23 juillet 2016

Marx et les avatars du «matérialisme dialectique»


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Marx n’est pour rien dans la dérive dogmatique que constitue le «matérialisme dialectique».
Le «matérialisme dialectique» fut inventé par les théoriciens du stalinisme dans les années 1930, à partir notamment d’une extrapolation de la «Dialectique de la nature» de Friedrich Engels [1820-1895], ami et collaborateur de Marx, et des écrits philosophiques de Lénine [1870-1924].

En 1935-1936 en France, Georges Politzer [1903-assassiné par les nazis en 1942] en présente un résumé saisissant d’intelligence à l’intention des futurs cadres du Parti communiste. Ce résumé sera par la suite édité à de nombreuses reprises par les Editions sociales sous le titre de «Principes élémentaires de philosophie» (qui comme son nom l’indique ne traite pas que de la dialectique).
Pour Politzer, il y a quatre lois de la dialectique: le changement, l’action réciproque, la contradiction, la transformation de la quantité en qualité (ou loi du progrès par bonds) [Op.cit. réédition de 1977, pages 139 à 203]. Rien à redire à cela par principe ; le problème est que ces lois s’appliquent à tous les domaines de la vie, sans exceptions. Voici avec les stalino-philosophes le comble de la dialectique: les choses de la nature elles-mêmes sont priées de se soumettre à ses lois.


Alors, la dialectique mode de vie de l’univers ?
Non !
D’abord, le matérialisme de Marx n’est ni chosiste (ne s’intéressant qu’aux choses) ni moniste [du grec monos, unique]. Il ne renvoie pas à la matière comme mode unique (et exclusif) de l’être, mais donne au contraire le primat à l’action, spécialement l’action consciente de son but, l’action spécifiquement humaine, faite de créations et de relations, donc théoriquement ouverte à une extériorité, une altérité capable d’inter-agir avec elle et finalement sur la matière elle-même : une forme de transcendance se cache là quelque part !
De surcroît, il n’y a pas, il ne peut y avoir de dialectique matérialiste. Peut-on penser sérieusement un jeu d’interactions dialectiques entre le caillou et la rivière qui le charrie ? Entre la fleur et l’abeille ? Entre le cargo et la tempête qui le broit ?
Qui dit dialectique dit conceptualisation du réel. La nature ne s’incline pas devant le concept. «Parler d’une dialectique de la nature c’est simplement reconnaître que la structure de la matière est  telle que seule une méthode dialectique peut la penser.» [Roger Garaudy, «Pour Marx», 1964]
Une dialectique holiste [du grec holos, tout entier], faite de lois universelles, interdit toute transcendance. Une dialectique modeste, débarrassée de son avatar matérialiste, est un mode de pensée permettant d’accéder à une compréhension d’un devenir, et n’exclut pas la transcendance.
Il est aussi courant mais simpliste de réduire la dialectique à une seule de ces lois, la lutte des contraires. Nous préférons,
à la suite de Teilhard de Chardin, la définir comme «attraction de l’unité dans le dépassement», selon la formulation de Mme Barthélémy-Madaule  [«Bergson et Teilhard de Chardin», Le Seuil, 1963, page 650]. 
Envisager les «choses» en adoptant un point de vue dialectique de ce type me permet de penser le mouvement, le changement, la rupture. Mouvement vers le différent, vers l’autre que moi et vers l’autre en moi. Changement du paradigme [du grec paradeigma ; modèle, exemple] et donc rupture avec un existant subi pour me projeter, comme sujet en gestation, vers un avenir incertain mais vrai (vrai précisément parce qu’il fait de moi un sujet). Quand une dialectique de l’existant, purement matérialiste, me fige dans le respect de la loi, la dialectique comme mode de penser «est d’abord une logique de la relation» (Roger Garaudy, ibid) qui me permet d’appréhender et peut-être de maîtriser ce mouvement où se niche la transcendance.

Alain Raynaud