Autogestion et rationalité
par Lucien Brunelle
Lire ici des extraits du livre de Garaudy
Notre temps souffre du
politique ; il a mal au politique. Le malaise de notre civilisation se traduit
par un refus qu'on voudrait croire sporadique, mais qui se révèle fréquent, de
participer à la gestion des affaires publiques : l'abstention massive et
récente des jeunes électeurs américains à qui l'on vient d'accorder le droit de
vote est révélateur de cette tendance.
Tout se passe comme si
la démocratie manquait de démocrates ; comme si nous étions désormais
incapables de fonder une espérance politique sans recourir à la promesse
messianique de temps meilleurs. Le militantisme déchristianisant du début de ce
siècle s'est embrigadé derrière un seul modèle et parfois derrière un seul
chef, réinstaurant par là-même, avec le sectarisme et le culte, la religiosité.
Il n'est donc pas surprenant que des voix s'élèvent pour prêcher la nouvelle
vérité. L'échec du projet politique ne tient pas à sa reconfessionnalisation
subreptice, mais bien au contraire à son trop peu de religiosité : «Le marxisme
ne peut être l'authentique briseur de chaînes que s'il est capable d'intégrer
ce moment chrétien, ce moment divin de l'homme » (1). La vérité du marxisme est
dans le christianisme ; autant dire que l'efficacité du rationalisme politique
est dans la foi. Roger Garaudy d'ailleurs n'hésite pas à le dire : ceux qui
vont répétant que ce sont les circonstances qui forment les hommes sont des
athées vulgairement positivistes ou des positivistes vulgairement athées,
incapables qu'ils se révèlent d'expliquer comment de circonstances
conservatrices peut naître la conscience révolutionnaire. Or la seule explication,
pour l'auteur, réside dans le recours à la transcendance :
«Cette subjectivité
active, qui est jaillissement sans fin de la transcendance, l'image du Christ
en a donné l'exemple : lorsque avec lui le Dieu des transcendances lointaines
est entré dans l'histoire quotidienne des hommes, il l'a fait en briseur
d'idoles et de chaînes, en passeur de frontières, détruisant les tabous et se
situant par-delà la justice, le bien et le mal, au nom d'un amour transcendant
précisément toutes ces limites historiques, et faisant de lui, selon
l'expression du théologien protestant Roland de Pury, le vrai homme, l'homme
que Dieu lui-même, Dieu seul a pu être, toute autre humanité que la sienne ne
pouvant être qu'inhumaine » .
Ce qui a contribué à
rendre jusqu'ici la réflexion tâtonnante, c'est la perversion cléricale de
l'Eglise et du Mouvement Socialiste. Le sursaut d'authenticité qui, sur l'un et
l'autre des deux plans requiert «le moment de la subjectivité » assure la
coïncidence de la foi et de la conscience révolutionnaire ; la «preuve » c'est
qu'il est historiquement faux de lier d'une part le matérialisme philosophique
et l'athéisme à l'action révolutionnaire, et d'autre part la religion au
conservatisme. D'ailleurs l'athéisme de Marx n'est pas «métaphysique » mais
«méthodologique ». S'autorisant alors d'Ernst Bloch, redécouvrant le fondement
nécessaire de tout marxisme vivant dans «le principe de l'espoir », Garaudy
avance deux thèses complémentaires : 1° La vraie foi est révolutionnaire. 2° Le
vrai révolutionnaire a la foi. La double conversion qui se trouve ici prônée
n'est en somme qu'un retour aux sources du christianisme d'une part, du
marxisme de l'autre, et, comme elle doit devenir un phénomène de masse, elle
implique une révolution culturelle. C'est à Lénine, cette fois que Garaudy
demande l'inspiration, et le texte qu'il évoque reste incontestablement d'une
brûlante actualité. Dénonçant dans un article Sur la coopération, un socialisme
pratiqué pour le peuple et non par le peuple, Lénine ne voyait de remède à une
telle bureaucratisation que dans le contrôle ouvrier et paysan sur la gestion
des affaires dans leur entreprise. Mais cette solution implique un tel degré de
culture, qu'une véritable révolution culturelle est la condition sine qua non
du socialisme. De sorte que l'alternative chrétienne offerte au militant
révolutionnaire s'inscrit dans l'alternative globale de l'autogestion qui seule
peut éviter au socialisme de dégénérer en stalinisme. La thèse donc à laquelle
se trouve ici confronté le rationalisme politique peut se résumer comme suit :
1° Le socialisme sera
d'autogestion ou il ne sera pas.
2° La révolution
culturelle est la condition de l'autogestion.
3° La révolution
culturelle implique la réunification de la subjectivité chrétienne et de la
subjectivité révolutionnaire.
4° Tout chrétien
authentique est révolutionnaire et tout révolutionnaire authentique est
chrétien.
Puisque l'itinéraire
dont l'auteur nous invite à nous faire les témoins est parti de son expérience
politique, il nous sera sans doute permis d'examiner ces propositions dans cet
ordre même qui, contraire à celui de l'ouvrage, présente l'avantage comme
aurait dit Auguste Comte, d'être aussi logique qu'historique.
L'autogestion : sur ce
point, les remarquables dons de l'auteur pour les fresques panoramiques
concernant le mouvement d'idées qu'il fréquente ou qu'il anime, et dont
témoigne toute son œuvre, font merveille, et la rationalité trouve son compte
dans le chapitre III de L'Alternative. Aurait en effet bien triste figure le
rationalisme politique qui ne saurait tirer de l'histoire cette irrécusable
leçon : il faut que demeurent compatibles l'idéal poursuivi et les voies
empruntées, même si le respect d'une telle exigence oblige à redécrire en
chemin la configuration théorique de l'idéal poursuivi, comme modèle de la
société qu'on veut instituer. Il s'ensuit bien entendu qu'un tel rationalisme
réintègre dans l'analyse historique le moment de l'éthique, car il faut bien
que le remodelage du modèle s'opère dans le cadre de préoccupations
philanthropiques, au sens étymologique du mot, et non pas machiavéliques, dans
tous les sens du mot. Du coup, la rationalité restaure dans l'analyse
historique, sociologique, et politique, le moment du projet. La prise en
considération de son double statut existentiel, individuel et collectif,
entraîne la réhabilitation méthodologique de la subjectivité, sociale, de
classe, individuelle aussi. Enfin, si l'étude historico-critique d'une société
donnée veut déboucher sur l'action politique, elle doit se délester des
formules passe-partout, des slogans sclérosés et des condamnations, au sens
propre comme au sens figuré, som maires. Il faut relire Plekhanov et Blanqui
autant que Lénine. Le rationalisme aujourd'hui doit savoir, avec Garaudy,
affronter la colère des «réalistes » et des «positivistes de toutes nuances ».
Dire avec lui qu'il faut «changer le concept même de politique en en faisant la
science et l'art de créer les conditions dans lesquelles chacun pourra
participer à la détermination des fins de la société et à l'autogestion de
toutes les activités sociales » c'est effectivement donner une réponse
rationnelle à la question qui fait le titre du chapitre : Que peut être une
révolution aujourd'hui ?
Mais la réponse
signifie «Autogestion » avant, pendant, après, toujours ; elle implique
«autodétermination » à l'usine comme à la campagne, à la ville et au village,
dans les syndicats et les partis, auto-détermination partout, dans le champ
pédagogique, économique, social, politique, et culturel. Or une telle visée ne
va pas sans soulever des problèmes, tant il est vrai que ce qui rend le
rationalisme fatigant c'est que la raison se refuse à faire la métaphysique de
ses embarras et de sa fatigue.
Prenons ces problèmes
dans un ordre cher à Hegel autant qu'à Auguste Comte, qu'il nous plaît de
réunir dans le même éloge méthodologique, l'ordre qui va du particulier à
l'universel :
Pédagogiquement
parlant, les problèmes, loin d'être résolus, surgissent en foule dès qu'on a
délibérément opté pour l'autogestion : comment articuler la nécessaire
participation active des enseignés de la formation initiale et permanente avec
l'inévitable inertie des structures éducatives, des programmes et des méthodes
?
Sur le plan
économique, où l'on sait bien que l'exemple yougoslave, tout en fournissant de
sérieuses raisons d'espérer, peut davantage servir de référence que de modèle,
quelles institutions faisant preuve de quelles souplesses permettront de
concilier toujours l'intérêt privé, l'intérêt collectif et l'intérêt général ?
Du point de vue
social, comment, et selon quelles modalités pratiquement évolutives, intégrer
la révolution scientifique et technologique à la transformation des mœurs ?
Dans le champ des
activités syndicales et politiques, comment faire coexister mobilité et
stabilité, démocratie et compétence ?
Reste le niveau
culturel, duquel Garaudy fait dépendre justement la solution de tous ces
problèmes, mais comment se dissimuler que la partie n'est pas égale entre «les
trois piliers principaux » de la révolution culturelle appelée par l'auteur,
l'informatique, l'esthétique et la prospective ? On voit bien en effet que
l'informatique et la prospective requièrent, pour leur bon usage socialiste,
les mêmes recherches que celles qu'imposent les difficultés syndicales et
politiques de l'autogestion, mais l'esthétique plane bien au-dessus de ces
contingences, car elle est «entendue comme la science et l'art de revivre et de
vivre, à travers les œuvres d'art, l'acte spécifiquement humain de l'homme
grâce auquel il dépasse, par un travail créateur, par une initiative
historique, sa propre définition, son passé, ses contraintes, ses aliénations.
«Cette définition résume un certain nombre de recherches marxistes conduites
entre autres par Lukàcs et H. Lefebvre, et n'aurait rien d'inquiétant si
Garaudy, pour mieux asseoir l'hégémonie de sa fonction, n'éprouvait le besoin
d'opposer «la composante esthétique de notre civilisation » à «la composante
logique », celle-ci implicitement confondue avec la rationalité. La symétrie
s'impose alors d'elle-même : la composante esthétique de l'homme, c'est sa
dimension mystique ; Zorba le Grec, à qui Nietzsche n'avait pas pensé, emboîte
le pas de Dionysos, mais Garaudy inverse la proposition de Zarathoustra, «je ne
saurais croire qu'à un dieu qui saurait danser », qui devient : «Je ne puis
croire qu'un danseur ne soit pas divin » . Autant dire qu'à l'ensemble des
problèmes posés par l'autogestion et qui réclame non pas moins de rationalité,
mais bien davantage de rationalisation délibérément multidisciplinaire, notre
auteur oppose une fin de non-recevoir, un acte de foi : «Ils ne savaient pas
que c'était impossible, alors ils l'on fait » . C'est ce que nous pourrions à
bon droit appeler le moment du Narcissisme.
Ce moment certes est légitime,
il faut bien croire à ce qu'on fait, à ce qu'on dit. Ce qui nous semble
dangereux c'est de faire du narcissisme une théorie politique.
Avec la Révolution
culturelle selon Garaudy, cette confiance en soi se détourne de son objet
légitime, bien que l'ouvrage conserve à nos yeux le grand mérite de le mettre
en lumière : témoigner qu'aucun des problèmes que se pose l'humanité n'est hors
de portée des solutions humaines, «suggérer » les solutions possibles , en
refusant les «modèles » décalqués du passé :
«La tentation
permanente, pour un révolutionnaire, c'est que les exigences de la lutte pour
la libération ne le conduisent à corrompre ou à détruire la liberté même pour
laquelle il combat. Il n'est pas vrai que l'on puisse d'abord conquérir le
pouvoir et changer les structures par tous les moyens et, ensuite, octroyer, du
haut du pouvoir conquis, une liberté véritable. Comment concevoir des moyens
homogènes à la fin poursuivie ? Les suggérer fut l'une des préoccupations
principales de ce livre ». (p. 251)
Or Garaudy démontre
lui-même que de l'autre côté le risque est aussi grand de voir les moyens
pervertir les fins. C'est que la Révolution Culturelle exige le partage de la
foi, et tolère, par le pari sur l'avènement des fins poursuivies, que les
moyens utilisés y ressemblent fort peu. Faute d'étudier les deux grands
problèmes communs à toutes les formes d'autogestion, savoir la délégation de
pouvoir et l'inertie de toute institution, même nouvelle, il se donne un modèle
de révolution culturelle pour y trouver l'assomption collective du «moment
subjectif » de l'action révolutionnaire. Il est tout à fait légitime
d'expliquer comme il le fait son modèle chinois : «Il est sans doute facile
d'ironiser sur l'indéniable culte de la personnalité de Mao et l'endoctrinement
dogmatique du «petit livre rouge », sur les luttes de factions à l'intérieur du
parti et, sur la méthode peu démocratique employée pour les résoudre, mais le
problème était d'inculquer en quelques années, à huit cents millions d'hommes,
dont la plupart étaient illettrés et déformés par un écrasement millénaire, la
confiance dans la possibilité de l'homme de changer le monde par ses propres
forces, et le sentiment de la responsabilité personnelle de chacun dans le
changement. Il fallait employer les moyens immédiatement accessibles ou
renoncer à cette tâche, c'est-à-dire renoncer à ouvrir une voie nouvelle à
l'histoire humaine», (p. 131) II reste que la foi collective c'est le fanatisme
et que le narcissisme annonce ici clairement le retour du stalinisme.
Heureusement il n'est
pas interdit de penser que la révolution culturelle n'implique pas la
réunification de la subjectivité révolutionnaire et de la subjectivité
chrétienne.
L'autogestion qui se
veut à la fois fin et moyen de la transformation sociale se nourrit fort bien
de réflexions sociologiques et politiques athées. Garaudy est d'ailleurs trop
fin connaisseur de l'histoire des religions pour ne pas se rendre compte que
son raisonnement repose tout entier sur le thème spécifiquement chrétien de la
résurrection, lui-même englobé dans une conception «réaliste » du monde qui
permet aux chrétiens de rencontrer les athées dans l'étude de sa dialectique
immanente sans mettre en cause la transcendance de son créateur. Le
raisonnement ne peut s'étendre aux religions pour qui le monde n'est
qu'apparence et ne mérite pas l'intérêt. C'est pourquoi cette partie de
l'ouvrage est certainement moins convaincante parce que justement la plus
convaincue, comme chaque fois qu'on s'accroche à une pétition de principe.
Il en va de même du
dernier point de notre étude qui constitue le fil rouge de la réflexion
conduite par Garaudy. Il est faux que le rationalisme ne puisse pas comprendre
comment, des circonstances conservatrices, peut naître une pensée
contestataire. Certes le «rationalisme » autrefois défendu par certains
marxistes et qui faisait de la conscience un «reflet » achoppe à ce problème.
Mais une réflexion véritablement dialectique ouverte aux sciences humaines,
historiques, sociologiques et psychologiques, inscrit, comme le veut Garaudy
dans son étude sur l'autogestion, le possible dans le réel et ne renonce pas à
prendre en charge, avec l'étude de l'imaginaire, le pouvoir anticipateur de
l'imagination humaine. Il n'est donc pas nécessaire de recourir à la foi pour
comprendre la création des valeurs préconisées par Nietzsche.
Il est probable que
les moyens psychologiques mis en œuvre par un chrétien pour secouer la
léthargie conservatrice de ses églises ressemblent fort aux critiques par
lesquelles les militants secouent la sclérose de leurs appareils. Cette
analogie ne fait pas que l'espérance de ceux-ci se confonde avec la foi de
ceux-là. Le parallélisme le plus sérieux qui s'établirait entre le
christianisme et le marxisme serait le suivant : l'Eglise a le plus souvent
travesti le sens de la foi chrétienne qui est charité, amour du prochain,
volonté d'un monde fraternel. Le Communisme a le plus souvent trahi
l'inspiration de Marx qui était de rendre l'homme «consubstantiel à la nature »
pour le libérer des dieux, des César, des tribuns. Il a trop souvent transformé
César en Dieu. Dire que l'athéisme de Marx est un athéisme méthodologique est
une affirmation gratuite qui ne s'appuie sur aucun texte. C'est une
interprétation.
En résumé si des
chrétiens entendent l'appel de Garaudy et se mettent à construire un monde
meilleur, ils devront alors s'engager dans la voix de la rationalité politique.
Le statut particulier, au sein du chœur des religions, de la croyance
chrétienne, les y autorise sans désordre, et tant mieux pour la cause du
progrès humain. L Alternative est donc à cet égard une œuvre extrêmement
positive.
Par contre, nous
croyons avoir montré qu'il n'est pas utile à la rationalité politique de
chercher dans la foi son fondement. Peut-être même est-il maintenant assez
clair qu'elle pourrait y courir deux dangers. D'abord celui de l'esthétisme ;
Garaudy reprend en effet de Gorki la formule «l'esthétique est l'éthique de
l'avenir ». Il aurait pourtant pu trouver dans la pensée d'un autre auteur
chrétien, Kierkegaard, la dénonciation du moment esthétique comme détournant de
l'éthique. L'analyse vaut sans doute autant pour les athées que pour les
croyants.
Ensuite celui du
fanatisme,: prêcher la communion des saints conduit à la réunification des
Eglises en une seule hors de laquelle point de salut. Rien n'a changé depuis
que Garaudy lui-même exposait longuement qu'un chrétien n'a rien à renier de sa
foi lorsqu'il se livre à une étude rationnelle du monde et travaille à le
transformer dans le sens du plus humain, ni depuis qu'il ajoutait que les
marxistes au contraire ne peuvent connaître de transcendance que celle
qu'assigne à l'histoire individuelle leur projet révolutionnaire. C'est parce
qu'ils pensent qu'il n'est pas nécessaire d'espérer (au sens religieux du
terme) pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer qu'ils visent des
objectifs qu'on leur dit impossibles.
Lucien Brunelle
(1) R. GARAUDY,
L'alternative, 1972, p. 119.
Lire ici de larges extraits de "L'alternative"