29 juin 2019

Georges Cottier: dialogue avec Roger Garaudy

COTTIER (Georges) ,Chrétiens et Marxistes. Dialogue avec Roger Garaudy , Paris, Mame, 1967 
par Henri Desroche .
Archives de sociologie des religions, n°25, 1968. pp. 182-183;

L’auteur s’était déjà signalé entre autres par son ouvrage sur L’athéisme du jeune Marx et ses racines hégéliennes (1959). La partie la plus intéressante de la présente étude serait peut-être la première partie sur la genèse et le contenu des thèmes du dialogue dans la théologie catholique. La suite bien que plus directement branchée sur ouvrage précité constituerait moins le dialogue annoncé par le sous-titre qu’un certain monologue théologique assorti d’interpellations à la cantonade adressées à Roger Garaudy et quelques autres. Monologue certes averti, érudit, attentif, mais aussi pointilleux et peut-être avec une teinte d’auto-suffisance. Le message demeure dans le genre littéraire que serait la réponse du représentant du Grand Roi à l’émissaire du Grand Turc, y compris pour le premier, le projet - sinon la prétention - de mieux connaître que le second le dossier pourtant plaidé par celui-ci.
Quelques points sont désagréables. L’escamotage par exemple du dossier parallèle ou contradictoire , de L. Althusser moyennant l’allégation : « Est-ce un hasard si plusieurs de ses disciples ont fini dans le camp des pro-chinois ?» (p 21). Ailleurs c’est en dire trop ou trop peu sur E.Bloch que de régler son compte en mentionnant ses «réflexions» sur le principe espérance comme ayant une «originalité marquée» (cf étude de P. Furter in Arch. 21 8-22). Décréter comme caduque la soi-disant «erreur des progressistes» (p 87) dans un verdict de cinq lignes n’est-ce-pas ignorer l’énorme phénomène qui se passe aujourd’hui en Amérique Latine ? Ailleurs encore quid de ce «fait certain» selon lequel l’idéologie marxiste est sur «la pente de l’usure» (p 68) et si ce fait est certain n’y a-t-il pas en sens contraire d’autres faits et non moins certains ? On pourrait aussi épiloguer sur la déclaration selon laquelle la propagande marxiste courante «nie l’existence du Christ» (p 181). Pauvre A. Robertson avec ses Origins of Christianity et sa controverse avec Khazdan. Et pauvre Engels suspect avoir légué à G. Mury la thèse «insoutenable» sur les deux christianismes apocalyptique et institutionnel ! (p 169). «C’est dans les sectes au cours de histoire se manifeste le courant apocalyptique constamment contrecarré par institution ecclesiale Cette thèse de Mury est pas soutenable historiquement .Elle du reste ses racines chez Engels qui comme l’on sait avait passé par une période de ferveur piétiste» (p 169). Des trois affirmations de cette seule phrase il n’en est aucune qui ne puisse être controversée : ni la thèse sur les deux courants qui, si elle se trouve très peu chez Engels, se trouve par contre largement et abondamment étagée dans opus de Troeltsch ; ni le fait «du reste» qu’elle a ses racines chez Engels ; ni le fait «comme on le sait» que celui-ci eut une adolescence piétiste; il n’y a rien de disqualificatoire dans aucune de ces trois qualifications et rien surtout qui puisse permettre de juger la sauvette un dossier aussi fondamental. Même pas si on ajoute un «Or le mouvement piétiste est anti-ecclésiastique». Bien fragile ce «or» pour le «donc» qu’on prétend en tirer. A moins qu’il ne agisse d’un «donc» à l’usage une théologie normative réfractaire à toute sociologie du Dissent ou du Sektentypus.
 Ce dernier point de vue est pas celui de l’auteur certes. Mais puisqu’il dialogue avec le marxisme n’est-il pas possible de suggérer que l’essentiel du marxisme et de sa critique religieuse se trouvent déjà dans Saint-Simon. Celui-ci, comme Engels et occasionnellement Marx, privilégie historiquement le catholicisme comme facteur de l’édification européenne. Dès lors leur critique est essentiellement que cet «européisme religieux» que fut le catholicisme est la fois dépassé dans le temps et débordé dans l’espace, nourrissant ainsi un appel à sa propre relève par le système d’une nouvelle conviction globale. Mais dans l’appréhension de ce système se trouve emmêlée la double filière que Cottier récuse : la filière attestante, institutionnelle, constantinienne d’une part et autre part la filière contestataire, dissidente, apocalyptique. L’ironie est que le dialogue entrepris par Cottier risque de se trouver canalisé et enclos au sein de la première filière entre ce on pourrait nommer une Chrétienté «avec» christianisme et une chrétienté «sans» christianisme (déjà H. Gouhier avait avancé ce second label pour cerner le saint-simonisme). Et, chose curieuse, plutôt que dans les contre- positions de Cottier ce serait dans certains textes de Garaudy cités ici (sa prospective esthétique 95 et ss) qu’on pourrait apercevoir ce qu’on pourrait intituler: un christianisme sans chrétienté, ce troisième homme ou ce troisième partenaire que la vague diplomatique des dialogues semble tenir pour nul et non avenu.
 Tout se passe en effet comme si l’axe horizontal du dialogue entre un christianisme et un marxisme également établis se trouvait de plus en plus traversé par l’axe vertical d’un christianisme et d’un marxisme également contestés, et contestés non par l’un ni par l’autre, mais chacun par ses propres «protests within» ou «without» pour reprendre les catégories de Wach La limite de ouvrage de Cottier est, semble-t-il, de se cramponner au dialogue entre deux establishments, on serait tenté de dire entre deux magistères. Du coup son genre littéraire demeure étranger à trois dossiers : le dossier des sciences des religions qui ne sont pas plus marxistes que chrétiennes ; le dossier de l’esthéticien Garaudy et de ses dimensions d’auto-contestation ; le dossier enfin de l’axe vertical, celui, par exemple, de cet autre dialogue entre le marxiste contestataire Fidel Castro et le groupe contestataire catholique au congrès culturel de la Havane en janvier 1968. Dossier de paradoxes; Fidel Castro souligne ce qui serait le paradoxe du marxisme : « Ce sont les paradoxes de histoire Comment quand nous voyons des secteurs du clergé devenir des forces révolutionnaires, allons-nous nous résigner voir des secteurs du marxisme devenir des forces ecclésiastiques ? ». N’y aurait-il pas un paradoxe parallèle et complémentaire qui serait celui du christianisme et le dialogue entre ces deux paradoxes ne serait-il pas une trame à croiser avec la chaîne des sentences que nous lisons ici ?