Revue des Sciences
Religieuses
(extrait)
Résumé
Des
penseurs marxistes contemporains comme E. Bloch, M. Machovec, Kolakoswki,
Garaudy, opèrent un changement de perspective et cherchent à comprendre le
christianisme primitif non plus tellement à travers l'expérience de la première
communauté de Jérusalem qu'à travers le comportement et l'enseigne ment de
Jésus. Sous ce rapport ils prennent en considération les acquis de l'exégèse
récente. En même temps ils procèdent à une réévaluation du fait chrétien et
s'efforcent d'en dégager les aspects positifs, la charge subversive et la
valeur d'anticipation
Revue des Sciences Religieuses, tome 55, fascicule
4, 1981. pp. 264-271;
doi :
https://doi.org/10.3406/rscir.1981.2929
LE
CHRISTIANISME PRIMITIF COMME « PARADIGME » : EVOLUTION D'UNE PROBLEMATIQUE (D'ENGELS
A GARAUDY) (extrait (1)
B. Changement de perspective chez les penseurs marxistes
contemporains
Un
changement assez radical est en train de s'opérer : des penseurs marxistes
contemporains
accordent une place grandissante au personnage de Jésus et lui
reconnaissent
une densité qui n'a plus rien à voir avec le Jésus evanescent de l'exégèse
libérale et de celui du dernier Engels ; en même temps le christianisme, en tant que
phénomène religieux, est réévalué et jugé de façon plus positive.
a. Les données
historiques
1. Historicité de Jésus — Ce qui
frappe tout d'abord, c'est que l'existence
historique
de Jésus n'est plus mise en doute à grand renfort d'arguments plus ou moins
spécieux
tendant à prouver qu'il est le fruit de l'imagination, une sorte de création
collective
fournissant le chiffre des rêves de bonheur d'une communauté victime de
l'injustice
sociale.
E. Bloch
insiste sur le caractère historique de ce qui est raconté à propos de
Jésus :
« L'étable est vraie, une origine aussi basse du fondateur ne s'invente pas.
La
légende ne procède pas par peinture de la misère et sûrement pas quand celle-ci
dure
toute la vie. L'étable, le fils du charpentier , le rêveur parmi les pauvres
gens,
le gibet
pour terminer, tout cela est fait de matériaux historiques et non du matériau
d'or
cher à la légende. « (Das Prinzip Hoffnung, p. 1482). L'auteur réfute ceux qui
voudraient
dissoudre la réalité historique de Jésus dans le tissu vaporeux de la
mythologie.
Certains, dit-il, essaient de montrer que le personnage de Jésus a été
construit
à partir d'éléments de représentations provenant de religions à mystère.
La
différence entre ces religions et ce que racontent les évangiles tient à ce que
Jésus
apparaît avec sa pleine humanité et qu'il a un profil accusé : il ne trouve son
équivalent
dans aucune légende ni aventure sacrée d'Attis, de Mihra ou d'Osiris. La
tendance
sans cesse renaissante à la dissolution docétiste n'a pas réussi à cause de la
résistance
offerte par la réalité historique : « La foi chrétienne, comme aucune autre,
vit
de la réalité historique de son fondateur ; elle est essentiellement imitation
d'un
comportement, non gnoe ou culte. » (Ibid., p. 1486).
Pour
Milan Machovec, l'existence historique de Jésus a la même épaisseur que
pour E.
Bloch. L'auteur de « Jésus pour athées » suit d'assez près les indications
fournies
par les évangiles et souligne le rayonnement de Jésus. La « fascination »
exercée
a dû être réelle au point que certaines guérisons pourraient s'expliquer par
là.
Actuellement il nous est difficile de nous faire une idée de ce que représente
la
force
morale : dans nos sociétés tout est « chosifié » à l'image des biens d'échange.
Or les
idées ne peuvent empporter l'adhésion que si elles sont organiquement reliées
à
l'homme. Les idées, la doctrine n'ont d'efficacité qu'à partir du moment « où
les
hommes
expérimentent que celui qui les entraîne vit cette harmonie fascinante qui
unit la
pensée et la personnalité. » (Jésus pour athées, p. 106). Si la doctrine de
Jésus a
pu embraser le monde, ce n'est pas à cause de la prétendue supériorité du
programme
qu'elle proposait, mais bien parce que, avant tout, Jésus s'identifiait
lui-même à ce programme.
D'autres
penseurs marxistes contemporains se sont intéressés à Jésus. Certes la
référence
à Jésus est moins fréquente chez un Garaudy ou un Kolakowski, mais
l'existence
historique de Jésus n'est pas niée ; bien plus elle est supposée connue,
au point
que l'on peut faire l'économie d'un exposé détaillé en vue d'établir
certaines
thèses.
2. L'enseignement de Jésus. — Pour E. Bloch le comportement de Jésus est
aussi
lourd de sens que son enseignement. Jésus, estime-t-il, agit comme un homme
foncièrement
bon. Il s'adresse aux humbles et aux méprisés sans faire sentir une
quelconque
supériorité. La pauvreté n'est pas magnifiée pour elle-même et n'est
pas
présentée comme faisant partie d'un salut déjà acquis : elle n'est pas fin en
soi.
L'esprit de pauvreté est conseillé pour éviter l'endurcissement du coeur. Du
comportement
de Jésus résulte l'invitation à imiter un amour qui ne veut rien pour
lui-même,
qui est prêt à se donner pour les frères. Si l'amour antique est « éros »
tourné
vers ce qui est brillant et beau, l'amour chrétien se porte vers ce qui est
opprimé
et perdu, vers ce qui est obscur et méprisé. En déclarant qu'il est présent
dans le
plus humble de ses frères, Jésus confère à la rencontre avec les humbles
une
valeur éminente.
Ce qui
explique, en dernier ressort, l'enseignement moral de Jésus est qu'il est
dominé
entièrement par l'annonce du Règne de Dieu. L'enseignement de Jésus est
eschatologique
en ce sens qu'il est tendu vers un monde à venir. L'éthique au sens
du
sermon sur la montagne ne permet pas de s'installer dans une société : c'est
une
moale
pour un monde autre au seuil duquel Jésus croit se trouver.
Machovec
souligne la nouveauté de la Loi d'amour telle qu'elle est formulée
par
Jésus. L'amour des ennemis et le refus de la violence ne relèvent pas des
affirmations
d'ordre casuistique relatifs à des cas de conscience : il s'agit d'exigences
qui se
situent dans la logique de la conversion. Pardonner aux ennemis et ne pas
s'opposer
aux méchants ne conduit pas nécessairement à la passivité. En fait, c'est
un appel
à la conversion de l'autre. En effet, si on utilise les mêmes armes que le
violent,
c'est le priver en définitive de tout espoir d'avenir et de toute possibilité
de
changement. Pratiquer l'amour des ennemis et la non- violence, c'est lui
indiquer
une
solution au nom du respect de sa personne.
L'une
des innovations introduites par Jésus, c'est de proposer comme modèle
l'enfant.
Dans les sociétés de l'époque, l'enfant est considéré comme l'être faible
qu'il
convient tout au plus de protéger, mais non d'imiter. L'attitude de Jésus
envers
les
enfants, ses déclarations sur l'esprit d'enfance ne s'expliquent pas par un
amour
sentimental
de l'enfance ni par une sollicitude pour des êtres non encore parvenus
à la
maturité. En réalité, Jésus invite à vivre comme lui-même a vécu, dans un
esprit
de
confiance envers son Père, dans un esprit de détachement par rapport aux liens
aliénants
tissés par les réglementations des sociétés au sein desquelles on vit.
L'enfant
représente un être qui n'est pas encore « chosifié » ni aliéné : il est encore
ouvert.
3. Le christianisme primitif. A la différence d'Engels et de Kautsky, les auteurs
marxistes
contemporains accordent moins de place aux considérations sur la première
communauté
de Jérusalem ; par ailleurs, ils relèvent la continuité entre Jésus et ses disciples,
même s'ils croient devoir expliquer des points de doctrine par l'effort de réinterprétation
auquel
se sont livrées les premières générations chrétiennes.
se sont livrées les premières générations chrétiennes.
Machovec,
par exemple, suit d'assez près les données fournies par l'exégèse
et
l'histoire des origines chrétiennes. Il essaie d'expliquer comment à partir de
la foi
pascale la première communauté réunie autour de Pierre réinterpréta
l'événement
Jésus-Christ. Après Pierre, Paul fut l'apôtre le plus important, car il fut
le
créateur d'une théologie universaliste : le christianisme n'est plus dès lors
une
religion
venant compléter le judaïsme, il s'adresse dorénavant aux hommes de
toutes
les langues et de toutes les races. Quant à l'évangile de Jean, il tire son
originalité
du fait qu'il est écrit pour des gens qui n'ont plus connu Jésus de
façon
directe. Pour suppléer à cette expérience de la rencontre immédiate, le
quatrième
évangile exprime dans un langage renouvelé la force rayonnante qui
était
celle de Jésus et met l'accent sur le thème de l'amour. Il ne s'éloigne pas
du noyau
de la tradition synoptique, il en renouvelle l'expression en s'efforçant
de faire
comprendre ce que Jésus était pour ses premiers disciples et continue
d'être
pour tous ceux qui se sentent appelés à le suivre. Machovec ne cesse
de
rappeler la fascination charismatique exercée par Jésus sur ses disciples : il
représentait
pour eux un modèle rayonnant qu'ils voulaient imiter en se mettant
à sa
suite. Leur effort d'interprétation porte sur un Jésus qu'ils ont réellement
connu et
entendu. Même s'il y a eu de leur part innovation et transformation,
il n'en
reste pas moins que le point de départ est la personne de Jésus et non
la
situation socio-économique du monde de l'époque. D'autres messies ont existé
à
l'époque : aucun n'a parlé et agi comme Jésus.
E. Bloch
mentionne en passant la communauté primitive de Jérusalem. Dans
un rapide
commentaire du texte des Actes, il qualifie cette forme de vie de
communisme
d'amour : mais surtout il relie la communauté au Jésus historique.
4. Le communisme des Pères de l'Eglise. Certes on trouve toujours les tirades
sur
l'Eglise constantinienne qui réprime et cherche à domestiquer l'élan
révolutionnaire
inhérent au christianisme primitif. Cependant, on reconnaît que l'idéal
«
communiste » n'a jamais été totalement oublié. Clément d'Alexandrie, Ambroise,
Basile
de Césarée sont cités parmi les Pères qui rappellent que les biens de la
terre
sont destinés à tous les hommes. Une place d'honneur est reconnue à
Jean
Chrysostome à propos de son plan révolutionnaire de mise en commun des
biens.
On regrette que la théorie de la corruption consécutive à la chute originelle
ait
servi à justifier un ordre injuste pour les gens vivant dans le monde : seuls
les
moines et les ascètes étaient censés pouvoir mettre en pratique une forme
de vie
communiste.
5. Prise en compte de l'Ancien Testament. Un fait marquant est que les
auteurs
marxistes contemporains se réfèrent aussi à l'Ancien Testament et se
montrent
sensibles aux protestations indignées des prophètes contre l'injustice
sociale
au sein du peuple juif. E. Bloch va plus loin et exploite le thème de
l'exode
pour sa philosophie de l'espérance.
b.
Signification de Jésus
L'interprétation
que donnent de Jésus et du christianisme primitif les auteurs
étudiés
ne recouvre pas entièrement celle des croyants : pourtant l'effort
d'évaluation
qu'ils tentent est loin d'être négatif. Ainsi Kolakowski caractérise la portée
de
l'événement Jésus de la façon suivante :
1. En
présentant Dieu comme un Dieu de miséricorde et non plus comme
un Dieu
justicier assoiffé de vengeance, Jésus a voulu faire comprendre que là
où
régnent la confiance fondée sur l'amour et le pardon, l'ordre juridique avec
ses
réglementations contraignantes devient superflu. Les cultures marquées par
le
christianisme ont sécrété « l'utopie » de la fraternité universelle qui prône
l'abolition
des législations contraignantes.
2. La
non-violence n'est pas aussi ridiculement naïve que voudraient le faire
croire
les théoriciens de la Realpolitik. L'histoire de Jésus et celle du
christianisme
rappellent
toujours que des conquêtes sont possibles par d'autres voies que celles
de la
violence. Le monde moderne rend en réalité hommage à l'idéal préconisé
par
Jésus par les déclarations sur la nécessité de bannir le recours à la violence,
même si
ces déclarations ne correspondent pas au comportement effectif. Si naïveté,
il y a,
elle est du côté de ceux qui croient que tout peut être obtenu par la
violence
: en effet, il existe des domaines où la violence est impuissante et stérile.
3.
L'homme ne saurait être réduit aux seules dimensions socio-économiques :
« il ne
vit pas seulement de pain ». L'affirmation peut sembler banale, mais Jésus
a au
moins le mérite d'avoir énoncé cette idée qui s'est imposée avec une telle
évidence
qu'elle a fini par devenir banale.
4. Jésus
est à l'origine de l'abandon de l'idée de peuple élu. Son message est
universaliste
: le Dieu dont il parle est le Père de tous les hommes, sans
distinction
de races ou de langues. Mais cette idée féconde est toujours menacée par
le
retour à des positions d'exclusivisme et d'intolérance liées au désir de
domination
ou au sentiment de la supériorité d'un peuple, d'une race, d'un régime.
5. On a
reproché à Jésus d'avoir prêché l'évasion d'un monde considéré
comme
irrémédiablement mauvais. Mais ce reproche doit être écarté, car Jésus a
aussi
prêché l'engagement en vue de transformer un monde injuste et il a fourni
des
idées dynamiques qui ont eu un impact indéniable sur la civilisation dite
occidentale.
Il ne faut pas vouloir évacuer Jésus de notre culture sous prétexte
que
certains ne croient plus au Dieu auquel il a cru.
Selon R. Garaudy, la
transformation que connaît le monde exige une prise de
conscience
de la part des chrétiens et des marxistes : l'homme fait sa propre
histoire
et il est toujours autre chose et plus que l'ensemble des conditions qui
l'ont
engendré. L'action créatrice qu'il doit mener au nom de cette responsabilité
repose
sur trois postulats.
1. Le postulat de transcendance. Le
positivisme enferme la pensée dans le
donné et
l'action dans l'ordre établi. Or l'action révolutionnaire comporte un
projet
au sujet d'un ordre social et humain qui n'existe pas encore et qui suppose
la
possibilité de se libérer de l'ordre donné. L'action créatrice consiste à
concevoir
et à
réaliser des possibles, à faire émerger du nouveau. La transcendance qui est
la
possibilité permanente du dépassement est l'attribut premier de l'homme et lui
permet
de ne pas rester enfermé dans le cercle des comportements répétitifs.
Le
postulat de la transcendance est biblique et est devenu puissamment
mobilisateur
à travers les appels à réaliser le Royaume de Dieu sur terre. Les
différents
projets de Royaume portent l'empreinte de l'époque à laquelle ils ont été
conçus,
mais ils ne sont pas simple reflet du monde existant, ils proposent
chaque
fois un ordre social inédit. De Joachim de Flore aux actuelles théologies
politiques
court une constante : c'est de concevoir le Royaume de Dieu non pas
comme un
autre monde, mais comme un monde autre. Ainsi le postulat de la
transcendance,
qui est, comme l'espérance, un aspect de la foi, est à l'origine
de toute
défatalisation de l'histoire.
2. Le postulat de la relativité. Si le
premier postulat affirme la possibilité
de la
rupture avec toute aliénation sociale. Il implique que la distanciation par
rapport
aux modèles capitalistes ou socialistes est possible, malgré les
conditionnements
et les manipulations.
Ce
postulat est biblique et on pourrait le qualifier de postulat prophétique,
car les
prophètes ont inauguré une tradition de lutte contre l'aliénation et ont
enseigné
qu'aucune réalisation historique ne peut être considérée comme fin
dernière.
Le Christ se situe dans la ligne de cette tradition, car par son exemple, il
nous
ouvre à une incessante recherche et interrogation libératrice. Cette ouverture
et
tension vers l'avenir n'est qu'un autre nom de l'amour vécu comme ouverture.
Jésus
est libérateur, non pas parce qu'il préconise tel programme politique, mais
parce
qu'il met en cause les valeurs existantes dans la mesure où elles ne permettent
pas de
créer autour de chacun l'espace nécessaire pour l'inviter à la création et à l'initiative.
créer autour de chacun l'espace nécessaire pour l'inviter à la création et à l'initiative.
3. Le postulat de l'espérance. Quand
l'espérance chrétienne a cessé d'être
un
ferment, alors l'espérance révolutionnaire a pris son relais. Le christianisme
doit
réapprendre
que l'espérance est une dimension fondamentale de la foi. Le sens
de la
Résurrection est que le Christ est venu ouvrir une brèche dans toutes
nos limites.
Chaque fois que nous sommes capables de rompre avec nos
aliénations
à l'égard de l'ordre établi et de poser un acte créateur, chaque fois que
nous
apportons quelque chose de neuf, le Christ est vivant, la Résurrection
s'accomplit,
chaque acte libérateur implique le postulat de la Résurrection.
Un seuil
historique a été franchi dans l'expérience de la foi en la
Résurrection
du Christ : l'on est passé d'une liberté conçue comme conscience de la
nécessité
à une liberté conçue comme participation à la création. Le Christ a inauguré
un
mode nouveau d'existence en cassant le déterminisme. Il nous montre le chemin :
il est vivant chaque fois que nous apportons quelque chose de neuf à
l'humanité.
D'après
Machocev, la perspective fondamentale qui explique le comportement et l'action
de Jésus est celle du Royaume de Dieu. Mais tout en reprenant
de Jésus est celle du Royaume de Dieu. Mais tout en reprenant
des
éléments provenant de l'Ancien Testament, Jésus apporte des idées neuves.
Il
n'établit pas de séparation radicale entre ce monde-ci et l'autre monde et il
se
différencie des auteurs d'apocalypse en ce sens qu'il ne cherche pas à faire
des
reportages
anticipés sur le monde nouveau. La prédication de Jésus tire son
efficience
du fait qu'il cherche à prendre conscience de notre responsabilité en ce
qui
concerne l'avenir. L'avenir n'est pas quelque chose qui advient du dehors,
c'est
notre affaire, c'est une exigence de l'instant présent. En termes plus
modernes
on pourrait dire que Jésus refuse un avenir aliéné, un futur qui nous serait
étranger.
Si l'on voulait traduire l'essentiel du message de Jésus dans un langage
adapté à
l'homme moderne, on pourrait le faire dans les termes suivants : « Sois
exigeant
dans ta vie, car l'humanité pleinement accomplie est chose possible. Il
est
possible de progresser dans la droiture, de devenir plus homme en utilisant
les
ressources de sa propre action. En d'autres termes que personne, en définitive,
ne te
contraigne à vivre de façon basse, égoïste et lâche... Même si les
circonstances,
les conditions de l'époque, la faiblesse humaine ou les calculs fallacieux
poussent
dans ce sens, on a toujours en dernier ressort la possibilité de ne pas réduire
sa propre conscience et son propre comportement à la détresse présente.
Cette
possibilité se trouve peut-être enchaînée, mais elle existe cependant et elle
permet
de s'élever, de devenir autre, de changer intérieurement et de travailler
au
Royaume de Dieu, c'est-à-dire d'en faire réellement partie ». {Jésus pour
athées,
p. 116).
L'originalité de Jésus est qu'il fait intervenir ensemble le présent et
l'avenir.
Les paraboles par exemple, s'efforcent de décrire la dialectique de
l'existence
et l'éthique qui en découle. Etre homme, c'est vivre pleinement l'instant
présent
avec la conviction que c'est par rapport à ce présent, que l'homme se
« sauve
» ou se « perd » et que l'avenir est déjà engagé. Le changement exigé par
Jésus
n'est pas uniquement social ou politique. Certes il y a les appels à l'esprit
de
pauvreté et il y a la condamnation de la richesse, mais il ne faudrait pas
limiter
le message du Royaume à l'papel à la révolution sociale : « Les
perspectives
eschatologiques, ainsi que les comportements qui en ont découlé,
ne peuvent être réduits à l'aspect social ou matériel de la souffrance humaine, car
il faut viser la transformation de tout l'homme et faire en sorte que la détresse
humaine puisse être surmontée selon tous ses aspects et non pas seulement par rapport à
ne peuvent être réduits à l'aspect social ou matériel de la souffrance humaine, car
il faut viser la transformation de tout l'homme et faire en sorte que la détresse
humaine puisse être surmontée selon tous ses aspects et non pas seulement par rapport à
l'oppression,
la servitude, la misère (Ibid., p. 128). Ce qui est fondamental dans la
critique
de la richesse est qu'elle est source de déshumanisation pour l'homme en
engendrant
les méfaits de l'avoir et du pouvoir.
E. Bloch
est l'auteur qui est allé le plus loin dans la réévaluation du christianisme
comme phénomène religieux.
comme phénomène religieux.
On
connaît sa théorie du rêve éveillé. Le rêve éveillé ou diurne, en proposant
l'ébauche
imaginaire d'une autre situation possible, aiguise la volonté de
transformation
et remplit une fonction d'anticipation. Présent dans toutes les utopies,
il
permet de rendre visibles les possibilités latentes objectives. Il se réfère à
un
« novum
» en train d'émerger. Cette imagination anticipatrice à un corrélat dans
le réel,
car le monde est un monde ouvert, le réel est en processus. Les
catégories
de possibilité et de nouveauté sont essentielles pour définir le réel. A ce
titre,
l'utopie est « réaliste ». Le point d'appui pour la transformation du monde
existant
n'est pas le passé, mais l'avenir qui advient par l'activité de l'homme.
Ainsi
l'utopie permet d'opérer un déplacement du présent vers l'avant et pousse
à «
l'exode » : tout cela fonde le principe espérance.
Or la
Bible propose le rêve d'un royaume enfin fraternel. Par le fait qu'il a
centré
son message sur le thème du Royaume, et qu'il a vécu en fonction du
Royaume
et de ses exigences, Jésus est « le signe de notre bonne cause ».
Toujours
habité par la fermentation et toujours en chemin, il n'est pas le personnage
faible
dans sa bonté tel que l'ont présenté les gens d'Eglise. Une douceur sans
pareille
s'allie chez lui à une brûlante ardeur. Toutes ses paroles chargées d'attente
eschatologique
renversent en fait les valeurs du monde au sein duquel il vit. Le
Royaume
qu'il prêche est autre chose que le royaume de David sous sa forme
d'établissement
fixe et stable : il exige un nouvel exode, il entraîne dans une
marche
en avant vers de nouvelles terres spirituelles, vers la patrie de l'identité
enfin
retrouvée. Le marxisme ne peut qu'être enrichi par le commerce du
christianisme.
« II trouve son véritable horizon, sa plénitude, sa totalité dans les
archétypes
de « liberté », de « Royaume », de maîtrise du destin qu'implique le
christianisme
», tandis que le positivisme et le naturalisme du XXe siècle le privent
au
contraire de tout élan (L'athéisme dans le christianisme, p. 297).
E. Bloch
va plus loin. Il estime que si le christianisme repose sur le mystère
de
l'Homme-Dieu, c'est que l'anthropologie est le secret du christianisme. Si l'on
parle
d'un Dieu caché, il faudrait à plus forte raison parler de l'Homme caché. Le
Royaume
vers lequel l'humanité est en marche n'est pas dominé par un Dieu hypostase
déjà-là.
Admettre le Dieu-hypostase revient à admettre la sacralisation de
l'ordre
établi. Il s'agit de « dé-théocratiser », de dépasser la conception d'un Dieu
transcendant
extérieur à l'histoire et à l'humanité. Or, selon E. Bloch, Jésus
congédie
Dieu en faveur de l'homme et par là a introduit l'athéisme au sein du
Christianisme.
*
Un
croyant ne se reconnaîtra pas entièrement dans les présentations que
donnent
de Jésus et du christianisme primitif les auteurs marxistes étudiés. A part
R.
Garaudy, qui en 1975 s'est déclaré chrétien, les autres penseurs entendent
rester
fidèles au marxisme et à l'athéisme. Mais ils ont été amenés à s'intéresser
à Jésus
au nom même du marxisme. En effet, désireux de dépasser un marxisme
qu'ils
jugent sclérosé, ils voudraient interroger le passé dont est issu le monde
occidental
et notamment la tradition judéo-chrétienne. Ces penseurs se montrent
très
sensibles à la dimension de l'avenir propre au Royaume prêché par Jésus,
à
l'enseignement sur la non-violence et la charité fraternelle, à la force
subversive
des
principes chrétiens et par là ils pratiquent une approche du christianisme
audacieusement
novatrice.
III. Bilan
L'enquête
sur le christianisme primitif comme paradigme chez les penseurs
socialistes
d'inspiration marxiste amène à constater une évolution dont les aspects
les plus
intéressants pourraient être présentés sous les chefs suivants.
1) Des termes de comparaison plus objectifs. Assez longtemps le christianisme
était
jugé à travers ses défigurations historiques et comparé à un état idéal de
justice
social tel que le promettait le socialisme d'inspiration marxiste. A une
vision
idyllique et futuriste s'opposait le tableau des errements du christianisme.
Il était
tentant d'accuser les traits et d'utiliser les procédés de la caricature et de
la
charge.
Le
socialisme d'inspiration marxiste a maintenant une histoire et dès lors
il est
possible de le juger en fonction de réalisations historiques. On peut donc
comparer
ce qui est comparable, à savoir les résultats effectivement obtenus par
les deux
camps qui s'affrontent.
Entre
temps le christianisme a fait preuve d'une remarquable faculté de
renouvellement.
Des croyants trouvent dans leur foi le courage de dénoncer les
abus,
l'encouragement à s'engager dans la lutte pour un monde plus juste. Le
christianisme
ne se présente plus comme pure religion d'évasion contribuant à
l'aliénation
religieuse de l'homme et justifiant l'ordre établi.
En même
temps le socialisme d'inspiration marxiste a connu les dangers de
la
sclérose, de l'intolérance, du dogmatisme
2. Déplacement du centre de perspective. Dans un premier temps le
christianisme
primitif était vu à travers l'expérience de la mise en commun des biens
à
Jérusalem : le modèle fourni par la communauté de Jérusalem était souvent
invoqué
par les socialistes d'inspiration marxiste. Engels souligne les
ressemblances
entre cette expérience et les débuts du socialisme. Mais en fait le
terme à partir duquel Engels raisonne est le socialisme naissant et non le christianisme
naissant. Kautsky avait au fond démontré le manque de valeur opératoire du paradigme
hiérosolymite : le « communisme de consommation » ne saurait suffire pour édifier une
société communiste ; en stricte logique marxiste, il faut aussi le « communisme de production ».
Cependant, dans la suite, le modèle de la communauté de Jérusalem est toujours cité
pour prouver que l'Eglise constantinienne avait trahi l'idéal premier ; d'autre part,
terme à partir duquel Engels raisonne est le socialisme naissant et non le christianisme
naissant. Kautsky avait au fond démontré le manque de valeur opératoire du paradigme
hiérosolymite : le « communisme de consommation » ne saurait suffire pour édifier une
société communiste ; en stricte logique marxiste, il faut aussi le « communisme de production ».
Cependant, dans la suite, le modèle de la communauté de Jérusalem est toujours cité
pour prouver que l'Eglise constantinienne avait trahi l'idéal premier ; d'autre part,
cette communauté était mise au
premier plans, car ainsi il était plus facile d'expliquer les origines
chrétiennes,
conformément à la thèse de la création collective.
Les
penseurs marxistes étudiés n'accordent plus la même importance à la
communauté
de Jérusalem. En fait, le centre de perspective s'est déplacé : c'est
à partir
de Jésus que l'on cherche à comprendre le christianisme primitif, c'est
Jésus
qui est le paradigme auquel on se réfère quand on parle de christianisme
primitif.
On assiste
en même temps à un élargissement du champ d'investigation. En
amont,
on tient compte du prophétisme et du thème de l'exode, qui sont sentis
comme
des moments positifs de l'expérience consignée dans l'Ancien
Testament.
En aval, se situe l'histoire du christianisme dont on cherche à mesurer
l'impact
social et auquel on reconnaît la fidélité à un idéal de justice et de fraternité
malgré
les vicissitudes de la politique.
3. Importance de l'exégèse. Ce qui est
frappant, c'est que chaque génération
socialiste
parle du christianisme en fonction de l'état de l'exégèse de l'époque.
Même si
ses théories le lui avaient permis, Engels, lecteur de B. Bauer
et de
Renan, ne devait guère être porté à expliquer les origines chrétiennes à
partir
du personnage inconsistant de Jésus que lui présentaient les auteurs
auxquels
il se référait.
Kautsky
étudie de près les exégètes de la fin du XXe siècle et, comme nous
l'avons
vu, il a été amené à réviser son jugement sur Jésus. Il ne peut éviter
d'attribuer
une place importante à Jésus, mais prisonnier de la théorie du reflet,
il en
arrive à affirmer que Jésus est le produit inévitable de son temps.
Les
penseurs marxistes contemporains, qui ont été étudiés plus haut, prennent
en
considération l'exégèse récente qui accorde une place grandissante à
l'historicité
de Jésus et insiste sur le lien entre la période prépascale et la période
postpascale.
Ces auteurs n'hésitent pas à prendre les évangiles comme texte de base
pour proposer leur interprétation et ils se montrent soucieux de dégager de ces
pour proposer leur interprétation et ils se montrent soucieux de dégager de ces
textes
ce qui est positif, voire révolutionnaire, dans le message et le
comportement
de Jésus.
4. Un problème non résolu par le marxisme
L'un des
problèmes non résolus par le marxisme est le problème religieux.
On
pourra objecter que les auteurs marxistes étudiés dans cet article ne sont pas
tous des
porte-parole officiels des partis communistes. Sur ce point précis
l'objection
est recevable. Il n'en reste pas moins que, même si la lutte anti-religieuse
est
considérée
comme l'une des priorités dans certains pays, la question de la
place de
la religion et du christianisme n'a pas reçu de réponse satisfaisante.
Alors
que K. Marx signale la valeur de protestation de la religion à côté de sa
valeur
aliénante, ses disciples insistent unilatéralement sur le thème « Religion,
opium du
peuple ». Cette thèse l'emporte en Russie et dans les pays sous
régime
communiste. En Occident, les communistes concèdent que la religion
n'est
pas uniquement opium du peuple, mais qu'elle peut être l'expression du
rejet
d'un état de choses injuste. Mais de plus en plus on distingue entre la
religion
en général et le christianisme.
Mais le
christianisme est un phénomène tellement vaste et complexe qu'il faut
en
étudier soigneusement l'histoire pour éviter les généralisations hâtives. C'est
ainsi
qu'il faudrait se demander quelle forme historique de christianisme a été
visée
par la critique de K. Marx, qui a surtout connu le protestantisme des
débuts
de l'ère capitaliste, par celle de F. Engels, qui a connu le piétisme
calviniste,
par celle de Lénine, qui normalement, pense à la religion orthodoxe.
L'effort
en vue d'une meilleure connaissance du christianisme commence
à porter
ses ruits à propos des origines chrétiennes. Le changement de perspective
qui fait
que Jésus est devenu le point focal à partir duquel on cherche à
comprendre
le christianisme primitif est significatif ; les efforts en vue de dégager
les
aspects positifs et la charge subversive du message de Jésus marquent un
début de
réévaluation plus objective du fait chrétien.
Raymond Winling
(1) Cf. Revue des Sciences Religieuses, 1981, n° 2, p. 96-107 ; n° 3, p. 198-205.