusable : celle d'un postulat fondamental et premier qui seul pouvait
donner à ma vie et à son action une cohérence, sinon encore, par la
participation à un mouvement historique réel, une efficacité.
Chez Marx,
que je lisais alors avec passion, mais jusque là, avec une passion purement
intellectuelle, je trouvais non pas une nouvelle «conception du monde», ni
religieuse, ni métaphysique, ni positiviste, mais une autre exigence :
celle de ne pas prétendre résoudre seul, et seulement en pensée, les problèmes
nés de ce désordre mondial, mais de rejoindre une force de résistance au chaos,
de militer en elle, au risque d'en partager le manichéisme, avec ses erreurs, ses
excès, peut être ses crimes, dans un monde où le crime était universel.
C'est ainsi
que je devins militant pour quarante années dans un parti, celui qui,
historiquement, se réclamait de la méthode de Marx que la situation historique
vérifiait pleinement, et qui, dans la pratique, de Munich à la Résistance et à
la lutte contre l'asservissement de l'Europe à ceux dont la guerre avait fait,
à moindres frais, les maîtres du monde, me parut le moins mauvais, car de bon
il n'en existait point.
Vivre en une
seule vie Marx et Kierkegaard, était sans doute, problème d'époque car j'ai
entendu Sartre lui-même dire que telle était son ambition. (Il est vrai que
nous en avons tiré des conclusions diamétralement opposées : Sartre,
partant de ce dramatique face à face entre la subjectivité et la transcendance,
a essayé, intellectuellement, de rejoindre un marxisme, théorisé par lui-même,
en lequel il voyait «la philosophie indépassable de notre temps».) Il prit en
général la position humaine en face des grandes inhumanités de notre temps
depuis la résistance jusqu'à la guerre d'Algérie, mais sans que cette position,
purement intellectuelle, l'amenât à d'autres engagements que ceux de
groupuscules en lesquels il projetait ses fantasmes de politique théorique.
Mon
cheminement fut rigoureusement inverse : ce qui me parut primordial était
l'incarnation. L'on ne renverse pas le monde avec sa tête, dût-on s'y salir les
mains ; dans les irrécusables combats qui déchirent le monde, l'on ne peut
«siéger au plafond», et en chaque moment ne pas se contenter de «proclamer le
bien», mais prendre parti pour le moindre mal (qui est, en général, comme au
temps de Jésus, du côté de ceux qui n'ont pas).
Tout au plus
doit-on s'acharner à créer une ouverture de transcendance chez les combattants,
à la manière dont le tentèrent les plus profondément humaines et divines
expériences militantes de notre temps ; celle des «prêtres-ouvriers», ou
celle des «théologiens de la libération», qui visent à réconcilier l'histoire
et la transcendance.
Je ne sais
si mon pari initial fut gagné, mais je ne regrette pas de l'avoir fait et tenu
pendant quarante ans, dans un parti dont je devins l'un des dirigeants. Je n'en
ai jamais démissionné : j'en fus exclu en 1970 pour avoir affirmé que
«l'Union soviétique» ne pouvait plus être considérée comme un pays socialiste.
Le bilan de
ces quarante ans de fidélité ne me paraît pas négatif.
D'abord, par
le rappel constant, sur le plan théorique – et dans le droit fil de la pensée
de Marx – que l'on ne pouvait définir le marxisme comme un «déterminisme
économique» (c'est au contraire le capitalisme, par son aliénation de l'homme,
qui a fait de l'économie le moteur de l'histoire en abandonnant au marché la
régulation de toutes les relations sociales). Le déterminisme (non pas le
déterminisme sectoriel des sciences, mais l'extrapolation philosophique d'un
déterminisme total, totalitaire) ne peut fonder qu'une politique
conservatrice : si l'avenir est contenu dans le présent et peut s'en
déduire, aucune émergence du nouveau, aucune rupture, aucune révolution n'est
possible.
Contre vents
et marées je n'ai cessé de proclamer que la
révolution a plus besoin de transcendance que de déterminisme.
Ce fut, à
l'intérieur du parti, la lutte permanente contre toute interprétation
«positiviste» de la notion de «socialisme scientifique» : le socialisme
peut être «scientifique» dans ses moyens :
analyse de l'économie capitaliste (car il n'y a de «science économique» que de
l'homme «aliéné» par le système) ; stratégie correspondant à cette
analyse, mais à condition de ne jamais faire abstraction, comme le soulignait
Marx, de la possibilité permanente de rompre avec l'aliénation, si profonde
soit-elle.
C'est ce qui
m'a amené à la critique radicale de ce «néo-positivisme» marxiste, même
lorsqu'il prenait, avec Althusser et ses disciples, la forme
«structuraliste» : «l'homme est une marionnette mise en scène par les
structures», et qu'elle repoussait de décennie en décennie, comme le faisait
Althusser, le moment de la «rupture épistémologique» permettant à Marx de
passer de «l'idéologie» à la «science».
Sur le plan
extérieur, cet effort constant pour inclure pleinement le moment de la
transcendance dans le marxisme m'a permis, lorsque j'ai créé et dirigé le
«Centre d'études et de recherches marxistes» d'organiser, à l'échelle de
l'Occident christianisé, (de l'Italie à l'Allemagne et du Canada aux
Etats-Unis), le dialogue entre chrétiens et marxistes. J’y ai appris beaucoup,
par fécondation réciproque, des plus grands théologiens chrétiens : en
France du père Chenu et du père Dubarle, en Allemagne de catholiques comme Karl
Rahner ou de protestants comme Jurgen Moltman, en Italie des pères Balducci et
Girardi, en Tchécoslovaquie du pasteur Hromadka, en Angleterre de l'évêque
Robinson, aux Etats-Unis du Père Courtney Murray et du père Quentin Lauer ou de
l'étrange Harvey Cox, en Espagne du chanoine Gonzalez Ruiz, du père Caffarena,
de Ramón Panikkar.
A l'apogée
de ce dialogue, à Salzbourg, le père Rahner (S.J.) l'un des principaux experts
au Concile, posa la question ultime en réponse à mon questionnement : lui
rappelant qu'en apportant une méthodologie de l'initiative historique (question
de l'ordre des moyens) Marx avait néanmoins défini le socialisme d'abord par
ses fins : créer pour chaque enfant qui porte en lui le génie de Raphaël
ou de Mozart les conditions économiques, politiques, culturelles, lui
permettant d'épanouir en lui toutes ces possibilités, le père Rahner apporta ce
qui était, à mon sens, la réponse à notre recherche commune, en me montrant (il
l'a écrit ensuite dans sa Préface à la traduction allemande et anglaise de mon
livre : De l'Anathème au dialogue.
Un Marxiste s'adresse au Concile, que Marx, comme je tentais de le faire
moi-même dans ce dialogue, ne définissait que des fins «avant-dernières», alors que le christianisme était «la
religion de l'avenir absolu». Pour ma part, j'acceptais volontiers sa thèse, me
permettant seulement d'ajouter : travaillons ensemble, catholiques et
marxistes, pour atteindre ces « fins avant-dernières », et si, alors,
nous, marxistes, nous avons la tentation de croire que nous avons atteint la
«fin de l'histoire», nous serons heureux de vous avoir à nos côtés, vous
chrétiens, pour nous dire : il faut aller plus loin dans la création. Mais,
de grâce, ne nous le dites pas trop tôt pour nous écarter de la voie militante
vers des évasions pieuses ! Il me sembla alors que nous avions atteints
ensemble l'objectif spirituel que nous nous étions fixés, mais il restait
encore beaucoup à faire pour mettre vraiment en marche nos communautés
respectives vers cet objectif.
Depuis lors,
d'ailleurs, le retour en arrière de l'Église catholique par rapport à la
merveilleuse ouverture de Vatican II, de même que l'involution des partis
communistes, l'implosion de l'Union Soviétique, et la cassure grandissante du
monde entre le Nord et le Sud, et partout ailleurs, entre ceux qui ont et ceux
qui n'ont pas, par le triomphe provisoire du «monothéisme du marché», par le
triomphe des nantis et l'écrasement des multitudes, montrent quel chemin il
reste à parcourir pour incarner les vérités qu’ensemble nous avions entrevues.
Pour ma
part, tirant les conséquences des résultats positifs obtenus sur le plan de la
clarification théorique des problèmes, mais mesurant aussi l'ampleur des
nouveaux périls du monde cassé entre le Nord et le Sud, je proposai, en 1974,
au Conseil œcuménique des Églises (en présence d'observateurs du Vatican :
un évêque hongrois, et le père Cottier) d'étendre notre dialogue :
chrétiens et marxistes, nous avions tous les mêmes références culturelles,
judéo-chrétiennes et gréco-romaines. Je proposais de passer du dialogue
chrétiens-marxistes à un plus universel «dialogue des civilisations» avec
l'Asie, l'Afrique, l'Amérindie.
Le projet
fut alors reçu avec quelque froideur parce que je définis le dialogue comme un
échange dans lequel chaque partenaire est convaincu, dès le départ, qu'il y a
quelque chose à apprendre de l'autre, c'est-à-dire qu'il est prêt à reconnaître
qu'il peut manquer quelque chose à sa propre vérité, qu'il est donc prêt à se
remettre en question.
Cette idée
qu'il puisse y avoir des «manques» dans ce que l'on proclamait depuis des
siècles comme «catholicité», c’est-à-dire comme universalité plénière, ne plut
guère, notamment aux représentants catholiques. (Je dois dire que, plus tard,
j'ai trouvé les mêmes réticences chez les «ulémas» musulmans, et pour des
raisons analogues : la prétention de posséder la vérité absolue).
Des deux
côtés je me heurtais, une fois encore, à une philosophie de l'Être, d'un étalon
absolu de la réalité et du bien, d'une création et d'un ordre fait une fois
pour toute. Si cet Être et son ordre avaient été voulus par Dieu, il était
sacrilège de prétendre le transformer ; s'il existait une révélation
ultime ou une prophétie dernière, il était sacrilège aussi d'en concevoir un
renouvellement ou une innovation.
Les tabous
dogmatiques, nés de la projection de l'Être hors de nous, empêchaient de
concevoir, malgré les dits de Jésus et les paroles du Coran, que Dieu est
toujours à l’œuvre, que la création est continue et inachevée et que chacun de
nous, collaborateur du Dieu Un qui est en lui, sans être à lui, est
personnellement responsable de répondre à cette divine exigence. Je dus donc
poursuivre cette recherche d'un dialogue plus vaste sans mes partenaires
habituels : marxistes et chrétiens.
Avec un
sentiment de vertige : n'est-ce pas folie que de prétendre avoir raison
contre tout le monde ? Dans cette froideur mortelle du vide et de la
solitude, j'ai enfin rencontré le monde réel, c’est-à-dire universel, alors que
j'avais été confiné jusque-là dans une culture exclusivement occidentale.
Professeur de philosophie et possédant tous les diplômes que l'on puisse avoir
dans la profession, de l'agrégation au doctorat, je pris conscience que
j'ignorais tout des philosophies non-occidentales. J'ignorais tout des sagesses
anciennes de la Chine, de l'Inde, de l'Islam, des traditions orales de la
communauté africaine, des trésors de
l'Amérindie maya ou inca, détruits par les «conquistadores». Ce colonialisme
culturel dont j'étais, depuis l'école, pénétré, m'inspira une colère qui ne m'a
plus quittée. Je me mis à lire avec passion les méditations taoïstes de
Lao-Tseu et l’œuvre philosophique de Tchouang-Tseu, les «Védas» et les «Upanishads»,
les grandes épopées du Ramayana et du Mahabarata des Indiens, la première dans
la version mystique de Tulsidas, et la deuxième dont fut extraite la divine
Bhagavad-Gita, le Popol-Vuh qui a survécu à la destruction, sur les bûchers de
l'Inquisition, des œuvres écrites des Mayas, et ceux des communautés incas, les
contes de l'oralité africaine dont quelques-uns, comme le Kaïdara, ont survécu.
dans la transcription d'Hampaté Ba. Et puis ce fut l'émerveillement de la
vision du monde et de la poésie des grands soufis de l’Islam de Dhul-Nun à
Shabestari, de Rabi'a de Bassorah à Roumi et à Ibn Arabi.
Au grand
large du monde, échappant à l'air confiné de l'Occident, l'esprit redevenait
respirable. A pleins poumons.
Je fis alors
l'expérience de l'Islam andalou lorsque je créai à Cordoue le seul musée
d'Espagne consacré à la présence et au rayonnement de la culture
arabo-islamique. Il s'agissait de montrer que l'Espagne caliphale fut un grand
moment de la culture espagnole et européenne renouant la continuité perdue
entre les cultures de l'Orient et de l'Occident. Elle permettait d'explorer les
profondes ouvertures des chrétiens comme Ramon Lull unissant les trois
religions abrahamiques dans son Dialogue
des trois sages et du gentil, le roi Alphonse X le Sage et l'évêque Raimon
de Tolède faisant traduire en latin les trésors de la culture arabo-islamique
par laquelle nous fut connue la culture de la Grèce ; les géants
explorateurs de l'infini comme le cardinal de Cues, qui osa rêver d'un concile
universel des religions et en dessina l'esquisse dans La paix de la foi, la mystique de Maître Eckardt, si imprégnée des Récits Visionnaires d’Avicenne, qui
ouvrit les perspectives de l'unité de la foi au delà de la diversité culturelle
des religions. Cette tradition se poursuit avec les plus récents orientalistes
espagnols à laquelle le père Asín Palacios a ouvert la voie avec son Islam christianisé : il y évoque la
fraternité mystique et poétique d'Ibn Arabi et de saint Jean de la Croix.
La
philosophie de l'«Être», la plus grande astuce dominatrice de l'Occident, comme
écrit un philosophe tunisien, n'était nullement présente au delà de notre
dérisoire péninsule. Lorsque je pris conscience qu'à l'échelle des millénaires
de l'histoire du monde, l’Occident est un accident (c'était le sous-titre de
mon premier livre sur le Dialogue des
Civilisations[1][1], dans la plupart des langues du
monde le mot être n'existe que comme copule (parfois même pas) et non comme
substantif.
Alors
seulement je compris combien mon vieux maître Gaston Bachelard dépassait de
très loin tous les prétendus philosophes de son siècle.
Dans ses
méditations parallèles sur la théorie de la connaissance et sur la création
poétique il apporte une contribution décisive à la philosophie de l'acte contre
les philosophies de l'Être. Contre elles se battait déjà Kant, en l'exténuant
en fantomatique «chose en soi» qui poursuivra encore, dans le vide éthéré de
leurs cauchemars, les Heidegger et les Jean Paul Sartre.
Bachelard,
dès son « Nouvel esprit scientifique »
et sa « Philosophie du non »
à partir de l'étude de l'histoire des sciences, esquissait, (au delà des
mathématiques non-euclidiennes, des physiques non-newtoniennes, des chimies
non-lavoisiennes) une philosophie non-cartésienne exorcisant le spectre deux
fois millénaire de l'Être faisant de la connaissance un reflet et non une
création de projets infirmés, niés mais toujours renaissants dans leurs
négations créatrices, poétiques au sens le plus fort du mot.
Ce poème de
la création continuée, Bachelard l'abordait aussi au travers des arts, de la
rêverie éveillée, de la création poétique.
Pour ma part
la double réflexion sur les arts non-occidentaux qui ne sont jamais reflétants
mais projectifs, jamais imitation d'un être ou d'une apparence, mais invention
mythique et captation d'énergies, et sur le cheminement des sciences depuis le
début du XXe siècle, depuis la relativité et les quanta
jusqu'à la biologie génétique ou l'astrophysique d'aujourd'hui m’a amené à
faire le rêve prétentieux de pousser à son terme le double parcours de
Bachelard jusqu'au point où les deux cheminements se rejoignent pour voir en
l'invention scientifique un cas particulier de la création poétique :
celui qui est suivi d'une vérification expérimentale.
Ainsi
s'opérerait la rupture définitive avec la philosophie de l'Être, et pourrait
naître, portée par les civilisations de tous les peuples et de tous les temps,
la philosophie de l'acte, c'est-à-dire de la création.
C'est ainsi
que je fus amené à une réflexion systématique sur les arts. Délaissant
l'histoire de la philosophie occidentale – qui était jusque là l'enseignement
dont j'étais chargé à l'Université – je me consacrai à la recherche sur
l'esthétique non comme métaphysique du beau mais comme réflexion sur l'acte de
création artistique.
Approfondissant
mes cours sur la peinture européenne de Cimabue à Picasso, je fus d'abord saisi
par le caractère prospectif de l’œuvre de tous les grands maîtres. Dans mon
livre Soixante oeuvres qui annoncèrent le
futur, je livrai cette certitude première que chaque créateur digne de ce
nom peint non pas le reflet d'un être ou d'une apparence mais, au delà, le
projet d'une réalité qui n'était pas encore, qu'il s'agisse de Giotto ou de
Rembrandt, de Van Gogh, de Kandinski, ou de Picasso.
Mûrissant
cette recherche en des domaines profondément différents, comme la danse,
j'essayai de dire dans Danser sa vie
(en lequel Béjart m'écrivait qu'il y retrouvait ses convictions profondes sur la
danse) qu'il s'agit là aussi d'un dépassement des gestes utilitaires ou
protocolaires, par ce qu'un exécutant du théâtre japonais du nô appelait : «reproduire les
gestes de Dieu».
L'architecture,
en ses plus hautes réalisations religieuses, permet, elle aussi, de comprendre
en quoi tout art : peinture, musique, danse ou architecture, est un art
sacré, non pas parce que son sujet serait religieux, comme dans les imageries
de Saint-Sulpice, mais parce qu'il est vraiment un art : il ne laisse pas
le spectateur intact, il en fait un célébrant, c’est-à-dire un être humain qui
ne se contente pas d'être ce qu'il est. L’œuvre n'est jamais grande si elle
laisse le spectateur intact. L'espace chrétien d'une cathédrale, avec la
«déstabilisation» pascalienne de ses voûtes porteuses d'infini, l'espace
musulman d'une mosquée qui inscrit au contraire l'homme de foi dans le cristal
transparent de ses colonnades dont les voûtes les plus basses sont comme des
arcs-en-ciel balisant l'infini, ou le temple hindou, centre et résumé du monde
dont on explore les successives splendeurs en gravissant les marches de
Borobudur, toutes induisent en nous, physiquement, les sentiments indivisibles
de la communauté, de la participation et de dépassement du sens dernier de nos
vies, c'est à dire de la foi commune au delà de la diversité culturelle des
religions.
C'est ainsi
que la philosophie, selon moi, débouche nécessairement sur la théologie. Une
théologie qui, à son tour, ne peut être que poétique, car «parler de Dieu», de
cette transcendance sans commune mesure avec l'humain, implique qu'on ne peut
le cerner, et moins encore le définir, par nos concepts, mais simplement le
désigner ou le suggérer par nos images, nos métaphores, nos mythes, comme Dieu
ne peut communiquer avec nous que par paraboles empruntées à notre expérience.
Le souci
permanent de ma vie fut ainsi de chercher le point où l'acte de foi religieux,
l'action politique et l'acte de création artistique ne font qu'un.
L'intime
liaison de la foi et de la politique, c’est-à-dire du postulat par lequel nous
décidons de nos fins dernières et du choix des moyens et des méthodes pour les
réaliser, s'exprime donc aussi fortement au terme de mon effort qu'à mes
premières tentatives pour ne pas séparer Marx de Kierkegaard.
Dire Dieu
n'a cessé pour moi de vouloir dire : la vie a un sens et je suis
responsable de le découvrir et de l'accomplir. Un postulat, certes,
c'est-à-dire un choix à la fois indémontrable et nécessaire. Nécessaire pour
que ma vie ait une cohérence, c'est-à-dire soit autre chose qu'un irresponsable
chaos. Comme le postulat d'Euclide m'est nécessaire pour que tiennent droits la
table ou le mur que je construis. Indémontrable aussi, car il n'attend pas la
caution d'un «être» préexistant dont le «devoir-être» découlerait comme reflet
d'un ordre lui aussi préexistant et intouchable. S'il existait une «preuve» de
«l'existence» de Dieu découlant, par exemple comme « l'argument
ontologique », de la prétention de déduire une réalité de l'idée qu'on
s'en fait, l'on me transformerait en un athée superstitieux croyant au fantôme
de l'être suprême pour en attendre des châtiments ou des récompenses.
C'est
pourquoi, me semble-t-il, la religion du XXe siècle, la foi dans le sens de la vie et de
l'histoire, et le moteur de notre action communautaire et responsable pour
construire un monde un, ne se
développera pas dans le prolongement des actuelles religions institutionnelles
prétendant toutes au monopole de la vérité définitive et totale et refusant la
diversité des perspectives culturelles des autres religions dont la foi vise la
même transcendance, qui, par définition, est sans commune mesure avec nos
concepts.
La
conception judéo-chrétienne de création, par exemple, renforce la philosophie
grecque de la domination, de l'ordre éternel des «idées» de Platon ou de la
hiérarchie des concepts et des êtres d'Aristote.
Dieu créant
le monde une fois pour toutes (que ce soit en six jours ou en un seul bang), il
est sacrilège de prétendre modifier cet ordre éternel. Paul de Tarse a importé
dans le christianisme cette vision linéaire de l'histoire qui était celle des
Hébreux (une histoire allant de la création et de la chute à l'âge messianique
de la restauration collective d'Israël, ou de la rédemption personnelle
survenue dans l'extériorité de la grâce) celle que définit Paul : «Dieu
fait en vous le vouloir et le faire ; vous n'y êtes pour rien» (Phil., II.
13). Paul est ainsi le fondateur de la théologie de la domination. Il a marqué
de son empreinte toute l'histoire de l'Église jusqu'aux actuelles «théologies
de la libération» s'efforçant de retrouver le message libérateur et
contestataire de Jésus et sa «levée» parmi les pauvres à qui il apportait en
priorité la «bonne nouvelle» de leur humanité plénière, contre les interdits et
les soumissions imposées par les grands prêtres de toutes les religions et de
tous les temps.
L'Islam a,
lui aussi, son saint Paul, avec Hanbal et ses héritiers spirituels despotiques
ou intégristes.
Ces
déchéances dogmatiques et inquisitoriales des religions, par leur alliance avec
les pouvoirs, et la justification idéologique qu'elles apportaient aux
dominations, ne doivent pas nous faire oublier un éveil premier ni leur
désignation des fins dernières, à condition qu'elles ne s'excluent pas
mutuellement mais au contraire retrouvent la vie dans leur fécondation
réciproque et humble. Car l'exclusion de cette dimension transcendante de la
vie, qui est l'âme de toute foi, a conduit à un chaos pire encore que les
croisades et les Inquisitions. Contre-religion qui n'ose pas dire son nom, le monothéisme du marché a conduit à la
cassure du monde entre le Nord et le Sud, et, sur le globe entier, entre ceux
qui ont et ceux qui n'ont pas, à une jungle où s’affrontent les volontés de
croissance et les volontés de puissance des individus et des États.
Pour mesurer
le degré de barbarie du système, il suffit de rappeler qu'après cinq siècles de
colonialisme, en 1994, quatre-vingts pour cent des ressources naturelles de la
planète sont contrôlées et consommées par vingt pour cent de la population
mondiale. Cela entraîne, dans les pays non-occidentaux, par la faim ou la
malnutrition, quarante mille morts par an. C'est-à-dire que le modèle de
croissance de l'Occident coûte au monde l'équivalent en morts d'un Hiroshima tous les deux jours.
L'on ne
saurait imaginer de preuve plus irrécusable que si les hommes ne visent à
aucune transcendance au delà de leurs désirs individuels, cette dérisoire et
menteuse liberté n'aboutit qu à l'écrasement des faibles par les forts et à la
guerre de tous contre tous. L'on ne saurait non plus donner preuve plus
irrécusable de la supériorité de la perspective de Marx sur celle d'Adam Smith.
Selon Adam Smith si chacun poursuit son intérêt individuel l'intérêt général
sera satisfait. Une «main invisible», disait-il, réalise cette harmonie.
Marx
reconnaissait au contraire que le capitalisme créerait de grandes richesses –
et il ne lui ménageait pas, dans Le
Capital, son admiration pour ce dynamisme – mais il créera plus encore
d'inégalité et de misère : une polarisation croissante de la richesse aux
mains d'une minorité et l'aliénation et le dénuement de multitudes : le
monde cassé d'aujourd'hui entre le Nord et le Sud et entre ceux qui ont et ceux
qui n'ont pas, est une éclatante vérification de ses prévisions.
Ce que nous
avons tenté de faire vivre, hier sous le nom de dialogue des cultures entre
marxistes et chrétiens, puis de dialogue des civilisations entre l'Occident et
l'Orient, ne peut être que l’œuvre de tous, dans une écoute mutuelle, avec la
certitude fondatrice de tout dialogue : que chacun des partenaires a
quelque chose à apprendre de l'autre, et qu'il est prêt, par conséquent, à
remettre en cause ses propres certitudes pour aller vers une vérité, toujours
aussi lointaine et inaccessible qu'un horizon, mais toujours plus englobante,
je veux dire plus universelle et plus aimante.
Alors
seulement chacun, recevant, par sa participation à la communauté, les moyens
économiques, politiques et culturels de son plein épanouissement, sentira se
lever en lui, au-delà des hommes préhistoriques et aliénés que nous sommes
encore, «l'authentique communauté des vivants».
L'entrée de
l'homme dans une histoire proprement humaine commence avec la réalisation de la
règle d'or qui, de Lao Tseu à Héraclite, est l'âme de toutes les sagesses et de
la foi : Être un avec le tout.
Celle de
Jésus, comme des Upanisads, de Lao Tseu et de Cankara, des prophètes d'Israël
comme des soufis de l'Islam, de saint François d'Assise comme de Gandhi ou de
Martin Luther King, et, à travers toutes les théologies de la libération nées
des communautés de base : « le
poème commencé de l'Univers ».
*
* *
Il s'agit là
d'une déclaration de guerre aux « ordinanthropes », c’est-à-dire à
ceux qui croient que la pensée est une fonction du cerveau et qui assimilent le
cerveau humain à un ordinateur, oubliant que le propre de l’homme est de poser
les questions dernières, et d’abord celle du pourquoi et des fins.
Si le XXIe siècle continue
sur de telles dérives, c'est-à-dire s’il est conduit, comme le XXe siècle par des
aveugles tout-puissants, il ne durera pas cent ans et nous sommes en train
d'assassiner nos petits enfants. J'ai eu la chance (ou le malheur ?) de
vivre la quasi-totalité du XXe siècle, le plus sanglant de l'histoire. Il a
ruisselé de pétrole et de sang ; il est engorgé de déchets nucléaires qui
menacent nos fils pour des siècles, de lucarnes télévisées où, chaque soir, des
faits divers, de préférence sanguinolents, leur cachent et la réalité réelle et
ceux qui en tirent les fils ; une nouvelle inversion commence avec le
siècle : celui des communications informatiques lorsqu'il n'y a plus rien
d'humain à communiquer, sinon les côtes universelles de la Bourse :
l’ordinanthrope (il en pullule aujourd'hui) est un être préhistorique, pré-humain,
qui voit dans l'ordinateur, non pas une merveilleuse machine qui peut nous
donner les moyens de construire (ou de détruire) le monde, mais une
«intelligence artificielle» qui permettrait d'assigner des fins, un but, un
sens, à cette construction, à notre vie. C’est le monde aussi des jeux
télévisés qui apprennent à nos enfants comment on peut être un tueur, dès l’âge
de sept ans, avec un risque « zéro mort », comme dans l'armée
américaine, ou à devenir idiots (c'est-à-dire sans jamais se poser de questions
sur le sens de leur vie) en leur apprenant à tapoter sur des claviers
d'ordinateurs en leur faisant croire que l'intelligence peut se réduire à la
fourniture des «moyens» mais sans jamais poser la question des «fins».
Ces
héritiers attardés du cléricalisme scientiste du XIXe siècle, ont
simplement remplacé le mécanisme de Laplace par la cybernétique.
L’ordinanthrope
technocrate, qui ne se pose jamais la question des fins dernières, met les
pouvoirs d'un géant, ceux de l’atome ou de la manipulation des gènes, au
service des désirs d'un animal dont les instincts ont été dépravés.
L’ordinanthrope est ainsi le dernier avatar du pithécanthrope.
L’actuelle
mise en cause, par les sciences elles-mêmes, du principe d’identité d’Aristote,
de l’empirisme de Locke, du dualisme de Descartes, du positivisme d'Auguste
Comte, de tout ce qui fut la marée noire d'une philosophie de l’être, qui
pollue l’Occident depuis vingt-cinq siècles, est le meilleur encouragement pour
faire advenir, après des siècles d'hégémonie de l’Occident, une philosophie de
l’acte.
Renouer - au
delà du dérapage spirituel de l’Occident - avec Héraclite d’Éphèse, qui pensait
aux frontières de l’Orient, de la Perse et, au-delà, de l’Inde, les racines de
la vie.
J'erre parmi
ces décombres d'humanité faits d'armes de plus en plus sophistiquées pour
détruire le monde, et de « gadgets » marchands pour en éliminer le
sens.
Cherchons ensemble le nouvel horizon d’où peut pointer
le jour.
C’est
pourquoi il faut écrire et parler de Dieu, précisément pour rassembler, parfois
en désordre, quelques germes de réflexion nés de l'expérience de tout le siècle
maudit, pour aider ceux qui veulent n'être pas les hommes de la fin des temps,
ceux qui pensent qu'on peut vivre autrement.
Nous semons
seulement des graines d'avenir. Pour vivre autrement. Pour vivre.
Roger
Garaudy