23 juin 2019

Le christianisme primitif comme "paradigme": évolution d'une problématique (d'Engels à Garaudy), par Raymond Winling (1981)

Revue des Sciences Religieuses
 (extrait)

Résumé
Des penseurs marxistes contemporains comme E. Bloch, M. Machovec, Kolakoswki, Garaudy, opèrent un changement de perspective et cherchent à comprendre le christianisme primitif non plus tellement à travers l'expérience de la première communauté de Jérusalem qu'à travers le comportement et l'enseigne ment de Jésus. Sous ce rapport ils prennent en considération les acquis de l'exégèse récente. En même temps ils procèdent à une réévaluation du fait chrétien et s'efforcent d'en dégager les aspects positifs, la charge subversive et la valeur d'anticipation
 Revue des Sciences Religieuses, tome 55, fascicule 4, 1981. pp. 264-271;
doi : https://doi.org/10.3406/rscir.1981.2929


LE CHRISTIANISME PRIMITIF COMME « PARADIGME » : EVOLUTION D'UNE PROBLEMATIQUE (D'ENGELS A GARAUDY) (extrait (1)

B. Changement de perspective chez les penseurs marxistes contemporains
Un changement assez radical est en train de s'opérer : des penseurs marxistes
contemporains accordent une place grandissante au personnage de Jésus et lui
reconnaissent une densité qui n'a plus rien à voir avec le Jésus evanescent de l'exégèse
libérale et de celui du dernier Engels ; en même temps le christianisme, en tant que 
phénomène religieux, est réévalué et jugé de façon plus positive.
a. Les données historiques
1. Historicité de Jésus — Ce qui frappe tout d'abord, c'est que l'existence
historique de Jésus n'est plus mise en doute à grand renfort d'arguments plus ou moins
spécieux tendant à prouver qu'il est le fruit de l'imagination, une sorte de création
collective fournissant le chiffre des rêves de bonheur d'une communauté victime de
 l'injustice sociale.
E. Bloch insiste sur le caractère historique de ce qui est raconté à propos de
Jésus : « L'étable est vraie, une origine aussi basse du fondateur ne s'invente pas.
La légende ne procède pas par peinture de la misère et sûrement pas quand celle-ci
dure toute la vie. L'étable, le fils du charpentier , le rêveur parmi les pauvres gens,
le gibet pour terminer, tout cela est fait de matériaux historiques et non du matériau
d'or cher à la légende. « (Das Prinzip Hoffnung, p. 1482). L'auteur réfute ceux qui
voudraient dissoudre la réalité historique de Jésus dans le tissu vaporeux de la
mythologie. Certains, dit-il, essaient de montrer que le personnage de Jésus a été
construit à partir d'éléments de représentations provenant de religions à mystère.
La différence entre ces religions et ce que racontent les évangiles tient à ce que
Jésus apparaît avec sa pleine humanité et qu'il a un profil accusé : il ne trouve son
équivalent dans aucune légende ni aventure sacrée d'Attis, de Mihra ou d'Osiris. La
tendance sans cesse renaissante à la dissolution docétiste n'a pas réussi à cause de la
résistance offerte par la réalité historique : « La foi chrétienne, comme aucune autre, 
vit de la réalité historique de son fondateur ; elle est essentiellement imitation d'un 
comportement, non gnoe ou culte. » (Ibid., p. 1486).
Pour Milan Machovec, l'existence historique de Jésus a la même épaisseur que
pour E. Bloch. L'auteur de « Jésus pour athées » suit d'assez près les indications
fournies par les évangiles et souligne le rayonnement de Jésus. La « fascination »
exercée a dû être réelle au point que certaines guérisons pourraient s'expliquer par
là. Actuellement il nous est difficile de nous faire une idée de ce que représente la 
force morale : dans nos sociétés tout est « chosifié » à l'image des biens d'échange.
Or les idées ne peuvent empporter l'adhésion que si elles sont organiquement reliées
à l'homme. Les idées, la doctrine n'ont d'efficacité qu'à partir du moment « où les
hommes expérimentent que celui qui les entraîne vit cette harmonie fascinante qui
unit la pensée et la personnalité. » (Jésus pour athées, p. 106). Si la doctrine de
Jésus a pu embraser le monde, ce n'est pas à cause de la prétendue supériorité du
programme qu'elle proposait, mais bien parce que, avant tout, Jésus s'identifiait 
 lui-même à ce programme.
D'autres penseurs marxistes contemporains se sont intéressés à Jésus. Certes la
référence à Jésus est moins fréquente chez un Garaudy ou un Kolakowski, mais
l'existence historique de Jésus n'est pas niée ; bien plus elle est supposée connue,
au point que l'on peut faire l'économie d'un exposé détaillé en vue d'établir
certaines thèses.

2. L'enseignement de Jésus. — Pour E. Bloch le comportement de Jésus est
aussi lourd de sens que son enseignement. Jésus, estime-t-il, agit comme un homme
foncièrement bon. Il s'adresse aux humbles et aux méprisés sans faire sentir une
quelconque supériorité. La pauvreté n'est pas magnifiée pour elle-même et n'est
pas présentée comme faisant partie d'un salut déjà acquis : elle n'est pas fin en
soi. L'esprit de pauvreté est conseillé pour éviter l'endurcissement du coeur. Du
comportement de Jésus résulte l'invitation à imiter un amour qui ne veut rien pour
lui-même, qui est prêt à se donner pour les frères. Si l'amour antique est « éros »
tourné vers ce qui est brillant et beau, l'amour chrétien se porte vers ce qui est
opprimé et perdu, vers ce qui est obscur et méprisé. En déclarant qu'il est présent
dans le plus humble de ses frères, Jésus confère à la rencontre avec les humbles
une valeur éminente.
Ce qui explique, en dernier ressort, l'enseignement moral de Jésus est qu'il est
dominé entièrement par l'annonce du Règne de Dieu. L'enseignement de Jésus est
eschatologique en ce sens qu'il est tendu vers un monde à venir. L'éthique au sens
du sermon sur la montagne ne permet pas de s'installer dans une société : c'est une
moale pour un monde autre au seuil duquel Jésus croit se trouver.
Machovec souligne la nouveauté de la Loi d'amour telle qu'elle est formulée
par Jésus. L'amour des ennemis et le refus de la violence ne relèvent pas des
affirmations d'ordre casuistique relatifs à des cas de conscience : il s'agit d'exigences
qui se situent dans la logique de la conversion. Pardonner aux ennemis et ne pas
s'opposer aux méchants ne conduit pas nécessairement à la passivité. En fait, c'est
un appel à la conversion de l'autre. En effet, si on utilise les mêmes armes que le
violent, c'est le priver en définitive de tout espoir d'avenir et de toute possibilité
de changement. Pratiquer l'amour des ennemis et la non- violence, c'est lui indiquer
une solution au nom du respect de sa personne.
L'une des innovations introduites par Jésus, c'est de proposer comme modèle
l'enfant. Dans les sociétés de l'époque, l'enfant est considéré comme l'être faible
qu'il convient tout au plus de protéger, mais non d'imiter. L'attitude de Jésus envers
les enfants, ses déclarations sur l'esprit d'enfance ne s'expliquent pas par un amour
sentimental de l'enfance ni par une sollicitude pour des êtres non encore parvenus
à la maturité. En réalité, Jésus invite à vivre comme lui-même a vécu, dans un esprit
de confiance envers son Père, dans un esprit de détachement par rapport aux liens
aliénants tissés par les réglementations des sociétés au sein desquelles on vit.
L'enfant représente un être qui n'est pas encore « chosifié » ni aliéné : il est encore
ouvert.

3. Le christianisme primitif. A la différence d'Engels et de Kautsky, les auteurs
marxistes contemporains accordent moins de place aux considérations sur la première
communauté de Jérusalem ; par ailleurs, ils relèvent la continuité entre Jésus et ses disciples, 
même s'ils croient devoir expliquer des points de doctrine par l'effort de réinterprétation auquel
se sont livrées les premières générations chrétiennes.
Machovec, par exemple, suit d'assez près les données fournies par l'exégèse
et l'histoire des origines chrétiennes. Il essaie d'expliquer comment à partir de
la foi pascale la première communauté réunie autour de Pierre réinterpréta
l'événement Jésus-Christ. Après Pierre, Paul fut l'apôtre le plus important, car il fut
le créateur d'une théologie universaliste : le christianisme n'est plus dès lors une
religion venant compléter le judaïsme, il s'adresse dorénavant aux hommes de
toutes les langues et de toutes les races. Quant à l'évangile de Jean, il tire son
originalité du fait qu'il est écrit pour des gens qui n'ont plus connu Jésus de
façon directe. Pour suppléer à cette expérience de la rencontre immédiate, le
quatrième évangile exprime dans un langage renouvelé la force rayonnante qui
était celle de Jésus et met l'accent sur le thème de l'amour. Il ne s'éloigne pas
du noyau de la tradition synoptique, il en renouvelle l'expression en s'efforçant
de faire comprendre ce que Jésus était pour ses premiers disciples et continue
d'être pour tous ceux qui se sentent appelés à le suivre. Machovec ne cesse
de rappeler la fascination charismatique exercée par Jésus sur ses disciples : il
représentait pour eux un modèle rayonnant qu'ils voulaient imiter en se mettant
à sa suite. Leur effort d'interprétation porte sur un Jésus qu'ils ont réellement
connu et entendu. Même s'il y a eu de leur part innovation et transformation,
il n'en reste pas moins que le point de départ est la personne de Jésus et non
la situation socio-économique du monde de l'époque. D'autres messies ont existé
à l'époque : aucun n'a parlé et agi comme Jésus.
E. Bloch mentionne en passant la communauté primitive de Jérusalem. Dans
un rapide commentaire du texte des Actes, il qualifie cette forme de vie de
communisme d'amour : mais surtout il relie la communauté au Jésus historique.

4. Le communisme des Pères de l'Eglise. Certes on trouve toujours les tirades
sur l'Eglise constantinienne qui réprime et cherche à domestiquer l'élan
révolutionnaire inhérent au christianisme primitif. Cependant, on reconnaît que l'idéal
« communiste » n'a jamais été totalement oublié. Clément d'Alexandrie, Ambroise,
Basile de Césarée sont cités parmi les Pères qui rappellent que les biens de la
terre sont destinés à tous les hommes. Une place d'honneur est reconnue à
Jean Chrysostome à propos de son plan révolutionnaire de mise en commun des
biens. On regrette que la théorie de la corruption consécutive à la chute originelle
ait servi à justifier un ordre injuste pour les gens vivant dans le monde : seuls
les moines et les ascètes étaient censés pouvoir mettre en pratique une forme
de vie communiste.

5. Prise en compte de l'Ancien Testament. Un fait marquant est que les
auteurs marxistes contemporains se réfèrent aussi à l'Ancien Testament et se
montrent sensibles aux protestations indignées des prophètes contre l'injustice
sociale au sein du peuple juif. E. Bloch va plus loin et exploite le thème de
l'exode pour sa philosophie de l'espérance.

b. Signification de Jésus
L'interprétation que donnent de Jésus et du christianisme primitif les auteurs
étudiés ne recouvre pas entièrement celle des croyants : pourtant l'effort
d'évaluation qu'ils tentent est loin d'être négatif. Ainsi Kolakowski caractérise la portée 
de l'événement Jésus de la façon suivante :
1. En présentant Dieu comme un Dieu de miséricorde et non plus comme
un Dieu justicier assoiffé de vengeance, Jésus a voulu faire comprendre que là
où régnent la confiance fondée sur l'amour et le pardon, l'ordre juridique avec
ses réglementations contraignantes devient superflu. Les cultures marquées par
le christianisme ont sécrété « l'utopie » de la fraternité universelle qui prône
l'abolition des législations contraignantes.
2. La non-violence n'est pas aussi ridiculement naïve que voudraient le faire
croire les théoriciens de la Realpolitik. L'histoire de Jésus et celle du christianisme
rappellent toujours que des conquêtes sont possibles par d'autres voies que celles
de la violence. Le monde moderne rend en réalité hommage à l'idéal préconisé
par Jésus par les déclarations sur la nécessité de bannir le recours à la violence,
même si ces déclarations ne correspondent pas au comportement effectif. Si naïveté,
il y a, elle est du côté de ceux qui croient que tout peut être obtenu par la
violence : en effet, il existe des domaines où la violence est impuissante et stérile.
3. L'homme ne saurait être réduit aux seules dimensions socio-économiques :
« il ne vit pas seulement de pain ». L'affirmation peut sembler banale, mais Jésus
a au moins le mérite d'avoir énoncé cette idée qui s'est imposée avec une telle
évidence qu'elle a fini par devenir banale.
4. Jésus est à l'origine de l'abandon de l'idée de peuple élu. Son message est
universaliste : le Dieu dont il parle est le Père de tous les hommes, sans
distinction de races ou de langues. Mais cette idée féconde est toujours menacée par
le retour à des positions d'exclusivisme et d'intolérance liées au désir de
domination ou au sentiment de la supériorité d'un peuple, d'une race, d'un régime.
5. On a reproché à Jésus d'avoir prêché l'évasion d'un monde considéré
comme irrémédiablement mauvais. Mais ce reproche doit être écarté, car Jésus a
aussi prêché l'engagement en vue de transformer un monde injuste et il a fourni
des idées dynamiques qui ont eu un impact indéniable sur la civilisation dite
occidentale. Il ne faut pas vouloir évacuer Jésus de notre culture sous prétexte
que certains ne croient plus au Dieu auquel il a cru.

Selon R. Garaudy, la transformation que connaît le monde exige une prise de
conscience de la part des chrétiens et des marxistes : l'homme fait sa propre
histoire et il est toujours autre chose et plus que l'ensemble des conditions qui
l'ont engendré. L'action créatrice qu'il doit mener au nom de cette responsabilité
repose sur trois postulats.
1. Le postulat de transcendance. Le positivisme enferme la pensée dans le
donné et l'action dans l'ordre établi. Or l'action révolutionnaire comporte un
projet au sujet d'un ordre social et humain qui n'existe pas encore et qui suppose
la possibilité de se libérer de l'ordre donné. L'action créatrice consiste à concevoir
et à réaliser des possibles, à faire émerger du nouveau. La transcendance qui est
la possibilité permanente du dépassement est l'attribut premier de l'homme et lui
permet de ne pas rester enfermé dans le cercle des comportements répétitifs.
Le postulat de la transcendance est biblique et est devenu puissamment
mobilisateur à travers les appels à réaliser le Royaume de Dieu sur terre. Les
différents projets de Royaume portent l'empreinte de l'époque à laquelle ils ont été
conçus, mais ils ne sont pas simple reflet du monde existant, ils proposent
chaque fois un ordre social inédit. De Joachim de Flore aux actuelles théologies
politiques court une constante : c'est de concevoir le Royaume de Dieu non pas
comme un autre monde, mais comme un monde autre. Ainsi le postulat de la
transcendance, qui est, comme l'espérance, un aspect de la foi, est à l'origine
de toute défatalisation de l'histoire.
2. Le postulat de la relativité. Si le premier postulat affirme la possibilité
de la rupture avec toute aliénation sociale. Il implique que la distanciation par
rapport aux modèles capitalistes ou socialistes est possible, malgré les
conditionnements et les manipulations.
Ce postulat est biblique et on pourrait le qualifier de postulat prophétique,
car les prophètes ont inauguré une tradition de lutte contre l'aliénation et ont
enseigné qu'aucune réalisation historique ne peut être considérée comme fin
dernière. Le Christ se situe dans la ligne de cette tradition, car par son exemple, il
nous ouvre à une incessante recherche et interrogation libératrice. Cette ouverture
et tension vers l'avenir n'est qu'un autre nom de l'amour vécu comme ouverture.
Jésus est libérateur, non pas parce qu'il préconise tel programme politique, mais
parce qu'il met en cause les valeurs existantes dans la mesure où elles ne permettent pas de
créer autour de chacun l'espace nécessaire pour l'inviter à la création et à l'initiative.
3. Le postulat de l'espérance. Quand l'espérance chrétienne a cessé d'être
un ferment, alors l'espérance révolutionnaire a pris son relais. Le christianisme doit
réapprendre que l'espérance est une dimension fondamentale de la foi. Le sens
de la Résurrection est que le Christ est venu ouvrir une brèche dans toutes
nos limites. Chaque fois que nous sommes capables de rompre avec nos
aliénations à l'égard de l'ordre établi et de poser un acte créateur, chaque fois que
nous apportons quelque chose de neuf, le Christ est vivant, la Résurrection
s'accomplit, chaque acte libérateur implique le postulat de la Résurrection.
Un seuil historique a été franchi dans l'expérience de la foi en la
Résurrection du Christ : l'on est passé d'une liberté conçue comme conscience de la
nécessité à une liberté conçue comme participation à la création. Le Christ a inauguré 
un mode nouveau d'existence en cassant le déterminisme. Il nous montre le chemin :
 il est vivant chaque fois que nous apportons quelque chose de neuf à l'humanité.


D'après Machocev, la perspective fondamentale qui explique le comportement et l'action
de Jésus est celle du Royaume de Dieu. Mais tout en reprenant
des éléments provenant de l'Ancien Testament, Jésus apporte des idées neuves.
Il n'établit pas de séparation radicale entre ce monde-ci et l'autre monde et il
se différencie des auteurs d'apocalypse en ce sens qu'il ne cherche pas à faire des
reportages anticipés sur le monde nouveau. La prédication de Jésus tire son
efficience du fait qu'il cherche à prendre conscience de notre responsabilité en ce
qui concerne l'avenir. L'avenir n'est pas quelque chose qui advient du dehors,
c'est notre affaire, c'est une exigence de l'instant présent. En termes plus
modernes on pourrait dire que Jésus refuse un avenir aliéné, un futur qui nous serait
étranger. Si l'on voulait traduire l'essentiel du message de Jésus dans un langage
adapté à l'homme moderne, on pourrait le faire dans les termes suivants : « Sois
exigeant dans ta vie, car l'humanité pleinement accomplie est chose possible. Il
est possible de progresser dans la droiture, de devenir plus homme en utilisant
les ressources de sa propre action. En d'autres termes que personne, en définitive,
ne te contraigne à vivre de façon basse, égoïste et lâche... Même si les
circonstances, les conditions de l'époque, la faiblesse humaine ou les calculs fallacieux 
poussent dans ce sens, on a toujours en dernier ressort la possibilité de ne pas réduire
sa propre conscience et son propre comportement à la détresse présente.
Cette possibilité se trouve peut-être enchaînée, mais elle existe cependant et elle
permet de s'élever, de devenir autre, de changer intérieurement et de travailler
au Royaume de Dieu, c'est-à-dire d'en faire réellement partie ». {Jésus pour athées,
p. 116). L'originalité de Jésus est qu'il fait intervenir ensemble le présent et
l'avenir. Les paraboles par exemple, s'efforcent de décrire la dialectique de
l'existence et l'éthique qui en découle. Etre homme, c'est vivre pleinement l'instant
présent avec la conviction que c'est par rapport à ce présent, que l'homme se
« sauve » ou se « perd » et que l'avenir est déjà engagé. Le changement exigé par
Jésus n'est pas uniquement social ou politique. Certes il y a les appels à l'esprit
de pauvreté et il y a la condamnation de la richesse, mais il ne faudrait pas
limiter le message du Royaume à l'papel à la révolution sociale : « Les
perspectives eschatologiques, ainsi que les comportements qui en ont découlé,
ne peuvent être réduits à l'aspect social ou matériel de la souffrance humaine, car
il faut viser la transformation de tout l'homme et faire en sorte que la détresse
humaine puisse être surmontée selon tous ses aspects et non pas seulement par rapport à
l'oppression, la servitude, la misère (Ibid., p. 128). Ce qui est fondamental dans la
critique de la richesse est qu'elle est source de déshumanisation pour l'homme en
engendrant les méfaits de l'avoir et du pouvoir.


E. Bloch est l'auteur qui est allé le plus loin dans la réévaluation du christianisme
comme phénomène religieux.
On connaît sa théorie du rêve éveillé. Le rêve éveillé ou diurne, en proposant
l'ébauche imaginaire d'une autre situation possible, aiguise la volonté de
transformation et remplit une fonction d'anticipation. Présent dans toutes les utopies,
il permet de rendre visibles les possibilités latentes objectives. Il se réfère à un
« novum » en train d'émerger. Cette imagination anticipatrice à un corrélat dans
le réel, car le monde est un monde ouvert, le réel est en processus. Les
catégories de possibilité et de nouveauté sont essentielles pour définir le réel. A ce
titre, l'utopie est « réaliste ». Le point d'appui pour la transformation du monde
existant n'est pas le passé, mais l'avenir qui advient par l'activité de l'homme.
Ainsi l'utopie permet d'opérer un déplacement du présent vers l'avant et pousse
à « l'exode » : tout cela fonde le principe espérance.
Or la Bible propose le rêve d'un royaume enfin fraternel. Par le fait qu'il a
centré son message sur le thème du Royaume, et qu'il a vécu en fonction du
Royaume et de ses exigences, Jésus est « le signe de notre bonne cause ».
Toujours habité par la fermentation et toujours en chemin, il n'est pas le personnage
faible dans sa bonté tel que l'ont présenté les gens d'Eglise. Une douceur sans
pareille s'allie chez lui à une brûlante ardeur. Toutes ses paroles chargées d'attente
eschatologique renversent en fait les valeurs du monde au sein duquel il vit. Le
Royaume qu'il prêche est autre chose que le royaume de David sous sa forme
d'établissement fixe et stable : il exige un nouvel exode, il entraîne dans une
marche en avant vers de nouvelles terres spirituelles, vers la patrie de l'identité
enfin retrouvée. Le marxisme ne peut qu'être enrichi par le commerce du
christianisme. « II trouve son véritable horizon, sa plénitude, sa totalité dans les
archétypes de « liberté », de « Royaume », de maîtrise du destin qu'implique le
christianisme », tandis que le positivisme et le naturalisme du XXe siècle le privent
au contraire de tout élan (L'athéisme dans le christianisme, p. 297).
E. Bloch va plus loin. Il estime que si le christianisme repose sur le mystère
de l'Homme-Dieu, c'est que l'anthropologie est le secret du christianisme. Si l'on
parle d'un Dieu caché, il faudrait à plus forte raison parler de l'Homme caché. Le
Royaume vers lequel l'humanité est en marche n'est pas dominé par un Dieu hypostase
déjà-là. Admettre le Dieu-hypostase revient à admettre la sacralisation de
l'ordre établi. Il s'agit de « dé-théocratiser », de dépasser la conception d'un Dieu
transcendant extérieur à l'histoire et à l'humanité. Or, selon E. Bloch, Jésus
congédie Dieu en faveur de l'homme et par là a introduit l'athéisme au sein du
Christianisme.

*

Un croyant ne se reconnaîtra pas entièrement dans les présentations que
donnent de Jésus et du christianisme primitif les auteurs marxistes étudiés. A part
R. Garaudy, qui en 1975 s'est déclaré chrétien, les autres penseurs entendent
rester fidèles au marxisme et à l'athéisme. Mais ils ont été amenés à s'intéresser
à Jésus au nom même du marxisme. En effet, désireux de dépasser un marxisme
qu'ils jugent sclérosé, ils voudraient interroger le passé dont est issu le monde
occidental et notamment la tradition judéo-chrétienne. Ces penseurs se montrent
très sensibles à la dimension de l'avenir propre au Royaume prêché par Jésus,
à l'enseignement sur la non-violence et la charité fraternelle, à la force subversive
des principes chrétiens et par là ils pratiquent une approche du christianisme
audacieusement novatrice.

III. Bilan
L'enquête sur le christianisme primitif comme paradigme chez les penseurs
socialistes d'inspiration marxiste amène à constater une évolution dont les aspects
les plus intéressants pourraient être présentés sous les chefs suivants.

1) Des termes de comparaison plus objectifs. Assez longtemps le christianisme
était jugé à travers ses défigurations historiques et comparé à un état idéal de
justice social tel que le promettait le socialisme d'inspiration marxiste. A une
vision idyllique et futuriste s'opposait le tableau des errements du christianisme.
Il était tentant d'accuser les traits et d'utiliser les procédés de la caricature et de
la charge.
Le socialisme d'inspiration marxiste a maintenant une histoire et dès lors
il est possible de le juger en fonction de réalisations historiques. On peut donc
comparer ce qui est comparable, à savoir les résultats effectivement obtenus par
les deux camps qui s'affrontent.
Entre temps le christianisme a fait preuve d'une remarquable faculté de
renouvellement. Des croyants trouvent dans leur foi le courage de dénoncer les
abus, l'encouragement à s'engager dans la lutte pour un monde plus juste. Le
christianisme ne se présente plus comme pure religion d'évasion contribuant à
l'aliénation religieuse de l'homme et justifiant l'ordre établi.
En même temps le socialisme d'inspiration marxiste a connu les dangers de
la sclérose, de l'intolérance, du dogmatisme

2. Déplacement du centre de perspective. Dans un premier temps le
christianisme primitif était vu à travers l'expérience de la mise en commun des biens
à Jérusalem : le modèle fourni par la communauté de Jérusalem était souvent
invoqué par les socialistes d'inspiration marxiste. Engels souligne les
ressemblances entre cette expérience et les débuts du socialisme. Mais en fait le
 terme à partir duquel Engels raisonne est le socialisme naissant et non le christianisme
 naissant. Kautsky avait au fond démontré le manque de valeur opératoire du paradigme
 hiérosolymite : le « communisme de consommation » ne saurait suffire pour édifier une
société communiste ; en stricte logique marxiste, il faut aussi le « communisme de production ».
Cependant, dans la suite, le modèle de la 
communauté de Jérusalem est toujours cité
pour prouver que l'Eglise constantinienne avait trahi l'idéal premier ; d'autre part, 
cette communauté était mise au premier plans, car ainsi il était plus facile d'expliquer les origines
chrétiennes, conformément à la thèse de la création collective.
Les penseurs marxistes étudiés n'accordent plus la même importance à la
communauté de Jérusalem. En fait, le centre de perspective s'est déplacé : c'est
à partir de Jésus que l'on cherche à comprendre le christianisme primitif, c'est
Jésus qui est le paradigme auquel on se réfère quand on parle de christianisme
primitif.
On assiste en même temps à un élargissement du champ d'investigation. En
amont, on tient compte du prophétisme et du thème de l'exode, qui sont sentis
comme des moments positifs de l'expérience consignée dans l'Ancien
Testament. En aval, se situe l'histoire du christianisme dont on cherche à mesurer
l'impact social et auquel on reconnaît la fidélité à un idéal de justice et de fraternité malgré
les vicissitudes de la politique.

3. Importance de l'exégèse. Ce qui est frappant, c'est que chaque génération
socialiste parle du christianisme en fonction de l'état de l'exégèse de l'époque.
Même si ses théories le lui avaient permis, Engels, lecteur de B. Bauer
et de Renan, ne devait guère être porté à expliquer les origines chrétiennes à
partir du personnage inconsistant de Jésus que lui présentaient les auteurs
auxquels il se référait.
Kautsky étudie de près les exégètes de la fin du XXe siècle et, comme nous
l'avons vu, il a été amené à réviser son jugement sur Jésus. Il ne peut éviter
d'attribuer une place importante à Jésus, mais prisonnier de la théorie du reflet,
il en arrive à affirmer que Jésus est le produit inévitable de son temps.
Les penseurs marxistes contemporains, qui ont été étudiés plus haut, prennent
en considération l'exégèse récente qui accorde une place grandissante à
l'historicité de Jésus et insiste sur le lien entre la période prépascale et la période
postpascale. Ces auteurs n'hésitent pas à prendre les évangiles comme texte de base
 pour proposer leur interprétation et ils se montrent soucieux de dégager de ces
textes ce qui est positif, voire révolutionnaire, dans le message et le
comportement de Jésus.

4. Un problème non résolu par le marxisme
L'un des problèmes non résolus par le marxisme est le problème religieux.
On pourra objecter que les auteurs marxistes étudiés dans cet article ne sont pas
tous des porte-parole officiels des partis communistes. Sur ce point précis
l'objection est recevable. Il n'en reste pas moins que, même si la lutte anti-religieuse est
considérée comme l'une des priorités dans certains pays, la question de la
place de la religion et du christianisme n'a pas reçu de réponse satisfaisante.
Alors que K. Marx signale la valeur de protestation de la religion à côté de sa
valeur aliénante, ses disciples insistent unilatéralement sur le thème « Religion,
opium du peuple ». Cette thèse l'emporte en Russie et dans les pays sous
régime communiste. En Occident, les communistes concèdent que la religion
n'est pas uniquement opium du peuple, mais qu'elle peut être l'expression du
rejet d'un état de choses injuste. Mais de plus en plus on distingue entre la
religion en général et le christianisme.
Mais le christianisme est un phénomène tellement vaste et complexe qu'il faut
en étudier soigneusement l'histoire pour éviter les généralisations hâtives. C'est
ainsi qu'il faudrait se demander quelle forme historique de christianisme a été
visée par la critique de K. Marx, qui a surtout connu le protestantisme des
débuts de l'ère capitaliste, par celle de F. Engels, qui a connu le piétisme
calviniste, par celle de Lénine, qui normalement, pense à la religion orthodoxe.
L'effort en vue d'une meilleure connaissance du christianisme commence
à porter ses ruits à propos des origines chrétiennes. Le changement de perspective
qui fait que Jésus est devenu le point focal à partir duquel on cherche à
comprendre le christianisme primitif est significatif ; les efforts en vue de dégager
les aspects positifs et la charge subversive du message de Jésus marquent un
début de réévaluation plus objective du fait chrétien.


Raymond Winling

(1) Cf. Revue des Sciences Religieuses, 1981, n° 2, p. 96-107 ; n° 3, p. 198-205.