18 septembre 2012

Qui sera ton Dieu ? Par Roger Garaudy. Cinquième partie: L’envers de nos «grands siècles»



Depuis les origines chrétiennes, on voit donc s’affronter, sans qu’aucune partie ait jamais pu réduire l’autre définitivement, théologie de la libération et théologie de la domination. En plein XVIIe siècle, dans son Discours sur l'histoire universelle, Bossuet proclamait que le vrai dieu était le dieu d'Israël[1]. De même, en 1992, le Catéchisme de l'Église catholique; répète : « Notre Sainte Mère l'Église juge sacrés et canoniques tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, avec toutes leurs parties ...ils ont Dieu pour auteur et ils ont été transmis comme tels à l'Église elle-même[2]. »
On nous a parlé de Dieu, trop souvent, à l'un et à l'autre, comme d'un père Noël pour adultes que l’on prie pour lui demander de menus services (comme ma grand-mère portait un cierge à saint Antoine lorsqu'elle avait perdu ses clefs), ou que l’on craint comme un Père fouettard lorsqu'on a, plus ou moins discrètement, fait une bêtise. Les rites chrétiens même sont fondés sur la pensée magique, au premier chef celui du baptême : à un pauvre petit être inconscient on a mis un peu d'eau sur les lèvres pour le laver de tout péché de ses ancêtres et remettre le compteur à zéro. Comme si un Monsieur, habillé de noir, pouvait, d'un tel geste, plus puissant que celui du Tout Puissant, relever d'un Enfer Éternel.
Pire encore : pour compenser d'avance les crimes accomplis par ceux qui ont fait les Croisades ou les Inquisitions, les Auschwitz ou les Hiroshima, cet étrange Dieu aurait envoyé, comme « Rédempteur » le plus innocent et le plus pur des hommes en lui infligeant de surcroît le plus horrible des supplices, celui que « l'ordre et la loi » condamnèrent à la Crucifixion ?
C’est pratique : on donnera dix francs à la quête du dimanche, à la fois pour sauver son âme, et pour aider les « sans logis », en se croyant ainsi quitte de toute responsabilité à l'égard de trois millions de Palestiniens chassés depuis un demi-siècle de la terre et de la maison de leurs pères, ou des affamés qui meurent de faim ou de malnutrition chaque année en Afrique, en Amérique latine, en Asie, comme si les coupables de ces crimes ne relevaient pas d'une justice humaine, comme si une « aumône » au plus proche te dispensait de l'obligation de lutter contre les vrais coupables qui ne sont pas au ciel, mais sur cette terre.

Rien de tout cela n'a été voulu ni accepté par Jésus qui n'hésitait pas à violer les tabous les plus sacrés, comme le « sabbat », à tenir pour rien les temples les plus vénérés, les véritables étant, pour lui, dans le cœur des hommes; impossibles à abattre en trois jours, et non bâtis de pierre.
Pour nous, Occidentaux, il n’y avait guère de choix : nous naissions chrétiens. Baptisés avant d’avoir ouvert complètement les yeux, comme, avant nous, les nourrissons hébreux étaient circoncis. Nos parents avaient, avant nous, fait le choix, comme on l’avait fait pour eux.
Diderot écrivait dans ses Pensées philosophiques : « Ce Dieu «qui fait mourir Dieu pour apaiser Dieu».. Il résulte moins d’évidence de cent volumes in-folio écrits pour ou contre le christianisme que du ridicule de ces deux lignes. » De nos jours Joseph Ratzinger, entre autres, a rejeté avec force cette théologie « sacrificielle » et cette notion d’un Dieu « dont la justice inexorable [aurait] réclamé un sacrifice humain, le sacrifice de son propre Fils. Autant cette image est répandue, autant elle est fausse… On se détourne avec horreur d’une justice divine dont la sombre colère enlève toute crédibilité au message d’amour[3]»
Joseph Ratzinger, devenu, depuis lors, cardinal, chef de la « Congrégation pour la défense de la foi » (qui s’appelait autrefois l’Inquisition), signerait-il encore aujourd’hui ces lignes ? A-t-il eu conscience de refuser la Rédemption de la théologie la plus officielle ? En tout cas le nouveau catéchisme ne sera pas « crédible », -c’est l’expression employée par J. Ratzinger, pour nos contemporains, s’il ne se démarque pas de façon nette et ferme d’une conception de la conviction que Dieu le Père, courroucé par la faute d’Adam et Ève, a exigé la mort de son fils pour satisfaire sa justice offensée.
Il en est de même pour d’autres dogmes non moins révoltants, comme, par exemple, celui de l’existence de l’Enfer, c'est-à-dire de châtiments irréversibles et éternels, ne laissant aucune place au pardon, ou au rachat, ou à une conversion, de la part d’un Dieu qui est amour. Origène et saint Irénée ont d’ailleurs mis en cause un tel dogme, de même que Grégoire de Nysse au IVe siècle et, à notre époque le dernier livre d’Urs von Balthasar Espérer pour tous[4], s’en démarque également, ce qui lui valut l’acerbe critique des « officiels »[5].
Un catéchisme « à jour » ne peut pas être une simple actualisation de ceux d’autrefois et une reprise en termes modernes de celui de Trente. Pourtant le Catéchisme catholique de 1992[6] maintient la version traditionnelle, si révoltante soit-elle : le plus pur des hommes sacrifié pour « racheter » les crimes de tant de générations. Un « sacrifice humain » dans une version occidentale ?
Le Catéchisme de 1992 nous dit : « L’Ancien Testament est une partie «inamissible» de l’Écriture Sainte… l’Ancienne Alliance n’a jamais été révoquée… l’Ancien Testament avait pour principale raison d’être de préparer l’avènement du Christ sauveur du monde[7]. » Il affirme que l’Église « juge sacrés et canoniques tous les livres, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, ils ont Dieu pour auteur[8]. »
L’Église a donc pris en charge tous les mythes de l’Ancien Testament et, en raison de sa domination de l’Occident, conquérant par ses armées et ses marchands, a prétendu à l’universalité mondiale. Sans tenir le moindre compte de l’exégèse et de sa valeur critique, le Catéchisme se contente d’assumer toutes les mythologies du concile de Trente, et de sa tradition antique et médiévale, pour lui son catéchisme est demeuré un « exemple… qui constitue … une œuvre de premier ordre comme abrégé de la doctrine chrétienne[9]. »
Aux Occidentaux, qui se sont toujours considérés comme les porteurs de la seule vraie religion et de la seule culture possible, de la civilisation et de la « liberté », je voudrais, en ce livre, poser deux questions : 
1.- Est-ce que ce que l'on nous enseigne là, et qui est synthétisé dans le Catéchisme catholique de 1992, est le message de Jésus, l'inflexible libérateur, ou celui de saint Paul, fondateur d'un « judéo-christianisme » pour lequel la vie, les paroles et l'action de Jésus ne sont jamais évoqués directement dans les Épîtres, d’un saint Paul organisateur des premières communautés « chrétiennes », et qui fut l’inspirateur à Nicée, en 325, de l'ordre constantinien, qu’il avait annoncé d'une manière définitive : « Chacun, dans cette vie, doit obéir aux représentants de l'autorité, car il n'y a d'autorité que celle qui vient de Dieu... Donc celui qui résiste à l'autorité s'insurge contre un décret de Dieu. » (Rom. XII, 1-2) ?
Autrement dit, théologie de la domination – celle qui règne, à Rome, depuis Nicée – ou théologie de la libération – qui a fait ses premiers pas, grâce au concile de Vatican II du grand pape Jean XXIII en 1965, et au Conseil épiscopal des Églises d'Amérique latine, à Medellin en 1968.
2.- Est-ce que cela change fondamentalement votre manière de vivre  ? Est-ce que dire « Dieu », c'est décider un nouveau départ ?
Tout le reste est littérature…
Mais comment entendre cet « appel », et y répondre  ?
Nous, Occidentaux, nous n'avons pas le choix, puisque, nous dit-on, tout cela nous a été « révélé » et qu'il n'existe dans le cheminement au cours duquel l'homme devint humain (avant de devenir divin) qu'une seule « histoire sainte » : celle que nous raconte la Bible. Tout est donc clair et le Catéchisme de 1992 donne pour titre à l'un de ses chapitres : « Hors de l'Église point de salut[10]. » et le cardinal Ratzinger, maitre d’œuvre du Catéchisme,  écarte à nouveau, le 8 septembre 2000 (avec l’approbation du pape), de toute possibilité de « salut » qui n'est pas catholique, excommuniant ainsi plus des deux tiers de l'humanité qui n'ont pas fait le bon choix. En rappelant une fois de plus, ce principe du Catéchisme, un certain Mgr d'Ornelas, évêque auxiliaire de Paris, ombre du cardinal Lustiger, lui-même ombre du pape, a décrypté le diktat en assimilant l'heure de la « mondialisation » à l'« universalité » du « sauveur du monde ». Nous connaissons ainsi l'histoire depuis le début (la création de l’homme avec Adam) dans la Genèse jusqu'à La fin de l'histoire de l'Américain Francis Fukuyama, qui, en 1998, nous en donne la clé : La victoire de la « mondialisation » économique sur toute autre organisation sociale[11].

La religion des moyens

 L'indice le plus évident de la faillite de notre civilisation occidentale, et tout particulièrement du dernier siècle, c'est d'avoir vécu « à l'aveugle » selon une véritable « religion des moyens », c’est-à-dire ne se posant jamais la question des fins dernières.
Quelques exemples en sont significatifs : en économie politique, Adam Smith ne se posait jamais le problème des fins : le « bien public » était réalisé si chacun poursuivait son seul intérêt personnel. Du point de vue philosophique, Descartes assignait à l'humanité la seule tâche de « se rendre maîtres et possesseurs de la nature » sans poser la question du but dernier de cette maîtrise. Auguste Comte (et d'ailleurs, tous les propagandistes du « progrès » depuis Condorcet), estimait que le but de l'humanité était fixé : que le développement des sciences et des techniques était le seul critère de cet avancement, illimité, inévitable, et déterminé sans nous. Plus près de nous, l'inventeur de la cybernétique, Norbert Wiener, écrivait : « Nos sociétés modernes sont trop complexes pour être dirigées par des hommes, il faut confier ce soin à des machines plus rapides que le cerveau humain ». Traitant des programmes des business school américaines, de l'enseignement de l'économie politique et de nos écoles d'administration, l’économiste Michel Albert résumait le principe dominant de leur action : « Surtout éviter les problèmes de finalité[12]. » Quelle transcendance peut vaincre ce déterminisme mortel ?
Nous avons déjà dit qu'il ne s'agissait pas d'une guerre, par exemple, entre le christianisme et l'Islam, ou d'une conversion de l'Asie ou de l'Afrique ou de l'Amérique latine, à une religion unique qui s'est autoproclamée « catholique », c'est-à-dire universelle, mais au contraire de la découverte d'une foi authentiquement universelle parce qu'elle ne prétendait pas à une « mondialisation » impériale, mais au contraire à une véritable unité symphonique du monde qui ne serait plus régie par l'idolâtrie moderne : « le monothéisme du marché », c'est-à-dire par un système où toutes les relations sociales des personnes comme des nations, ne soient plus régulées que par le jeu anonyme des lois du marché[13]. Les oligarques d'outre Atlantique cherchent à imposer un tel monde par leur puissance à la fois financière et militaire. Des multitudes de femmes et d'hommes veulent au contraire que leur vie ait un sens autre que d'acheter et de vendre, et consommer (à condition de n'être ni chômeur, ni exclus, ni colonisé).
Ces milliards de femmes et d'hommes n'ont pas été formés (ou plutôt déformés) par le « monothéisme du marché » de notre péninsule européenne de l'Asie, ou par le géant sans regard qu'il a fait naître en Amérique du Nord. Ils peuvent nous aider, de manière décisive à créer le monde un qu'ils ont, les premiers, pensé et vécu.
Un sage indien, dit‑on, demandait un jour à Socrate sa profession : « Je cherche ce qu'est un homme. » L'Indien éclata de rire : « Tu cherches ce qu'est un homme et tu ne sais même pas ce qu'est Dieu  ? »
Socrate eut à ce moment l'audacieuse humilité de se dire : « Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien. »
Faut-il donc, en ce début du XXIe siècle repartir à zéro ?
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Nous autres, Occidentaux, jusqu’à la fin du XXe siècle, et au début encore du XXIe siècle, nous n’avons pas le choix: depuis vingt siècles l’on nous imprègne de l’idée que la « civilisation occidentale », est seule véritable civilisation, seule source de l’initiative historique et seule créatrice des «vraies valeurs», ce qui lui confère le droit et même le devoir de dominer le monde entier pour le «civiliser». Elle a deux sources et deux seulement : judéo-chrétienne et gréco-romaine. Le credo selon lequel le christianisme est l’héritier de l’exceptionnalisme juif, et en continuité avec lui, comme si Jésus n’avait pas ouvert la plus grande brèche dans l’histoire des hommes et des dieux en notre Occident, efface sa fondamentale rupture: aux premiers siècles de notre ère, le «monde», où espérait s’étendre la civilisation humaine, c’était celui de l’empire romain. Saint Luc (II,1) écrit « En ce moment là un édit de César Auguste ordonna de recenser toute la terre. » La Renaissance, en prônant le retour à la pureté antique, renoue avec ces thèmes: Dante fait allusion au recensement du genre humain dans son Traité sur la monarchie « Par ces mots, écrit-il, nous pouvons clairement comprendre que la juridiction universelle du monde appartenait aux Romains » et encore « J’affirme, donc que le peuple romain… a acquis… l’empire sur tous les mortels. » Lorsque l’Eglise, après Constantin (Concile de Nicée, 325), régna sur l’Empire romain elle se considéra donc comme régnant sur le monde entier et seule habilitée à apporter à tous son unique conception de la foi. Le Catéchisme de 1992 est encore dans sa lignée.
De même que le dieu de Bossuet était celui d’Israël, le Catéchisme de 1992 commente « .... Notre Sainte mère l’Église juge sacrés et canoniques tous les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament avec toutes leurs parties ... ils ont Dieu pour auteur et ils ont été transmis comme tels à l’Église elle-même. » Ainsi donc, de saint Paul à Jean-Paul II, il n’y aurait nulle discontinuité entre la foi d’Israël et celle de Jésus : Jésus, Fils de Dieu, est donc le « Fils du Dieu des armées » et donc le digne successeur de David (qui, signifie étymologiquement «chef de – guerre –» ce qui convient parfaitement au personnage, moins peut-être à Jésus dont le nom, en hébreu, signifie : « je sauve ». Ce salut s’obtient-il par les armes ou par le renoncement ?
Aujourd’hui, une époque historique est en train de mourir, celle qui fut dominée, depuis cinq siècles, par l’Occident chrétien (le pays où le soleil se couche, selon l’étymologie). Une autre est en train de naître du côté où le soleil se lève : l’Orient.

La Renaissance, naissance des fauves

La première a commencé avec ce qu'il est convenu d’appeler «La Renaissance», dans cette Europe où déjà les Grecs appelaient «barbares»  tous ceux qui ne parlaient pas leur langue, où les chrétiens appelaient « païens»  tous ceux qui ne pratiquaient pas leur religion [non, ni les juifs ni les musulmans ne sont des païens; ce sont respectivement des juifs et des infidèles; ce sont les juifs qui appellent «nations» tous ceux qui ne sont pas juifs; ils sont les seuls à pratiquer cette exclusion absolue eux contre nous]
Pourtant tout ce qui a rendu possible ce qu’ils appelaient leurs « grandes découvertes»  et leurs « grandes inventions» , leur venaient d’Orient par « la route de la soie »  : la boussole, le gouvernail axial, la géographie des étoiles, qui permettent la navigation en haute mer et donc les grandes explorations, leur venaient de Chine où les escadres de l’amiral Lui En naviguaient du Kamtchatka à Madagascar, quinze siècles avant que Vasco de Gama n’ose contourner l’Afrique, et finalement ne traverse l’océan Indien que grâce à un pilote arabe. Le danois Éric le Rouge avait longé la côte américaine, du Labrador à Boston, cinq siècles avant que Christophe Colomb « découvre l’Amérique» .
La poudre, que les Européens utilisèrent pour charger leurs canons et asservir deux continents, faisant tout à tour la chasse à l’Indien puis aux Noirs, en Amérique pour voler leurs terres et en détruire les habitants, en Afrique pour se tailler des empires après en avoir tiré des millions d’esclaves, était inventée par les Chinois qui s’en servaient pour creuser leurs carrières et leurs mines, et pour leurs divertissements, un millénaire avant les conquistadores.
La fabrication du papier et l’imprimerie, avec des caractères mobiles, se pratiquait en Chine neuf siècles avant que les Arabes les introduisent en Europe par Bagdad, Alexandrie et l’Espagne, permettant, par l’abandon des parchemins ou des papyrus coûteux et très pénibles à utiliser, une formidable extension de l’écrit plusieurs siècles avant que M. Gutemberg n’y ajoute la presse à vis et les lettres de métal à la place du bois.
De ces emprunts décisifs à l’Orient (qui firent sortir l’Europe de sa longue dormition en apprenant des Arabes, à l’université musulmane de Cordoue, la philosophie d’Averroës, la chirurgie d’Abulcassis, la méthode expérimentale d’Ibn Hayttham) naquirent ce que l’histoire occidentale (et elle seule) appelle la «Renaissance» , «l’humanisme» , et même la « Réforme », quand la lecture de la Bible (grâce à sa traduction en allemand puis dans les autres langues non-sacrées) ne fut plus un privilège réservé aux «clercs».
Dès le XVIe siècle, le pillage des mines d’or et d’argent américaines donna une vie nouvelle à l’économie européenne en y décuplant la circulation monétaire, donnant ainsi un essor foudroyant au commerce et à la banque, depuis les Lombards italiens jusqu’à la Ligue hanséatique du Nord à travers les grandes foires de France.
Ce mouvement permit à la fois la transition d’une économie agricole à une économie industrielle (qui s’opéra avec brutalité en Angleterre, par l’éviction des petits paysans au profit de grands propriétaires), et au XIXe siècle la sauvage exploitation coloniale des Indes pour la culture du coton qui créa les plus effroyables famines : un million de morts entre 1800 et 1825, cinq millions de 1850 à 1875, quinze millions de 1875 à 1900, tandis qu’à Manchester, de 1814 à 1834, les exploitations de tissus passaient d’un million de dollars à cinquante et un millions.
Le XVIIe et le XVIIIe siècle ont été marqués par les affrontements des «nations»  qui furent les premières colonisatrices : l’Espagne, la Hollande, l’Angleterre, la France, pour le partage des richesses du monde : depuis les rivalités sordides du Nouveau monde, pour se réserver le pillage de ses richesses, jusqu’aux guerres d’Espagne et de l’Angleterre pour la maîtrise des mers; aux luttes de l’Espagne, de l’Autriche et de la France pour l’hégémonie sur le continent.
Au XXe siècle deux sanglantes guerres pour l’hégémonie, qui furent non pas des «guerres mondiales» , mais des guerres civiles intra-européennes où chacun mobilisait pour sa cause les « hommes de couleur »  de tous les continents, aboutirent à l’effondrement des hégémonies européennes au profit des Etats-Unis, pour qui les destructions de l’Europe furent des bénédictions financières, au point que ces États-Unis, seul pays à n’avoir jamais connu une occupation étrangère de son sol, qui n’intervint, ou cours des deux guerres qu’au dernier moment (1917 et 1944), et avec le minimum de pertes humaines, se trouva, à l’issue de la deuxième guerre européenne, posséder la moitié de la richesse mondiale, et put imposer, à Bretton Woods, l’équivalence de sa propre monnaie, le dollar, et de l’étalon or.
Le cycle commencé à la Renaissance arrivait, par la logique de son développement, à son terme, par la domination d’un seul : comme il advint de tous les pillards : de l’empire romain à celui de Napoléon ou d’Hitler, de celui de Charles Quint ou de l’empire britannique qui, tous crurent invincibles leurs « armadas »  et éternelles leurs hégémonies.
Aujourd’hui, seuls les « géopoliticiens » des services spéciaux américains et de leurs maîtres, peuvent essayer de nous masquer la réalité profonde de cette fin de millénaire : nous sommes témoins de la décadence et de l’agonie du «dernier empire».
A la fin de la deuxième guerre civile intra-européenne, en 1945, les États-Unis, face à une Europe exsangue, et à trois continents déstructurés par cinq siècles de colonialisme, disposaient d’un formidable excédent de fortune, mais qui eût été sans emploi face à une Europe ruinée et à des « colonies » insolvables.
La seule solution était de prêter à l’Europe les moyens financiers de sa reconstruction. Les Etats-Unis purent ainsi mobiliser leurs excédents monétaires de la manière la plus rentable : en se refaisant une clientèle en Europe. Et ce fut le « plan Marshall ».
Quant aux anciennes « colonies » des métropoles épuisées, elles furent prises en main par des crédits assortis de conditions politiques, de telle sorte que leur nouvelle dépendance économique, par le jeu de la dette, les contraignit à accepter l’alignement sur les volontés du nouveau maître : si leur régime tentait de freiner l’emprise des grands monopoles américains sur leurs richesses naturelles, ils étaient déclarés complices de « l’empire du mal »  et, comme tels, traités en ennemis, c’est à dire privés d’emprunts, sinon soumis à des interventions militaires. Le « libre marché », c’est à dire la libre pénétration et la domination du plus fort, prenait le relais des colonialismes périmés. Et ce fut le « Fonds monétaire international ». C’est à dire la nouvelle forme de l’asservissement et de la misère.
Le fonctionnement de ce système peut se résumer en deux chiffres : le « modèle» américain de développement entraîne aujourd’hui la mort, par la malnutrition ou la faim, de quarante millions d’êtres humains par an (parmi lesquels, selon l’UNICEF, treize millions et demi d’enfants), l’équivalent de morts d’un Hiroshima tous les deux jours. L’on ne saurait imaginer gestion plus désastreuse de la planète ni « terrorisme » plus silencieux.

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Le préjugé etnocentrique, Athènes et Rome

La meilleure introduction à une réflexion sur l’histoire officielle de l’Europe est peut être celle de Paul Valéry dans ses Regards sur le monde actuel, car il a perçu la trame idéologique essentielle sur laquelle elle est brodée :
a-        le préjugé ethnocentrique d’une Europe considérée comme seule civilisation créatrice de valeurs et capable d’initiative historique (postulat qui lui a été dérobé aujourd’hui par sa suzeraine d’Amérique à laquelle elle n’a cessé de se prostituer depuis plus de cinquante ans) ;
b-        le préjugé selon lequel la supériorité de cette civilisation découlait de ce qu’elle était l’héritière de l’exceptionnalisme juif et du «miracle grec» s’épanouissant dans l’organisation romaine.
C’est en leur proposant de tels modèles de la « grandeur » que l’on cherche encore à fabriquer l’armature de la culture politique de la jeunesse. Ils resteront – comme un vestige lointain, il est vrai, mais leur fournissant un arrière fond--, les critères politiques de plus en plus vagues de nos politiciens technocrates. Je veux dire, ceux pour qui l’ordinateur ou le «portable» ont plus d’importance que le mélodrame politique ou les litanies ecclésiales, mais qui n’en vont pas moins (parfois et de moins en moins) au bureau de vote ou à une tournée papale.
Considérons en effet, comme le suggère Valéry, aux sources de notre récit des origines, Athènes, grand ancêtre du mythe démocratique derrière lequel se dissimulent nos dictatures oligarchiques, Athènes, modèle pour la pensée, pour l’art, pour le politique, pour la littérature, bref, expression par excellence du «miracle grec» par l’exemple duquel on a fabriqué des générations de notables dangereux et médiocres. Dans les « républiques modernes », l’Athènes du temps de Périclès est couramment appelée la « mère des démocraties ».
Le portrait de Périclès par Thucydide est traditionnel, dans nos manuels scolaires, puisque c’est la Grèce du siècle de Périclès, qui est la «mère des démocraties». Et pourtant Thucydide, qui fit l’éloge de la personne de Périclès et de sa politique, nous révèle lui-même la véritable signification de cette « démocratie »: à l’époque de son apogée, la Grèce, comptait quarante mille citoyens « libres », détenteurs du droit de vote, et cent dix mille esclaves sans aucun droit. Le vrai nom d’une telle cité serait : une oligarchie esclavagiste, dominée par une minorité privilégiée. En autre « élite » de « citoyens » ne disposait du pouvoir que de façon apparente, servant d’alibi à la prétention « démocratique ». Thucydide lui-même écrit : « Théoriquement le peuple était souverain, mais en fait l’État était gouverné par le premier de ses citoyens, Périclès «. Le vrai nom d’un tel régime est dictature.
Périclès avait imposé une Ligue, dite de Délos, en laquelle toutes les cités mettaient leurs flottes en commun pour affronter la Perse. Les cités qui ne pouvaient fournir de contingent naval s’engageaient à verser un tribut financier. La caisse fédérale était placée à Délos, au cœur des Cyclades, dans le sanctuaire d’Apollon, qui en était ainsi le protecteur. Cette caisse fédérale était gérée par des trésoriers athéniens. Cette hégémonie étant considérée comme insuffisante par Périclès, en 454 il exigea le transfert du trésor «fédéral» de Délos à Athènes et en profita pour exercer davantage encore sur ses «alliés» une domination coloniale en leur imposant une occupation militaire directe par l’implantation de «clérouquies», c’est-à-dire des garnisons coloniales. Il exerçait ainsi un contrôle permanent sur la politique intérieure de chaque cité de la Ligue, réservant les fonctions dirigeantes à ses partisans politiques, et imposant une monnaie unique, dite «attique». L’impérialisme politique se doublait ainsi d’un impérialisme économique qui permit de financer les «grands travaux» d’architecture et de sculpture d’Athènes.
Cette constante politique de guerre et de domination de Périclès, qu’Aristophane appelait avec dérision «olympien», suscita le jugement ultérieur de Socrate et de Platon (Gorgias 515 C), sévère sur ses conséquences morales: Périclès «achetait» littéralement des partisans par des salaires pour «fonctions publiques» plus ou moins fictives, exploitant les «alliés», rendant les Athéniens lâches, bavards et avides d’argent.
Dans le Gorgias, Socrate dit au sophiste Calliclès: «Tu vantes des hommes qui ont régalé les Athéniens en leur servant tout ce qu’ils désiraient. On dit qu’ils ont grandi Athènes, mais on ne voit pas que cette grandeur n’est qu’une enflure malsaine. Nos grands hommes, sans se préoccuper de la sagesse ni de la justice, ont gorgé la ville de ports, d’arsenaux, de murs, et d’autres niaiseries; quand surviendra l’accès de faiblesse, on accusera ceux qui seront là et donneront des conseils, mais on célèbrera les Thémistocle, les Cimon, les Périclès, de qui vient tout le mal. » (Gorgias 518c-519 c)
Et, en effet, cette politique conduisit au désastre. Après les provocations de Périclès contre Corinthe, Potidée et d’autres villes, qu’il acculait à l’asphyxie économique, Sparte intervint, et ce fut une guerre qui dura vingt-sept ans (de 431 à 404). Périclès décidant de faire une politique de la terre brûlée pour combattre sur mer, abandonna toute la campagne autour d’Athènes et laissa aux Spartiates la moitié de la population de l’Attique. La paysannerie dut ainsi abandonner ses terres et son mode de vie pour laisser piller et détruire son patrimoine. Après l’invasion des Spartiates, la peste éclata. Elle emporta le tiers de la population en raison de la concentration des campagnards campant, dans des conditions de vie désastreuses, sur les terrains vagues d’Athènes. La guerre prit fin en 404, par la défaite d’Athènes. A l’automne de 429, Périclès était mort.
Tel fut le siècle de Périclès : celui de la guerre permanente, de l’oppression des alliés, alors qu’on parle du siècle de Périclès comme s’il était l’architecte du Parthénon ou le sculpteur de la Vénus de Milo. «L’histoire» a oublié qu’il eut, dans les grandes oeuvres de ce siècle, le seul mérite d’employer le pillage et les spoliations des villes souveraines, pour son prestige personnel, celui dû à l’oppression coloniale et à l’exploitation des alliés. «Il s’agit, disait-il selon Thucydide, de ne pas perdre notre empire et d’écarter la menace que font peser sur nous les haines suscitées par notre domination. Si vous suscitez des haines, c’est là le sort commun de ceux qui ont voulu dominer les autres… car vous régnez désormais à la façon des tyrans[14]
Cléon et Alcibiade furent bien, comme dit Platon, ses héritiers. Ajoutons comme sont ses héritiers (l’intelligence en moins) les Ronald Reagan, les Bush et leurs vassaux européens.

Le Siècle d’Or Espagnol

Après la christianisation du monde gréco-romain, l’Europe émerge comme centre de civilisation. Nous l’avons vu, l’abandon de l’option préférentielle pour les pauvres a permis la domestication du christianisme, sa soumission ou sa collaboration aux pouvoirs établis: deux piliers solides la soutenaient, l’Église et la famille. Nous prendrons deux exemples type de cette exécrable domination, préfigurant l’hégémonie actuelle des Etats-Unis, celui de l’Espagne, fondatrice du premier empire colonial, et la France, dont la politique d’expansion en Europe même a eu pour première conséquence, pendant près de deux cents ans, le malheur des peuples d’Europe.
Un modèle divin est proposé à la jeunesse avec la légende du «siècle d’or» Espagnol.
Il avait commencé avec l’avènement au Saint Empire romain germanique de Charles Quint. L’emblème de sa divinité : un globe terrestre (naturellement surmonté de la Croix). Il se vantait de régner sur un Empire «où le soleil ne se couche jamais.» Il avait exercé non seulement sa prépondérance en Europe en étant élu empereur (par les « princes électeurs ») par « la grâce de Dieu », disait-on. Mais il serait été plus juste de dire : par la grâce de la plus puissante banque européenne : la banque Fugger, qui avait financé son élection en soudoyant les «princes électeurs». On reconnaît là les mécanismes éternels de «l’élection», que l’on retrouve en action, par exemple, pour l’élection d’un président des États-Unis dont la cagnotte électorale alimentée par les financiers et les banques doit largement dépasser la barre des 500 millions de dollars s’il a le moindre espoir d’être élu.
Son successeur Philippe II contracta tant de dettes qu’il ne remboursait pas, que la banque Fugger fit faillite en 1563.
Mais, dans l’histoire officielle, ce n’est pas cet aspect de la grandeur de Charles Quint qui est évoqué : il poursuivit l’œuvre entreprise par sa grand-mère, Isabelle la Catholique, qui, après le voyage de Christophe Colomb entrepris sous sa protection, demanda au pape l’autorisation d’introduire l’Inquisition en Espagne et qui, en 1492, avait présidé en même temps à la destruction de deux cultures : la culture arabo-islamique avec la prise de Grenade, dernier vestige de la civilisation arabo-islamique qui avait irradié à travers l’Europe les cultures de l’Ouest et ses propres inventions, de la science à la philosophie et à la mystique, et les grandes cultures amérindiennes par les massacres des Indiens, atteignant ainsi par le sang de milliers d’innocents; l’objectif essentiel, avoué, de Christophe Colomb était d’asseoir la puissance de l’Espagne, et il écrivait au roi Ferdinand d’Aragon, le mari et l’associé d’Isabelle : « L’or est le plus précieux de tous les biens ; l’or constitue un trésor. Celui qui le possède a tout ce dont il a besoin en ce monde, et également les moyens de sauver le âmes du Purgatoire et de les envoyer jouir au paradis[15]. »
[...]
Telles sont les racines historiques du Siècle d’or, qui mérite en effet ce nom parce qu’il fut celui du pillage de l’or par la première expérience lucrative du colonialisme le plus sauvage. Les chiffres de la « Casa de Contratación de Sevilla », comptable alors du trafic, révèlent officiellement que 195.000 kilogrammes d’or et seize millions de kilogrammes d’argent ont été volés au Pérou de 1503 à 1660.
En Espagne même, ce furent les maîtres du Siècle d’or qui, dès 1492, donnèrent aux juifs d’Espagne le choix entre la conversion forcée et l’exil, et procédèrent de même avec les musulmans enfermés d’abord, comme le raconte Cervantès (« Persilès et Sigismond ») dans les camps de concentration de la côte occidentale d’Espagne en attendant leur déportation en Afrique. La répression la plus sauvage s’exerça aussi en Europe même, avec les exactions du duc d’Albe aux Pays-Bas contre les héroïques Egmont et Guillaume le Taciturne et leurs populations terrorisées.
L’on parle aujourd’hui aux écoliers de ce «Siècle d’or« comme si, dans le «roman picaresque», Lazarillo de Tormes[16] ou Guzman d’Alfarache[17], n’avaient pas dénoncé les terribles inégalités sociales entre une noblesse courtisane paresseuse qui n’utilisait pas les richesses pillées pour créer en Espagne les bases d’une économie solide, mais simplement pour alimenter le faste vaniteux des «grands» et des courtisans où, disait Don Quichotte: « Il n’y a office si honorable qui ne s’acquière avec quelques pots de vin ». (II, 61) « Ramasser des pistoles… tous les gouverneurs y vont avec le même désir ». (II, 36)
Tout cela est aujourd’hui effacé et, à en croire l’histoire officielle, on pourrait croire que ce sont les Philippe II (roi de 1556-1598) et Philppe III, (fossoyeurs de l’Espagne) qui ont écrit l’épopée du chevalier prophète, Don Quichotte (1605), ou l’œuvre géante de Lope de Vega (1562-1635), ou encore les méditations mystiques de sainte Thérèse d’Avila (1515-1582) et de saint Jean de la Croix (1542-1591), ou peint les visions grandioses du Greco (1541-1614), qui fut en fait écarté très vite de la Cour d’Espagne, en 1582.
Toutes ces œuvres, qui ont été les acteurs d’une véritable avancée de l’homme prenant conscience du divin qui est en lui, ne sont utilisées dans l’histoire officielle que comme voile pour toutes les turpitudes de ce qu’on appelle «les grands», pour avoir ruiné le pays, l’avoir humilié par la destruction de l’Invincible armada par la faute d’un courtisan incapable et par la cupidité de la Cour, préoccupée davantage par les exploits guerriers sans gloire des «conquistadores» tortionnaires, les Pizarre ou les administrateurs ravageurs de l’Amérique latine.

L’hégémonie française
Un siècle plus tard,  la renommée  du Roi-Très-Chrétien remplace celle de Charles Quint et de son fils Philippe II.
Louis XIV, au cours de son long règne, de 1643 à 1715, se considérait lui-même comme un dieu (Apollon), et comme un héros, il commanda à Le Brun, l’un des peintres de la Cour, un cycle de tableaux sur les campagnes d’Alexandre, et obtint que l’illustre collaborateur de Michel Ange, Le Bernin, vînt à Paris pour lui passer commande de la reconstruction du Louvre afin de donner à ce «grand Roi», un écrin digne de lui (projet qui avorta d’ailleurs). Ce goût démesuré de faste et de gloire coûtait cher. Pour payer ce luxe Louis XIV, comme Périclès, ne connaissait qu’une solution : la guerre, pour le pillage et la rançon des vaincus, et la pression fiscale la plus féroce sur son propre peuple.
Il se souvient toujours de sa fuite précipitée, à Saint-Germain, par une nuit d’hiver, alors qu’il avait dix ans, après l’invasion de sa chambre par le peuple parisien réduit à la misère. Il avait vu le mécontentement se manifester même dans les plus hautes sphères avec la Fronde. Au sommet de son pouvoir, lorsqu’il obtint d’être le garant et le protecteur du traité de Westphalie qui démembrait l’Europe en «nations» indépendantes, la route était ouverte pour une politique de conquête, de corruption et de spoliation de ces royaumes émiettés. Il allait désormais pouvoir satisfaire ses débauches et son faste.
Sa passion du pouvoir personnel et de l’arbitraire ne connaissait aucun frein. Par exemple, en ce qui concerne la religion, il savait parfaitement juxtaposer une dévotion pharisaïque avec les pires dérèglements de sa vie privée. Il se laisse marier à l’infante d’Espagne, par nécessité politique, tout en faisant légitimer ses nombreux bâtards par le parlement de Paris, leur faisant attribuer des titres princiers et mariant les filles avec des princes du sang. Il n’hésita pas à faire valoir ses prétentions à la succession de la couronne d’Espagne, tirant prétexte du non paiement de la dot à la mort du père de la reine, Philippe IV (1665) et parvint à ses fins par la guerre en imposant son petit-fils comme roi d’Espagne.
Il évitait tout complot avec l’Église officielle recevant du clergé de France, de cinq en cinq ans, «le don gratuit», une solide contribution financière. Par contre tout éveil d’une spiritualité véritable attirait ses foudres : les jansénistes étaient persécutés comme rebelles à la doctrine officielle de la Sorbonne et aux bulles du pape. Ainsi furent mis en tutelle les religieux «solitaires» de Port Royal.
A l’égard des protestants, la persécution prit une forme plus féroce, notamment avec la répression sanglante des «dragonnades» dans les Cévennes, après la révocation de l’Édit de Nantes (1685). Elle est devenue célèbre par sa sauvagerie ; les spoliations, les viols, les enlèvements les massacres des «camisards résistants», en un mot, le déchaînement de la soldatesque et la terreur pour interdire le culte réformé dans l’ ensemble du royaume.
Les résultats de cette politique sectaire et de telles rapines, furent désastreuses pour la France, d’abord parce que le partie la plus industrieuse de la communauté protestante s’enfuit de France et apporta aux pays d’accueil (le Brandebourg, la Hollande, l’Angleterre et la Russie), son savoir-faire industriel.
Ensuite parce que de telles horreurs firent naître la haine de la tyrannie de Louis XIV dans toute l’Europe. (voir l’œuvre du juriste Jurieu Les soupirs de la France esclave)[18].
Afin que rien ne pût porter ombrage à un pouvoir qu’il voulait discrétionnaire. («L’État c’est moi» disait-il) non seulement il écarta des hautes charges les princes du sang et les cardinaux qui pouvaient y prétendre, mais encore il supprima le titre et la fonction de Premier Ministre. Il ne rétablit jamais, à la tête de l’armée, le grade suprême de connétable, qu’il refusa même, en 1714, au maréchal de Villars, exécutant pourtant le plus fidèle et le plus obéissant pour accomplir tantôt des missions de guerre, tantôt des répressions impitoyables (par exemple contre les protestants). Après la mort de Fouquet il ne nomma plus de ministre des Finances.
Pour apaiser les ressentiments des notables ainsi évincés des fonctions dirigeantes, il usait de corruption systématique, les comblant de titres honorifiques, de titres de noblesse ou de richesses, veillant à ce qu’ils n’oublient jamais qu’ils n’étaient que des domestiques décoratifs de la Maison du roi. Cette pratique, nous l’avons vu, était celle du glorieux Périclès à l’apogée de la puissance d’Athènes, «mère des démocraties».
Il exigeait d’eux la docilité la plus stricte, même lorsqu’il leur confiait des missions diaboliques, comme par exemple, celle de Louvois, instrument efficace de sa politique de conquête et de pillage, usant sans mesure des procédés d’intimidation les plus barbares allant jusqu’à l’arasement des terres et à l’incendie systématique du territoire envahi. Car il saisissait toutes les occasions et prétextes pour satisfaire sa passion insatiable de conquête et d’enrichissement telles que les conditions exigées pour l’élection de l’archevêque de Cologne, ou les réclamations impérieuses pour accaparer l’héritage de «Madame» (fille de l’Électeur palatin, un prince allemand).
C’est ainsi qu’il attira contre la France la détestation de toute l’Allemagne, après celle de l’Espagne, de la Hollande, de toute l’Europe et de l’Angleterre, rivale commerciale et coloniale depuis les implantations au Canada et dans les îles, jusqu’à l’établissement de comptoirs coloniaux en Inde.
Non seulement, en Europe s’accumulaient les haines contre la France et se multipliaient les révoltes, mais la succession ininterrompue des guerres et des coalitions, comme par exemple, celle de la Ligue d’Augsbourg (avec une guerre de neuf ans, de 1688 à 1697) ou la guerre de succession d’Espagne, conduisirent le peuple français à une détresse économique, marquée, par exemple, par les famines de 1693 et de 1709). Colbert qui, lui aussi, n’eut jamais d’autre titre que celui de « Contrôleur général des finances », ne réussit pas à équilibrer le budget en raison des frais de la guerre quasi permanente et de la multiplication des bâtiments de prestige. Il en fut conduit, comme ses prédécesseurs, à s’endetter.
Cet homme compétent mais sans principe, appliquait rigoureusement la doctrine «mercantiliste» pour faire entrer en France la quantité la plus grande possible d’espèces et de devises, en favorisant la production et l’exportation. Il ne put, pour cela, se contenter de créer des manufactures d’État et tenter d’améliorer l’administration des forêts (souvent pour y trouver les mâts nécessaires à l’équipement des navires de guerre). Il dût surtout faciliter, à coup de subventions, la création de compagnies privées de commerce, et de navigation pour le trafic avec les Antilles, le Golfe de Guinée, la Baltique, et, selon les ordres du roi, «capter tout ce qu’il y a de beau en Italie.» De plus en plus les hommes d’affaire furent appelés à siéger au «Conseil du commerce». Leur part devint plus en plus grande des profits tirés de la «Traite des nègres».
Malgré tous ces subterfuges, la misère du peuple de France était grande. Les successeurs de Colbert essayèrent alors, pour tenter de combler le déficit, de se livrer à des manipulations monétaires, dévaluation puis réévaluation du louis et de l’écu, d’instituer des impôts nouveaux, comme la «capitation» (1701), de réclamer davantage à la «taille», au bail des fermes, aux versements du clergé et des états provinciaux. Les provinces, de l’Alsace aux Pyrénées, furent de plus en plus pressurées. Pour enrayer cette dérive militaire, le roi avait recours à la corruption. A la fin de son règne il en était réduit, lors des pourparlers de La Haye, à offrir des millions au chef de la coalition adverse, Marlborough, pour tenter de le gagner à son parti.
Telle fut l’œuvre du «Roi-Soleil» et de son «grand règne» dont on nous camoufle la réalité profonde en présentant les choses comme si ce condottieri débauché avait été l’auteur du Cid, de Bérénice, et des Pensées de Pascal et tandis qu’on nous cache que sur le registre de ses subventions littéraires figurent en premier lieu, et avec les pensions les plus substantielles, les clercs ignares mais courtisans qui fabriquaient sa légende, et qu’il se contentait de verser un pourboire à Molière, parce que, disait-il : « les peuples se plaisent au spectacle… Par là nous tenons leur esprit et leur cœur. » La phrase de Platon dans le Gorgias, à propos d’Athènes, «[…]  on célèbrera les Thémistocle, les Cimon, les Périclès, de qui vient tout le mal. », s’applique à merveille au Roi-Très-Chrétien.
La société était dominée par deux institutions, l’Église et la famille qui, à elles deux, assuraient la fonction essentielle de l’éducation.
La famille, de type patriarcal, assurait la formation: le cultivateur apprenait son métier en assimilant les traditions de son père : celles de la culture ou de l’élevage ; l’artisan, qu’il soit orfèvre ou aubergiste, recevait, lui aussi, de son père et de toute sa lignée, les secrets de la corporation. Les sigles, gravés dans la pierre, des bâtisseurs de cathédrales en apportent un témoignage émouvant : le sigle de l’architecte de génie qui a érigé Notre-Dame de Paris, Pierre de Montreuil révèle que c’est son frère qui a construit, en pleine croisade, la plus grande cathédrale de Chypre.
Le «compagnonnage» permettait les échanges mutuels de techniques à l’intérieur de la «corporation» qui, dans quelque spécialité que ce soit, ne constituait pas une «école» proprement dite, mais l’apprentissage, sur le terrain, sous la direction d’un «maître», qui n’avait rien d’un «maître d’école» polyvalent, mais qui excellait dans sa spécialité.
Même dans les couches «supérieures» de la société il en était de même : le chevalier apprenait du chevalier le maniement des armes et affinait son habileté dans les tournois avec ses pairs. Il en était de même  dans les arts : au XVIIIe siècle, Jean-Sébastien Bach appartenait à une véritable «dynastie» de musiciens, de même qu’au XVIe siècle Giovanni Bellini s’était formé dans l’atelier de son père Jacopo, grand peintre lui aussi, comme son frère Gentile et son beau-frère Mantegna.
Quant aux finalités dernières elles étaient le privilège de l’Église, enseignant le respect de la loi de Dieu, qui impliquait l’obéissance au clergé, aux seigneurs, et aux dirigeants de tous ordres, depuis le curé du village jusqu’aux chapelains des châteaux et aux confesseurs des rois.
Seuls les «clercs» connaissaient écoles ou universités pour s’instruire de la langue ou des textes sacrés, de leurs commentaires théologiques ou oraux. L’exercice fondamental en était la controverse sur l’exégèse des textes latins ou de textes bibliques formulée par des théologiens particulièrement illustres.
Le problème plus général des «écoles» ne se posa qu’à l’occasion de grandes fractures sociales, telles que la Réforme, la Renaissance et, plus tard, la Révolution française, mais sans changer fondamentalement les formes d’organisation ni les programmes.
A ceci près que la complexité croissante de l’organisation sociale exigea de répondre à de nouveaux besoins : l'école de village enseigne le minimum de lecture, d’écriture et de calcul nécessaire pour répondre aux besoins de la conscription dans des armées non plus féodales mais royales, avec la préparation de ses cadres subalternes, et le calcul des taxes à verser à l’Etat.
La création d’«écoles » proprement dites fut d’abord due à des initiatives privées: dès le XVIIe siècle et surtout au XVIIIe., le développement du machinisme exigea la formation d’une main d’œuvre plus ou moins qualifiée et de cadres de maîtrise. Ce furent donc, dans les fabriques, puis les usines, que se forgèrent les institutions d’apprentissage.
La Révolution française, surtout lorsqu’elle déboucha sur le régime centralisé de Napoléon, organisa des institutions universitaires et scolaires proprement dites. Non plus seulement pour des élites d’exception, comme autrefois le Collège de France, mais, par exemple, l’institution classique de l’enseignement: le Lycée, dans lequel Napoléon entendait, avec une discipline militaire, former les officier de ses armées et les fonctionnaires de ses administrations. L’accent y était mis, comme dans les collèges organisés jusque-là par les Jésuites, outre les disciplines spéciales adaptées aux futures fonctions des élèves, sur les «humanités «.
Depuis lors, pendant tout le XIXe siècle et le XXe siècle, les besoins restant sensiblement 1e mêmes, avec une nécessaire adaptation aux mentalités nouvelles et aux avancées de la technique, depuis la Restauration, avec M. de Vatismenil jusqu’à la longue liste des «Ministres de l’éducation», ou de la « culture », qui, (à l’exception de Malraux, mais qui ne disposait que de la parole et du génie) l’on s’est battu (ou l’on a fait semblant de se battre, à droite comme à gauche) sur trois questions :
1° Comment adapter les élèves et les étudiants aux nouvelles exigences techniques de l’économie en «développant» un «enseignement technique» toujours (et nécessairement) en retard sur la pratique réelle des entreprises où la «compétitivité» exigeait une innovation permanente ?
2° Du point de vue social, le souci de maintenir les jeunes «éduqués» dans la ligne de « l’ordre et de la loi ». Cette préoccupation fut «auréolée» par la sempiternelle querelle des «humanités». Le problème de la place à donner à l’enseignement du latin y passait au premier plan, car savoir le latin était une sorte de titre de noblesse intellectuelle.
La latin c’était à la fois la langue de l’église et l’école des hommes d’ordre avec la Vulgate et les «contiones» de Tite Live, l'on circulait sur des rails qui ne risquaient pas de déboucher sur le « désordre ».
La rengaine était la même de tous les bords: pour Victor de Laprade les adversaires de la culture latine sont des «matérialistes, des athées, des révolutionnaires, des socialistes». Pour l’archevêque Kopp « tout recul de la culture classique a pour effet d’ébranler les bases du christianisme. »
Mais il en était de même pour eux qui n’avaient point souci de religion, mais simplement de politique.
3° Le thème des querelles scolaires, en particulier au Parlement, était celui de la «laïcité», qui s’était posée violemment, dès 1904 avec la loi de séparation de l’Église et de l’État.
Dans le cas de l’école, le problème était particulièrement mal posé par la confusion de deux questions essentiellement distinctes :
a- La séparation de l’Église et de l’État était légitime : chaque citoyen doit pouvoir choisir la religion ou l’irréligion par laquelle il donne un sens à sa vie. L’ingérence ou la domination d’une Église, quelle qu’elle soit, dans la politique, est donc inadmissible.
b- En ce qui concerne l’école il découle de ce principe que chaque enfant, quelle que soit sa foi, doit avoir un égal accès à l’enseignement public et adopter le culte (ou l’absence de culte) de son choix.
Malheureusement la loi fut interprétée d’une manière absurde, comme si aider l’écolier ou l’étudiant à trouver le sens de sa vie n’était pas la mission première de l’éducation. Ainsi, sous prétexte d’écarter toute intrusion de l’Église catholique (numériquement la plus forte en France) et d’exercer son hégémonie à l’école, on exclut des programmes la connaissance de la partie la plus importante de la culture de l’humanité. Déjà les cultures étrangères étaient réservées à ceux qui faisaient l’option d’une langue (on n’étudiait Shakespeare, Goethe ou Cervantès, par exemple que dans les classes d’anglais, d’allemand ou d’espagnol) mais on exclut des programmes tout texte exprimant la foi d’un peuple: même au niveau le plus élevé des grandes écoles ou à l’Agrégation, sont exclus les textes concernant la foi: pas seulement la Bible, mais la Baghavad Gita ou le Coran, si bien que la laïcité, au lieu de permettre une initiation à la culture et à la foi de tous les peuples, pour permettre à notre jeunesse de choisir sa forme de vie, ne lui donne pas une éducation, mais un enseignement, c’est à dire la seule transmission des connaissances concernant des spécialités ou des métiers; une connaissance des moyens, mais aucune possibilité de réfléchir sur les fins et sur le sens de sa vie, sans privilégier, et moins encore imposer, une « idéologie » quelconque.
En un mot, dans l’école ainsi conçue, il ne s’agit pas de faire un homme, mais un mécanicien ou un médecin lorsqu’il s’agit des techniques et surtout un citoyen obéissant: colonialiste lorsqu’il en était temps, nationaliste par ignorance des autres en tout temps.
Deux exemples particulièrement saisissants : Jules Ferry, qu’on appelle d’ordinaire 1e fondateur de l’école laïque mais qui fut aussi l’instigateur d’une politique coloniale agressive, exposait à la Chambre des Députés, dans son discours du 18 juillet 1885  les principes du colonialisme et du racisme qu’il implique : «Oui, nous avons une politique coloniale, une politique d’expansion coloniale qui est fondée sur un système»[19]. « Cette politique coloniale repose sur une triple base: économique, humanitaire et politique[20]. »
– l’argument économique : «Les colonies sont pour les pays riches un placement de capitaux des plus avantageux » . L’illustre Stuart Mill, a consacré un chapitre de son ouvrage à faire cette démonstration et il la résume ainsi: «Pour les pays vieux et riches la colonisation est une des meilleures affaires auxquelles ils puissent se livrer».
– l’argument humanitaire.
M. Camille Pelletan dit: « qu’est-ce que cette civilisation que l’on impose à coups de canon ? »
Jules Ferry : « Voilà Messieurs la thèse ; je n’hésite pas à dire que ce n’est pas de la politique cela, ni de l’histoire, c’est de la métaphysique politique. Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai:il faut dire ouvertement qu’en effet les race supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures... » (Remous sur plusieurs bancs à l’extrême gauche ).
Monsieur Jules Maigne : « Vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés les droits de l’homme ! »
Monsieur de Guilloutet : « C’est la justification de l'esclavage et de la traite des noirs. »
Jules Ferry : « Si la déclaration des droits de l’homme a été écrite pour les Noirs de l’Afrique Équatoriale, alors de quel droit allez-vous leur imposer les échanges et le trafic ? Ils ne vous appellent pas[21] ! »
– l’argument politique
« Je dis que la politique coloniale de la France, que la politique d’expansion coloniale – celle qu’il nous a fait aller sous l’Empire, à Saigon, en Cochinchine, celle qui nous conduit en Tunisie, celle qui nous a amenés à Madagascar – je dis que cette politique d’expansion coloniale s’est inspirée d’une vérité sur laquelle il faut pourtant appeler un instant votre attention, à savoir, qu’une marine comme la nôtre ne peut pas se passer, sur la surface des mers, d’abris solides, de défenses, de centres de ravitaillement[22] ! »
« Et c’est pour cela qu’il nous fallait la Tunisie, c’est pour cela qu’il nous fallait Saigon et la Cochinchine. C’est pour cela qu’il nous faut Madagascar et que nous-sommes à Diego-Suarez. Et que nous ne les quitterons jamais. »
Quant au nationalisme, sans remonter à ses origines sous la monarchie, il est politiquement significatif que ce soit le Parlement qui décide de la réédition de L’histoire de France de Michelet, en trente volumes, en 1889, pour l’anniversaire de la Révolution, avec cette remarque de Clemenceau: «La France, soldat de Dieu jadis, aujourd’hui soldat de l’humanité, sera toujours le soldat de l’idéal.»
Ainsi, selon Michelet encore : «La France supérieure comme dogme et comme légende. … pontife du temps des lumières», est une essence éternelle qui précède l’existence de son propre peuple. Lavisse parle aisément de «ce que la France voulait» comme si elle était une personne. Ainsi on préparait, dès les bancs de l’école, «l’union sacrée» de 1918 contre les « barbares » ! Tout comme Jules Ferry célébrait le colonialisme.
Depuis Lavisse jusque vers 1970, 1es manuels scolaires développaient les mêmes «leit-motiv»: toutes les violences, les annexions, les conquêtes, des Croisades à la colonisation vont dans le sens de l’histoire. Clovis reste ce qu’en fit Grégoire de Tours : le nouveau Constantin, l’archétype du «roi très chrétien» marchant sur les traces de David et devenant saint à la fin du XIVe siècle.
Ainsi s’apaisent les oppositions centenaires entre les nobles, descendus des Francs, et la plèbe d’origine gauloise : «Il y a deux races dans le pays», écrivait Boulainvilliers.
Désormais cette histoire idéologique est au service de la République officielle[23]. dont l’indépendance, à son tour, n’est plus qu’un mythe quand on la voit fournir des «supplétifs» à l’armée américaine pour ses entreprises hégémoniques.
Le «nationalisme» s’exprime désormais sous son angle xénophobe en faisant de « l’immigrant » la cause de notre chômage et de nos violences, au lieu de situer les véritables responsables : c’est à dire ce qui les contraint à émigrer parce que les pillages coloniaux, puis ceux du FMI (et de ses maîtres américains du Nord) les empêchent de vivre avec leur famille dans leur pays.
Aujourd’hui encore, dans nos écoles, en dehors de ces illusionnistes aussi médiatisés que sous-humains, qu’il s’agisse des « rois très chrétiens » ou des « pères de la démocratie », ceux qui sont les plus exaltés, dans les manuels scolaires sont ceux qui, en quelque manière, ressemblent à David ou à Constantin. Je n’évoque pas ici de souvenirs médiévaux, tels que ceux qui, dans nos plus belles cathédrales, faisaient figurer l’effigie des rois de France dans les hauts reliefs, dans la lignée des descendants de Jessé (comme David), mais des simples chapitres consacrés, par exemple, le « Roi Soleil », à Louis XIV, dans nos Histoires de France. Dans sa Politique tirée de d’Écriture sainte, le plus illustre des prélats catholiques, Bossuet, théoricien de la monarchie absolue, écrit : « Le titre de Christ est donné aux rois, et on les voit partout appelés les christs ou les oints du Seigneur. O rois, vous êtes des dieux, c’est-à-dire : vous. avez dans votre autorité, vous portez sur votre front, un caractère divin[24]. » C’était là l’opinion de l’Église de France tout entière : en 1626, l’Assemblée du clergé français déclarait que : « Les rois ne sont pas seulement ordonnés de Dieu, ils sont dieux eux-mêmes. » Taine résumait ainsi cette conception : « Le Dieu du XVIIIe siècle fut une sorte de Louis XIV, image et suzeraine de l’autre. La même révolution renouvela le ciel et l’État. » (La Fontaine et ses fables, )[25].
Après l’évocation des épisodes les plus marquants des règnes de David et de Constantin, nous avons, avec le rappel de ce que furent, en réalité, « grands siècles » et leurs représentants les plus illustres dans nos écoles, ce qu’ils ont de commun avec les « grands ancêtres » : David (le « chef de guerre ») ; Constantin dit « le Grand » et sa politique totalitaire.
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Le « nouvel Israël » : l’Amérique calviniste
Parallèlement à ces monarques catholiques qui vont convertir et piller les païens, on voit revenir le concept de «peuple élu» chez les calvinistes.
Cette notion de «peuple élu» est l’une des plus sanglantes de l’histoire. Illustrée par les exploits purement légendaires de Josué, elle inspire aux puritains d’Angleterre abordant en Amérique, de traiter les Indiens comme autrefois les Amalécites ; au nom de ce principe «d’élection divine» les États-Unis pratiquent la politique de colonisation d’abord, puis de soumission universelle à leurs lois, sous prétexte de «destinée manifeste» du nouveau «peuple élu».
Lorsqu’en 1620, un groupe d’émigrants anglais, calvinistes puritains, fuyant les persécutions, débarquèrent dans le Massachusetts, ils considéraient que leur vocation était de créer une « terre nouvelle ». Ces colons qui devinrent, deux siècles après, les créateurs des Etats-Unis, s’enracinant dans un pays où ils n’avaient point d’histoire, se fondèrent sur le mythe: leur départ d’Angleterre était un nouvel «exode» biblique.
L’Amérique était la «terre promise» pour y bâtir le royaume de Dieu. Ils invoquèrent cette mission divine pour justifier leur chasse aux Indiens et le vol de leur terre, selon le précédent biblique de Josué et de ses « exterminations » sacrées «Il est évident, écrit l’un d’eux, que Dieu appelle les colons à la guerre ... Les Indiens comme probablement les anciennes tribus des Amalécites et des Philistins, qui se liguèrent avec d’autres contre Israël[26]
La «terre promise» devint dès lors une terre conquise. Cette pratique de spoliation et de massacres n’était pas en contradiction avec leur conception religieuse, car l’ enrichissement comme la victoire étaient pour eux le signe de la bénédiction divine.
Les législateurs du Connecticut, dans les années 1640-1650, (Tocqueville nous le rapporte), édictaient cette loi pénale puisée dans les «livres sacrés»: «Quiconque adorera un autre dieu que le Seigneur sera mis à mort.» Lorsqu’ils proclamèrent leur indépendance à l’égard de l’Angleterre, le père fondateur Georges Washington, dans son discours inaugural comme président des États-Unis, donna la formule la plus parfaite de ce qui allait devenir le principe directeur de la politique américaine jusqu’à nos jours : «Aucun peuple, plus que celui des Etats-Unis, n’est tenu de remercier et d’adorer la main invisible qui conduit les affaires des hommes. Chaque pas qui les a fait avancer dans la voie de l’indépendance nationale semble porter la marque de l’intervention providentielle.»
Nous avons déjà rencontré le thème de la main invisible, vieux poncif iconographique mésopotamien requalifié chez Adam Smith: si chaque individu poursuit son intérêt personnel l’intérêt général sera réalisé. Une «main invisible» réalise cette harmonie. Washington voit dans cette « main invisible » « l’intervention providentielle » de Dieu en même temps que la loi fondamentale de l’harmonie entre les intérêts individuels et l’intérêt général. Son successeur, John Adams, écrivait en 1765: « Je ne cesse de considérer la fondation de l’Amérique comme un dessein de la Providence conçue en vue d’éclairer et d’émanciper la portion de l’humanité qui se trouve encore réduite en esclavage. » L’écrivain Herman Melville au XIXe siècle :»Nous, les Américains, sommes un peuple particulier, un peuple élu, l’Israël de notre temps ; nous portons l’arche des libertés[27]
Il est significatif que jusqu’à nos jours soit évoquée cette profession de foi et son premier auteur: sur chaque dollar sont imprimés, côte à côte, le portrait de Washington et cette devise, inattendue sur un billet de banque : «In God we trust» (Nous avons foi en Dieu). Ce sera désormais une constante de la politique du nouveau «peuple élu»: Dieu et le dollar sont les deux mamelles du pouvoir. Le président John Adams déclare: «l’Amérique a été créée par la Providence pour être le théâtre où l’homme doit atteindre sa propre stature[28].» Les premiers théoriciens de la Confédération ne cessent, comme le révérend Dana, de souligner cette filiation divine du Nouvel Etat : «La seule forme de gouvernement expressément instituée par la Providence fut celle des Hébreux. C’était une république confédérale avec Jéhovah à sa tête». (Dana, Sermons, p.17)
Le troisième président des Etats-Unis, Jefferson, proclame, lui aussi, que son peuple est « le peuple élu de Dieu[29]. » Tout comme Nixon, deux siècles après, dira: « Dieu est avec l’Amérique. Dieu veut que l’Amérique dirige le monde »: il en sera de même pour tous les présidents des Etats-Unis pour justifier leurs prédations.
La contradiction entre la profession de foi et la pratique réelle est une constante de la politique américaine. Pour ne citer que quelques exemples : le président Mac Kinley partait à la conquête des Philippines pour les «élever, les civiliser et les christianiser .» En 1912, envahissant le Mexique le président Taft déclarait : « Je dois protéger notre peuple et ses propriétés au Mexique jusqu’à ce que le gouvernement mexicain comprenne qu’il y a un dieu en Israël et que c’est un devoir de lui obéir. » Le langage n’a pas changé, de Washington au dernier président, l'Amérique, selon les oligarques qui la dirigent, n’a pas cessé d’être le bras armé de la Providence divine .En pleine guerre du Viêt-Nam, le cardinal Spellman, archevêque de New York, parlant au nom de tous ceux qui « croient en l’Amérique et en Dieu» allait à Saigon pour dire aux massacreurs du Viêt-Nam : « Vous êtes les soldats du Christ! »
Aujourd’hui encore, pour justifier son surarmement et son trafic d’armes, qui sont le fondement le plus efficace de la « prospérité économique » des Etats-Unis, à la fois par les subventions gouvernementales, le financement par l’Etat de la recherche et du développement en faveur des industries de guerre et de la vente d’armes à l’étranger, secteur le plus florissant des exportations américaines, Samuel Huntington, idéologue du Pentagone, dans son livre Le choc des civilisations déguise les projets d’hégémonie mondiale des Etats-Unis en une croisade religieuse opposant la « civilisation judéo-chrétienne à la collusion islamo-confucéenne »[30].
Les politiciens, les médias et leurs promoteurs se chargent d’anesthésier le peuple en travestissant ces mythes en réalité historique. Ceci dès les origines. L’un des premiers et des plus pénétrants analystes, de la politique américaine, Tocqueville, notait déjà : «Je ne sais si tous les Américains ont foi dans leur religion, mais je suis sûr qu’ils la croient nécessaire au maintien des institutions républicaines.» Il ajoutait : «Les uns professent les dogmes chrétiens parce qu’ils y croient, les autres parce qu’ils redoutent de n’avoir pas l’air d’y croire ... Aux Etats-Unis le souverain est religieux et par conséquent l’hypocrisie doit être commune.»
Tel était donc le premier mythe de la politique Américaine, le plus sanglant de tous : celui du «peuple élu», nouvel Israël, successeur indiscutable de tous les domaines donnés par Dieu à David. Rappelons les psaumes (traditionnellement attribués à David) qui exposent cette élection: «Demande-moi et je te donnerai les nations pour héritage, pour domaine les extrémités de la Terre[31]» (Ps. 2, 8) et «Le Seigneur dit à mon Seigneur: Siège à ma droite et je ferai de tes ennemis ton repose-pieds.» (Ps.110, 1). Ce mythe a servi à toutes les exactions nationalistes et colonialistes en établissant une hiérarchie entre les races supérieures et les races inférieures avec le «droit» de domination qui en découle et aussi avec la prétention de se situer, grâce à cette investiture divine, au-dessus de toute loi internationale (par exemple les décisions de l’ONU qui n’émanent que de volontés humaines). L’État d’Israël considérait comme «chiffon de papier» (l’expression est de Ben Gourion), la première résolution de l’ONU concernant l’État d’Israël : celle qui institue cet État et qui en fixe les frontières.
A la prétention qui hante certains ressortissants des états les plus divers, se réclamant d’une «élection divine», Rousseau répondait avec fermeté: «Votre Dieu n’est pas le nôtre, dirais- je à ces sectateurs. Celui qui commence par se choisir un seul peuple et proscrire le reste du genre humain, n’est pas le Père commun de tous les hommes[32]

Roger Garaudy




[1]. Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, « Les promesses vont estre accomplies : les propheties vont avoir leur dernier éclaircissement. Les gentils sont appellez à la connoissance de Dieu [p. 271] par les ordres de Jesus-Christ ressuscité : une nouvelle céremonie est instituée pour la régenération du nouveau peuple ; et les fideles apprennent que le vray dieu, le dieu d' Israël, ce dieu un et indivisible auquel ils sont consacrez par le baptesme, est tout ensemble père, fils, et Saint Esprit. (Paris : S. Mabre-Cramoisy, 1681- édition originale, partie deux, ch. six, p. 270-271) Ailleurs, on trouve cette phrase: «Le vrai Dieu, c'est le Dieu d'Israël» Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l'écriture sainte à Mgr le dauphin [Texte imprimé], ouvrage posthume, Paris : P. Cot, 1709, In-4
[2]. page 35
[3]. J. Ratzinger, Foi chrétienne hier et aujourd’hui, Paris, Marne, 1977, p.197.
[4]. Balthasar, Hans Urs von, Espérer pour tous [Was dürfen wir hoffen ?]; trad. de l'allemand par Henri Rochais et Jean-Louis Schlegel, Paris : Desclée de Brouwer, 1987 et 1993.
[5]. Il en est de même pour les musulmans : un « enfer » éternel est il compatible avec un Dieu « clément et miséricordieux » ?
[6]. Catéchisme de l'Église catholique, sous la dir. du cardinal Joseph Ratzinger, Paris, Mame-Plon, 1992, p. 274.
[7]. Id., p.119.
[8]. Id., p.35
[9]. Id., p.12.
[10]. page 186
[11]. Francis Fukuyama, La fin de l'Histoire et le dernier homme, trad. de l'anglais par Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion, 1992. Original américain, The end of History and the last man, New York, Free press, 1992.
[12]. Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme, Paris : Le Seuil, 1991, p. 230.
[13]. Cf. R. Garaudy, Vers une guerre de religion, Paris, Desclée de Brouwer, 1995.
[14]. Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Paris, Gallimard, La Pléiade, p.829.
[15] Cité par le père Gustavo Gutiérrez dans son livre: «Dieu ou l’Or des Indes Occidentales, Paris, éd. du Cerf. 1992. p.1. note.
[16]. Roman picaresque anonyme, précurseur du Don Quichotte, dans la critique de la société de son époque, qui connut une immense fortune littéraire. Les plus anciennes éditions connues datent de 1554.
[17]. Roman en deux parties (1599 et 1604) de Mateo Alemàn, (1547-1610?) qui connut lui aussi une grande gloire; au XVIIIe siècle encore, il fut traduit et adapté en français par Le Sage.
[18]. Jurieu, Pierre , Les Soupirs de la France esclave qui aspire après la liberté. [15 mémoires, par P. Jurieu.], Amsterdam1689
[19]. Journal officiel, 27 mars 1884, pp. 1058.
[20]. Id., p. 1062
[21]. Id., pp.1065-1066
[22]. Id., pp.1067-1068
[23] Sur ce problème du rôle de l’histoire voir Suzanne Citron, Le Mythe national: l'histoire de France en question, Paris, Éd. ouvrières, Études et documentation internationales, 1987.
[24]. Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l'écriture sainte à Mgr le dauphin , ouvrage posthume de messire Jacques-Bénigne Bossuet,.Paris, P. Cot, 1709
[25]. Taine, Hippolyte-Adolphe, Essai sur les fables de La Fontaine, thèse pour le doctorat ès-lettres présentée à la Faculté de Paris, Paris : Vve Joubert, 1853, vol. II, chap. III.
[26]. Truman Nelson, «The puritans of Massachusetts : From Egypt to the Promise Land», Judaïsm, Vol. XVI,2,1967.
[27]. America as a civilization. p.893
[28]. Adams, John, Diary and autobiography , Autobiography, part 2 and 3, 1777-1780., L. H. Butterfield, editor. Leonard C. Faber  and Wendell D. Garrett, assistant editors  Belknap press of Harvard university press, p. 282.
[29]. Jefferson, Thomas, Notes on the State of Virginia written in the year 1781 somewhat corrected and enlarged in the Winter of 1782, for the use of a foreigner of distinction, in answer to certain queries proposed by him... ,  London,1782, section XIX.
[30]. Huntington, Samuel P., Le choc des civilisations, Paris, O. Jacob, 1997 (The clash of civilizations and the remaking of world order), trad. de l'anglais par Jean-Luc Fidel, Geneviève Joublain, Patrice Jorland.
[31]. Pour ramener ce mythe à des dimensions raisonnables, il faut garder à l’esprit la taille du domaine sur lequel ce chef de guerre aurait régné: moins de 20.000 km2. A titre indicatif, la Bretagne en fait 27.000, l’Île-de-France 12.000.
[32]. J.-J. Rousseau, Émile et Sophie ou les Solitaires, ouvrage posthume, Genève, Société typographique, 1781.
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