22 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Huitième partie: La théologie de la libération


Il serait fastidieux, (car ces thèmes ont été souvent traités) de rappeler combien le paulinisme politique, si favorable aux pouvoirs établis, sous les noms successifs d’« augustinisme politique », puis, plus généralement, de «constantinisme», a conduit l’Église institutionnelle, prenant le relais de l'empire romain (non à partir de Jérusalem qui vit le martyre et la mort de Jésus, mais à partir de Rome, capitale de l'Empire) à pratiquer une politique totalitaire et répressive, visant au pouvoir absolu, sur le plan du dogmatisme et de l’exclusivisme spirituel, mais aussi sur le plan politique. L'exemple le plus éclatant en fut la querelle du sacerdoce et de l'Empire, qui dura des siècles. Saint Thomas d'Aquin, au XIIIe siècle, écrit à Hugues II de Lusignan : « Les gouvernements laïques doivent être subordonnés au gouvernement de l'Église. »
Cette prétention faussement « théocratique », (faussement parce que de hierarques romains, se considérant comme fonctionnaires de l’absolu, veulent parler au monde et le régenter comme s’ils étaient les porte-parole de Dieu), a conduit à faire cautionner par le silence ou la complicité de l’Église les plus grands crimes commis par les maîtres politiques de l’Occident.
Qu’il s’agisse de croisades, contre les Musulmans ou les Albigeois, des dragonnades contre les protestants, de l’extermination des Indiens d’Amérique, ou de la traite des nègres en Afrique, avant d’arriver, au XXe siècle, à la collaboration avec Hitler. L’encyclique Mit Brennenger Sorge condamne en paroles le racisme mais le pape signe un concordat avec Hitler. En vertu de ce double langage, les évêques allemands unanimes à Fulda, le 20 août 1935, écrivaient : "Puisse notre Führer, avec l'aide de Dieu, réussir ce travail énorme… (la lutte contre le communisme )". Ils ajoutaient, le 24 décembre 1936 : «Les évêques allemands considèrent comme de leur devoir de soutenir le chef du Reich dans cette lutte, par tous les moyens dont ils disposent dans le domaine religieux.»
En Espagne, le cardinal Goma, primat d'Espagne, appuyait, au nom de l'épiscopat, le coup d'État de Franco : il reconnaît, le 4 décembre 1936, dans la lutte de Franco «l’esprit d'une véritable croisade pour la religion catholique». Il ajoutait, le 10 octobre 1937: "le glorieux mouvement rédempteur de l'Espagne est appuyé avec enthousiasme par la hiérarchie espagnole."
L'épiscopat français s'engagea dans la même voie de ralliement au pouvoir établi. A Lyon, le 15 novembre 1940, le cardinal Gerlier, primat des Gaules, donne le ton en affirmant déjà: «Ce chef, Dieu l'a donné à notre patrie.» Le 5 février 1941, l'épiscopat français tout entier (à la seule exception du cardinal Salièges, archevêque de Toulouse) adresse un message collectif au pape Pie XII: «Nous professons un loyalisme complet envers le pouvoir établi.» Le 24 juillet 1941, il ajoutait : «Nous encourageons nos fidèles à se placer à ses côtés dans l’œuvre de redressement et à y collaborer sans crainte.» Là encore, en dehors de l'Église romaine officielle, un grand nombre de catholiques, y compris de prêtres, refusent une politique de collaboration. Dans le numéro 35 du journal clandestin Défense de la France, du 5 juillet 1943, un prêtre français témoigne: «Dans son ensemble le clergé des paroisses a eu, depuis trois ans, les mêmes réactions honnêtes que toute la partie saine de la population… ce contact direct avec le peuple de France a malheureusement fait défaut aux dignitaires de l'Église.»
Nous avons évoqué ce passé encore vivant aujourd'hui, non pour rouvrir de vieilles plaies, mais pour montrer que, pendant deux mille ans, une Église hiérarchisée, romaine, est restée fidèle au paulinisme, malgré des millions de chrétiens qui entendent rester fidèles à Jésus.
Sans remonter aux premières persécutions des « hérétiques » après Nicée (325), aux Croisades et aux Inquisitions, il importe donc de ne pas oublier la survivance de ceux qui, malgré ce «constantinisme» s'efforcèrent, par le témoignage de leur vie de ne faire toujours qu'un avec Jésus toujours vivant s'offrant à eux, comme dit le père Laberthonière «comme la solution du problème de la destinée, comme le principe moyen et la fin de la Vie qu'il doit vivre[1]
Mais ce fut souvent en dehors de l'Église officielle et contre elle. Leur foi s'opposait souvent à la croyance.
Le Christ de Paul n'est pas Jésus. Contre ce paulinisme d'Église s'inscrit ce courant intérieur qui n'a cessé de vivre et de faire vivre des générations de chrétiens témoignant de la vie véritable de Jésus contre Rome, ses pontifes et ses hierarques, qui se croyaient fonctionnaires de l'absolu.
Il est significatif, pour nous en tenir aux "temps modernes", qu'un Joachim de Flore fut condamné par le concile de Latran en 1179 pour avoir conçu un royaume de l'Esprit sans Église, dans un "évangile éternel"; que saint François d'Assise, en rupture avec la conception féodale des abbayes, dont les dirigeants, comme l'abbé de Cluny, ne sortent jamais sans une escorte de cent chevaliers, se dépouillait de toutes les richesses de son père, riche drapier d'Assise, et devenant le poverello. En pleine croisade, il traversait à Damiette la lourde barrière des "croisés" bardés de fer, pour aller, avec ses guenilles, rencontrer le sultan. Pour la hiérarchie romaine il reste le «frère mineur» (nom que les franciscains ont choisi par humilité). Saint Jean de la Croix fut assigné à résidence pour avoir essayé de franchir "La nuit obscure" et toute "la montée au Carmel", en dehors des voies traditionnelles.
Pascal, pour qui la foi était de l'ordre angoissant d'une question, vécut, tout comme les «solitaires» de Port-Royal, en dehors de toute collusion avec les «autorités» d'Église.
Des milliers de chrétiens, pendant des siècles, et aujourd'hui encore, vont, Jésus au cœur, recevoir les sacrements des mains de curés qui, de la meilleure foi du monde, croient, après le séminaire, que Jésus et Paul partagent la même foi.
Mais de plus en plus, à travers le monde non occidental, malgré, cette confusion millénaire entre la Vie de Jésus et les Dogmes de Paul, germe une foi qui n'est plus seulement «romaine» mais vraiment universelle (ce qui est enfin synonyme de « catholique », auquel on a ajouté le qualificatif de romain).
Le mouvement prit une force que l'on peut espérer irrésistible dans les grandes «crises» ecclésiastiques de la deuxième moitié du XXe siècle, depuis la condamnation brutale des «prêtres ouvriers» (1951-1954) et la condamnation du P. Teilhard de Chardin (un décret du Saint Office romain du 6 décembre 1957 décide : «Les livres du père Teilhard de Chardin devront être retirés des bibliothèques, des séminaires et des institutions religieuses, et on ne doit pas faire des traductions dans d'autres langues.»
Avec les «teilhardiens» j'avais commencé l'organisation des grands «dialogues internationaux», et que j'avais obtenu, à Moscou, la traduction du "Phénomène humain" de Teilhard, j’en avais fait une préface enthousiaste. La lutte menée conjointement avec la CIA américaine contre les «théologies de la libération» l'une des plus grandes espérances de notre temps, en Amérique Latine d'abord, puis en Afrique et en Asie, est significative.
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Le mouvement de résistance chrétienne a pris un essor considérable depuis le Concile de Vatican II inspiré et convoqué par le grand pape Jean XXIII, qui se donnait pour objectif de «s'ouvrir au monde» pour le servir et non pour y régner.
Cet appel, culminant dans la constitution Gaudium et spes (laquelle avait été inspirée par les plus grands exégètes de l'époque, comme les pères Chenu, Karl Rahner, Girardi, Hans Küng) avait eu un grand retentissement, en particulier en Amérique latine. La résistance s'exprima avec force en 1968, à la conférence épiscopale de Medellin (Colombie ).
L'Amérique latine n'est pas seulement le pays où, sous prétexte d'« évangélisation », un continent entier avait, au prix de centaines de milliers de morts autochtones, été pillé par l'Europe, avec la bénédiction du pape qui avait « partagé » le continent entre l'Espagne et le Portugal, mais aussi où quelques prêtres héroïques avaient, malgré les "conquistadores" et l'Église romaine, dénoncé le crime et pris la défense des opprimés comme le père Montesinos, refusant la communion aux propriétaires d'esclaves ; le grand évêque Bartolomé de Las Casas, défenseur des Indiens, osait dire: «la barbarie est venue d'Europe» et la considérait comme «le déshonneur du christianisme». Dans cette grande tradition se situent les actuels «théologiens de la libération» dans leur résistance à la Curie romaine, une fois de plus complice des pouvoirs et de la richesse.
Fidèles à l'exemple de Jésus, envoyé prioritairement aux pauvres, les théologiens de la libération, dans la ligne de Vatican II, qui ébauchait une rupture avec des siècles de «constantinisme», mettent au premier plan «l'option préférentielle pour les pauvres». Elles constituent, avec les «communautés de base», qui sont leur terreau humain, sont l'une des plus grandes espérances de notre temps.
Elles ne se bornent pas, en effet, à une action «caritative» aidant ponctuellement les plus démunis (ce qui était fort bien) mais elles analysent et dénoncent le mécanisme qui créait de plus amples misères dans le monde, et qui était engendré par le système lui-même.
L'un des plus merveilleux pionniers de ces théologies de la libération, Dom Helder Camara, dans la voie un instant ouverte (et vite refermée) du concile de Vatican II, écrivait, dès 1967, sa Spirale de la violence. Il y définissait, avec lucidité et courage, trois sortes de violence:
1.– La violence institutionnelle, c'est à dire l'injustice, la pire de toutes, et génératrice de toutes les autres.
2.– La violence insurrectionnelle, dirigée spasmodiquement contre les crimes permanents de la première.
3.– La violence répressive, combattant seulement la seconde pour perpétuer le pouvoir et les iniquités sanglantes de la première.
Il dénonçait, sans équivoque, l'hypocrisie de ceux qui, sous des prétextes «religieux», «d'amour», ou des prétextes moraux ou politiques de «maintien de l'ordre» ne flétrissaient que la seconde, en en faisant la seule violence, et fermaient les yeux sur la première, et se sentaient protégés dans leurs privilèges par la troisième.
Cette prise de conscience présentée, sous une forme systématique, par le père Gustavo Guttierez dans sa Théologie de la libération, au Pérou, gagna vite le continent entier de l'Amérique latine avec les œuvres de Hugo Hassmann, de Leonardo Boff, de Comblin, de Mgr Fragoso, d'Enrico Dussel, du père Ellacuria, du père Segundo, et déborde l'Amérique du sud vers l'Amérique centrale avec le père Cardenal au Nicaragua ou le père Aristide à Haïti.
La hiérarchie même adopta le mouvement au Conseil épiscopal d'Amérique latine (CELAM), à Medellin en 1968, et embrasa le clergé quasi unanime de la Confédération des religieux et religieuses d'Amérique latine (la CLAR) avec ses cent soixante mille membres.
Dès lors était mis au jour et condamné le système de la dépendance servile de la bourgeoisie compradore (affairiste), et de sa dépendance économique, politique et répressive qui la liait à l'oligarchie américaine meneuse du jeu. Jusque-là, sous prétexte «d'amour chrétien», la hiérarchie ecclésiastique avait réussi à maintenir dans la «résignation» les multitudes sacrifiées au pillage des privilégiés locaux et de leurs protecteurs étrangers: les dénoncer et même les attaquer était «violence» et contraire à «l'amour» mais le broyage des masses et 1a mort de millions d'enfants par 1e simple jeu du système n'était pas violence mais soumission aux desseins insondables de Dieu.
Cette théologie de la domination, héritière de la tradition colonialiste des envahisseurs européens depuis cinq siècles, était mise en cause, par les théologies de la libération, héritière des grands pionniers qui avaient dénoncé, dès l'invasion et la mise en servitude du continent, la violence première de la conquête: Mgr Bartolome de Las Casas, le père Montesinos, Pedro de Cordoba et quelques autres.
La théologie de la libération est le fruit de Vatican II. Selon le théologien basque-salvadorien, Jon Sobrino, c'est Vatican II qui rendit possible l'avènement de Medellin. Le 11 septembre 1962 Jean XXIII affirmait: «L'Église se présente dans les pays sous-développés telle qu'elle est et telle qu'elle voudrait être: l'Église de tous et particulièrement, l'Église des pauvres.» Cette option fut mentionnée lors du concile, mais ce n'est qu'à la IIIe Conférence générale de l'épiscopat latino-américain, célébrée à Medellin (Colombie), en 1968 que l'Église prend une conscience véritable du problème de la marginalité de tout un continent : cette «injustice crie aux cieux». L'option pour les pauvres, selon Medellin, implique une évangélisation libératrice. Elle préconise même la distribution des biens de l'Église. C'est une option préférentielle pour les pauvres et un engagement de solidarité qui conduit l'Église à faire siens les problèmes et les luttes de ceux qui «n'ont pas de voix».
D'après le cardinal Suenens, la découverte faite par Vatican II, qui considère l'Église non seulement comme un mystère, mais comme Peuple de Dieu, suppose une «révolution au même niveau que celle de la révolution copernicienne». Cette nouvelle conscience se concrétise en Amérique latine au sein des communautés de base. Ce sont des groupes de chrétiens qui commencent à organiser les pauvres, les secteurs qui n'ont aucun pouvoir ni au niveau religieux, ni économique, ni social. Ces communautés chrétiennes, qui axent leur action sur la lutte pour la justice à partir de leur propre foi, ont été soutenues par les évêques à Medellin qui les ont qualifiées comme un «élément fondamental pour la promotion de l'homme et de son développement ».
Au Brésil, Chili, El Salvador, Nicaragua, Guatemala, entre autres pays, les communautés de base se sont caractérisées par leur action d'accompagnement du peuple crucifié, pour son combat pour la justice et pour la transformation de la société, parfois même en prenant des options politiques, nécessaires pour le renversement des dictatures injustes. À partir de ces expériences, en 1964, un groupe de théologiens latino-américains prend conscience que l'Amérique latine est une colonie théologique du Nord et que la méthode théologique européenne n'est pas proprement adaptable, telle qu'elle est, à la réalité d'Amérique latine. Après la publication d'un certain nombre de textes et l'organisation de rencontres pour en débattre, à la fin des années soixante surgit la première systématisation de la théologie de la libération, avec le soutien des évêques réunis à Medellin.
Les premiers ouvrages importants sont La théologie de la libération, de Gustavo Gutierrez, prêtre péruvien, considéré comme le père de la théologie de la libération. Un autre, Oppression-libération. Défi pour les chrétiens, de Hugo Asmann, théologien brésilien considéré comme ayant les positions les plus critiques et les plus radicales. « De la société à la théologie », de Juan Luis Segundo, un jésuite uruguayen qui apporte une densité théologique et un système de pensée remarquable à l’émergence de cette nouvelle théologie, et Christianisme, opium ou libération ? de Ruben Alves, théologien presbytérien brésilien qui élabore sa réflexion théologique à travers un dialogue avec les courants nouveaux de philosophie critique.
Elle se présente comme une nouvelle tâche théologique que Gustavo Gutierrez définit comme une «réflexion critique de la praxis historique à la lumière de la Parole». Ou comme la décrit E. Dussel, «moment réflexif de la prophétie, qui naît de la réalité humaine, sociale, historique, destiné à penser, à partir d'une vision de l'ensemble du monde, les relations d'injustice exercées depuis le centre vers la périphérie des peuples pauvres ». Cette injustice est repensée «théologiquement à la lumière de la foi et elle est articulée grâce aux sciences humaines en partant de l'expérience et de la souffrance du peuple latino-américain».
Ce qui change véritablement, dans cette façon de faire de la théologie, est la méthode. Cette dernière devient une prise de position dans laquelle le penser vient après le faire. D’abord c'est la pratique ou «engagement de charité»et ensuite, la réflexion. La théologie traditionnelle académique ne part pas des faits concrets mais des certitudes théologiques. Or pour les théologiens de la libération, il faut d'abord analyser les «signes actuels des temps ». Cette théologie ne jaillit donc pas d'un intérêt scientifique ou académique, mais des problèmes de sang et de chair, d'«un engagement humain, pré-théologique, afin de changer le monde et le rendre meilleur». La réflexion, ne doit pas se borner à l'acte de la pensée, mais elle doit contribuer aussi au processus libérateur. Elle est loin d'être une théologie de pure étude, car son champ d'action y compris son laboratoire d'analyse se trouve au milieu des paysans exploités ou dans la rue, dans le sous-monde marginal des grandes villes.
A l'épicentre de la théologie de la libération se trouve le pauvre. «Il ne semble pas possible d'avancer dans le sens de la théologie de la libération si les pauvres eux-mêmes ne rendent pas compte de leurs espoirs, en partant de leur propre monde et avec leurs propres termes. ». Dans le sens du philosophe et théologien de la libération assassiné au Salvador, Ignacio Ellacuria, (S.J.) les pauvres sont ceux qui subissent la privation «des biens matériels, nécessaires à leurs besoins physiques et culturels fondamentaux. Ceux qui ne disposent pas du minimum acceptable dans une société donnée, par rapport aux autres personnes ou groupes sociaux considérés comme aisés». Les pauvres sont le lieu théologique éminent pour comprendre la révélation divine faite aux hommes et pour appréhender le sens du salut de Jésus-Christ.
Cette option est soutenue par la théologie de la libération à partir de la Bible et aussi du Dieu de l'Exode, qui légitime le soulèvement contre le pharaon. Et surtout à partir de Jésus de Nazareth, qui se fit pauvre parmi les pauvres pour les libérer. C'est ce qui est mis en évidence par le texte de saint Matthieu sur le Jugement final : «Je vous assure, chaque fois que vous ne l'aviez pas fait pour l'un des plus humbles de mes frères, c'est pour moi que vous ne l'avez pas fait.»
A ces raisons bibliques s'ajoutent les raisons politiques. La théologie de la libération fait l'analyse critique des périodes coloniales et ensuite des périodes dites «développementistes», ainsi que de la théologie européenne.
Les sciences humaines et notamment sociales, jouent un rôle important dans la façon dont les théologiens réfléchissent. Ces mêmes sciences sociales ont été analysées par les épiscopats au cours des Conférences de Medellin et Puebla.
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Les théologiens de la libération justifient le recours à cette méthode car leur foi se réalise dans des conditions historiques concrètes. Face à l'accusation selon laquelle la théologie de la libération réduirait la théologie à la sociologie, les théologiens insistent en disant qu'ils cherchent une libération intégrale, pas seulement socio-économique. Gustavo Gutierrez définit ainsi les trois niveaux de cette libération : libération politique, libération de l'homme à travers l'histoire, libération du péché et communion de l'homme avec Dieu[2].
L'accusation la plus fréquente et la plus médiatisée contre la théologie de la libération est celle qui la qualifie de théologie marxiste. La réponse des théologiens de la libération est la suivante : l'analyse marxiste fait partie de leur travail en tant qu'élément théorique, mais plutôt comme un langage assumé de façon critique que comme une méthode. D'après Gustavo Gutierrez, le rapprochement entre marxisme et foi chrétienne est leur recherche commune de l'utopie.
Le premier document du Vatican sur la théologie de la libération est Instruction sur certains aspects de la théologie de la libération, publié le 6 août 1984. Selon cette instruction, la théologie de la libération réduit la foi à un humanisme terrestre qui emploie de manière a-critique la méthode marxiste pour l'analyse de la réalité. Cette méthode ne peut se dissocier de la philosophie athée marxiste en identifiant la catégorie biblique de «pauvre» à la catégorie marxiste de «prolétaire». L'Église populaire est considérée don comme Église de classe dans son acception marxiste. L’instruction prétend que le marxisme est un tout indivisible et que l'on ne peut pas prendre de lui qu'une partie. Donc, accepter la méthode marxiste revient à dire qu'on assume son idéologie.
Les théologiens de la libération réfutent l'idée du marxisme conçu comme un bloc indivisible et affirment qu'il peut être séparé du «matérialisme métaphysique».
Ils mentionnent même Jean-Paul II qui, dans son encyclique Laborem exercens, emploie des catégories marxistes comme l'aliénation, l'exploitation, les moyens de production, les relations productives, la praxis… et cela bien que la position du pape se trouve évidemment aux antipodes de la philosophie marxiste. Les théologiens citent encore d'autres documents du Saint-Siège, comme Pacem in terris de Jean XXIII, et la lettre apostolique Octogesima adveniens, de Paul VI.
Ils considèrent plus adapté le ton et le point de vue du père Pedro Arrupe, ex-général des jésuites, qui en 1980 affirmait : «L'analyse marxiste n'est pas la seule qui pourrait être mise en question à ce sujet… Les analyses sociales réalisées dans le monde libéral impliquent habituellement une vision matérialiste et individualiste du monde, qui n'est pas moins contraire aux valeurs et comportements chrétiens.» Le théologien brésilien Leonardo Boff commente ce texte: «L'instruction aurait pu être beaucoup plus équilibrée si elle nous avait rappelé ces aspects-là, car nous vivons dans un système capitaliste libéral, au sein duquel s'élaborent les diverses théologies de la libération. C'est ce système capitaliste qui est à l'origine de l'oppression historique de notre peuple. Ce système qui, selon Puebla, configure un athéisme pratique et un système marqué par le péché.»
L'instruction ajoute que la théologie de la libération adopte la lutte des classes «comme loi fondamentale de l'histoire», qui «divise l'Église et qu'en fonction de cette lutte des classes, elle juge les réalités ecclésiastiques». Les théologiens répondent que lorsqu'ils parlent de cette lutte des classes, ils ne sont pas en train de la propulser mais qu'ils ne font que constater le conflit social dans toute sa densité et sa dureté pour en prendre conscience et le faire disparaître en combattant les causses qui le provoquent, afin d’envisager une société plus juste, sans pauvres ni riches, selon l’idéal évangélique. Le seul « libre échange » suffit à aggraver la dépendance et la mort.
Le père Lacordaire écrivait, il y a cent cinquante ans : « Entre le faible et le fort, c'est la liberté qui opprime. » Combien se justifie aujourd'hui cet avertissement ! Ce sont les plus grands criminels du monde à l' égard de la liberté et de la dignité des pauvres, les responsables de cet Hiroshima tous les deux jours, qui osent se présenter comme les défenseurs des « droits de l’homme », de la « démocratie », et de la « liberté » ! Cette identification criminelle de la « liberté commerciale des échanges » avec la libération humaine permet de perpétuer le génocide des pauvres !
« Il ne faut pas dormir pendant ce temps là ! »
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Les théologies de la libération ont ouvert des perspectives radicalement nouvelles dans la lutte pour l'unité du monde. C'est pourquoi, d'ailleurs, elles ont essaimé dans le monde entier, et, au delà des inversions d'attitude d'une partie des Églises chrétiennes, après le concile de Vatican II et l'assemblée de Medellin, ont participé largement aux renouvellements spirituels des religions instituées bien au-delà de l'Amérique latine, en Afrique, en Asie, et même en Europe. Les théologies de la libération (et les communautés de base dont elles étaient l'expression théorique) ont ainsi donné vie au dynamisme qui avait sa source dans les «ouvertures» de Vatican II, et qui avait pris forme à Medellin. 
Elles sont le témoignage vivant de l'union profonde entre la spiritualité et l'organisation communautaire pour «vivre autrement».  L'exemple donné par Mgr Fragoso, dans les pires conditions (la dictature de la junte militaire, et le travail dans la partie 1a plus déshéritée du Brésil, le Sertao) qui réussit à faire vivre et à construire sa vie à une communauté de base, créant, par ses propres sacrifices, ses routes, ses puits, ses écoles, une vie nouvelle à l'image de celle qu'eut pu rêver Jésus, est la preuve qu'il s'agissait d'autre chose qu'une utopie, mais d'une organisation sociale d'un type nouveau, animée par une foi dégagée des traditionnelles servilités à l'égard des pouvoirs religieux ou politiques.

Le nom même de «théologie de 1a libération» marque la date de sa naissance: l'échec des théories du «développement» des années cinquante, selon lesquelles l'avenir des pays «sous-développés» était de s'aligner sur le modèle de développement des Occidentaux (Europe et Amérique du Nord), était éclatant d'abord parce que le «développement» des riches avait pour condition essentielle le pillage et l'exploitation de tous les autres (les trois quarts du monde baptisés : «Tiers-Monde»), et que par conséquent ce «modèle» n'était pas universalisable mais fondé, au contraire, sur les séquelles de l'ancien colonialisme (désormais unifié sous la férule des Etats-Unis) ensuite parce que ce «développement» indéfini ne pouvait se poursuivre sur une planète dont les ressources comportaient des limites.  Même le «club de Rome» en 1972, impulsé pourtant par les multinationales comme Fiat en Italie, avait  pris conscience des «limites de la croissance».
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L’« option préférentielle pour les pauvres », grâce aux théologiens de la libération, déchire une illusion mortelle: celle qui, au nom de la neutralité politique de la religion et de l'amour, a cautionné le génocide des Indiens, l'esclavage des Noirs, et, aujourd'hui, la division du monde entre une minorité de nantis et une multitude d'exclus.
La désintégration matérielle et spirituelle de l'humanité a posé des problèmes nouveaux aux «théologies de la libération» et d'abord celui de la définition même de «l'option préférentielle en faveur des pauvres» du fait même du changement de la signification du terme «pauvre» au ours de ces dernières années. Déjà les premiers théologiens de la libération avaient fait la différence entre les pays «riches» avec leurs «poches de pauvreté» et les pays «pauvres» avec leurs «poches de richesse».
Dans les uns, les «pauvres» sont une minorité «marginalisée», dans les autres les «pauvres» sont l'immense majorité et les «riches» une poignée de «collabos» des exploiteurs des Etats-Unis ou de leurs vassaux européens.

La notion même de «pauvreté» a profondément changé de sens au cours du dernier quart du XXe siècle. Elle n'avait d'abord qu'un sens «relatif» (au moins dans les pays dits « développés »): le pauvre c'était le travailleur exploité, sous-payé. Aujourd'hui pour atteindre ce que gagne Bill Gates – le grand maître mondial de la désinformation et du mensonge – en un jour, il faudrait, pour un paria du Sri Lankais, travailler mille deux cents ans!
Le pauvre c'était le chômeur, réduit au statut d'assisté par de dérisoires et humiliantes «allocations».
La «pauvreté» était une notion relative et, en quelque sorte «mesurable»: l'on dit par exemple qu'aux Etats-­Unis trente-trois millions de citoyens (pourvus pourtant d'un travail) vivent « au dessous du seuil de pauvreté » tel qu'il est chiffré par les Nations Unies. Dans les pays «sous-développés», l'on parle de familles qui ne vivent qu'avec cinq dollars par jour, d'autres avec un dollar, sur les rives de la mort.
Mais le grand fait nouveau, au delà de ces évaluations quantitatives, c'est que la «pauvreté», et le «chômage» ne sont plus des phénomènes «conjoncturels» mais «structurels», c’est-à-dire ne découlent pas de circonstances provisoirement défavorables mais de la logique interne du système de l'économie de marché.
Le mot même de «libération» désignant, au départ, les théologies, montre déjà qu'elles étaient conscientes d'un fait fondamental: jusque-là on parlait volontiers de «développement» comme si certains pays étaient simplement en "retard" par rapport à d'autres dont le « développement » était sans limite historique.
Ce "retard" était attribué, selon certains, plus ou moins "racistes", aux différentes "cultures", arriérées par rapport à d'autres.
Le mot même de "théologie de la libération" montrait que le "sous-développement" des uns était une conséquence logique du développement des autres, une séquelle des pillages et des exploitations des colonisateurs anciens. Avoir accès au "développement" c'était donc d'abord de se libérer du système de domination qui l'engendrait.
Mais bien que cet héritage pèse lourd encore sur les anciens colonisés dont les cultures vivrières et les productions locales répondant à leurs besoins spécifiques ont été étouffées au profit des monocultures et des mono-productions qui correspondaient aux besoins des "métropoles" dominantes, il y a aujourd'hui, outre ces héritages maléfiques, des sources nouvelles d'une "pauvreté" qui n'est plus "relatives"ou même liées à l’histoire (comme celle de la colonisation), mais découlent, avec une inhumanité implacable, du système de ce que l'on appelle pudiquement "l'économie de marché" et de ses conséquences "spirituelles": « le monothéisme du marché ».
Les notions de "pauvreté", d’« exploitation », de "sous-développement" sont aujourd'hui dépassées par  celle d’« exclusion ».
On est "exclu" de quoi ? Du marché. C’est-à-dire que le système n'a plus besoin ni de votre travail (la machine informatique ou robotique réduit chaque jour le nombre de travailleurs nécessaires; la "délocalisation" élimine les fonctions les plus coûteuses en mobilisant la main d’œuvre la moins chère – y compris celle des enfants, ou, comme aux Etats-Unis, celle des condamnés; les concentrations d'entreprises permettent d'éliminer les «doubles emplois» à tous les niveaux: de la maîtrise aux frais d'entretien; et plus encore peut-être, le déplacement de capitaux retirés à l’« économie réelle » – celle qui produit des biens de consommation, pour se porter sur la spéculation où l'argent ne produit que de l'argent; des fortunes virtuelles rapidement accumulées et sans travail, dont le montant clignote sur les écrans des ordinateurs dans toutes les Bourses du globe, par le jeu génocidaire de la « mondialisation ».
Tel est le système dont la pérennité nous est présentée avec la nécessité inéluctable d'une loi de la nature comme la pesanteur:
M. Michel Albert, homme d'affaires et économiste de premier rang (ancien commissaire au Plan et président du Centre d'études prospectives et d'informations internationales – C.E.P.I.I.) écrit, en 1992: « Pourquoi ce bénéfice? Ne posez jamais cette question, parce que vous serez immédiatement expulsé du sanctuaire pour avoir mis en doute l'article premier du nouveau credo : la finalité du bénéfice c'est le bénéfice. Sur ce point il n'y a plus de discussion. » Nous pourrions poursuivre cette énumération mais il suffit d'en résumer les conséquences: une  production pléthorique.
Les Etats-Unis et le Canada, à eux seuls, pourraient nourrir sept milliards d'habitants, mais dans un monde où il existe déjà plus de deux milliards d'affamés le système "européen" du P.A.C. institué en 1992 exige que 16% de la terre française soient en friche. En 1998 l'Europe compte un million d'actifs agricoles en moins, dont trois cent mille en France. Du point de vue industriel, le scandale n'est pas moins grand: par exemple l'Inde et le Pakistan, gros producteurs de textile et de coton, sont obligés d'acheter des fibres industrielles concurrençant la production nationale.

L’« exclusion » est donc un phénomène nouveau qui caractérise l'apogée de la victoire du capitalisme : la rationalité est identifiée à la rentabilité. De ce point de vue, il est aisé de définir les exclus:ils sont exclus du marché parce qu'on n'a plus besoin de leurs bras ni même de leur cerveau (il ne s'agit plus de penser le monde mais seulement le rendement financier des opérations) et on n'a plus besoin d'eux comme consommateurs car la production est pléthorique, mais il ne sont pas solvables.
Ils sont de "trop "!
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Le grand précurseur, en Amérique latine, fut l'archevêque d'Olinde et de Recife, Dom Helder Camara, lorsqu'il publia, en 1967, son livre : Spirale de la violence où, partant de son expérience vécue, il écrit : «Dans les pays sous-développés, les injustices – qui peut-être sont ignorées ailleurs – atteignent des milliers de créatures humaines, de fils de Dieu, les réduisant à une condition de sous-hommes… la misère tue aussi efficacement que la guerre la plus sanglante.»
C'est là, disait-il, la violence première et la plus meurtrière: la violence institutionnelle d'un système qui assassine l'homme et l'image de Dieu dont il est porteur. La deuxième est la violence révolutionnaire, dirigée contre la première et engendrée par elle : «Les jeunes, déclarait-il, ne tolèrent plus les sept péchés capitaux du monde actuel: le racisme, le colonialisme, la guerre, le paternalisme, le pharisaïsme, l'aliénation et la peur.» Il évoquait avec admiration l'action de « désobéissance civile » de Gandhi. Contre cette deuxième violence se dirige la violence répressive au service de l'injustice des grands propriétaires terriens et des monopoles, ceux des maîtres étrangers et de leurs complices autochtones. La grande hypocrisie est de n'appeler « violence » que la seconde, celle qui se dresse contre l'injustice et sa police, appelées « la loi et l'ordre ».
Dom Helder Camara faisait prendre conscience, contre toutes les forces hostiles, de ce qu'est le véritable amour. Si Jésus dit, dans son Discours sur la montagne : «Si l'on vous frappe sur la joue droite, tendez la joue gauche », ce n'est pas pour cautionner la domination du plus fort. Il ouvre, dans cette provocante parabole, la perspective d'un monde où ne se perpétuerait plus la chaîne des violences et des contre-violences et leur réciproque engendrement démoniaque.
Lorsqu'il proclame : « Aimez vos ennemis », cela ne signifie pas, sous prétexte d'amour, les laisser continuer à torturer des millions de nos frères subissant toutes les variantes du servage ou de l'esclavage. Au contraire, aimer nos ennemis c'est les libérer du pouvoir maléfique de mépriser, d'exploiter et de contraindre, c'est-à-dire de défigurer en eux-mêmes l'image de Dieu. Jésus en a donné l'exemple : chassant à coups de fouet les marchands du Temple, et renversant les tables des changeurs, les banquiers d'alors. (Jean II, 15)
Cette prise de conscience d'une situation historique à la lu­mière de la foi, et cette prise de position pour combattre le non-sens d'un monde où, en l'immense majorité des hommes - en particulier dans le tiers monde mais pas seulement là - est bafouée « l'image de Dieu », va conduire à une nouvelle lecture des Évangiles et à une inversion radicale de la démarche théologique traditionnelle en Occident : au lieu de prétendre « déduire » des textes évangéliques une «doctrine sociale» ou politique sans tenir compte des réalités historiques de chaque épo­que, partir de cette situation historique concrète pour en déchiffrer le sens à la lumière du message de Jésus, si subversif à l'égard des autorités religieuses et politiques de son temps, qu'il le conduisit à la mort.
Cette brèche ouverte dans l'histoire des hommes est un modèle de la transcendance vécue dans l'histoire. Comme le fit Jésus.
La Théologie de la libération du père Gutiérrez au Pérou, le Jésus libérateur de Leonardo Boff au Brésil, Histoire et théologie de la libération d'Enrique Dussel en Argentine, la Libération de la théologie du père Segundo sont des jalons de cette recherche et de cette grande inversion.
Leur critique du marxisme est la plus profonde, car une théorie n’est jamais sérieusement réfutée tant qu’on n’a pas tiré jusqu’à la dernière goutte de vérité qu’elle porte en elle et qu’on n’a pas dégagé la racine de ses erreurs.
Le marxime, comme les utopies socialistes qui l’ont précédé, est né au XIXe siècle dans le contexte historique de la «révolution industrielle» dont les performances techniques auréolaient le capitalisme d'un mythe faustien ou prométhéen, d'une croyance messianique dans le « progrès » . Les théologiens de la libération ont posé la question majeure : le changement radical, dont le monde a besoin pour surmonter les inégalités (et les violences qui en découlent), ne peut se fonder sur une idéologie déterministe, que ce soit celle du «progrès» des libéraux ou sa variante « dialectique » chez les intégristes du socialisme dit «scientifique» (en réalité : positiviste, car les sciences peuvent nous fournir de merveilleux moyens mais ne sauraient nous désigner des fins dernières).
Toute espérance de mutation, inversant nos nouvelles dérives, implique le postulat opposé au déterminisme : la transcendance, c'est-à-dire la possibilité pour l'homme de rompre avec les fins – ou plutôt l'absence de fins – imposées par le système. Les expériences historiques de construction du socialisme, sous le nom usurpé de « marxisme », ont échoué. Au-delà des fautes des hommes, l'erreur théorique majeure de ce que l'on a appelé « le socialisme historique », fut de prétendre qu'il était possible de libérer l'homme en faisant abstraction de sa dimension transcendante.
Les théologies de la libération ont ouvert une voie inédite de nos jours, à l'union indissoluble de la foi et de l'histoire. D'un même mouvement elles rappellent aux uns la dimension transcendante de l'histoire, et aux autres la dimension historique de la transcendance. Elles ont ainsi dépassé deux dualismes inverses et symétriques qui bloquaient le chemin vers une libération plénière de l'homme : une foi en la transcendance conçue comme extériorité eschatologique et sous-estimant les luttes historiques des hommes, ou un engagement dans l'histoire sans référence absolue. Cette double partialité a conduit, en Occident, à une double impuissance: celle d'un christianisme sans prise historique sur les mouvements concrets de libération des hommes, et celle d'une faillite de ceux qui guerroyaient dans une histoire close. Les théologies de la libération constituent le plus grand effort contemporain pour mettre fin à ce divorce.
La foi en la transcendance est un pari, un postulat, tout comme la croyance en un déterminisme universel dans l'engrenage duquel l'action de l'homme n'est qu'un cas particulier du mouvement des choses. Ce choix seul permet de donner un sens à notre vie en lui rendant la responsabilité de vaincre les dérives mortelles de notre temps. Cette transcendance, comme postulat de toute action libératrice, les théologies de la libération ne la définissent pas comme extériorité mais comme possibilité permanente de rupture et de dépassement à l'égard du passé. Jésus en a donné le modèle en consacrant sa vie et sa mort à la lutte contre les dominations sacralisées. Mais la lecture traditionnelle du message divin a été faite « par en haut», par les pouvoirs.
La lecture des théologiens de la libération est une lecture « par en bas », c’est-à-dire à partir des exclus, à partir de ceux qui travaillent, souffrent, vivent et meurent sans savoir à quoi leur travail, leur souffrance, leur vie et leur mort peuvent servir. Pour ceux-là l'avenir est la seule espérance de la résurrection, c'est-à-dire du passage de la mort à la vie réelle : une vie qui ait un sens.
Ce n'est pas en « se penchant » sur eux, mais en devenant l'un d'eux, en partageant leur existence, leurs souffrances, leurs espérances, que le théologien vivra sa théologie non comme une carrière libérale, mais comme un témoignage militant du message.
Libération de l'homme et libération du péché ne font qu'un ; l'histoire sainte et l'histoire tout court sont l'unique histoire de cette libération, indivisiblement : profane et Sacrée.
La trompeuse distinction des deux plans celui de l'eschatologie et celui de l'histoire, met en effet l'Évangile au service des puissants.
« La figure de Jésus, écrit Leonardo Boff, nous arrive chargée et entourée de titres et de déclarations dogmatiques... qui tendent à voiler son originalité, à cacher son visage humain et à le reléguer dans l'histoire, pour l'hypostasier comme un demi Dieu, hors de notre monde. La foi doit libérer la figure de Jésus des entraves qui l'enserrent et la diminuent...[3]»
La foi au Christ ne se réduit pas à l'archaïsme des formules, même si elles sont vénérables, ni à l'archéologie biblique. Croire en Jésus, au sens où il s'agit d'un acte engageant mon existence et impliquant une manière de vivre, c'est confronter  la totalité de ma vie personnelle, sociale, ecclésiale, culturelle et globale avec la réalité de Jésus.[4]»
Ainsi seulement la religion cesse d'être un opium et une aliénation. Ainsi seulement la foi devient le ferment d'un avenir à visage humain, c'est-à-dire divin, par la participation à l'avènement du Royaume.
L'un des aspects les plus novateurs de la théologie de la libération c'est d'avoir mis fin à ce colonialisme religieux d'une théologie se donnant comme l'accomplissement de l'histoire juive, en devenant européenne à travers la philosophie grecque et s'organisant sur le modèle impérial romain. Tout le reste du monde ne pouvait recevoir le message que prisonnier de cette seule culture. Il n'y avait d'« histoire sainte » que celle du peuple juif, de langage religieux que le latin.
Comme l'écrit Enrique Dussel : l'Église chrétienne, en Amérique latine (comme d'ailleurs en Afrique et en Asie), était «un appendice de l'histoire des missions»[5].
Il ajoute: «Ce sont les Européens qui ont «découvert» les autres «œcumènes», qu'ils ont dominées grâce à la force des armes, de la poudre, des chevaux et des caravelles… dans le proche futur, quel est le prochain projet humain auquel les Européens eux-mêmes vont devoir s'ouvrir [6]? [...] »
L'apport essentiel des théologies de la libération peut se résumer en trois redécouvertes fondamentales pour toute foi :
1°) Dénonçant la métamorphose cléricale maudite d'un Jésus : pauvre et libérateur en un Christ-Roi puissant et dominateur, ils ont replacé, dans la pratique, et non pas au niveau du discours, « l'option préférentielle pour les pauvres » (c'est-à-dire les deux tiers du monde - le monde non-occidental - surtout), en un mot le véritable et concret amour.
2°) Elles ont rappelé la dimension fondamentale de Jésus sa critique prophétique des puissances, qu'il s'agisse des grands prêtres de la hiérarchie juive ou des occupants romains avec qui ils collaboraient. Revécue dans le monde contemporain cette foi n'est plus un « opium» mais un « levain » de la résistance à l'oppression, à toute les oppressions (celles de la dépendance et de la misère, comme celle de l'aliénation des esprits par le mo­nothéisme du marché.)
3°) Elles ont fait vivre une nouvelle lecture des livres sacrés en se référant non à un Christ-Roi et Sauveur « d'en haut », mais à la pratique de Jésus, si subversive qu'elle le conduisit à la mort. Une mort qui n'était pas écrite de toute éternité par une puissance « céleste », mais une mort inscrite dans l'histoire dans l'histoire des luttes contre les puissants et leurs oppressions matérielles et spirituelles.
Toutes les religions aujourd'hui ont besoin de ce réveil une lecture des livres «sacrés», confrontée aux problèmes de chaque jour, comme Gandhi lut la Baghavad Gita, comme Joachim de Flore ou le pasteur Bonhoeffer ont lu la Bible, comme Mohammed Iqbal a lu le Coran.
Ce dont nous avons aujourd'hui besoin ce n'est pas d'une mondialisation impériale du marché, mais d'une union sym­phonique d'expériences humaines à laquelle chaque peuple apporte la contribution de sa culture et de son histoire.

La volonté de reconnaître la présence du sacré dans la spiritualité de tous les hommes, quelle que soit leur appartenance ethnique ou leur culture, est peut-être l'apport le plus précieux des théologies de la libération.
Il s'est répandu d'abord chez les peuples dont le dévelop­pement spirituel autochtone avait été le plus longtemps bafoué, méconnu, sinon détruit, et d'abord, après l'Amérique Latine, en Afrique et en Asie.
En 1977, en Côte d'Ivoire, sous la présidence de l'archevê­que d'Abidjan, Mgr Yago, s'est tenue une Conférence des théologiens chrétiens d'Afrique noire : «Civilisation noire et Église catholique.»
Le père Jean-Marc Ela, au nom de l'universalisme chrétien, rappelle que « la culture judéo-méditerranéenne qui a jusqu'ici véhiculé le christianisme n'est qu'une culture parmi d'autres... Catholique n'est pas synonyme de romain... »
Cette volonté de décoloniser la foi et de relativiser la culture occidentale pour sauver les valeurs universelles du christianisme, s'exprime avec force dans le livre d'un jésuite du Cameroun, le père Hegba, Émancipation d'Églises sous tutelle: « Le christianisme n'est pas une religion occidentale, mais une religion orientale monopolisée par l'Occident qui lui a imprimé la marque indélébile de sa philosophie, de son droit, de sa culture, et qui se présente désormais ainsi aux autres peuples du monde. Il nous revient d'imprimer notre marque indélébile sur la même religion, en n'élevant plus au rang de révélation divine la philosophie aristotélico-thomiste, la pensée protestante germanique ou anglo-saxonne, ou les formes de pensée et les coutumes gauloises, gréco-romaines, lusitaniennes, espagnoles, ou allemandes, qui ont été christianisées sinon sacralisées par l'Europe. »
Le père Osana tire les conclusions des déclarations de Mgr Zoa, évêque de Yaoundé : « Nous sommes les héritiers légitimes des religions africaines traditionnelles qui ont préparé l'homme africain, autant qu'aucune autre, à l'avènement de Jésus-Christ. Elles ont un rôle comparable à celui de l'Ancien Testament. »
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Après l’Amérique et l’Afrique, signalons les mises à jour, par retour aux sources, des traditions religieuses qui ont également lieu en Asie. Dans l'une des plus anciennes spiritualités, en Inde, une théologie est en train de sortir de l'ombre. Depuis quelques années, les théologiens indiens ont jeté les bases d'une théologie qui repose sur une réflexion et une expérience de foi vécue dans le contexte du pays.
Le 12 mars 1992, à Hong-Kong s'est ouvert un séminaire auquel participèrent des théologiens venus des différentes parties de l'Asie. A l'issue de cette rencontre un document critique sur le thème « L'avenir de la pensée sociale chrétienne », est signé par tous les participants. Dans ce texte, les théologiens dénoncent le caractère eurocentrique de l'enseignement social de l'Église qui ne reconnaît pas les contributions des Conférences épiscopales régionales ainsi que les particularités des Églises locales.
Des prêtres d’Asie ont tenté, de manière inventive, de mettre l'enseignement catholique en rapport avec les difficultés posées par la situation asiatique. Malheureusement, une missiologie de restauration, venue de Rome, tente aujourd'hui de pénétrer en Asie.
Le théologien indien Félix Wilfred déclare à ce propos : « II faut espérer que cette importation en Asie d'une missiologie pré-vaticane surannée n'est qu'un phénomène passager, que la Fédération des Conférences épiscopales continuera à suivre à l'avenir la ligne qu'indiquent déjà d'abondants documents et qu'elle contribuera par là même à l'émergence d'images neu­ves de Jésus, conformes au génie de l'Asie. »
La volonté de redécouvrir le sacré dans des civilisations et des cultures qui ne sont pas occidentales est une des plus fécon­des promesses de l'avenir. Aloysius Pieris, jésuite, est né au Sri Lanka. II est le fondateur-directeur du Centre de recherche Tulana à Kelanya, près de Colombo. Indologiste classique spécialisé dans la philosophie bouddhiste, il est engagé dans un vaste programme de recherche sur la littérature philosophique bouddhiste médiévale en pali. Il est rédacteur de Dialogue, revue internationale pour les bouddhistes et les chrétiens, publiée par l'Institut oecuménique de Colombo. Il a abondamment écrit sur la missiologie, la théologie des religions, la théologie de la libération asiatique et la bouddhologie.
Raimon Panikkar, de père indien et de mère catalane, a fait le plus haut effort pour montrer que « l'une des intuitions les plus profondes de la sagesse de l'Inde» rejoint certains aspects de la Trinité chrétienne. Tentant de déchiffrer ce dogme de la Trinité par une méditation vécue de l' « advaïta » védantin (la doctrine de la « non­dualité »), il montre qu'en nous enseignant que la fin dernière de tout homme, selon la mystique indienne, est de reconnaître que l' «atman » (personnel) est identique au «brahman » (présence de la totalité) dans le «Tu es cela» des Upanisads, l'hindouisme nous aide à dépasser l'illusion d'une transcendance pensée comme extériorité.
Raimon Panikkar, en particulier dans son livre La Trinidad y la experiencia religiosa, sommet de son oeuvre, a donné une expression exemplaire d'un véritable dialogue de la foi échappant à tous les ethnocentrismes.
Déjà la déclaration commune des évêques du Tiers-Monde avait formulé des réserves sur la «romanité» de l'Église catholique. L'affaire prit une forme aiguë lorsque, le 2 janvier 1997, un théologien du Sri Lanka, le père Tissa Balasuriya fut frappé d'excommunication majeure par la Congrégation inquisitoriale du cardinal Ratzinger et avec l'accord du pape (ce qui la rendait sans appel et irréversible) pour avoir montré combien le christianisme restait occidental, et pour avoir essayé de vivre sa foi dans le contexte du Sri Lanka et de l'Inde, en reconnaissant le rôle éminent qu'y prenait la spiritualité bouddhique. Dans son livre Marie ou la libération humaine s'opposaient indubitablement deux théologies : celle de Rome selon laquelle toute réflexion théologique doit passer par le magistère, c'est-à-dire la hiérarchie romaine, détentrice exclusive de la vérité, et l'autre, partant prioritairement de l'attention portée aux pauvres et à leur combat pour la justice sociale, tenant compte aussi de la valeur de foi des spiritualités autochtones.
Déjà, en mai 1996, la Congrégation romaine le sommait de reconnaître solennellement l'infaillibilité pontificale, la virginité de Marie, Dieu comme l'auteur de l'ensemble des livres de la Bible, et l'origine divine de l'interdiction du sacerdoce des femmes. Le père Balasurya refusa au nom des «pratiques de l'Église depuis le concile de Vatican II, de la liberté et de la responsabilité des chrétiens et des théologiens, établis par le droit canon.»
Le fond de l'affaire, c'est que le père Balasurya, comme les théologiens de la libération de l'Amérique du Sud, ne se contentait pas de condamner le capitalisme dans ses excès mais dans sa logique même, génératrice d'inégalités et d'exclusion.
Il écrivait: «Une approche mariale du Tiers Monde devrait s'inspirer de la sensibilité du Projet incarné par le Magnificat nourrir les affamés et élever les humbles.»
La condamnation souleva l'indignation en Asie, et même dans le monde entier. La Congrégation à laquelle appartenait le père, les Oblats de Marie Immaculée, l'Association œcuménique des théologiens d'Asie, l'Association internationale des théologiens du Tiers Monde, le Mouvement des étudiants catholiques d'Asie et du Pacifique, ont proclamé leur solidarité avec l'excommunié.
Mais, au delà, il y eut des manifestations de bouddhistes et d'hindous, de théologiens notoires comme le jésuite indien Samuel Rayan, ou le dominicain australien Philip Kennedy. Du monde entier plus de dix mille lettres furent adressées au prêtre «hérétique». Au début de 1997 les évêques japonais ont vivement critiqué le document préparatoire au Synode des Églises asiatiques prévu pour avril 1994 (à Rome comme le précédent pour les évêques d'Afrique). Ce texte, disent les évêques japonais, fait preuve «d'un manque de compréhension de la culture asiatique.»
Devant un aussi vaste et universel tollé, la monarchie infaillible de Rome dut céder, et, le 15 janvier 1998, le Vatican leva la sentence d'excommunication prononcée un an avant. Cette première défaite spirituelle de l'Église romaine est celle de tout l'ethnocentrisme occidental, et une victoire de l'universalité. Reconnaître la présence du sacré en ce que les religions révélées appelaient «Dieu», et ce que les sagesses, en particulier celles de l'Orient, appellent l'Un et le Tout, comme dans le Tao, les Vedas, les Upanishads, le Bouddhisme, c'est libérer la foi du particularisme carcéral des religions closes. L'essentiel est de ne pas croire que, dans ce choix vital, notre religion est la meilleure parce que nous ignorons toutes les autres.
Par exemple la mission de l'enseignement religieux ne peut pas être simplement d'enraciner l'enfant dans sa propre tradition, mais de lui apprendre à connaître (et donc à aimer) la foi des autres. Réciproquement, un enseignement laïque se doit de donner connaissance à l'enfant des grands textes religieux de l'humanité: de la Bhagavad Gita à ceux du Tao, de la Bible au Coran.
L'exclusion serait d'autant plus paradoxale que les grands mystiques, qu'ils soient chrétiens ou musulmans, ont tous puisé aux sources orientales, notamment hindoues, à travers, notamment, Alexandrie, depuis Plotin et Philon le juif, puis, pour les musulmans, depuis les voyages d'Al Birouni en Inde, et ses traductions des Upanisads. L'on oublie trop souvent que Bouddha est antérieur de six siècles au christianisme.
Appellera-t-on le bouddhisme un athéisme parce qu'il ne prononce pas le nom de Dieu? Lui préférerait-on les réponses préfabriquées à des questions que les «théologiens» (ceux qui croient parler de Dieu) ont posées, au lieu de répondre aux questions vitales que les hommes, («les mangeurs de pain », comme disait Homère) se posent sur leur survie quotidienne et sur le rapport avec le sens de leur vie et des fins dernières ?
II ne s'agit nullement de rejeter les religions qui utilisent le mot Dieu dans son sens traditionnel, c'est-à-dire avec ses attributs de puissance et d'extériorité, mais de considérer, avec respect, chacune d'elle, avec ses croyances et ses rituels, comme une expression symbolique de la recherche du divin, du «salut» des hommes, de tous les hommes, de leur accès à la plénitude par participation à une totalité vivante, incessamment créatrice et dont ils sont, pour leur part, responsables.
Aucune d'elle ne peut avoir la prétention de monopoliser l'absolu. Mais simplement de tenter de l'atteindre avec le langage et les possibilités de sa culture. Elles ne sont pas rivales, mais complémentaires.
Pour l'homme, retrouver cette dimension transcendante, quotidiennement vécue, de son existence, est une responsabilité qu'il ne peut déléguer à n'importe quel fonctionnaire de l'absolu. Retrouver le sens du mythe et du rite et assumer les engagements concrets qu'il comporte.
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La condamnation de la théologie de la libération
Le porte-parole de la hiérarchie paulinienne de Rome, le cardinal Ratzinger, bâtit toute l'argumentation de ses condamnations de la CLAR (la Confédération des religieuses d’Amérique latine), sur le principe fondamental de toute théologie de la domination formulée par saint Paul, qu’il cite intégralement : «Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir car il n'y a d'autorité que par Dieu. Ainsi celui qui s'oppose à l'autorité se rebelle contre l'ordre voulu par Dieu.» (Rom, XIII, l-2).
Il reproche aux théologiens de la libération de soutenir la résistance des opprimés à leurs oppresseurs, là encore en s'appuyant sur saint Paul : « La libération que Dieu seul nous apporte est la libération du péché[7]. » Or cela relève de la grâce de Dieu : «Vous n'y êtes pour rien», disait saint Paul.
Pour Ratzinger l'histoire du salut, et donc de la libération, dépend de l'Église romaine qui, écrit-il, « représente le Royaume de Dieu sur la terre »[8].
Il critique l'interprétation de l'Exode y voyant le symbole de la rupture avec toutes les tyrannies, là encore en se référant à Saint Paul : « Tous traversèrent la mer et tous furent baptisés en Moïse. » (I. Cor. X, l et 2) Ratzinger écrit: «Au lieu de voir, avec saint Paul, dans l'Exode une figure du baptême, on sera porté, à la limite, à faire de celle-ci un symbole de libération politique[9]
Les fidèles n'ont plus qu'à s'en remettre à l'Église qui a finalement des pouvoirs supérieurs à ceux de Dieu lui-même: la Bible avait évoqué les supplices éternels d'un enfer (qui est déjà étrange en raison de la miséricorde infinie de Dieu), mais l'Église a des pouvoirs plus grands : ses sacrements peuvent effacer le péché «  par le baptême tous les péchés sont remis[10]. »
En 1992, un point final est mis à ses querelles par la monarchie romaine avec la publication du Catéchisme qui bouche radicalement la brèche ouverte par le concile de Vatican II. Dès l'introduction d'ailleurs nous sommes prévenus: « Le Concile de Trente (1545-1563) constitue un exemple […] une œuvre de premier ordre comme abrégé de la doctrine chrétienne[11]. »  Nous voici donc ramenés plus de cinq cents ans en arrière : Le concile de Trente était celui de la Contre-Réforme, dirigé contre les ouvertures de la Réforme. Le catéchisme de 1992 est, lui-aussi, l'expression d'une Contre-Réforme, mais cette fois contre les ouvertures de Vatican II, et qu'il n'hésite pourtant pas à citer[12], bien qu'il en soit le refus radical.
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Dans la décennie des années cinquante, à la fin de la deuxième guerre mondiale, et comme conséquence du partage du monde en deux blocs – autour des États-Unis et de l'URSS – se développe en Occident une conception politico-religieuse dualiste et manichéenne. Selon cette conception, les croyants chrétiens sont les bons et les marxistes athées les méchants. Cette conception alimente la guerre froide sur la base d'un anticommunisme viscéral. Au nom de Dieu et de l'Évangile de Jésus de Nazareth s'organise une guerre sainte contre les marxistes et les communistes. Tout engagement pour la justice, pour les droits des peuples, est qualifié fréquemment de «marxiste », «communiste» et «subversif ». Le but est d'empêcher cette prise de conscience des véritables problèmes.
Dans la décennie des années soixante, une série de facteurs convergent sur une plus grande insertion des chrétiens dans la lutte de libération des peuples. On voit surgir la figure prophétique du père Camilo Torres, et un nouveau dialogue avec le marxisme à la lumière de Vatican II. Depuis la fin des années soixante, ces secteurs ont commencé à être la cible de l'empire. Philip Agee, ex-agent de la CIA, dénonce le travail de cette institution et plus tard lorsqu'il prend sa retraite, il publie un livre intitulé Journal d'un agent secret : dix ans dans la CIA. Dans cet ouvrage, paru en 1975, Philip Agee montre comment, tout au long des années soixante, la CIA s'infiltre dans les Églises et se sert des prêtres, des religieux et des laïcs pour avoir un regard sur ces chrétiens critiques, sur les militants populaires et les leader politiques progressistes.
Des spécialistes de la CIA corroborent ce diagnostic. La Tribunal Russel, réuni à Rome en janvier 1976, affirme à la page 8 de son rapport intitulé La pénétration impérialiste dans les Églises d'Amérique latine:
«Jusqu'au milieu des années soixante, les Églises ne sont pas considérées comme un danger pour les plans de l'impérialisme. Au contraire, ce dernier compte, surtout dans le cas de l'Église catholique, sur son caractère monolithique et anticommuniste pour contenir les idéologies subversives. Cependant, la révolution cubaine tire la sonnette d'alarme contre le péril de la subversion marxiste dans d'autres pays qui, jusqu'à maintenant, étaient considérés comme sûrs. La politique impérialiste soutient certains groupes syndicaux chrétiens, apparemment opposés aux marxistes, aux mouvements coopératifs de différents types, aux groupes chargés de développer le travail communautaire, et parfois liés aux Églises.»
La situation s'aggrave après la conférence de Medellin. Richard Nixon envoie le milliardaire Nelson Rockefeller en voyage d'observation dans le sous-continent[13]. Le 30 août 1969, Rockefeller présente son rapport au président américain dans lequel il affirme: «Les communications modernes et le développement de l'éducation ont provoqué un bouleversement de la société qui a eu aussi un grand impact sur l'Église[14] en la transformant en une force engagée pour le changement; changement révolutionnaire s'il le faut. »
Plus loin, le rapport Rockefeller ajoute : «Nous devons être attentifs, car si l'Église latino-américaine met en application les accords de Medellin, nos intérêts peuvent en être affectés.» Le dossier de Nelson Rockefeller inquiète le gouvernement des États-Unis et le Bureau de recherche du département d'État commande à la Rand Corporation une enquête. Cette dernière rend un mémorandum (RM-6132-2), en octobre 1969. Le rapport s'intitule : Développement institutionnel en Amérique latine : les changements dans l'Église catholique. Préparé par le Bureau de recherches étrangères du département d'État, The Rand Corporation, Santa Monica, Californie.
Il suffit de mentionner une phrase du rapport d'octobre 1969 de la Rand Corporation : «L'Église catholique romaine en Amérique latine montre actuellement une grande effervescence. Elle essaie de modifier ses facettes multiples de présence temporelle vis-à-vis du développement social moderne tout en essayant d'adapter son action afin que l'Église ne perde pas sa propre intégrité institutionnelle. »
Dans différents points du continent américain d'autres rapports sont élaborés, comme celui diffusé par la revue Primera Plana, de Buenos Aires. Ce rapport avait été rédigé par des militaires argentins, chargés dans leur propre pays de la persécution religieuse contre les chrétiens, et ils avaient bénéficié des conseils d'agents de la CIA et de militaires brésiliens. Comme exemple de cette politique, nous pouvons citer le cas dramatique de la répression contre deux religieux dominicains, torturés : frère Betto et Tito d'Alencar. Ce dernier n'ayant jamais pu surmonter la souffrance de ces tortures qui provoquèrent la perte de sa personnalité, se suicida quelques années plus tard.
Un autre document secret est publié en Bolivie: le plan Banzer contre l'Église qui rend compte de l'intervention de la CIA et de la démission du chef des services de renseignements, le colonel Araba, car il ne voulait pas agir contre les ordres prétendument liés au «communisme international », venant de religieux dominicains, oblats, jésuites. Le rapport affirme qu'on a «ouvert un fichier spécial avec les noms des religieuses et des prêtres afin de les surveiller. On doit également surveiller l'épiscopat. [...] On ne doit plus organiser de descentes dans les maisons religieuses, car elles provoquent trop de publicité. Les arrestations doivent se faire de préférence dans des lieux éloignés des villes, dans des rues silencieuses ou très tard dans la nuit.» Les plans de la CIA sont en fait mis en pratique jusque dans les années quatre-vingts. Elle fait appel à d'autres moyens politiques et religieux : les rapports de Santa Fe I et II, l'Institut sur religion et démocratie, l'expansion des sectes fondamentalistes et l'Église électronique.
Derrière ces activités on sent qu'il y a la peur de la menace des affamés. Dans ce sens la phrase du président des États-Unis, Lyndon B. Johnson, est significative : les affamés sont notre ennemi car «ils désirent ce que nous avons ».
Le président Bush déclarait en 1994 : « Nous devons créer une zone de libre échange de l'Alaska à la Terre de feu » Son secrétaire d'État ajoutait: « Nous devons établir une zone de libre échange de Vancouver à Vladivostok ». Laisserons-nous crucifier l’humanité sur cette Croix d' or ? Tel est le débat du siècle.
Mais en prenant parti pour les pauvres, ne va-t-on pas contre l'amour universel auquel aspirent tous les chrétiens ? Les théologiens répondent que la dimension conflictuelle est inhérente à l'Évangile, car le Christ «n'est pas venu pour semer la paix, mais pour semer des épées» (Mt 10, 34 et Lc 22, 51). Ils cherchent un amour universel qui s'accomplit dans «la solidarité avec les opprimés qui libère à son tour les propres oppresseurs de leur propre pouvoir, de leur ambition et de leur égoïsme».
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Dès que les «communautés de base» et les théologies de la libération ne se cantonnèrent plus dans le "caritatif" c’est-à-dire dans le soulagement individuel des souffrances, et de la faim impliquées dans la logique du système d'exploitation néo-coloniale et impérialiste, mais mirent à jour les rouages officiels de cette chambre de torture à l'échelle d'un continent, les bénéficiaires du système et leurs bénisseurs spirituels unirent leurs efforts contre cette levée à la fois spirituelle et militante. La hiérarchie "romaine" et la CIA unirent leurs efforts. Il est remarquable que la Curie romaine publie, le 23 novembre 1984: Instructions sur quelques aspects de la théologie de la libération pour condamner celle-ci et qu’apparaisse deux mois après, le 7 février 1985, à Lima, le Document de Santa Fe, où les idéologues de la CIA de Reagan recommandent (Proposition III): «La politique extérieure des États-Unis doit commencer à affronter la théologie de la libération.» Cette collusion de la politique américaine et du Vatican est désormais à la fois pratiquée et proclamée : le conseiller le plus éminent, depuis Kennedy, de la présidence des États-Unis, M. Brzezinski, déclare dans le Corriere de 1a Sera du 10 mai 1993: «Si elle veut guider le monde, l'Amérique doit adopter le message éthique du pape Wojtyla.» Le deuxième document de Santa Fe de 1988, reprise de la plate-forme électorale de Ronald Reagan, affirme que la théologie de la libération «est une doctrine déguisée en croyance religieuse», et qu'elle est, comme telle, une menace pour la «sécurité nationale américaine» et, par conséquent doit être «combattue».
Au nom de la "Congrégation de défense de la foi" (ex-Inquisition ), le cardinal Ratzinger, au nom du pape Jean-Paul II, dès le 10 juillet 1989, dans une lettre dont le pape avait, déclare Ratzinger, pris connaissance le 30 juin 1989, écrivait à la CLAR que son projet Parole et vie, qui fixait les lignes directrices d'une défense militante de «l'option préférentielle pour les pauvres», constituait «une lecture de l'Écriture Sainte en rupture radicale avec celle de la tradition et du Magistère».
Dans son encyclique Centesimus annus, en 1991, Jean-Paul II, après avoir affirmé – comme tous les contre-révolutionnaires du monde, qui voyaient dans l'effondrement de l’Union soviétique, la preuve de sa malfaisante fausseté et non de sa trahison, par les hiérarques «soviétiques», proclamait : «L'échec du marxisme dans la construction d'une nouvelle et meilleure société.» Il proposait cette alternative: «Un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée, des moyens de production et des responsabilités qui en découlent, de la libre créativité humaine dans le secteur de l'économie.» On ne saurait donner une définition plus exacte du capitalisme et des conséquences spirituelles qui en découlent : «le monothéisme du marché»!
C'est à Compostelle, en novembre 1982, que Jean-Paul II affirme avec le plus de clarté son arrogance, d'abord de mise au pas de l'Europe pour qu'elle reprenne son rôle "missionnaire", c’est-à-dire colonisateur dans le monde entier.
«Moi, Jean-Paul... successeur de Pierre sur le siège de Rome, siège que le Christ a voulu placer en Europe qu'il aime à cause des efforts qu'elle a faits pour diffuser le christianisme à travers le monde...je lance vers toi, vieille Europe, un cri plein d'amour : retrouve-toi toi même, sois toi même...Revis ces valeurs authentiques qui ont rendu ton histoire glorieuse et bienfaisante ta présence sur les autres continents.»
Cette Europe, c'est avant tout l'Église et «hors de l'Église pas de salut» comme le redira le Catéchisme de 1992.
Tel est le plan de "reconquête" de l'Europe et du monde qu'il se donne pour objectif. L'on ne s'étonne plus, dès lors, de voir Jean-Paul II célébrer, en 1992, à Saint Domingue, le massacre de soixante millions d'Indiens comme «l'Évangélisation du Nouveau Monde», gommant les crimes du colonialisme; pas plus que de voir Ronald Reagan, le jour du déclenchement de la guerre du Golfe apparaître à la télévision en compagnie de l'un des principaux prédicateurs fondamentalistes américains, Billy Graham, pour demander ensemble la bénédiction divine de cette entreprise guerrière.
A Saint-Domingue, en 1992, à l'occasion de la célébration de l'invasion de l'Amérique et de l'extermination des Indiens, qu'il appellera "évangélisation", il développera le second volet de son propre programme.
D'une manière plus officielle encore la revue américaine Time révélait qu'une «Sainte Alliance» avait été conclue, entre Ronald Reagan et Jean-Paul II, en juin 1982, pour désintégrer le bloc de l'Est grâce à l'appui conjoint de Rome et de Washington au syndicat Solidarnosc. L'information du Time fut confirmée par une interview de Reagan lui-même à la revue italienne Panorama du 12 mars 1992, où l'ex-président déclare notamment: «Le pape a été d'une aide déterminante pour soutenir le mouvement Solidarnosc. Lui et moi avions trouvé le commun dénominateur entre les États-Unis et le Vatican en raison de l'unité de nos idéaux.»  
Dans le même esprit, cette collusion se manifestait dans la lutte contre les «théologies de la libération» qui, à travers les «communautés de base» animaient la résistance pacifique des plus misérables dans ces peuples contre les oligarchies locales, leurs dictateurs et leurs «escadrons de la mort», portés au pouvoir, armés et formés à la répression dans «L'école des Amériques» et financés par le gouvernement américain et sa CIA.
Le plus dangereux pour les États-Unis et la hiérarchie romaine, c'était que les théologies de la libération reposaient sur une nouvelle lecture de l'Évangile, non plus «par en haut» pour en tirer, de saint Paul à Bossuet et au « catéchisme de 1992 », une théologie de la domination, mais au contraire, pour les lire à partir de la misère des masses, pour en tirer les principes de leur théologie de la libération.
Il le fera avec d'autant plus d'assurance que, la même année, en juin, il avait, en recevant Reagan au Vatican, signé avec lui une «Sainte Alliance» pour combattre le communisme en Pologne et à l'Est, en général, et les théologiens de la libération en Amérique latine. Cette "Sainte Alliance" annoncée par la revue américaine Time le 24 février 1992, niée par le Vatican mais confirmée par Reagan lui-même dans la revue catholique italienne Panorama du 22 mars 1992, sous le titre «Un pacte avec le pape» disait notamment «Notre intention était d'unir nos efforts pour combattre le communisme. Le pape a été d'une très grande aide pour alimenter le mouvement "Solidarnosc", et nous avons convenu que le commun dénominateur entre les Etats-Unis et le Vatican était notre idéal commun." (Délibération du 12 mars 1992, publiée le 22 mars ).
Le pacte secret de 1982 ainsi révélé dix ans plus tard, avait un double effet politique. Le financement conjoint, par la CIA et le Vatican, de Lech Walesa et de «Solidarnosc»: dès 1984, a été créée une "Fondation nationale pour la démocratie (National endowment for democracy N.E.D.) dénoncée dans Libération, le 27 novembre 1985, alimentée à 100% par des fonds publics sous le contrôle du département d'État et le Conseil national de sécurité, chargé à la fois de financer les syndicats anticommunistes d'Europe, mais aussi « l'union nationale interuniversitaire » (UNI) et, en premier lieu Solidarnosc, par l'intermédiaire du Vatican, tout comme la CIA finance - via l'Allemagne - le mouvement italien "Communion et libération", comme l'a révélé The new catholic reporter (organe catholique américain, le 28 novembre 1986).
Quant à L'Amérique latine, la collusion de la CIA et du Vatican contre les "théologies de la libération" était plus évidente encore: les deux documents pontificaux, rédigés par le cardinal Ratzinger contre les théologies de la libération, datent de 1984 et 1986. Ils rejoignent le rapport de Rockefeller, déjà cité, qui notait, dès 1969, (soit un an après Medellin): «L'Église catholique est devenue une force appliquée au changement, y compris révolutionnaire ; d'où il résulte qu'elle est vulnérable à la pénétration marxiste.»
Après l'échec de la Conférence de Puebla, (1979) où l'on avait dénoncé les dangers d'une relecture de la Bible, «premier succès de Jean-Paul II, quelques "experts" du parti républicain se réunissent à Santa Fé invitant la politique extérieure des Etats-Unis à s’opposer aux théologiens de la libération d’ Amérique latine». Le 3 septembre 1984, le cardinal Ratzinger dénonce les "déviations de la théologie de la libération". En janvier 1990, Jean-Paul II déclare : « C'est Dieu qui a vaincu en Amérique latine », (Dieu avec l'aide de la CIA). En 1984, Vernon Walters bras droit de William Casey (chef de la CIA), rencontre le pape à maintes reprises soulignant ainsi: «un parallélisme entre la stratégie américaine et l'actuelle restauration ecclésiale» comme l'écrit le jésuite uruguayen, le père Luiz Perez Aguilar dans Témoignage chrétien du 6 février 1989: tous deux s'étaient en effet mis d'accord pour que les Etats-Unis et le Saint-Siège s'emploient à exercer leur pouvoir afin d'empêcher le développement de la théologie de la libération.
Cette collusion hors nature porte des fruits sanglants. Le 23 mars 1980, Mgr Romero, évêque de San Salvador, dénonçait les méfaits des « escadrons de la mort » et la lutte des « contras » contre le Nicaragua sandiniste. Il avait dit: «Arrêtez le massacre !» Le lendemain 24 mars, en pleine messe pontificale, il est abattu par un coup de feu. Neuf ans plus tard ce sont six jésuites de l'université de San Salvador qui sont sauvagement assassinés, dans la nuit du 16 novembre 1989, par un commando des «escadrons de la mort». Le Vatican ne fait aucun effort pour soulever l'indignation du monde entier contre ces crimes commis avec l'aide de la CIA. En revanche, le pape exige que le père jésuite Fernando Cardenal démissionne de ses fonctions de ministre de l'Éducation nationale du Nicaragua sandiniste où, pourtant, il avait réalisé une alphabétisation d'une ampleur immense au service de ce peuple.
Les dirigeants nord-américains qui luttent économiquement et militairement (par « contras » interposés) contre le Nicaragua et finiront par l'abattre, sont très fortement aidés dans leur lutte contre révolutionnaire, par les prélats inféodés à la politique vaticane, comme, par exemple, l'évêque de Managua, Mgr Obando.
La même "Sainte Alliance" joue le même rôle à Haïti cette fois contre le père Aristide, partisan des théologiens de la libération. Contre les attaques des Etats-Unis, le Vatican se tait et comme par hasard, voit arriver quatre cent mille dollars, comme le révèle L'actualité religieuse dans le Monde de novembre 1991.
Telle fut la connivence des dirigeants des Etats-Unis et de ceux du Vatican, pour tuer, avec les théologies de la libération, l'une des plus grandes espérances du XXIe siècle pour échapper au suicide planétaire auquel les condamne la «mondialisation», autre nom du colonialisme unifié et de la cassure aggravée du monde.
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La condamnation par la Curie romaine des "théologies de la libération" en 1984 et en 1986, ne constitue qu'un aspect de la politique de contre-révolution à l'égard des ouvertures sur le monde du concile de Vatican II et du rêve du prophétique pape Jean XXIII énoncé dans Gaudium et spes (Joie et Espérance). Ils voulaient une Église qui ne chercherait plus à dominer le monde mais à le servir.
Avec l'élection à la papauté de Jean Paul II commença une «restauration» de l'Église constantinienne, celle qui avait rompu - depuis longtemps - avec «l'option traditionnelle pour les pauvres», inaugurée par Jésus et bafouée une fois de plus par Pie XII, qui avait, en 1954, mis un terme à l'expérience évangélique des "prêtres ouvriers".
Le meilleur témoin de cette entreprise de contre-Réforme est le Catéchisme de 1992 qui se réclame explicitement du concile de Trente (1543-1563) présenté d'entrée de jeu  comme un «exemple»[15].
Dès son élection, en 1978, Jean-Paul II mit en place, à la Curie, des prélats à sa dévotion, et en fit autant pour la nomination d'évêques nostalgiques du passé, en un sens tellement opposé à ce qu'attendaient les fidèles, dans le monde entier, après Vatican II, et plus encore après la Conférence de Medellin, que certains d'entre eux ne purent entrer dans la cathédrale que sous la protection de la police et enjambant les corps des fidèles couchés dans l'Église en signe de protestation. Au Brésil, dès 1985, toute l’oeuvre de Dom Helder Camara fut détruite par son successeur paulinien José Castro qui, notamment, ferma son séminaire. La chasse aux théologiens qui, fidèles à l'enseignement de Jésus, poursuivaient leurs recherches et dirigeaient de grandes publications, fut systématiquement organisée. En 1984, en Espagne, le père Miguel Lumet fut écarté de la direction de l'hebdomadaire Vita nueva, en 1989, en France, le père Paul Valadier fut relevé de ses fonctions de directeur de la revue des jésuites Les Études. Ce fut pire pour les théologiens. Le premier frappé avait été théologien dominicain français Jean Marie Pohier, auquel fut interdit le droit d'écrire après la publication de son livre Quand je dis Dieu[16]. Puis, le 15 décembre 1979 est interdit d'enseignement Hans Kung, théologien de l'université de Tübingen. Ensuite, sur injonction de Jean-Paul II, ce fut le théologien flamand Edward Schillebeck pour son livre Jésus, une expérience en christologie. Silence, enfin, fut imposé au franciscain Leonardo Boff, théologien de la libération, qui écrivait : «J'ai essayé d'articuler l'Évangile avec l'injustice sociale.» Condamné en 1985 par le Saint Siège et démis en 1992 de la revue Voces, il est acculé à sortir de l'Église pour «rester fidèle à Jésus».
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Dom Helder Camara résumait admirablement la loi du système et sa fondamentale hypocrisie : « Quand je donne à manger à un pauvre, on dit que je suis un saint. Quand je dénonce les responsables de sa misère on dit que je suis un communiste[17]. » Nous avons rappelé souvent, mais il importe de le répéter car ce doit être le point de départ de toute réflexion sur la politique mondiale, que le modèle de croissance occidental coûte au Tiers-Monde quarante-cinq millions de morts de faim ou de malnutrition par an, parmi lesquels treize million et demi d'enfants de moins de cinq ans (chiffre de l'UNICEF), c’est-à-dire plus qu'un Hiroshima tous les deux jours. Que l’espérance de vie est de soixante-seize ans aux Etats-Unis et de cinquante-trois ans en Afrique. Que le rapport entre les pays pauvres et les pays riches est passé en trente ans, de 1 à 30 à 1 à 150.
Telle est la clé du problème dont les «communautés de base» et les théologies de la libération, lorsque héroïquement elles réussissent à survivre, nous livrent un commencement de solution.
Aujourd'hui l'Église de la République argentine «demande pardon» pour son silence au temps des massacres et de la torture de la dictature militaire. Ce ne sont pas seulement celles du Honduras, de San Salvador, et du Nicaragua qui devraient se repentir publiquement de s'être, dans leur majorité et leurs hiérarchies, tues lors des forfaits des contras et de leurs «escadrons de la mort» soudoyés et armés par les Etats-Unis, mais l'Église romaine, toute entière, au lieu d'exalter, comme le fit Jean-Paul II  « la bienfaisante présence de l'Europe sur les autres continents » et d'appeler « évangélisation » le génocide des Indiens en oubliant la bénédiction des convois d'esclaves et les bûchers de l'Inquisition.
Aujourd'hui, continuateurs de Mgr Bartolomé de Las Casas, les théologiens de la libération peuvent, si nous les aidons à triompher, en rappelant le message de JÉSUS, nous sauver à la fois de tous les intégrismes et de cette idolâtrie majeure de l'argent qui se dissimule sous le nom de « mondialisation ».
L'importance historique de la condamnation des théologies de la libération par la Congrégation pour la défense de la foi et la destruction des grandes espérances nées du concile de Vatican II, par le Catéchisme de 1992 de la monarchie romaine, tient à ce que les problèmes qui angoissent, à juste titre, les chrétiens, et d'ailleurs tous les amis de l'avenir dans le monde, sont définis par des critères clairs et antithétiques : théologie paulinienne ou constantienne de la domination ou théologie de la libération qui trouve en Jésus son inspiration profonde.
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Il est vrai que toutes les religions dites « révélées » furent soumises à des « lectures par en haut » (par les maîtres du jour qui tenaient à imposer un littéralisme qui ne soit soumis à aucune révision critique pouvant déborder le texte religieux et l'ordre social traditionnel qu'il sacralisait).
Jusqu'au XVIe siècle l'on considérait, par exemple, dans le monde judéo-chrétien, que le Deutéronome était de bout en bout écrit par Moïse jusqu'à ce qu'un exégète fit observer qu'il était étrange que l'auteur y racontât sa propre mort.
Le Catéchisme de l'Église catholique de 1992, redit : « Dieu est l'auteur de l'Écriture sainte »[18] et  « les chrétiens vénèrent l'Ancien Testament comme vraie parole de Dieu[19]. »
L'Islam a souffert et souffre encore du même absolutisme. Mohammed Iqbal écrivait que « toute renaissance de l'Islam commence par une nouvelle lecture du Coran ». C'est pourquoi l'Islam d'aujourd'hui, après une longue dormition, pour redevenir ce qu'il fut à l'époque de son prophète et aux heures de son apogée, où il fut l'éducateur de l'Europe en la liant aux grandes cultures de l'Orient, a besoin d'une nouvelle lecture «par en bas», c'est à dire du point de vue des opprimés pour lesquels il ne s'agît pas de maintenir le «statu-quo», mais pour qui l'avenir est le lieu de l'espérance et de la création.
L'Islam, comme le christianisme, a besoin aujourd'hui d'une théologie de la libération. Le monde entier a besoin de ce double réveil du christianisme, et de l'Islam, et de tous les hommes de foi, pour construire l'unité à la fois spirituelle et économique du monde au nom d'une foi commune avec les grandes spiritualités de l'Asie que le TAO résumait dans cette formule sublime : « Etre Un avec le Tout. »

Roger Garaudy


A SUIVRE

[1]. Le réalisme chretien, p.303.
[2] . Cf. Gustavo Gutiérrez, Teología de la Liberación. Perspectivas, Lima, 1971.
[3]. Jésus-Christ libérateur, éd. du Cerf, 1974, p. 227
[4] . Comparer avec l'évocation du christianisme primitif, dans C. H. Dodd, Les paraboles du royaume de Dieu: «Parce que la situation exigeait un sacrifice, la question restait posée : Voulez-vous accepter le Royaume de Dieu? Voulez-vous jouer votre vie dessus ?» (p.168)
[5] Op. cit. p.37
[6] Op. cit. p.38
[7]. Joseph Ratzinger, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération (avec le texte sur) Quelques aspects de la théologie de la libération, Congrégation pour la doctrine de la foi [réd. par le] cardinal  ; présentation, Michel Boullet, Jean-Yves Calvez, Pierre de  Charentenay, Paris : le Centurion, 1986, 10, 7p. 32
[8]. Id., p.54.
[9]. Id., 10, 4.
[10]. Catéchisme de l'Église catholique, sous la dir. du cardinal Joseph Ratzinger, Paris, Mame-Plon, 1992, p. 274.
[11]. Id., p. 12
[12] Il est vrai qu'il n'en cite que les passages les plus opposés à l'ouverture : « L'Église… porte en elle et administre la plénitude des moyens de Salut. » (tiré de Lumen gentium et cité p.190)
[13] . Cf. H.A. Torres, «La Iglesia de los pobres en la mira del Imperio», Solidaridad, Santiago du Chili, 1989.
[14]. Voir les documents préparatoires pour la IIe Conférence générale de l'Épiscopat catholique romain, à Medellin, Colombie, 1968.
[15]. Op. cit., p.12.
[16]. J.-M. Pohier, Quand je dis Dieu, Paris, Plon 1977.
[17] L’on pourrait aujourd’hui transposer aisément cette hypocrisie : en un mois, avec des armes lourdes, des tanks, des hélicoptères, l’armée d’occupation israélienne a tué cent civils palestiniens ; dans le même temps la résistance palestinienne a tué 3 soldats israéliens. Et Monsieur EHOUD BARAK somme les palestiniens de « mettre fin à la violence » !
[18]. Op. cit., p.35.
[19]. Id., p.39.