Il serait fastidieux,
(car ces thèmes ont été souvent traités) de rappeler combien le paulinisme politique,
si favorable aux pouvoirs établis, sous les noms successifs
d’« augustinisme politique », puis, plus généralement, de
«constantinisme», a conduit l’Église institutionnelle, prenant le relais de
l'empire romain (non à partir de Jérusalem qui vit le martyre et la mort de
Jésus, mais à partir de Rome, capitale de l'Empire) à pratiquer une politique
totalitaire et répressive, visant au pouvoir absolu, sur le plan du dogmatisme
et de l’exclusivisme spirituel, mais aussi sur le plan politique. L'exemple le
plus éclatant en fut la querelle du sacerdoce et de l'Empire, qui dura des
siècles. Saint Thomas d'Aquin, au XIIIe siècle, écrit à Hugues II de
Lusignan : « Les gouvernements laïques doivent être subordonnés au
gouvernement de l'Église. »
Cette prétention
faussement « théocratique », (faussement parce que de hierarques
romains, se considérant comme fonctionnaires de l’absolu, veulent parler au
monde et le régenter comme s’ils étaient les porte-parole de Dieu), a conduit à
faire cautionner par le silence ou la complicité de l’Église les plus grands
crimes commis par les maîtres politiques de l’Occident.
Qu’il s’agisse de
croisades, contre les Musulmans ou les Albigeois, des dragonnades contre les
protestants, de l’extermination des Indiens d’Amérique, ou de la traite des
nègres en Afrique, avant d’arriver, au XXe siècle, à la collaboration avec
Hitler. L’encyclique Mit Brennenger Sorge
condamne en paroles le racisme mais le pape signe un concordat avec Hitler. En
vertu de ce double langage, les évêques allemands unanimes à Fulda, le 20 août
1935, écrivaient : "Puisse notre Führer, avec l'aide de Dieu, réussir ce
travail énorme… (la lutte contre le communisme )". Ils ajoutaient, le 24
décembre 1936 : «Les évêques allemands considèrent comme de leur devoir de
soutenir le chef du Reich dans cette lutte, par tous les moyens dont ils
disposent dans le domaine religieux.»
En Espagne, le cardinal
Goma, primat d'Espagne, appuyait, au nom de l'épiscopat, le coup d'État de
Franco : il reconnaît, le 4 décembre 1936, dans la lutte de Franco
«l’esprit d'une véritable croisade pour la religion catholique». Il ajoutait,
le 10 octobre 1937: "le glorieux mouvement rédempteur de l'Espagne est
appuyé avec enthousiasme par la hiérarchie espagnole."
L'épiscopat français
s'engagea dans la même voie de ralliement au pouvoir établi. A Lyon, le 15
novembre 1940, le cardinal Gerlier, primat des Gaules, donne le ton en
affirmant déjà: «Ce chef, Dieu l'a donné à notre patrie.» Le 5 février 1941,
l'épiscopat français tout entier (à la seule exception du cardinal Salièges,
archevêque de Toulouse) adresse un message collectif au pape Pie XII: «Nous
professons un loyalisme complet envers le pouvoir établi.» Le 24 juillet 1941,
il ajoutait : «Nous encourageons nos fidèles à se placer à ses côtés dans
l’œuvre de redressement et à y collaborer sans crainte.» Là encore, en dehors
de l'Église romaine officielle, un grand nombre de catholiques, y compris de
prêtres, refusent une politique de collaboration. Dans le numéro 35 du journal
clandestin Défense de la France, du 5
juillet 1943, un prêtre français témoigne: «Dans son ensemble le clergé des
paroisses a eu, depuis trois ans, les mêmes réactions honnêtes que toute la
partie saine de la population… ce contact direct avec le peuple de France a
malheureusement fait défaut aux dignitaires de l'Église.»
Nous avons évoqué ce
passé encore vivant aujourd'hui, non pour rouvrir de vieilles plaies, mais pour
montrer que, pendant deux mille ans, une Église hiérarchisée, romaine, est
restée fidèle au paulinisme, malgré des millions de chrétiens qui entendent
rester fidèles à Jésus.
Sans remonter aux
premières persécutions des « hérétiques » après Nicée (325), aux
Croisades et aux Inquisitions, il importe donc de ne pas oublier la survivance
de ceux qui, malgré ce «constantinisme» s'efforcèrent, par le témoignage de
leur vie de ne faire toujours qu'un avec Jésus toujours vivant s'offrant à eux,
comme dit le père Laberthonière «comme la solution du problème de la destinée,
comme le principe moyen et la fin de la Vie qu'il doit vivre[1].»
Mais ce fut souvent en
dehors de l'Église officielle et contre elle. Leur foi s'opposait souvent à la croyance.
Le Christ de Paul n'est pas Jésus. Contre ce paulinisme d'Église s'inscrit ce
courant intérieur qui n'a cessé de vivre et de faire vivre des générations de
chrétiens témoignant de la vie véritable de Jésus contre Rome, ses pontifes et
ses hierarques, qui se croyaient fonctionnaires de l'absolu.
Il est significatif, pour
nous en tenir aux "temps modernes", qu'un Joachim de Flore fut
condamné par le concile de Latran en 1179 pour avoir conçu un royaume de
l'Esprit sans Église, dans un "évangile éternel"; que saint François
d'Assise, en rupture avec la conception féodale des abbayes, dont les
dirigeants, comme l'abbé de Cluny, ne sortent jamais sans une escorte de cent
chevaliers, se dépouillait de toutes les richesses de son père, riche drapier
d'Assise, et devenant le poverello.
En pleine croisade, il traversait à Damiette la lourde barrière des
"croisés" bardés de fer, pour aller, avec ses guenilles, rencontrer
le sultan. Pour la hiérarchie romaine il reste le «frère mineur» (nom que les franciscains ont choisi par humilité). Saint Jean de
la Croix fut assigné à résidence pour avoir essayé de franchir "La nuit
obscure" et toute "la montée au Carmel", en dehors des voies
traditionnelles.
Pascal, pour qui la foi
était de l'ordre angoissant d'une question, vécut, tout comme les «solitaires»
de Port-Royal, en dehors de toute collusion avec les «autorités» d'Église.
Des milliers de chrétiens,
pendant des siècles, et aujourd'hui encore, vont, Jésus au cœur, recevoir les
sacrements des mains de curés qui, de la meilleure foi du monde, croient, après
le séminaire, que Jésus et Paul partagent la même foi.
Mais de plus en plus, à
travers le monde non occidental, malgré, cette confusion millénaire entre la
Vie de Jésus et les Dogmes de Paul, germe une foi qui n'est plus seulement
«romaine» mais vraiment universelle (ce qui est enfin synonyme de
« catholique », auquel on a ajouté le qualificatif de romain).
Le mouvement prit une
force que l'on peut espérer irrésistible dans les grandes «crises»
ecclésiastiques de la deuxième moitié du XXe siècle, depuis la condamnation brutale des
«prêtres ouvriers» (1951-1954) et la condamnation du P. Teilhard de Chardin (un
décret du Saint Office romain du 6 décembre 1957 décide : «Les livres du
père Teilhard de Chardin devront être retirés des bibliothèques, des séminaires
et des institutions religieuses, et on ne doit pas faire des traductions dans
d'autres langues.»
Avec les «teilhardiens»
j'avais commencé l'organisation des grands «dialogues internationaux», et que
j'avais obtenu, à Moscou, la traduction du "Phénomène humain" de Teilhard, j’en avais fait une préface
enthousiaste. La lutte menée conjointement avec la CIA américaine contre les
«théologies de la libération» l'une des plus grandes espérances de notre temps,
en Amérique Latine d'abord, puis en Afrique et en Asie, est significative.
***
Le mouvement de
résistance chrétienne a pris un essor considérable depuis le Concile de Vatican
II inspiré et convoqué par le grand pape Jean XXIII, qui se donnait pour
objectif de «s'ouvrir au monde» pour le servir et non pour y régner.
Cet appel, culminant dans
la constitution Gaudium et spes
(laquelle avait été inspirée par les plus grands exégètes de l'époque, comme
les pères Chenu, Karl Rahner, Girardi, Hans Küng) avait eu un grand
retentissement, en particulier en Amérique latine. La résistance s'exprima avec
force en 1968, à la conférence épiscopale de Medellin (Colombie ).
L'Amérique latine n'est
pas seulement le pays où, sous prétexte d'« évangélisation », un
continent entier avait, au prix de centaines de milliers de morts autochtones,
été pillé par l'Europe, avec la bénédiction du pape qui avait « partagé »
le continent entre l'Espagne et le Portugal, mais aussi où quelques prêtres
héroïques avaient, malgré les "conquistadores" et l'Église romaine,
dénoncé le crime et pris la défense des opprimés comme le père Montesinos,
refusant la communion aux propriétaires d'esclaves ; le grand évêque
Bartolomé de Las Casas, défenseur des Indiens, osait dire: «la barbarie est
venue d'Europe» et la considérait comme «le déshonneur du christianisme». Dans
cette grande tradition se situent les actuels «théologiens de la libération»
dans leur résistance à la Curie romaine, une fois de plus complice des pouvoirs
et de la richesse.
Fidèles à l'exemple de
Jésus, envoyé prioritairement aux pauvres, les théologiens de la libération,
dans la ligne de Vatican II, qui ébauchait une rupture avec des siècles de
«constantinisme», mettent au premier plan «l'option préférentielle pour les
pauvres». Elles constituent, avec les «communautés de base», qui sont leur
terreau humain, sont l'une des plus grandes espérances de notre temps.
Elles ne se bornent pas,
en effet, à une action «caritative» aidant ponctuellement les plus démunis (ce
qui était fort bien) mais elles analysent et dénoncent le mécanisme qui créait
de plus amples misères dans le monde, et qui était engendré par le système lui-même.
L'un des plus merveilleux
pionniers de ces théologies de la libération, Dom Helder Camara, dans la voie
un instant ouverte (et vite refermée) du concile de Vatican II, écrivait, dès
1967, sa Spirale de la violence. Il y
définissait, avec lucidité et courage, trois sortes de violence:
1.– La violence
institutionnelle, c'est à dire l'injustice, la pire de toutes, et génératrice
de toutes les autres.
2.– La violence
insurrectionnelle, dirigée spasmodiquement contre les crimes permanents de la
première.
3.– La violence
répressive, combattant seulement la seconde pour perpétuer le pouvoir et les
iniquités sanglantes de la première.
Il dénonçait, sans
équivoque, l'hypocrisie de ceux qui, sous des prétextes «religieux», «d'amour»,
ou des prétextes moraux ou politiques de «maintien de l'ordre» ne flétrissaient
que la seconde, en en faisant la seule violence, et fermaient les yeux sur la
première, et se sentaient protégés dans leurs privilèges par la troisième.
Cette prise de conscience
présentée, sous une forme systématique, par le père Gustavo Guttierez dans sa Théologie de la libération, au Pérou,
gagna vite le continent entier de l'Amérique latine avec les œuvres de Hugo
Hassmann, de Leonardo Boff, de Comblin, de Mgr Fragoso, d'Enrico Dussel, du père
Ellacuria, du père Segundo, et déborde l'Amérique du sud vers l'Amérique
centrale avec le père Cardenal au Nicaragua ou le père Aristide à Haïti.
La hiérarchie même adopta
le mouvement au Conseil épiscopal d'Amérique latine (CELAM), à Medellin en
1968, et embrasa le clergé quasi unanime de la Confédération des religieux et
religieuses d'Amérique latine (la CLAR) avec ses cent soixante mille membres.
Dès lors était mis au
jour et condamné le système de la dépendance servile de la bourgeoisie compradore (affairiste), et de sa
dépendance économique, politique et répressive qui la liait à l'oligarchie
américaine meneuse du jeu. Jusque-là, sous prétexte «d'amour chrétien», la
hiérarchie ecclésiastique avait réussi à maintenir dans la «résignation» les
multitudes sacrifiées au pillage des privilégiés locaux et de leurs protecteurs
étrangers: les dénoncer et même les attaquer était «violence» et contraire à
«l'amour» mais le broyage des masses et 1a mort de millions d'enfants par 1e
simple jeu du système n'était pas violence mais soumission aux desseins
insondables de Dieu.
Cette théologie de la
domination, héritière de la tradition colonialiste des envahisseurs européens
depuis cinq siècles, était mise en cause, par les théologies de la libération,
héritière des grands pionniers qui avaient dénoncé, dès l'invasion et la mise
en servitude du continent, la violence première de la conquête: Mgr Bartolome
de Las Casas, le père Montesinos, Pedro de Cordoba et quelques autres.
La théologie de la
libération est le fruit de Vatican II. Selon le théologien basque-salvadorien,
Jon Sobrino, c'est Vatican II qui rendit possible l'avènement de Medellin. Le
11 septembre 1962 Jean XXIII affirmait: «L'Église se présente dans les pays
sous-développés telle qu'elle est et telle qu'elle voudrait être: l'Église de
tous et particulièrement, l'Église des pauvres.» Cette option fut mentionnée
lors du concile, mais ce n'est qu'à la IIIe Conférence générale de l'épiscopat
latino-américain, célébrée à Medellin (Colombie), en 1968 que l'Église prend une
conscience véritable du problème de la marginalité de tout un continent :
cette «injustice crie aux cieux». L'option pour les pauvres, selon Medellin,
implique une évangélisation libératrice. Elle préconise même la distribution
des biens de l'Église. C'est une option préférentielle pour les pauvres et un
engagement de solidarité qui conduit l'Église à faire siens les problèmes et
les luttes de ceux qui «n'ont pas de voix».
D'après le cardinal
Suenens, la découverte faite par Vatican II, qui considère l'Église non
seulement comme un mystère, mais comme Peuple de Dieu, suppose une «révolution
au même niveau que celle de la révolution copernicienne». Cette nouvelle
conscience se concrétise en Amérique latine au sein des communautés de base. Ce
sont des groupes de chrétiens qui commencent à organiser les pauvres, les
secteurs qui n'ont aucun pouvoir ni au niveau religieux, ni économique, ni
social. Ces communautés chrétiennes, qui axent leur action sur la lutte pour la
justice à partir de leur propre foi, ont été soutenues par les évêques à
Medellin qui les ont qualifiées comme un «élément fondamental pour la promotion
de l'homme et de son développement ».
Au Brésil, Chili, El
Salvador, Nicaragua, Guatemala, entre autres pays, les communautés de base se
sont caractérisées par leur action d'accompagnement du peuple crucifié, pour
son combat pour la justice et pour la transformation de la société, parfois
même en prenant des options politiques, nécessaires pour le renversement des
dictatures injustes. À partir de ces expériences, en 1964, un groupe de
théologiens latino-américains prend conscience que l'Amérique latine est une
colonie théologique du Nord et que la méthode théologique européenne n'est pas
proprement adaptable, telle qu'elle est, à la réalité d'Amérique latine. Après
la publication d'un certain nombre de textes et l'organisation de rencontres
pour en débattre, à la fin des années soixante surgit la première
systématisation de la théologie de la libération, avec le soutien des évêques
réunis à Medellin.
Les premiers ouvrages
importants sont La théologie de la
libération, de Gustavo Gutierrez, prêtre péruvien, considéré comme le père
de la théologie de la libération. Un autre, Oppression-libération.
Défi pour les chrétiens, de Hugo
Asmann, théologien brésilien considéré comme ayant les positions les plus
critiques et les plus radicales. « De
la société à la théologie », de Juan Luis Segundo, un jésuite
uruguayen qui apporte une densité théologique et un système de pensée
remarquable à l’émergence de cette nouvelle théologie, et Christianisme, opium ou libération ? de Ruben Alves, théologien
presbytérien brésilien qui élabore sa réflexion théologique à travers un
dialogue avec les courants nouveaux de philosophie critique.
Elle se présente comme
une nouvelle tâche théologique que Gustavo Gutierrez définit comme une
«réflexion critique de la praxis
historique à la lumière de la Parole». Ou comme la décrit E. Dussel, «moment
réflexif de la prophétie, qui naît de la réalité humaine, sociale, historique,
destiné à penser, à partir d'une vision de l'ensemble du monde, les relations
d'injustice exercées depuis le centre vers la périphérie des peuples pauvres ».
Cette injustice est repensée «théologiquement à la lumière de la foi et elle
est articulée grâce aux sciences humaines en partant de l'expérience et de la
souffrance du peuple latino-américain».
Ce qui change
véritablement, dans cette façon de faire de la théologie, est la méthode. Cette
dernière devient une prise de position dans laquelle le penser vient après le
faire. D’abord c'est la pratique ou «engagement de charité»et ensuite, la
réflexion. La théologie traditionnelle académique ne part pas des faits
concrets mais des certitudes théologiques. Or pour les théologiens de la
libération, il faut d'abord analyser les «signes actuels des temps ». Cette
théologie ne jaillit donc pas d'un intérêt scientifique ou académique, mais des
problèmes de sang et de chair, d'«un engagement humain, pré-théologique, afin
de changer le monde et le rendre meilleur». La réflexion, ne doit pas se borner
à l'acte de la pensée, mais elle doit contribuer aussi au processus libérateur.
Elle est loin d'être une théologie de pure étude, car son champ d'action y
compris son laboratoire d'analyse se trouve au milieu des paysans exploités ou
dans la rue, dans le sous-monde marginal des grandes villes.
A l'épicentre de la
théologie de la libération se trouve le pauvre. «Il ne semble pas possible
d'avancer dans le sens de la théologie de la libération si les pauvres
eux-mêmes ne rendent pas compte de leurs espoirs, en partant de leur propre
monde et avec leurs propres termes. ». Dans le sens du philosophe et théologien
de la libération assassiné au Salvador, Ignacio Ellacuria, (S.J.) les pauvres
sont ceux qui subissent la privation «des biens matériels, nécessaires à leurs
besoins physiques et culturels fondamentaux. Ceux qui ne disposent pas du
minimum acceptable dans une société donnée, par rapport aux autres personnes ou
groupes sociaux considérés comme aisés». Les pauvres sont le lieu théologique
éminent pour comprendre la révélation divine faite aux hommes et pour
appréhender le sens du salut de Jésus-Christ.
Cette option est soutenue
par la théologie de la libération à partir de la Bible et aussi du Dieu de
l'Exode, qui légitime le soulèvement contre le pharaon. Et surtout à partir de
Jésus de Nazareth, qui se fit pauvre parmi les pauvres pour les libérer. C'est
ce qui est mis en évidence par le texte de saint Matthieu sur le Jugement final
: «Je vous assure, chaque fois que vous ne l'aviez pas fait pour l'un des plus
humbles de mes frères, c'est pour moi que vous ne l'avez pas fait.»
A ces raisons bibliques
s'ajoutent les raisons politiques. La théologie de la libération fait l'analyse
critique des périodes coloniales et ensuite des périodes dites
«développementistes», ainsi que de la théologie européenne.
Les sciences humaines et
notamment sociales, jouent un rôle important dans la façon dont les théologiens
réfléchissent. Ces mêmes sciences sociales ont été analysées par les épiscopats
au cours des Conférences de Medellin et Puebla.
***
Les théologiens de la
libération justifient le recours à cette méthode car leur foi se réalise dans
des conditions historiques concrètes. Face à l'accusation selon laquelle la
théologie de la libération réduirait la théologie à la sociologie, les
théologiens insistent en disant qu'ils cherchent une libération intégrale, pas
seulement socio-économique. Gustavo Gutierrez définit ainsi les trois niveaux
de cette libération : libération politique, libération de l'homme à travers
l'histoire, libération du péché et communion de l'homme avec Dieu[2].
L'accusation la plus
fréquente et la plus médiatisée contre la théologie de la libération est celle
qui la qualifie de théologie marxiste. La réponse des théologiens de la
libération est la suivante : l'analyse marxiste fait partie de leur travail en
tant qu'élément théorique, mais plutôt comme un langage assumé de façon
critique que comme une méthode. D'après Gustavo Gutierrez, le rapprochement
entre marxisme et foi chrétienne est leur recherche commune de l'utopie.
Le premier document du
Vatican sur la théologie de la libération est Instruction sur certains aspects de la théologie de la libération,
publié le 6 août 1984. Selon cette instruction, la théologie de la libération
réduit la foi à un humanisme terrestre qui emploie de manière a-critique la
méthode marxiste pour l'analyse de la réalité. Cette méthode ne peut se
dissocier de la philosophie athée marxiste en identifiant la catégorie biblique
de «pauvre» à la catégorie marxiste de «prolétaire». L'Église populaire est
considérée don comme Église de classe dans son acception marxiste.
L’instruction prétend que le marxisme est un tout indivisible et que l'on ne
peut pas prendre de lui qu'une partie. Donc, accepter la méthode marxiste
revient à dire qu'on assume son idéologie.
Les théologiens de la
libération réfutent l'idée du marxisme conçu comme un bloc indivisible et
affirment qu'il peut être séparé du «matérialisme métaphysique».
Ils mentionnent même
Jean-Paul II qui, dans son encyclique Laborem
exercens, emploie des catégories marxistes comme l'aliénation,
l'exploitation, les moyens de production, les relations productives, la praxis… et cela bien que la position du
pape se trouve évidemment aux antipodes de la philosophie marxiste. Les
théologiens citent encore d'autres documents du Saint-Siège, comme Pacem in terris de Jean XXIII, et la
lettre apostolique Octogesima adveniens,
de Paul VI.
Ils considèrent plus
adapté le ton et le point de vue du père Pedro Arrupe, ex-général des jésuites,
qui en 1980 affirmait : «L'analyse marxiste n'est pas la seule qui pourrait
être mise en question à ce sujet… Les analyses sociales réalisées dans le monde
libéral impliquent habituellement une vision matérialiste et individualiste du
monde, qui n'est pas moins contraire aux valeurs et comportements chrétiens.»
Le théologien brésilien Leonardo Boff commente ce texte: «L'instruction aurait
pu être beaucoup plus équilibrée si elle nous avait rappelé ces aspects-là, car
nous vivons dans un système capitaliste libéral, au sein duquel s'élaborent les
diverses théologies de la libération. C'est ce système capitaliste qui est à
l'origine de l'oppression historique de notre peuple. Ce système qui, selon
Puebla, configure un athéisme pratique et un système marqué par le péché.»
L'instruction ajoute que
la théologie de la libération adopte la lutte des classes «comme loi
fondamentale de l'histoire», qui «divise l'Église et qu'en fonction de cette
lutte des classes, elle juge les réalités ecclésiastiques». Les théologiens
répondent que lorsqu'ils parlent de cette lutte des classes, ils ne sont pas en
train de la propulser mais qu'ils ne font que constater le conflit social dans
toute sa densité et sa dureté pour en prendre conscience et le faire
disparaître en combattant les causses qui le provoquent, afin d’envisager une
société plus juste, sans pauvres ni riches, selon l’idéal évangélique. Le seul
« libre échange » suffit à aggraver la dépendance et la mort.
Le père Lacordaire
écrivait, il y a cent cinquante ans : « Entre le faible et le fort, c'est
la liberté qui opprime. » Combien se justifie aujourd'hui cet
avertissement ! Ce sont les plus grands criminels du monde à l' égard de
la liberté et de la dignité des pauvres, les responsables de cet Hiroshima tous
les deux jours, qui osent se présenter comme les défenseurs des « droits
de l’homme », de la « démocratie », et de la
« liberté » ! Cette identification criminelle de la
« liberté commerciale des échanges » avec la libération humaine
permet de perpétuer le génocide des pauvres !
« Il ne faut pas
dormir pendant ce temps là ! »
***
Les théologies de la
libération ont ouvert des perspectives radicalement nouvelles dans la lutte
pour l'unité du monde. C'est pourquoi, d'ailleurs, elles ont essaimé dans le
monde entier, et, au delà des inversions d'attitude d'une partie des Églises
chrétiennes, après le concile de Vatican II et l'assemblée de Medellin, ont
participé largement aux renouvellements spirituels des religions instituées
bien au-delà de l'Amérique latine, en Afrique, en Asie, et même en Europe. Les
théologies de la libération (et les communautés de base dont elles étaient
l'expression théorique) ont ainsi donné vie au dynamisme qui avait sa source
dans les «ouvertures» de Vatican II, et qui avait pris forme à Medellin.
Elles sont le témoignage
vivant de l'union profonde entre la spiritualité et l'organisation
communautaire pour «vivre autrement».
L'exemple donné par Mgr Fragoso, dans les pires conditions (la
dictature de la junte militaire, et le travail dans la partie 1a plus
déshéritée du Brésil, le Sertao) qui réussit à faire vivre et à construire sa
vie à une communauté de base, créant, par ses propres sacrifices, ses routes,
ses puits, ses écoles, une vie nouvelle à l'image de celle qu'eut pu rêver
Jésus, est la preuve qu'il s'agissait d'autre chose qu'une utopie, mais d'une
organisation sociale d'un type nouveau, animée par une foi dégagée des
traditionnelles servilités à l'égard des pouvoirs religieux ou politiques.
Le nom même de «théologie
de 1a libération» marque la date de sa naissance: l'échec des théories du
«développement» des années cinquante, selon lesquelles l'avenir des pays
«sous-développés» était de s'aligner sur le modèle de développement des
Occidentaux (Europe et Amérique du Nord), était éclatant d'abord parce que le
«développement» des riches avait pour condition essentielle le pillage et
l'exploitation de tous les autres (les trois quarts du monde baptisés :
«Tiers-Monde»), et que par conséquent ce «modèle» n'était pas universalisable
mais fondé, au contraire, sur les séquelles de l'ancien colonialisme (désormais
unifié sous la férule des Etats-Unis) ensuite parce que ce «développement»
indéfini ne pouvait se poursuivre sur une planète dont les ressources comportaient
des limites. Même le «club de Rome» en
1972, impulsé pourtant par les multinationales comme Fiat en Italie, avait pris conscience des «limites de la
croissance».
***
L’« option préférentielle
pour les pauvres », grâce aux théologiens de la libération, déchire une
illusion mortelle: celle qui, au nom de la neutralité politique de la religion
et de l'amour, a cautionné le génocide des Indiens, l'esclavage des Noirs, et,
aujourd'hui, la division du monde entre une minorité de nantis et une multitude
d'exclus.
La désintégration
matérielle et spirituelle de l'humanité a posé des problèmes nouveaux aux
«théologies de la libération» et d'abord celui de la définition même de
«l'option préférentielle en faveur des pauvres» du fait même du changement de
la signification du terme «pauvre» au ours de ces dernières années. Déjà les
premiers théologiens de la libération avaient fait la différence entre les pays
«riches» avec leurs «poches de pauvreté» et les pays «pauvres» avec leurs
«poches de richesse».
Dans les uns, les
«pauvres» sont une minorité «marginalisée», dans les autres les «pauvres» sont
l'immense majorité et les «riches» une poignée de «collabos» des exploiteurs
des Etats-Unis ou de leurs vassaux européens.
La notion même de
«pauvreté» a profondément changé de sens au cours du dernier quart du XXe siècle.
Elle n'avait d'abord qu'un sens «relatif» (au moins dans les pays dits
« développés »): le pauvre c'était le travailleur exploité,
sous-payé. Aujourd'hui pour atteindre ce que gagne Bill Gates – le grand maître
mondial de la désinformation et du mensonge – en un jour, il faudrait, pour un
paria du Sri Lankais, travailler mille deux cents ans!
Le pauvre c'était le
chômeur, réduit au statut d'assisté par de dérisoires et humiliantes
«allocations».
La «pauvreté» était une
notion relative et, en quelque sorte «mesurable»: l'on dit par exemple qu'aux
Etats-Unis trente-trois millions de citoyens (pourvus pourtant d'un travail)
vivent « au dessous du seuil de pauvreté » tel qu'il est chiffré par
les Nations Unies. Dans les pays «sous-développés», l'on parle de familles qui
ne vivent qu'avec cinq dollars par jour, d'autres avec un dollar, sur les rives
de la mort.
Mais le grand fait
nouveau, au delà de ces évaluations quantitatives, c'est que la «pauvreté», et
le «chômage» ne sont plus des phénomènes «conjoncturels» mais «structurels»,
c’est-à-dire ne découlent pas de circonstances provisoirement défavorables mais
de la logique interne du système de l'économie de marché.
Le mot même de
«libération» désignant, au départ, les théologies, montre déjà qu'elles étaient
conscientes d'un fait fondamental: jusque-là on parlait volontiers de
«développement» comme si certains pays étaient simplement en "retard"
par rapport à d'autres dont le « développement » était sans limite
historique.
Ce "retard"
était attribué, selon certains, plus ou moins "racistes", aux
différentes "cultures", arriérées par rapport à d'autres.
Le mot même de
"théologie de la libération" montrait que le
"sous-développement" des uns était une conséquence logique du
développement des autres, une séquelle des pillages et des exploitations des
colonisateurs anciens. Avoir accès au "développement" c'était donc
d'abord de se libérer du système de domination qui l'engendrait.
Mais bien que cet
héritage pèse lourd encore sur les anciens colonisés dont les cultures
vivrières et les productions locales répondant à leurs besoins spécifiques ont
été étouffées au profit des monocultures et des mono-productions qui
correspondaient aux besoins des "métropoles" dominantes, il y a
aujourd'hui, outre ces héritages maléfiques, des sources nouvelles d'une
"pauvreté" qui n'est plus "relatives"ou même liées à
l’histoire (comme celle de la colonisation), mais découlent, avec une
inhumanité implacable, du système de ce que l'on appelle pudiquement
"l'économie de marché" et de ses conséquences
"spirituelles": « le monothéisme du marché ».
Les notions de
"pauvreté", d’« exploitation », de
"sous-développement" sont aujourd'hui dépassées par celle d’« exclusion ».
On est "exclu"
de quoi ? Du marché. C’est-à-dire que le système n'a plus besoin ni de
votre travail (la machine informatique ou robotique réduit chaque jour le
nombre de travailleurs nécessaires; la "délocalisation" élimine les
fonctions les plus coûteuses en mobilisant la main d’œuvre la moins chère – y
compris celle des enfants, ou, comme aux Etats-Unis, celle des condamnés; les
concentrations d'entreprises permettent d'éliminer les «doubles emplois» à tous
les niveaux: de la maîtrise aux frais d'entretien; et plus encore peut-être, le
déplacement de capitaux retirés à l’« économie réelle » – celle qui
produit des biens de consommation, pour se porter sur la spéculation où
l'argent ne produit que de l'argent; des fortunes virtuelles rapidement
accumulées et sans travail, dont le montant clignote sur les écrans des
ordinateurs dans toutes les Bourses du globe, par le jeu génocidaire de la
« mondialisation ».
Tel est le système dont
la pérennité nous est présentée avec la nécessité inéluctable d'une loi de la
nature comme la pesanteur:
M. Michel Albert, homme
d'affaires et économiste de premier rang (ancien commissaire au Plan et
président du Centre d'études prospectives et d'informations internationales –
C.E.P.I.I.) écrit, en 1992: « Pourquoi ce bénéfice? Ne posez jamais cette
question, parce que vous serez immédiatement expulsé du sanctuaire pour avoir
mis en doute l'article premier du nouveau credo : la finalité du bénéfice c'est
le bénéfice. Sur ce point il n'y a plus de discussion. » Nous pourrions
poursuivre cette énumération mais il suffit d'en résumer les conséquences:
une production pléthorique.
Les Etats-Unis et le
Canada, à eux seuls, pourraient nourrir sept milliards d'habitants, mais dans
un monde où il existe déjà plus de deux milliards d'affamés le système
"européen" du P.A.C. institué en 1992 exige que 16% de la terre
française soient en friche. En 1998 l'Europe compte un million d'actifs
agricoles en moins, dont trois cent mille en France. Du point de vue
industriel, le scandale n'est pas moins grand: par exemple l'Inde et le
Pakistan, gros producteurs de textile et de coton, sont obligés d'acheter des
fibres industrielles concurrençant la production nationale.
L’« exclusion »
est donc un phénomène nouveau qui caractérise l'apogée de la victoire du
capitalisme : la rationalité est identifiée à la rentabilité. De ce point de
vue, il est aisé de définir les exclus:ils sont exclus du marché parce qu'on
n'a plus besoin de leurs bras ni même de leur cerveau (il ne s'agit plus de
penser le monde mais seulement le rendement financier des opérations) et on n'a
plus besoin d'eux comme consommateurs car la production est pléthorique, mais
il ne sont pas solvables.
Ils sont de "trop
"!
***
Le grand précurseur, en
Amérique latine, fut l'archevêque d'Olinde et de Recife, Dom Helder Camara,
lorsqu'il publia, en 1967, son livre : Spirale
de la violence où, partant de son expérience vécue, il écrit : «Dans les
pays sous-développés, les injustices – qui peut-être sont ignorées ailleurs –
atteignent des milliers de créatures humaines, de fils de Dieu, les réduisant à
une condition de sous-hommes… la misère tue aussi efficacement que la guerre la
plus sanglante.»
C'est là, disait-il, la
violence première et la plus meurtrière: la violence institutionnelle d'un
système qui assassine l'homme et l'image de Dieu dont il est porteur. La
deuxième est la violence révolutionnaire, dirigée contre la première et
engendrée par elle : «Les jeunes, déclarait-il, ne tolèrent plus les sept
péchés capitaux du monde actuel: le racisme, le colonialisme, la guerre, le
paternalisme, le pharisaïsme, l'aliénation et la peur.» Il évoquait avec
admiration l'action de « désobéissance civile » de Gandhi. Contre cette
deuxième violence se dirige la violence répressive au service de l'injustice
des grands propriétaires terriens et des monopoles, ceux des maîtres étrangers
et de leurs complices autochtones. La grande hypocrisie est de n'appeler «
violence » que la seconde, celle qui se dresse contre l'injustice et sa police,
appelées « la loi et l'ordre ».
Dom Helder Camara faisait
prendre conscience, contre toutes les forces hostiles, de ce qu'est le
véritable amour. Si Jésus dit, dans son Discours sur la montagne : «Si l'on
vous frappe sur la joue droite, tendez la joue gauche », ce n'est pas pour
cautionner la domination du plus fort. Il ouvre, dans cette provocante
parabole, la perspective d'un monde où ne se perpétuerait plus la chaîne des
violences et des contre-violences et leur réciproque engendrement démoniaque.
Lorsqu'il proclame : «
Aimez vos ennemis », cela ne signifie pas, sous prétexte d'amour, les laisser
continuer à torturer des millions de nos frères subissant toutes les variantes
du servage ou de l'esclavage. Au contraire, aimer nos ennemis c'est les libérer
du pouvoir maléfique de mépriser, d'exploiter et de contraindre, c'est-à-dire
de défigurer en eux-mêmes l'image de Dieu. Jésus en a donné l'exemple :
chassant à coups de fouet les marchands du Temple, et renversant les tables des
changeurs, les banquiers d'alors. (Jean II, 15)
Cette prise de conscience
d'une situation historique à la lumière de la foi, et cette prise de position
pour combattre le non-sens d'un monde où, en l'immense majorité des hommes - en
particulier dans le tiers monde mais pas seulement là - est bafouée
« l'image de Dieu », va conduire à une nouvelle lecture des Évangiles
et à une inversion radicale de la démarche théologique traditionnelle en
Occident : au lieu de prétendre « déduire » des textes évangéliques une
«doctrine sociale» ou politique sans tenir compte des réalités historiques de
chaque époque, partir de cette situation historique concrète pour en
déchiffrer le sens à la lumière du message de Jésus, si subversif à l'égard des
autorités religieuses et politiques de son temps, qu'il le conduisit à la mort.
Cette brèche ouverte dans
l'histoire des hommes est un modèle de la transcendance vécue dans l'histoire.
Comme le fit Jésus.
La Théologie de la libération du père Gutiérrez au Pérou, le Jésus libérateur de Leonardo Boff au
Brésil, Histoire et théologie de la
libération d'Enrique Dussel en Argentine, la Libération de la théologie du père Segundo sont des jalons de cette
recherche et de cette grande inversion.
Leur critique du marxisme
est la plus profonde, car une théorie n’est jamais sérieusement réfutée tant
qu’on n’a pas tiré jusqu’à la dernière goutte de vérité qu’elle porte en elle
et qu’on n’a pas dégagé la racine de ses erreurs.
Le marxime, comme les
utopies socialistes qui l’ont précédé, est né au XIXe siècle dans
le contexte historique de la «révolution industrielle» dont les performances
techniques auréolaient le capitalisme d'un mythe faustien ou prométhéen, d'une
croyance messianique dans le « progrès » . Les théologiens de la
libération ont posé la question majeure : le changement radical, dont le monde
a besoin pour surmonter les inégalités (et les violences qui en découlent), ne
peut se fonder sur une idéologie déterministe, que ce soit celle du «progrès»
des libéraux ou sa variante « dialectique » chez les intégristes du
socialisme dit «scientifique» (en réalité : positiviste, car les sciences
peuvent nous fournir de merveilleux moyens mais ne sauraient nous désigner des
fins dernières).
Toute espérance de
mutation, inversant nos nouvelles dérives, implique le postulat opposé au
déterminisme : la transcendance, c'est-à-dire la possibilité pour l'homme de
rompre avec les fins – ou plutôt l'absence de fins – imposées par le système.
Les expériences historiques de construction du socialisme, sous le nom usurpé
de « marxisme », ont échoué. Au-delà des fautes des hommes, l'erreur théorique
majeure de ce que l'on a appelé « le socialisme historique », fut de prétendre
qu'il était possible de libérer l'homme en faisant abstraction de sa dimension
transcendante.
Les théologies de la
libération ont ouvert une voie inédite de nos jours, à l'union indissoluble de
la foi et de l'histoire. D'un même mouvement elles rappellent aux uns la
dimension transcendante de l'histoire, et aux autres la dimension historique de
la transcendance. Elles ont ainsi dépassé deux dualismes inverses et
symétriques qui bloquaient le chemin vers une libération plénière de l'homme :
une foi en la transcendance conçue comme extériorité eschatologique et
sous-estimant les luttes historiques des hommes, ou un engagement dans
l'histoire sans référence absolue. Cette double partialité a conduit, en
Occident, à une double impuissance: celle d'un christianisme sans prise
historique sur les mouvements concrets de libération des hommes, et celle d'une
faillite de ceux qui guerroyaient dans une histoire close. Les théologies de la
libération constituent le plus grand effort contemporain pour mettre fin à ce
divorce.
La foi en la
transcendance est un pari, un postulat, tout comme la croyance en un
déterminisme universel dans l'engrenage duquel l'action de l'homme n'est qu'un
cas particulier du mouvement des choses. Ce choix seul permet de donner un sens
à notre vie en lui rendant la responsabilité de vaincre les dérives mortelles
de notre temps. Cette transcendance, comme postulat de toute action libératrice,
les théologies de la libération ne la définissent pas comme extériorité mais
comme possibilité permanente de rupture et de dépassement à l'égard du passé.
Jésus en a donné le modèle en consacrant sa vie et sa mort à la lutte contre
les dominations sacralisées. Mais la lecture traditionnelle du message divin a
été faite « par en haut», par les pouvoirs.
La lecture des
théologiens de la libération est une lecture « par en bas »,
c’est-à-dire à partir des exclus, à partir de ceux qui travaillent, souffrent,
vivent et meurent sans savoir à quoi leur travail, leur souffrance, leur vie et
leur mort peuvent servir. Pour ceux-là l'avenir est la seule espérance de la
résurrection, c'est-à-dire du passage de la mort à la vie réelle : une vie qui
ait un sens.
Ce n'est pas en « se
penchant » sur eux, mais en devenant l'un d'eux, en partageant leur existence,
leurs souffrances, leurs espérances, que le théologien vivra sa théologie non
comme une carrière libérale, mais comme un témoignage militant du message.
Libération de l'homme et
libération du péché ne font qu'un ; l'histoire sainte et l'histoire tout court
sont l'unique histoire de cette libération, indivisiblement : profane et
Sacrée.
La trompeuse distinction
des deux plans celui de l'eschatologie et celui de l'histoire, met en effet
l'Évangile au service des puissants.
« La figure de Jésus, écrit Leonardo Boff, nous arrive chargée et entourée
de titres et de déclarations dogmatiques... qui tendent à voiler son
originalité, à cacher son visage humain et à le reléguer dans l'histoire, pour
l'hypostasier comme un demi Dieu, hors de notre monde. La foi doit libérer la
figure de Jésus des entraves qui l'enserrent et la diminuent...[3]»
La foi au Christ ne se
réduit pas à l'archaïsme des formules, même si elles sont vénérables, ni à
l'archéologie biblique. Croire en Jésus, au sens où il s'agit d'un acte
engageant mon existence et impliquant une manière de vivre, c'est
confronter la totalité de ma vie
personnelle, sociale, ecclésiale, culturelle et globale avec la réalité de Jésus.[4]»
Ainsi seulement la
religion cesse d'être un opium et une aliénation. Ainsi seulement la foi
devient le ferment d'un avenir à visage humain, c'est-à-dire divin, par la
participation à l'avènement du Royaume.
L'un des aspects les plus
novateurs de la théologie de la libération c'est d'avoir mis fin à ce
colonialisme religieux d'une théologie se donnant comme l'accomplissement de
l'histoire juive, en devenant européenne à travers la philosophie grecque et
s'organisant sur le modèle impérial romain. Tout le reste du monde ne pouvait
recevoir le message que prisonnier de cette seule culture. Il n'y avait d'«
histoire sainte » que celle du peuple juif, de langage religieux que le latin.
Comme l'écrit Enrique
Dussel : l'Église chrétienne, en Amérique latine (comme d'ailleurs en Afrique
et en Asie), était «un appendice de l'histoire des missions»[5].
Il ajoute: «Ce sont les
Européens qui ont «découvert» les autres «œcumènes», qu'ils ont dominées grâce
à la force des armes, de la poudre, des chevaux et des caravelles… dans le
proche futur, quel est le prochain projet humain auquel les Européens eux-mêmes
vont devoir s'ouvrir [6]? [...] »
L'apport essentiel des
théologies de la libération peut se résumer en trois redécouvertes
fondamentales pour toute foi :
1°) Dénonçant la
métamorphose cléricale maudite d'un Jésus : pauvre et libérateur en un
Christ-Roi puissant et dominateur, ils ont replacé, dans la pratique, et non
pas au niveau du discours, « l'option préférentielle pour les pauvres »
(c'est-à-dire les deux tiers du monde - le monde non-occidental - surtout), en
un mot le véritable et concret amour.
2°) Elles ont rappelé la
dimension fondamentale de Jésus sa critique prophétique des puissances, qu'il
s'agisse des grands prêtres de la hiérarchie juive ou des occupants romains
avec qui ils collaboraient. Revécue dans le monde contemporain cette foi n'est
plus un « opium» mais un « levain » de la résistance à l'oppression, à toute
les oppressions (celles de la dépendance et de la misère, comme celle de
l'aliénation des esprits par le monothéisme du marché.)
3°) Elles ont fait vivre
une nouvelle lecture des livres sacrés en se référant non à un Christ-Roi et
Sauveur « d'en haut », mais à la pratique de Jésus, si subversive qu'elle le
conduisit à la mort. Une mort qui n'était pas écrite de toute éternité par une
puissance « céleste », mais une mort inscrite dans l'histoire dans l'histoire
des luttes contre les puissants et leurs oppressions matérielles et
spirituelles.
Toutes les religions
aujourd'hui ont besoin de ce réveil une lecture des livres «sacrés», confrontée
aux problèmes de chaque jour, comme Gandhi lut la Baghavad Gita, comme Joachim
de Flore ou le pasteur Bonhoeffer ont lu la Bible, comme Mohammed Iqbal a lu le
Coran.
Ce dont nous avons
aujourd'hui besoin ce n'est pas d'une mondialisation impériale du marché, mais
d'une union symphonique d'expériences humaines à laquelle chaque peuple
apporte la contribution de sa culture et de son histoire.
La volonté de reconnaître
la présence du sacré dans la spiritualité de tous les hommes, quelle que soit
leur appartenance ethnique ou leur culture, est peut-être l'apport le plus
précieux des théologies de la libération.
Il s'est répandu d'abord
chez les peuples dont le développement spirituel autochtone avait été le plus
longtemps bafoué, méconnu, sinon détruit, et d'abord, après l'Amérique Latine,
en Afrique et en Asie.
En 1977, en Côte
d'Ivoire, sous la présidence de l'archevêque d'Abidjan, Mgr Yago, s'est tenue
une Conférence des théologiens chrétiens d'Afrique noire : «Civilisation noire
et Église catholique.»
Le père Jean-Marc Ela, au
nom de l'universalisme chrétien, rappelle que « la culture
judéo-méditerranéenne qui a jusqu'ici véhiculé le christianisme n'est qu'une
culture parmi d'autres... Catholique n'est pas synonyme de romain... »
Cette volonté de
décoloniser la foi et de relativiser la culture occidentale pour sauver les
valeurs universelles du christianisme, s'exprime avec force dans le livre d'un
jésuite du Cameroun, le père Hegba, Émancipation
d'Églises sous tutelle: « Le christianisme n'est pas une religion
occidentale, mais une religion orientale monopolisée par l'Occident qui lui a
imprimé la marque indélébile de sa philosophie, de son droit, de sa culture, et
qui se présente désormais ainsi aux autres peuples du monde. Il nous revient
d'imprimer notre marque indélébile sur la même religion, en n'élevant plus au
rang de révélation divine la philosophie aristotélico-thomiste, la pensée
protestante germanique ou anglo-saxonne, ou les formes de pensée et les
coutumes gauloises, gréco-romaines, lusitaniennes, espagnoles, ou allemandes,
qui ont été christianisées sinon sacralisées par l'Europe. »
Le père Osana tire les
conclusions des déclarations de Mgr Zoa, évêque de Yaoundé : « Nous
sommes les héritiers légitimes des religions africaines traditionnelles qui ont
préparé l'homme africain, autant qu'aucune autre, à l'avènement de
Jésus-Christ. Elles ont un rôle comparable à celui de l'Ancien Testament. »
***
Après
l’Amérique et l’Afrique, signalons les mises à jour, par retour aux sources,
des traditions religieuses qui ont également lieu en Asie. Dans l'une des plus anciennes spiritualités, en
Inde, une théologie est en train de sortir de l'ombre. Depuis quelques années,
les théologiens indiens ont jeté les bases d'une théologie qui repose sur une
réflexion et une expérience de foi vécue dans le contexte du pays.
Le 12 mars 1992, à
Hong-Kong s'est ouvert un séminaire auquel participèrent des théologiens venus
des différentes parties de l'Asie. A l'issue de cette rencontre un document
critique sur le thème « L'avenir de la
pensée sociale chrétienne », est signé par tous les participants. Dans ce
texte, les théologiens dénoncent le caractère eurocentrique de l'enseignement
social de l'Église qui ne reconnaît pas les contributions des Conférences
épiscopales régionales ainsi que les particularités des Églises locales.
Des prêtres d’Asie ont
tenté, de manière inventive, de mettre l'enseignement catholique en rapport
avec les difficultés posées par la situation asiatique. Malheureusement, une
missiologie de restauration, venue de Rome, tente aujourd'hui de pénétrer en
Asie.
Le théologien indien
Félix Wilfred déclare à ce propos : « II faut espérer que cette
importation en Asie d'une missiologie pré-vaticane surannée n'est qu'un
phénomène passager, que la Fédération des Conférences épiscopales continuera à
suivre à l'avenir la ligne qu'indiquent déjà d'abondants documents et qu'elle
contribuera par là même à l'émergence d'images neuves de Jésus, conformes au
génie de l'Asie. »
La volonté de redécouvrir
le sacré dans des civilisations et des cultures qui ne sont pas occidentales
est une des plus fécondes promesses de l'avenir. Aloysius Pieris, jésuite, est
né au Sri Lanka. II est le fondateur-directeur du Centre de recherche Tulana à
Kelanya, près de Colombo. Indologiste classique spécialisé dans la philosophie
bouddhiste, il est engagé dans un vaste programme de recherche sur la
littérature philosophique bouddhiste médiévale en pali. Il est rédacteur de Dialogue, revue internationale pour les
bouddhistes et les chrétiens, publiée par l'Institut oecuménique de Colombo. Il
a abondamment écrit sur la missiologie, la théologie des religions, la
théologie de la libération asiatique et la bouddhologie.
Raimon Panikkar, de père indien
et de mère catalane, a fait le plus haut effort pour montrer que « l'une
des intuitions les plus profondes de la sagesse de l'Inde» rejoint certains
aspects de la Trinité chrétienne. Tentant de déchiffrer ce dogme de la Trinité
par une méditation vécue de l' « advaïta » védantin (la doctrine de la
« nondualité »), il montre qu'en nous enseignant que la fin dernière de
tout homme, selon la mystique indienne, est de reconnaître que l' «atman »
(personnel) est identique au «brahman » (présence de la totalité) dans le
«Tu es cela» des Upanisads, l'hindouisme nous aide à dépasser l'illusion d'une
transcendance pensée comme extériorité.
Raimon Panikkar, en
particulier dans son livre La Trinidad y
la experiencia religiosa, sommet de son oeuvre, a donné une expression
exemplaire d'un véritable dialogue de la foi échappant à tous les
ethnocentrismes.
Déjà la déclaration
commune des évêques du Tiers-Monde avait formulé des réserves sur la «romanité»
de l'Église catholique. L'affaire prit une forme aiguë lorsque, le 2 janvier
1997, un théologien du Sri Lanka, le père Tissa Balasuriya fut frappé
d'excommunication majeure par la Congrégation inquisitoriale du cardinal
Ratzinger et avec l'accord du pape (ce qui la rendait sans appel et
irréversible) pour avoir montré combien le christianisme restait occidental, et
pour avoir essayé de vivre sa foi dans le contexte du Sri Lanka et de l'Inde,
en reconnaissant le rôle éminent qu'y prenait la spiritualité bouddhique. Dans
son livre Marie ou la libération humaine
s'opposaient indubitablement deux théologies : celle de Rome selon laquelle
toute réflexion théologique doit passer par le magistère, c'est-à-dire la
hiérarchie romaine, détentrice exclusive de la vérité, et l'autre, partant
prioritairement de l'attention portée aux pauvres et à leur combat pour la
justice sociale, tenant compte aussi de la valeur de foi des spiritualités
autochtones.
Déjà, en mai 1996, la
Congrégation romaine le sommait de reconnaître solennellement l'infaillibilité
pontificale, la virginité de Marie, Dieu comme l'auteur de l'ensemble des
livres de la Bible, et l'origine divine de l'interdiction du sacerdoce des
femmes. Le père Balasurya refusa au nom des «pratiques de l'Église depuis le
concile de Vatican II, de la liberté et de la responsabilité des chrétiens et
des théologiens, établis par le droit canon.»
Le fond de l'affaire,
c'est que le père Balasurya, comme les théologiens de la libération de
l'Amérique du Sud, ne se contentait pas de condamner le capitalisme dans ses
excès mais dans sa logique même, génératrice d'inégalités et d'exclusion.
Il écrivait: «Une
approche mariale du Tiers Monde devrait s'inspirer de la sensibilité du Projet
incarné par le Magnificat nourrir les affamés et élever les humbles.»
La condamnation souleva
l'indignation en Asie, et même dans le monde entier. La Congrégation à laquelle
appartenait le père, les Oblats de Marie Immaculée, l'Association œcuménique
des théologiens d'Asie, l'Association internationale des théologiens du Tiers
Monde, le Mouvement des étudiants catholiques d'Asie et du Pacifique, ont
proclamé leur solidarité avec l'excommunié.
Mais, au delà, il y eut
des manifestations de bouddhistes et d'hindous, de théologiens notoires comme
le jésuite indien Samuel Rayan, ou le dominicain australien Philip Kennedy. Du
monde entier plus de dix mille lettres furent adressées au prêtre «hérétique».
Au début de 1997 les évêques japonais ont vivement critiqué le document
préparatoire au Synode des Églises asiatiques prévu pour avril 1994 (à Rome
comme le précédent pour les évêques d'Afrique). Ce texte, disent les évêques
japonais, fait preuve «d'un manque de compréhension de la culture asiatique.»
Devant un aussi vaste et
universel tollé, la monarchie infaillible de Rome dut céder, et, le 15 janvier
1998, le Vatican leva la sentence d'excommunication prononcée un an avant.
Cette première défaite spirituelle de l'Église romaine est celle de tout
l'ethnocentrisme occidental, et une victoire de l'universalité. Reconnaître la
présence du sacré en ce que les religions révélées appelaient «Dieu», et ce que
les sagesses, en particulier celles de l'Orient, appellent l'Un et le Tout,
comme dans le Tao, les Vedas, les Upanishads, le Bouddhisme, c'est libérer la
foi du particularisme carcéral des religions closes. L'essentiel est de ne pas
croire que, dans ce choix vital, notre religion est la meilleure parce que nous
ignorons toutes les autres.
Par exemple la mission de
l'enseignement religieux ne peut pas être simplement d'enraciner l'enfant dans
sa propre tradition, mais de lui apprendre à connaître (et donc à aimer) la foi
des autres. Réciproquement, un enseignement laïque se doit de donner
connaissance à l'enfant des grands textes religieux de l'humanité: de la
Bhagavad Gita à ceux du Tao, de la Bible au Coran.
L'exclusion serait
d'autant plus paradoxale que les grands mystiques, qu'ils soient chrétiens ou
musulmans, ont tous puisé aux sources orientales, notamment hindoues, à
travers, notamment, Alexandrie, depuis Plotin et Philon le juif, puis, pour les
musulmans, depuis les voyages d'Al Birouni en Inde, et ses traductions des
Upanisads. L'on oublie trop souvent que Bouddha est antérieur de six siècles au
christianisme.
Appellera-t-on le
bouddhisme un athéisme parce qu'il ne prononce pas le nom de Dieu? Lui
préférerait-on les réponses préfabriquées à des questions que les «théologiens»
(ceux qui croient parler de Dieu) ont posées, au lieu de répondre aux questions
vitales que les hommes, («les mangeurs de pain », comme disait Homère) se
posent sur leur survie quotidienne et sur le rapport avec le sens de leur vie
et des fins dernières ?
II ne s'agit nullement de
rejeter les religions qui utilisent le mot Dieu dans son sens traditionnel,
c'est-à-dire avec ses attributs de puissance et d'extériorité, mais de
considérer, avec respect, chacune d'elle, avec ses croyances et ses rituels,
comme une expression symbolique de la recherche du divin, du «salut» des
hommes, de tous les hommes, de leur accès à la plénitude par participation à
une totalité vivante, incessamment créatrice et dont ils sont, pour leur part,
responsables.
Aucune d'elle ne peut
avoir la prétention de monopoliser l'absolu. Mais simplement de tenter de
l'atteindre avec le langage et les possibilités de sa culture. Elles ne sont
pas rivales, mais complémentaires.
Pour l'homme, retrouver
cette dimension transcendante, quotidiennement vécue, de son existence, est une
responsabilité qu'il ne peut déléguer à n'importe quel fonctionnaire de
l'absolu. Retrouver le sens du mythe et du rite et assumer les engagements
concrets qu'il comporte.
La condamnation de la théologie de
la libération
Le porte-parole de la
hiérarchie paulinienne de Rome, le cardinal Ratzinger, bâtit toute
l'argumentation de ses condamnations de la CLAR (la Confédération des
religieuses d’Amérique latine), sur le principe fondamental de toute théologie
de la domination formulée par saint Paul, qu’il cite intégralement : «Que tout
homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir car il n'y a d'autorité
que par Dieu. Ainsi celui qui s'oppose à l'autorité se rebelle contre l'ordre
voulu par Dieu.» (Rom, XIII, l-2).
Il reproche aux
théologiens de la libération de soutenir la résistance des opprimés à leurs
oppresseurs, là encore en s'appuyant sur saint Paul : « La libération
que Dieu seul nous apporte est la libération du péché[7]. » Or cela relève de la grâce de Dieu :
«Vous n'y êtes pour rien», disait saint Paul.
Pour Ratzinger l'histoire
du salut, et donc de la libération, dépend de l'Église romaine qui, écrit-il,
« représente le Royaume de Dieu sur la terre »[8].
Il critique
l'interprétation de l'Exode y voyant le symbole de la rupture avec toutes les
tyrannies, là encore en se référant à Saint Paul : « Tous
traversèrent la mer et tous furent baptisés en Moïse. » (I. Cor. X, l et
2) Ratzinger écrit: «Au lieu de voir, avec saint Paul, dans l'Exode une figure
du baptême, on sera porté, à la limite, à faire de celle-ci un symbole de
libération politique[9].»
Les fidèles n'ont plus
qu'à s'en remettre à l'Église qui a finalement des pouvoirs supérieurs à ceux
de Dieu lui-même: la Bible avait évoqué les supplices éternels d'un enfer (qui est déjà étrange en raison de
la miséricorde infinie de Dieu), mais l'Église a des pouvoirs plus grands : ses
sacrements peuvent effacer le péché «
par le baptême tous les péchés sont remis[10]. »
En 1992, un point final
est mis à ses querelles par la monarchie romaine avec la publication du Catéchisme qui bouche radicalement la
brèche ouverte par le concile de Vatican II. Dès l'introduction d'ailleurs nous
sommes prévenus: « Le Concile de Trente (1545-1563) constitue un exemple
[…] une œuvre de premier ordre comme abrégé de la doctrine chrétienne[11]. » Nous voici donc ramenés plus de cinq cents
ans en arrière : Le concile de Trente était celui de la Contre-Réforme, dirigé
contre les ouvertures de la Réforme. Le catéchisme de 1992 est, lui-aussi,
l'expression d'une Contre-Réforme, mais cette fois contre les ouvertures de
Vatican II, et qu'il n'hésite pourtant pas à citer[12], bien qu'il en soit le refus radical.
***
Dans la décennie des années
cinquante, à la fin de la deuxième guerre mondiale, et comme conséquence du
partage du monde en deux blocs – autour des États-Unis et de l'URSS – se
développe en Occident une conception politico-religieuse dualiste et
manichéenne. Selon cette conception, les croyants chrétiens sont les bons et
les marxistes athées les méchants. Cette conception alimente la guerre froide
sur la base d'un anticommunisme viscéral. Au nom de Dieu et de l'Évangile de
Jésus de Nazareth s'organise une guerre sainte contre les marxistes et les
communistes. Tout engagement pour la justice, pour les droits des peuples, est
qualifié fréquemment de «marxiste », «communiste» et «subversif ». Le but
est d'empêcher cette prise de conscience des véritables problèmes.
Dans la décennie des
années soixante, une série de facteurs convergent sur une plus grande insertion
des chrétiens dans la lutte de libération des peuples. On voit surgir la figure
prophétique du père Camilo Torres, et un nouveau dialogue avec le marxisme à la
lumière de Vatican II. Depuis la fin des années soixante, ces secteurs ont
commencé à être la cible de l'empire. Philip Agee, ex-agent de la CIA, dénonce
le travail de cette institution et plus tard lorsqu'il prend sa retraite, il
publie un livre intitulé Journal d'un agent
secret : dix ans dans la CIA. Dans cet ouvrage, paru en 1975, Philip Agee
montre comment, tout au long des années soixante, la CIA s'infiltre dans les
Églises et se sert des prêtres, des religieux et des laïcs pour avoir un regard
sur ces chrétiens critiques, sur les militants populaires et les leader
politiques progressistes.
Des spécialistes de la
CIA corroborent ce diagnostic. La Tribunal Russel, réuni à Rome en janvier
1976, affirme à la page 8 de son rapport intitulé La pénétration impérialiste dans les Églises d'Amérique latine:
«Jusqu'au milieu
des années soixante, les Églises ne sont pas considérées comme un danger pour
les plans de l'impérialisme. Au contraire, ce dernier compte, surtout dans le
cas de l'Église catholique, sur son caractère monolithique et anticommuniste
pour contenir les idéologies subversives. Cependant, la révolution cubaine tire
la sonnette d'alarme contre le péril de la subversion marxiste dans d'autres
pays qui, jusqu'à maintenant, étaient considérés comme sûrs. La politique
impérialiste soutient certains groupes syndicaux chrétiens, apparemment opposés
aux marxistes, aux mouvements coopératifs de différents types, aux groupes
chargés de développer le travail communautaire, et parfois liés aux Églises.»
La situation s'aggrave
après la conférence de Medellin. Richard Nixon envoie le milliardaire Nelson
Rockefeller en voyage d'observation dans le sous-continent[13]. Le 30 août 1969, Rockefeller présente son
rapport au président américain dans lequel il affirme: «Les communications
modernes et le développement de l'éducation ont provoqué un bouleversement de
la société qui a eu aussi un grand impact sur l'Église[14] en la
transformant en une force engagée pour le changement; changement
révolutionnaire s'il le faut. »
Plus loin, le rapport
Rockefeller ajoute : «Nous devons être attentifs, car si l'Église
latino-américaine met en application les accords de Medellin, nos intérêts
peuvent en être affectés.» Le dossier
de Nelson Rockefeller inquiète le gouvernement des États-Unis et le Bureau de
recherche du département d'État commande à la Rand Corporation une enquête.
Cette dernière rend un mémorandum (RM-6132-2), en octobre 1969. Le rapport
s'intitule : Développement
institutionnel en Amérique latine : les changements dans l'Église catholique.
Préparé par le Bureau de recherches étrangères du département d'État, The Rand Corporation, Santa Monica,
Californie.
Il suffit de mentionner
une phrase du rapport d'octobre 1969 de la Rand Corporation : «L'Église
catholique romaine en Amérique latine montre actuellement une grande
effervescence. Elle essaie de modifier ses facettes multiples de présence
temporelle vis-à-vis du développement social moderne tout en essayant d'adapter
son action afin que l'Église ne perde pas sa propre intégrité institutionnelle. »
Dans différents points du
continent américain d'autres rapports sont élaborés, comme celui diffusé par la
revue Primera Plana, de Buenos Aires.
Ce rapport avait été rédigé par des militaires argentins, chargés dans leur
propre pays de la persécution religieuse contre les chrétiens, et ils avaient
bénéficié des conseils d'agents de la CIA et de militaires brésiliens. Comme
exemple de cette politique, nous pouvons citer le cas dramatique de la
répression contre deux religieux dominicains, torturés : frère Betto et Tito
d'Alencar. Ce dernier n'ayant jamais pu surmonter la souffrance de ces tortures
qui provoquèrent la perte de sa personnalité, se suicida quelques années plus
tard.
Un autre document secret
est publié en Bolivie: le plan Banzer contre l'Église qui rend compte de
l'intervention de la CIA et de la démission du chef des services de
renseignements, le colonel Araba, car il ne voulait pas agir contre les ordres
prétendument liés au «communisme international », venant de religieux dominicains,
oblats, jésuites. Le rapport affirme qu'on a «ouvert un fichier spécial avec
les noms des religieuses et des prêtres afin de les surveiller. On doit
également surveiller l'épiscopat. [...] On ne doit plus organiser de descentes
dans les maisons religieuses, car elles provoquent trop de publicité. Les
arrestations doivent se faire de préférence dans des lieux éloignés des villes,
dans des rues silencieuses ou très tard dans la nuit.» Les plans de la CIA sont en fait mis en pratique jusque dans les
années quatre-vingts. Elle fait appel à d'autres moyens politiques et religieux
: les rapports de Santa Fe I et II, l'Institut sur religion et démocratie,
l'expansion des sectes fondamentalistes et l'Église électronique.
Derrière ces activités on
sent qu'il y a la peur de la menace des affamés. Dans ce sens la phrase du
président des États-Unis, Lyndon B. Johnson, est significative : les
affamés sont notre ennemi car «ils désirent ce que nous avons ».
Le président Bush
déclarait en 1994 : « Nous devons créer une zone de libre échange de
l'Alaska à la Terre de feu » Son secrétaire d'État ajoutait: « Nous
devons établir une zone de libre échange de Vancouver à Vladivostok ».
Laisserons-nous crucifier l’humanité sur cette Croix d' or ? Tel est le débat
du siècle.
Mais en prenant parti
pour les pauvres, ne va-t-on pas contre l'amour universel auquel aspirent tous
les chrétiens ? Les théologiens répondent que la dimension conflictuelle est
inhérente à l'Évangile, car le Christ «n'est pas venu pour semer la paix, mais
pour semer des épées» (Mt 10, 34 et Lc 22, 51). Ils cherchent un amour
universel qui s'accomplit dans «la solidarité avec les opprimés qui libère à
son tour les propres oppresseurs de leur propre pouvoir, de leur ambition et de
leur égoïsme».
***
Dès que les «communautés
de base» et les théologies de la libération ne se cantonnèrent plus dans le
"caritatif" c’est-à-dire dans le soulagement individuel des
souffrances, et de la faim impliquées dans la logique du système d'exploitation
néo-coloniale et impérialiste, mais mirent à jour les rouages officiels de
cette chambre de torture à l'échelle d'un continent, les bénéficiaires du
système et leurs bénisseurs spirituels unirent leurs efforts contre cette levée
à la fois spirituelle et militante. La hiérarchie "romaine" et la CIA
unirent leurs efforts. Il est remarquable que la Curie romaine publie, le 23
novembre 1984: Instructions sur quelques
aspects de la théologie de la libération pour condamner celle-ci et
qu’apparaisse deux mois après, le 7 février 1985, à Lima, le Document de Santa Fe, où les idéologues
de la CIA de Reagan recommandent (Proposition III): «La politique extérieure
des États-Unis doit commencer à affronter la théologie de la libération.» Cette
collusion de la politique américaine et du Vatican est désormais à la fois
pratiquée et proclamée : le conseiller le plus éminent, depuis Kennedy, de la
présidence des États-Unis, M. Brzezinski, déclare dans le Corriere de 1a Sera du 10 mai 1993: «Si elle veut guider le monde,
l'Amérique doit adopter le message éthique du pape Wojtyla.» Le deuxième
document de Santa Fe de 1988, reprise de la plate-forme électorale de Ronald
Reagan, affirme que la théologie de la libération «est une doctrine déguisée en
croyance religieuse», et qu'elle est, comme telle, une menace pour la «sécurité
nationale américaine» et, par conséquent doit être «combattue».
Au nom de la
"Congrégation de défense de la foi" (ex-Inquisition ), le cardinal
Ratzinger, au nom du pape Jean-Paul II, dès le 10 juillet 1989, dans une lettre
dont le pape avait, déclare Ratzinger, pris connaissance le 30 juin 1989,
écrivait à la CLAR que son projet Parole
et vie, qui fixait les lignes directrices d'une défense militante de
«l'option préférentielle pour les pauvres», constituait «une lecture de l'Écriture
Sainte en rupture radicale avec celle de la tradition et du Magistère».
Dans son encyclique Centesimus annus, en 1991, Jean-Paul II,
après avoir affirmé – comme tous les contre-révolutionnaires du monde, qui
voyaient dans l'effondrement de l’Union soviétique, la preuve de sa malfaisante
fausseté et non de sa trahison, par les hiérarques «soviétiques»,
proclamait : «L'échec du marxisme dans la construction d'une nouvelle et
meilleure société.» Il proposait cette alternative: «Un système économique qui
reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la
propriété privée, des moyens de production et des responsabilités qui en
découlent, de la libre créativité humaine dans le secteur de l'économie.» On ne
saurait donner une définition plus exacte du capitalisme et des conséquences
spirituelles qui en découlent : «le monothéisme du marché»!
C'est à Compostelle, en
novembre 1982, que Jean-Paul II affirme avec le plus de clarté son arrogance,
d'abord de mise au pas de l'Europe pour qu'elle reprenne son rôle
"missionnaire", c’est-à-dire colonisateur dans le monde entier.
«Moi,
Jean-Paul... successeur de Pierre sur le siège de Rome, siège que le Christ a
voulu placer en Europe qu'il aime à cause des efforts qu'elle a faits pour
diffuser le christianisme à travers le monde...je lance vers toi, vieille
Europe, un cri plein d'amour : retrouve-toi toi même, sois toi même...Revis ces
valeurs authentiques qui ont rendu ton histoire glorieuse et bienfaisante ta
présence sur les autres continents.»
Cette Europe, c'est avant
tout l'Église et «hors de l'Église pas de salut» comme le redira le Catéchisme
de 1992.
Tel est le plan de
"reconquête" de l'Europe et du monde qu'il se donne pour objectif.
L'on ne s'étonne plus, dès lors, de voir Jean-Paul II célébrer, en 1992, à
Saint Domingue, le massacre de soixante millions d'Indiens comme
«l'Évangélisation du Nouveau Monde», gommant les crimes du colonialisme; pas
plus que de voir Ronald Reagan, le jour du déclenchement de la guerre du Golfe
apparaître à la télévision en compagnie de l'un des principaux prédicateurs
fondamentalistes américains, Billy Graham, pour demander ensemble la
bénédiction divine de cette entreprise guerrière.
A Saint-Domingue, en
1992, à l'occasion de la célébration de l'invasion de l'Amérique et de
l'extermination des Indiens, qu'il appellera "évangélisation", il
développera le second volet de son propre programme.
D'une manière plus
officielle encore la revue américaine Time
révélait qu'une «Sainte Alliance» avait été conclue, entre Ronald Reagan et
Jean-Paul II, en juin 1982, pour désintégrer le bloc de l'Est grâce à l'appui
conjoint de Rome et de Washington au syndicat Solidarnosc. L'information du Time
fut confirmée par une interview de Reagan lui-même à la revue italienne Panorama du 12 mars 1992, où
l'ex-président déclare notamment: «Le pape a été d'une aide déterminante pour
soutenir le mouvement Solidarnosc.
Lui et moi avions trouvé le commun dénominateur entre les États-Unis et le
Vatican en raison de l'unité de nos idéaux.»
Dans le même esprit,
cette collusion se manifestait dans la lutte contre les «théologies de la
libération» qui, à travers les «communautés de base» animaient la résistance
pacifique des plus misérables dans ces peuples contre les oligarchies locales,
leurs dictateurs et leurs «escadrons de la mort», portés au pouvoir, armés et
formés à la répression dans «L'école des Amériques» et financés par le
gouvernement américain et sa CIA.
Le plus dangereux pour
les États-Unis et la hiérarchie romaine, c'était que les théologies de la
libération reposaient sur une nouvelle lecture de l'Évangile, non plus «par en
haut» pour en tirer, de saint Paul à Bossuet et au « catéchisme de
1992 », une théologie de la domination, mais au contraire, pour les lire à
partir de la misère des masses, pour en tirer les principes de leur théologie
de la libération.
Il le fera avec d'autant
plus d'assurance que, la même année, en juin, il avait, en recevant Reagan au
Vatican, signé avec lui une «Sainte Alliance» pour combattre le communisme en
Pologne et à l'Est, en général, et les théologiens de la libération en Amérique
latine. Cette "Sainte Alliance" annoncée par la revue américaine Time le 24 février 1992, niée par le
Vatican mais confirmée par Reagan lui-même dans la revue catholique italienne Panorama du 22 mars 1992, sous le titre
«Un pacte avec le pape» disait notamment «Notre intention était d'unir nos
efforts pour combattre le communisme. Le pape a été d'une très grande aide pour
alimenter le mouvement "Solidarnosc", et nous avons convenu que le
commun dénominateur entre les Etats-Unis et le Vatican était notre idéal
commun." (Délibération du 12 mars 1992, publiée le 22 mars ).
Le pacte secret de 1982
ainsi révélé dix ans plus tard, avait un double effet politique. Le financement
conjoint, par la CIA et le Vatican, de Lech Walesa et de «Solidarnosc»: dès
1984, a été créée une "Fondation nationale pour la démocratie (National endowment for democracy N.E.D.)
dénoncée dans Libération, le 27
novembre 1985, alimentée à 100% par des fonds publics sous le contrôle du
département d'État et le Conseil national de sécurité, chargé à la fois de
financer les syndicats anticommunistes d'Europe, mais aussi « l'union
nationale interuniversitaire » (UNI) et, en premier lieu Solidarnosc, par
l'intermédiaire du Vatican, tout comme la CIA finance - via l'Allemagne - le
mouvement italien "Communion et libération", comme l'a révélé The new catholic reporter (organe
catholique américain, le 28 novembre 1986).
Quant à L'Amérique
latine, la collusion de la CIA et du Vatican contre les "théologies de la
libération" était plus évidente encore: les deux documents pontificaux,
rédigés par le cardinal Ratzinger contre les théologies de la libération,
datent de 1984 et 1986. Ils rejoignent le rapport de Rockefeller, déjà cité,
qui notait, dès 1969, (soit un an après Medellin): «L'Église catholique est
devenue une force appliquée au changement, y compris révolutionnaire ; d'où il
résulte qu'elle est vulnérable à la pénétration marxiste.»
Après l'échec de la
Conférence de Puebla, (1979) où l'on avait dénoncé les dangers d'une relecture
de la Bible, «premier succès de Jean-Paul II, quelques "experts" du
parti républicain se réunissent à Santa Fé invitant la politique extérieure des
Etats-Unis à s’opposer aux théologiens de la libération d’ Amérique latine». Le
3 septembre 1984, le cardinal Ratzinger dénonce les "déviations de la
théologie de la libération". En janvier 1990, Jean-Paul II déclare :
« C'est Dieu qui a vaincu en Amérique latine », (Dieu avec
l'aide de la CIA). En 1984, Vernon Walters bras droit de William Casey (chef de
la CIA), rencontre le pape à maintes reprises soulignant ainsi: «un
parallélisme entre la stratégie américaine et l'actuelle restauration
ecclésiale» comme l'écrit le jésuite uruguayen, le père Luiz Perez Aguilar dans
Témoignage chrétien du 6 février
1989: tous deux s'étaient en effet mis d'accord pour que les Etats-Unis et le
Saint-Siège s'emploient à exercer leur pouvoir afin d'empêcher le développement
de la théologie de la libération.
Cette collusion hors
nature porte des fruits sanglants. Le 23 mars 1980, Mgr Romero,
évêque de San Salvador, dénonçait les méfaits des « escadrons de la
mort » et la lutte des « contras »
contre le Nicaragua sandiniste. Il avait dit: «Arrêtez le massacre !» Le
lendemain 24 mars, en pleine messe pontificale, il est abattu par un coup de
feu. Neuf ans plus tard ce sont six jésuites de l'université de San Salvador
qui sont sauvagement assassinés, dans la nuit du 16 novembre 1989, par un
commando des «escadrons de la mort». Le Vatican ne fait aucun effort pour
soulever l'indignation du monde entier contre ces crimes commis avec l'aide de
la CIA. En revanche, le pape exige que le père jésuite Fernando Cardenal
démissionne de ses fonctions de ministre de l'Éducation nationale du Nicaragua
sandiniste où, pourtant, il avait réalisé une alphabétisation d'une ampleur
immense au service de ce peuple.
Les dirigeants
nord-américains qui luttent économiquement et militairement (par
« contras » interposés) contre le Nicaragua et finiront par
l'abattre, sont très fortement aidés dans leur lutte contre révolutionnaire,
par les prélats inféodés à la politique vaticane, comme, par exemple, l'évêque
de Managua, Mgr Obando.
La même "Sainte
Alliance" joue le même rôle à Haïti cette fois contre le père Aristide,
partisan des théologiens de la libération. Contre les attaques des Etats-Unis,
le Vatican se tait et comme par hasard, voit arriver quatre cent mille dollars,
comme le révèle L'actualité religieuse
dans le Monde de novembre 1991.
Telle fut la connivence
des dirigeants des Etats-Unis et de ceux du Vatican, pour tuer, avec les
théologies de la libération, l'une des plus grandes espérances du XXIe siècle pour
échapper au suicide planétaire auquel les condamne la «mondialisation», autre
nom du colonialisme unifié et de la cassure aggravée du monde.
***
La condamnation par la
Curie romaine des "théologies de la libération" en 1984 et en 1986,
ne constitue qu'un aspect de la politique de contre-révolution à l'égard des
ouvertures sur le monde du concile de Vatican II et du rêve du prophétique pape
Jean XXIII énoncé dans Gaudium et spes
(Joie et Espérance). Ils voulaient
une Église qui ne chercherait plus à dominer le monde mais à le servir.
Avec l'élection à la
papauté de Jean Paul II commença une «restauration» de l'Église
constantinienne, celle qui avait rompu - depuis longtemps - avec «l'option
traditionnelle pour les pauvres», inaugurée par Jésus et bafouée une fois de
plus par Pie XII, qui avait, en 1954, mis un terme à l'expérience évangélique
des "prêtres ouvriers".
Le meilleur témoin de
cette entreprise de contre-Réforme est le Catéchisme de 1992 qui se réclame
explicitement du concile de Trente (1543-1563) présenté d'entrée de jeu comme un «exemple»[15].
Dès son élection, en 1978,
Jean-Paul II mit en place, à la Curie, des prélats à sa dévotion, et en fit
autant pour la nomination d'évêques nostalgiques du passé, en un sens tellement
opposé à ce qu'attendaient les fidèles, dans le monde entier, après Vatican II,
et plus encore après la Conférence de Medellin, que certains d'entre eux ne
purent entrer dans la cathédrale que sous la protection de la police et
enjambant les corps des fidèles couchés dans l'Église en signe de protestation.
Au Brésil, dès 1985, toute l’oeuvre de Dom Helder Camara fut détruite par son
successeur paulinien José Castro qui, notamment, ferma son séminaire. La chasse
aux théologiens qui, fidèles à l'enseignement de Jésus, poursuivaient leurs
recherches et dirigeaient de grandes publications, fut systématiquement
organisée. En 1984, en Espagne, le père Miguel Lumet fut écarté de la direction
de l'hebdomadaire Vita nueva, en
1989, en France, le père Paul Valadier fut relevé de ses fonctions de directeur
de la revue des jésuites Les Études.
Ce fut pire pour les théologiens. Le premier frappé avait été théologien
dominicain français Jean Marie Pohier, auquel fut interdit le droit d'écrire
après la publication de son livre Quand
je dis Dieu[16]. Puis, le 15 décembre 1979 est interdit
d'enseignement Hans Kung, théologien de l'université de Tübingen. Ensuite, sur
injonction de Jean-Paul II, ce fut le théologien flamand Edward Schillebeck
pour son livre Jésus, une expérience en
christologie. Silence, enfin, fut imposé au franciscain Leonardo Boff,
théologien de la libération, qui écrivait : «J'ai essayé d'articuler l'Évangile
avec l'injustice sociale.» Condamné en 1985 par le Saint Siège et démis en 1992
de la revue Voces, il est acculé à
sortir de l'Église pour «rester fidèle à Jésus».
***
Dom Helder Camara
résumait admirablement la loi du système et sa fondamentale hypocrisie :
« Quand je donne à manger à un pauvre, on dit que je suis un saint. Quand
je dénonce les responsables de sa misère on dit que je suis un communiste[17]. » Nous avons rappelé souvent, mais il
importe de le répéter car ce doit être le point de départ de toute réflexion
sur la politique mondiale, que le modèle de croissance occidental coûte au
Tiers-Monde quarante-cinq millions de morts de faim ou de malnutrition par an,
parmi lesquels treize million et demi d'enfants de moins de cinq ans (chiffre
de l'UNICEF), c’est-à-dire plus qu'un Hiroshima tous les deux jours. Que
l’espérance de vie est de soixante-seize ans aux Etats-Unis et de
cinquante-trois ans en Afrique. Que le rapport entre les pays pauvres et les
pays riches est passé en trente ans, de 1 à 30 à 1 à 150.
Telle est la clé du
problème dont les «communautés de base» et les théologies de la libération,
lorsque héroïquement elles réussissent à survivre, nous livrent un commencement
de solution.
Aujourd'hui l'Église de
la République argentine «demande pardon» pour son silence au temps des
massacres et de la torture de la dictature militaire. Ce ne sont pas seulement
celles du Honduras, de San Salvador, et du Nicaragua qui devraient se repentir
publiquement de s'être, dans leur majorité et leurs hiérarchies, tues lors des
forfaits des contras et de leurs
«escadrons de la mort» soudoyés et armés par les Etats-Unis, mais l'Église
romaine, toute entière, au lieu d'exalter, comme le fit Jean-Paul II « la
bienfaisante présence de l'Europe sur les autres continents » et
d'appeler « évangélisation »
le génocide des Indiens en oubliant la bénédiction des convois d'esclaves et
les bûchers de l'Inquisition.
Aujourd'hui,
continuateurs de Mgr Bartolomé de Las Casas, les théologiens de la
libération peuvent, si nous les aidons à triompher, en rappelant le message de
JÉSUS, nous sauver à la fois de tous les intégrismes et de cette idolâtrie
majeure de l'argent qui se dissimule sous le nom de « mondialisation ».
L'importance historique
de la condamnation des théologies de la libération par la Congrégation pour la
défense de la foi et la destruction des grandes espérances nées du concile de
Vatican II, par le Catéchisme de 1992
de la monarchie romaine, tient à ce que les problèmes qui angoissent, à juste
titre, les chrétiens, et d'ailleurs tous les amis de l'avenir dans le monde,
sont définis par des critères clairs et antithétiques : théologie
paulinienne ou constantienne de la domination ou théologie de la libération qui trouve en Jésus son inspiration
profonde.
***
Il est vrai que toutes
les religions dites « révélées » furent soumises à des
« lectures par en haut » (par les maîtres du jour qui tenaient à
imposer un littéralisme qui ne soit soumis à aucune révision critique pouvant
déborder le texte religieux et l'ordre social traditionnel qu'il sacralisait).
Jusqu'au XVIe siècle l'on
considérait, par exemple, dans le monde judéo-chrétien, que le Deutéronome
était de bout en bout écrit par Moïse jusqu'à ce qu'un exégète fit observer
qu'il était étrange que l'auteur y racontât sa propre mort.
Le Catéchisme de l'Église
catholique de 1992, redit : « Dieu est l'auteur de l'Écriture sainte »[18] et
« les chrétiens vénèrent l'Ancien Testament comme vraie parole
de Dieu[19]. »
L'Islam a souffert et
souffre encore du même absolutisme. Mohammed Iqbal écrivait que « toute renaissance de l'Islam commence par
une nouvelle lecture du Coran ». C'est pourquoi l'Islam d'aujourd'hui,
après une longue dormition, pour redevenir ce qu'il fut à l'époque de son
prophète et aux heures de son apogée, où il fut l'éducateur de l'Europe en la
liant aux grandes cultures de l'Orient, a besoin d'une nouvelle lecture «par en
bas», c'est à dire du point de vue des opprimés pour lesquels il ne s'agît pas
de maintenir le «statu-quo», mais pour qui l'avenir est le lieu de l'espérance
et de la création.
L'Islam, comme le
christianisme, a besoin aujourd'hui d'une théologie de la libération. Le monde
entier a besoin de ce double réveil du christianisme, et de l'Islam, et de tous
les hommes de foi, pour construire l'unité à la fois spirituelle et économique
du monde au nom d'une foi commune avec les grandes spiritualités de l'Asie que
le TAO résumait dans cette formule sublime : « Etre Un avec le Tout. »
Roger Garaudy
A SUIVRE
[1].
Le réalisme chretien, p.303.
[2] . Cf. Gustavo Gutiérrez, Teología de la Liberación. Perspectivas, Lima, 1971.
[3]. Jésus-Christ libérateur, éd. du Cerf,
1974, p. 227
[4]
. Comparer avec l'évocation du christianisme primitif, dans C. H. Dodd, Les paraboles du royaume de Dieu: «Parce
que la situation exigeait un sacrifice, la question restait posée :
Voulez-vous accepter le Royaume de Dieu? Voulez-vous jouer votre vie dessus ?» (p.168)
[5] Op. cit. p.37
[6] Op. cit. p.38
[7].
Joseph Ratzinger, Instruction sur la liberté
chrétienne et la libération (avec le texte sur) Quelques aspects de la
théologie de la libération, Congrégation pour la doctrine de la foi [réd. par
le] cardinal ; présentation, Michel
Boullet, Jean-Yves Calvez, Pierre de
Charentenay, Paris : le Centurion, 1986, 10, 7p. 32
[8].
Id., p.54.
[9].
Id., 10, 4.
[10].
Catéchisme de l'Église catholique,
sous la dir. du cardinal Joseph Ratzinger, Paris, Mame-Plon, 1992, p. 274.
[11].
Id., p. 12
[12]
Il est vrai qu'il n'en cite que les passages les plus opposés à l'ouverture :
« L'Église… porte en elle et administre la plénitude des moyens de
Salut. » (tiré de Lumen gentium
et cité p.190)
[13] .
Cf. H.A. Torres, «La Iglesia de los
pobres en la mira del Imperio», Solidaridad,
Santiago du Chili, 1989.
[14].
Voir les documents préparatoires pour la IIe Conférence
générale de l'Épiscopat catholique romain, à Medellin, Colombie, 1968.
[15]. Op.
cit., p.12.
[16].
J.-M. Pohier, Quand je dis Dieu,
Paris, Plon 1977.
[17]
L’on pourrait aujourd’hui transposer aisément cette hypocrisie : en un
mois, avec des armes lourdes, des tanks, des hélicoptères, l’armée d’occupation
israélienne a tué cent civils palestiniens ; dans le même temps la
résistance palestinienne a tué 3 soldats israéliens. Et Monsieur EHOUD BARAK
somme les palestiniens de « mettre fin à la violence » !
[18]. Op.
cit., p.35.
[19].
Id., p.39.