15 janvier 2015

Contradiction et totalité dans la Logique de Hegel. Par Roger Garaudy



REVUE PHILOSOPHIQUE DE LA FRANCE ET DE L'ÉTRANGER

JUILLET – SEPTEMBRE 1963

Extrait

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Contradiction et totalité, dans le mouvement d'ensemble de la
Logique hégélienne, se définissent à partir de l'intuition centrale
qui constitue l'âme vivante de la Logique.
L'ambition de Hegel c'est de réaliser la fusion de l'intuition et de
la médiation, ou, pour poser le problème dans les termes que lui avaient
légués ses prédécesseurs, la logique relève à la fois, comme le souligne
M. Hyppolite {Logique et existence, p. 88), de l'entendement archétype
que Kant attribuait à Dieu et de l'entendement discursif seul accessible
à l'homme.
Cette fusion est, chez Hegel, un corollaire de l'identité de l'être
et de l'esprit qui le pense, de la substance et du sujet.
Lorsque, selon la formule célèbre en laquelle se résume la conception
hégélienne du monde, la substance est sujet, tous les rapports
tels que sujet et objet, nature et esprit, nécessité et liberté, fini et
infini et, d'une manière plus générale, le particulier et l'universel
expriment, sous des aspects divers, le rapport fondamental qui unit
l'absolu à chacun de ses moments.
L'absolu n'existe pas hors de ses moments et ne peut agir sur
eux comme un moteur extérieur. Le moment incarne l'absolu ; il
n'est rien d'autre que l'absolu en sa détermination. Si bien que, dans
la transposition théologique que Hegel donne de son système, Dieu,
présent en chaque moment, meurt en chacun d'eux, et cette mort
de Dieu est, en même temps, la vie éternelle de Dieu. Dieu est mort,
et par cette mort seule affirme en chaque moment sa présence et sa vie.
Telle est la vision centrale de la philosophie hégélienne. Le développement
de l'absolu dans le temps implique le dépassement de chaque
moment dans le moment suivant. Ainsi chaque moment s'identifie à
l'absolu et le révèle en tant qu'il en exprime une détermination nécessaire
et le nie en tant qu'il prétend se suffire à lui-même. Cette relation
originale, non réductible à la logique classique, c'est la dialectique.
Les rapports entre totalité et contradiction, chez Hegel, ne sont
qu'un cas particulier de ce rapport fondamental.
La totalité, pour un être fini, est vécue comme contradiction, ou
pour éviter le langage de la subjectivité : la totalité se détend en
contradiction.
La présence immanente du tout en chaque être fini, cette présence
immanente qui est la source de son devenir, de sa mort, de son dépassement,
se manifeste comme contradiction.
La dialectique est d'abord une logique de la relation. La relation,
même sous sa forme la plus élémentaire — le rapport de l'identique
à la différence — est déjà dialectique. M. Jean Wahl a violemment
reproché à Hegel d'avoir, contrairement à Platon, confondu les idées
d'autre et de contraire : « Cette transformation de la diversité en
opposition et de l'opposition en contradiction, a constitué, écrit
M. Wahl, un grand malheur, une sorte de grande maladie de la philosophie.»
Or, en établissant cette unité dialectique, cette totalité contradictoire,
concrète, vivante, au sein de laquelle identité et différence
ne sont que des moments, abstraits par une réflexion extérieure, Hegel
installait en quelque sorte la pensée au coeur mouvant des choses :
l'identité n'existe pas dans les choses, mais seulement dans la pensée
qui la confronte avec la différence et la diversité ; dans la réalité
chacun des termes n'existe que par son contraire, et non séparément.
Ce qui, pour la réflexion extérieure, pour la pensée abstraite, est
simplement altérité est, dans la réalité vivante, une contradiction ;
les deux termes qui, au niveau de l'apparence, étaient simplement distincts,
sont en même temps en relation indissoluble : chacun se
réfléchit dans l'autre ; i l l'exclut et en même temps l'implique, et
c'est la source interne de son mouvement.
La contradiction est en chaque être fini, en chaque être particulier,
comme son âme vivante, parce que cet être n'est qu'une détermination
de la totalité : la contradiction qui met chaque être fini en
branle n'est que l'expression déterminée de la totalité dans cet être
particulier.
Pour Hegel le monde est une totalité et la vérité est la reconstruction
de ce tout. Dès lors toute relation réelle est contradiction, chaque
partie ne se définissant que sous la forme même où elle est réelle,
c'est-à-dire par son rapport au tout. Chaque chose est tout ce qu'elle
n'est pas, car tout le reste est sa condition, ce par quoi seulement
elle devient nécessaire.
Ce conditionnement réciproque des choses donne naissance à
leurs « propriétés » : la pesanteur ou la couleur illustrent cette idée.
Non seulement i l est impossible de concevoir une chose absolument
isolée, coupée de tout rapport avec quoi que ce soit, mais une telle
chose ne peut être. Toute chose, dans la nature comme dans la pensée,
exige l'existence de l'autre qu'elle, de ce qu'elle n'est pas, de son
contraire, qui est son corrélatif nécessaire.
La dialectique est une logique du conflit. Cette relation complexe
de chaque chose avec tout ce qui n'est pas elle, cette relation contradictoire
avec le tout, et qui marque sa limite, se définit comme
conflit. Les choses, en se limitant mutuellement, en mettant des
bornes à leur expansion respective, se trouvent en rapport d'affrontement,
parfois même d'antagonisme. Chaque réalité finie se trouve
ainsi contenue, ou plutôt refoulée dans sa limite, par une autre réalité,
par l'ensemble des autres réalités qui l'empêchent d'être le tout. L a
physique quantique, à son étape actuelle, apporte une illustration
saisissante, au niveau même de la matière, à cet aspect de la dialectique
hégélienne.
La dialectique est une logique du mouvement. Dans ce monde peuplé
de forces affrontées, le mouvement est un corollaire de l'universelle
interdépendance. Si tout se tient, tout se meut. Hegel a montré que
le repos est une abstraction, qu'il n'y a nulle part de repos absolu,
mais seulement des équilibres plus ou moins stables, et que, par
conséquent, c'est un faux problème que de se demander comment
des êtres primitivement immobiles ont été mis en mouvement. Le
vrai problème est d'expliquer, à partir de la réalité du mouvement,
l'apparence du repos.
Le mouvement seul est réel tandis que le repos n'est qu'une abstraction.
Tout le développement des sciences, depuis Hegel, de la
physique nucléaire à l'astro-physique, a confirmé ce point de vue.
Pour un oeil qui contracterait en quelques instants des centaines de
millénaires les montagnes se soulèveraient comme des vagues et
s'effondreraient comme elles. L a grossièreté seule de ma vision m'empêche
de voir, au delà de l'immobilité illusoire de ma table, le grouillement
des atomes qui la composent.
Hegel élimine ainsi à la fois le mécanisme, pour lequel le mouvement
était extérieur aux choses considérées comme indépendantes
les unes des autres, et, par conséquent, immobiles — et le déisme qui
en est la conséquence, car si le mouvement n'est pas intérieur aux
choses, identique à elles, si le repos est premier, i l faudra nécessairement
recourir à la « chiquenaude originelle » pour mettre l'univers
en branle.
L a dialectique est une logique de la vie. Elle est l'ensemble mouvant
des rapports internes d'une totalité organique en devenir.
La finalité des choses, c'est précisément ce mouvement qu'elles
portent en elles, cette tendance, née de la contradiction entre leur
nature finie, et qui les porte au delà d'elles-mêmes, vers l'infini.
Comme le soulignait Lénine dans son commentaire de la Logique
de Hegel {Cahiers philosophiques, p. 91), le propre d'un être fini est
de se mouvoir vers sa fin.
La logique formelle laissait la pensée à l'extérieur des choses.
La dialectique, en décelant la contradiction dans l'être même,
comme la loi interne de sa vie, constitue la seule méthode permettant
à la pensée de pénétrer à l'intérieur de l'être.
La logique de Hegel exprime l'exigence la plus haute de la raison :
rendre là réalité tout entière de la nature et de l'histoire transparente
à la raison ; elle nous fait vivre l'être dans sa rationalité.
Découvrir dans notre raison la raison des choses, reproduire et
reconstruire idéalement, pour en apercevoir la nécessité interne, ce
que la perception sensible nous présente comme un ensemble mal
lié de faits empiriques et contingents, c'est l'ambition de toute science
qui ne se borne pas au positivisme, de toute philosophie qui ne sombre
pas dans l'irrationalisme.
Il est d'autant plus nécessaire de le souligner que l'on assiste,
depuis une trentaine d'années, à de multiples tentatives pour « tirer »
Hegel vers l'irrationalisme, pour ne voir en sa philosophie, réduite au
seul moment de la « conscience malheureuse », qu'une vision « tragique
» du monde, ou qu'une anticipation de l'existentialisme, bref
à ne lire Hegel qu'à travers Kierkegaard.
Sans aucun doute, si l'on ne retient de la pensée hégélienne que
le système clos auquel elle aboutit et non la méthode vivante qui
l'anime, la contradiction, sa présence universelle dans la nature,
dans l'histoire, dans la pensée, a un caractère théologique.
Chez Hegel contradiction et totalité s'opposent et s'impliquent
comme le fini et l'infini : ce qui est totalité du point de vue de l'infini
est contradiction du point de vue du fini. La totalité est vécue comme
contradiction par l'être fini. Ou encore : la contradiction est la catégorie
centrale de la méthode hégélienne, la totalité est la catégorie centrale
du système hégélien.
De là découle la diversité des utilisations de l'héritage hégélien
selon que l'on retient unilatéralement, comme étant l'essentiel de la
dialectique, la totalité ou la contradiction et selon la définition que
l'on donne de chacune d'elles, comme par exemple lorsqu'on substitue
à la pensée hégélienne la conception gestaltiste de la totalité ou la
conception kierkegaardienne de la contradiction.

Il n'entre pas dans mon propos de retracer ici l'arbre généalogique
des philosophies posthégéliennes, de l'existentialisme au
marxisme.
Je voudrais seulement montrer ce que devient l'héritage hégélien
des catégories de contradiction et de totalité dans la perspective
marxiste, à partir de l'utilisation et de la transformation profonde
de la Logique hégélienne dans le Capital de Marx et dans l'assimilation
critique de la Logique hégélienne dans les Cahiers philosophiques
de Lénine.
S'il est incontestable que, chez Hegel, la dialectique, avec ses
catégories fondamentales de totalité et de contradiction, a une signification
universelle et englobe la nature, l'histoire et la pensée, il n'est
pas moins incontestable qu'elle exprime chez lui une conception
théologique du monde. D'abord du fait que la contradiction n'est
qu'un moment de la totalité. Elle est la totalité en marche, la totalité
en quelque sorte militante et non encore triomphante.
En chaque moment la totalité appelle à elle tout le devenir :
sa présence, agissante dès le départ, est présente en chaque être particulier
comme son tourment : son insuffisance comme être fini est
le moteur du développement. Mais cette insuffisance n'existe que
par référence à la totalité. Hegel dit d'ailleurs sans équivoque : « En
allant, au fond des choses, on trouve tout le développement inclus
dans le germe. » (Logique, I, p. 24.) L a totalité préexiste donc aux
moments du devenir et les fonde : la contradiction n'est que la petite
monnaie de la totalité.
Cette conception hégélienne de la totalité implique donc :
1) L'existence d'un monde et d'une histoire achevés.
2) La connaissance de cet achèvement sans quoi la circularité
nécessaire au savoir absolu n'est pas réalisée.
A cette double condition la réalité peut être parfaitement transparente
à la raison parce qu'en son fond elle est identique à la
raison.
Au terme de la Logique, Hegel veut nous amener à ne faire qu'un
avec l'acte créateur d'un monde en train de se faire.
Cet acte créateur immanent à tous les êtres et que nous vivons
dans l'idée absolue est semblable à la genèse d'une oeuvre d'art :
dans la création esthétique la liberté se donne à elle-même sa matière
et son contenu, et cette liberté créatrice s'identifie avec la nécessité
interne de l'oeuvre à créer. La religion fournit également, sur le plan
du mythe, une image de la genèse dialectique : le sujet universel est
semblable au Dieu créateur des cieux et de la terre de la religion, et
le devenir contradictoire à son Incarnation.
Mais cette double analogie esthétique et religieuse ne nous aide
à comprendre que la forme spéculative du système hégélien.
La méthode dialectique est-elle indissociable de ce système idéaliste
et. spéculatif et de ces analogies esthétiques et théologiques?
Les marxistes pensent que le renversement matérialiste de la
philosophie hégélienne et le passage de la spéculation à la science
permettent d'élaborer une méthode dialectique qui s'identifie avec
la véritable méthode scientifique : celle qui ne se limite pas au positivisme
(recherche de rapports constants entre les phénomènes), mais
qui recherche les rapports internes et nécessaires qui rendent compte
des phénomènes.
La critique, par Feuerbach, du point de départ de la Logique
hégélienne, constitue la première étape de ce renversement.
La Logique commence par l'être pur qui serait, selon Hegel, un
concept n'impliquant aucune présupposition. Or, note Feuerbach»
le concept d'être est déjà un produit très élaboré de l'abstraction.
De l'abstraction qui, précisément, présuppose les déterminations
et les termes dont elle est l'abstraction. En posant l'être pur, Hegel
prétend écarter toute détermination, mais seul l'être déterminé
est être. Il y a donc là une impossibilité : ôter à l'être la détermination,
c'est, ne plus laisser subsister d'être du tout.
Hegel a conscience de cette difficulté initiale lorsqu'il reconnaît
que la première totalité concrète, réelle, ce n'est pas le concept d'être»
mais le devenir, dont l'être et le néant ne sont que deux moments
abstraits : ils n'existent qu'en lui, ce qui revient à dire qu'ils n'existent
pas pour eux-mêmes (Logique, I, p. 84).
Mais Hegel ne résout, nullement la difficulté, tout au contraire i l
la redouble, lorsqu'il essaye de définir l'être par son contraire, le
néant, qui est une abstraction plus impensable encore et plus fantastique
lorsqu'on veut l'isoler des déterminations qu'elle nie. Feuerbach
présente alors cette objection fondamentale : le contraire de
cette abstraction qu'est l'être, c'est la détermination : « Le contraire
de l'être (de l'être en général comme le considère la Logique) n'est
pas le néant, mais l'être sensible et concret. » (Feuerbach, Manifestes
philosophiques. Traduction Althusser, p. 32-33.) L a prétention idéaliste
de se donner un point de départ absolu et de le découvrir dans
une pensée est ainsi dénoncée dans son principe même comme une
illusion. L'Idéalisme, souligne Feuerbach, fait d'abord abstraction du
réel et prétend se donner un point de départ absolu. C'est là chose
impossible : « L'unique philosophie qui commence sans présupposition,
écrit Feuerbach (Ibid., p. 33) est celle qui est assez libre et
courageuse pour se mettre elle-même en doute, celle qui s'engendre
à partir de son propre contraire. » La pensée ne peut être sans contenu.
Elle est. toujours pensée de quelque chose. Feuerbach a fait cette
découverte trois quarts de siècle avant Husserl. En prétendant partir
d'une absence complète de détermination, Hegel ne pose même pas
une pensée vide, mais une pensée illusoire. En vérité, la présupposition
cachée dont part — sans le dire — le système hégélien, c'est cette
totalité, cet absolu, qui ne se dévoile qu'à la fin de la Logique, mais
qui en fait préexiste à tout son développement.
Feuerbach a ainsi découvert et justement écarté la clé de voûte
du système hégélien, sa présupposition théologique ou, comme il dit :
sa « mystique rationnelle » [Ibid., p. 47).
Mais il a, en même temps, abandonné la méthode, la riche dialectique
hégélienne, et il est ainsi revenu à une conception statique et
mécaniste de la nature, de l'homme et de la pensée même, ne voyant
plus en elle leur caractère historique, le fait qu'elles sont essentiellement
une histoire, non des données immuables, mais des produits, des
résultats.
Or le développement des sciences a imposé, pour penser la nature
et l'histoire, le recours à la dialectique. L'existence d'une dialectique
de la nature et de l'histoire n'implique nullement le postulat théologique
de Hegel d'une pensée immanente à la nature et à l'histoire
et préexistante, le postulat d'une logique antérieure à la nature. Parler
d'une dialectique de la nature, c'est simplement reconnaître que la
structure de la matière est telle que seule une dialectique peut la
penser.
La dialectique n'est pas un schéma à priori que l'on plaquerait
sur les choses et qu'on leur imposerait en les obligeant à entrer dans
ce lit. de Procuste. Cette conception spéculative était celle de Hegel
qui, en fonction des -postulats théologiques de son système, avait
inversé l'ordre réel des choses : les sciences de son temps, en battant
en brèche le mécanisme des cartésiens et du 18ee siècle, avec les
hypothèses astronomiques de Kant et de Laplace, la géologie de
Hutton et de Lyell, les anticipations du transformisme chez Diderot
et Lamarck, l'organicisme biologique de Goethe, lui avaient apporté
les éléments expérimentaux à partir desquels i l avait découvert
quelques-unes des grandes lois de la dialectique ; Hegel a codifié et
systématisé ces lois, ce qui exprimait un renouvellement merveilleux
de l'esprit scientifique. Il l'a transformé en une sorte de bilan achevé
de l'histoire de la pensée. Il a été victime d'une illusion semblable
à celle de Kant : à partir de la logique d'Aristote, de la géométrie
d'Euclide et de la physique de Newton, Kant. avait prétendu définir
une fois pour toutes les formes à priori de la sensibilité et de l'entendement.
Hegel a également confondu ce qui était une étape nouvelle
de la conception scientifique du monde avec une structure éternelle
de la nature, de l'histoire et de la pensée.
Le renversement matérialiste de Hegel par Marx n'est, au fond
que la prise de conscience du fait que Hegel, après Kant, avait inversé
l'ordre réel des choses et que, par conséquent, il fallait « remettre
sur ses pieds » la dialectique. Le propre du matérialisme dialectique,
par opposition à l'idéalisme et à la spéculation, est de renoncer à la
prétention vaniteuse de modeler les choses sur nos concepts, mais,
au contraire, de modeler modestement nos concepts sur les choses.
Ce qui implique, comme première conséquence, qu'aucun concept
n'est éternel et définitif, que la philosophie ne peut prendre la forme
d'un système achevé, que la liste des catégories de la dialectique ne
peut être une liste close.
Lorsqu'on a une fois reconnu que le monde est en incessante
métamorphose, il ne saurait y avoir de philosophie achevée dans un
monde qui ne l'est pas : la méthode dialectique de Hegel fait ainsi
éclater le système dogmatique.
L'histoire entière des sciences nous montre comment, sous la
pression de l'expérience et de la pratique humaine, nos concepts
toujours trop pauvres n'ont cessé d'éclater.
De l'atome au cosmos, tout ce qui était primitivement pensé sous
la catégorie d'identité a révélé, par dédoublement de l'un, sa structure
dialectique.
L'atome, d'abord conçu comme une bille compacte à l'intérieur
de laquelle i l ne se passe rien et isolée de tout le reste par le vide, a
été exploré dans sa structure interne, complexe, avec ses tensions
et sa totalité organique, comme il a exigé du physicien l'analyse des
rapports qui l'unissent, aux autres atomes. La masse et l'énergie ont
depuis longtemps cessé d'être des entités séparées pour manifester
leur unité dialectique de réalités qui à la fois s'impliquent et s'excluent,
l'identité des contraires.
De Newton à Einstein, l'image de l'univers s'est dégagée en faisant
éclater les cadres de la logique formelle classique qui sont les
lois d'un langage cohérent, mais non des lois de la nature. Les astres
ont cessé d'être des entités discrètes et inertes (semblables aux atomes
d'Épicure) et dont le mouvement ne pouvait plus être expliqué que
par des forces mystérieuses agissant, à distance. L'image de l'univers
s'est transformé comme celles des atomes. L'expérience de Michelson
a fait définitivement éclater les cadres traditionnels et exigé une révolution
plus profonde encore que celle de Copernic : enlever à la
géométrie d'Euclide le privilège exclusif de donner un cadre à toutes
les expériences possibles et rendre la représentation géométrique
de l'espace solidaire de la réalité physique.
Dans la structure du monde, telle que l'ont dévoilé les sciences
depuis Hegel, tout, est dialectique : il n'y a plus des objets isolés et. des
relations extérieures à chacun d'eux, il n'y a plus d'opposition cartésienne
et mécaniste entre la matière et le mouvement, au contraire,
il n'y a pas de matière sans mouvement n i de mouvement sans matière;
à tous les niveaux de composition des êtres le tout est autre
chose et plus que la somme des parties qui le constituent. La physique
contemporaine, du noyau atomique à l'univers, déploie le panorama
d'une réalité qui est. un champ de forces affrontées, en perpétuelle
tension dialectique, et où les « objets » ne sont que des points singuliers
du champ.
La catégorie de totalité se dépouille ici de ses caractères idéalistes
et mystiques. La Gestalt en a approfondi la définition : un objet,
atome, cristal, être vivant, société, oeuvre d'art, est une forme d'existence
qui exige le recours à la catégorie de totalité.
1) Parce qu'il constitue une unité distincte du milieu qui l'entoure,
comme une forme se détachant sur un fond et jouissant d'une certaine
autonomie. L'interne se distingue de l'externe.
2) Parce que les parties qui le composent sont réciproquement
solidaires, chacune dépendant, de l'ensemble. Cette cohérence, cette
prégnance, est telle qu'on ne peut changer l'un des éléments sans modifier
tous les autres.
3) Parce que le tout ne se réduit pas à la somme des éléments
qui le composent, si bien que la qualité de forme, la relation globale,
peuvent subsister à travers une transposition de l'ensemble des éléments,
alors qu'elles succomberont au changement d'un seul d'entre
eux.
Cette notion de totalité conduit à l'idéalisme dès qu'on l'isole
des autres moments de la dialectique, et notamment de la contradiction.
C'est ce qui est arrivé à Hegel lorsqu'il a conçu la totalité de telle
sorte que le tout est cause des parties. Seule l'activité humaine peut
fournir un modèle à une telle conception de la totalité, et lorsqu'on
prétend l'appliquer à la nature il faut nécessairement recourir à
l'hypothèse théologique d'une intelligence supérieure pensant le tout
avant les parties, le monde avant sa création.
Une mésaventure analogue est arrivée aux existentialistes lorsqu'ils
ont tenté de définir la dialectique par la seule totalité. C'est
là précisément considérer la totalité de manière non dialectique, en
faire une entité métaphysique isolée de ses corrélatifs et de son
contraire, qu'elle implique. Faire de la catégorie de totalité, si importante
soit-elle, un usage dialectique, c'est ne pas oublier que l'autonomie
du tout n'est que relative, que la totalité n'interrompt pas
l'universelle action réciproque : un noyau atomique n'est qu'un
point singulier du champ et ne s'en sépare pas plus qu'une vague
ne s'isole de l'océan, un être vivant dépend dans une large mesure
de son milieu, les nations s'influencent mutuellement, et nos projets
surgissent de la trame causale de tous les événements d'une vie et du
milieu social qui les nourrit.
Le renversement de l'idéalisme hégélien et de tout idéalisme, la
métamorphose d'une dialectique spéculative et dogmatique en méthode
scientifique de recherche expérimentale et de découverte,
exige donc une inversion de perspective mettant au premier plan
non la totalité mais la contradiction : chez Hegel la totalité se limite
elle-même et c'est ce qui engendre la contradiction, ce qui est une
démarche théologique proche du mystère de l'Incarnation. Pour le
matérialisme dialectique, au contraire, c'est du développement de la
contradiction, du dépassement de la négation en négation de la négation
que naissent des totalités nouvelles : ce n'est pas l'universel
qui est premier et qui se limite lui-même, mais le particulier qui se
dépasse nécessairement, parce qu'il ne porte pas en lui ses conditions
d'existence. La dialectique est à la fois cette insuffisance d'être et cet
appel de pensée. Dialectique d'en bas qui est indivisiblement loi de
la nature et méthode scientifique, et non dialectique d'en haut qui
implique spéculation et idéalisme.
Pour Hegel la contradiction est un moment de la totalité.
Pour un marxiste la totalité est un moment de la contradiction.
Cette image dialectique du monde est plus saisissante encore en
biologie : de Linné à Darwin s'opère le passage d'une vue instantanée
du monde, vue abstraite et qui peut donc se couler aisément dans
les moules de la logique formelle aristotélicienne, à une conception
dynamique rétablissant la continuité des espèces, avec les changements
qualitatifs qui les séparent.
La vie elle-même a cessé d'être une entité, isolée comme par miracle
de la nature inorganique, pour apparaître comme le mode
d'existence de la matière parvenue à un certain degré de complexité,
son avènement étant préparé par une infinité de changements quantitatifs
aboutissant à un changement qualitatif, c'est-à-dire à une
totalité qui est autre chose et plus que la somme des éléments et des
changements qui la constituent, comme cela se produit, à d'autres
niveaux, dans un noyau atomique ou dans une synthèse chimique.
L'émergence de cette totalité d'un type nouveau : l'être vivant,
a créé des relations nouvelles entre elle et son milieu, relations dont
l'ensemble constitue le métabolisme et qui ont ce caractère profondément
dialectique qu'Engels résumait dans une formule reprise un
demi-siècle plus tard par Pasteur : la vie, c'est la mort.
L'autonomie de l'être vivant par rapport au milieu n'est que relative,
comme est relative l'autonomie des cellules sexuelles par rapport
à l'ensemble de l'organisme, l'autonomie du germen par rapport
au soma. Hérédité et variation s'impliquent et s'excluent, et il est
aussi faux de donner aux lois de la génétique classique une signification
absolue et éternelle que de leur dénier toute valeur. Ainsi seulement
le transformisme peut être transporté sur le terrain expérimental.
Au niveau de l'histoire, sur lequel je n'insisterai pas, car c'est là
que la recherche dialectique est la plus élaborée et sa valeur la moins
contestée, la naissance de l'aliénation du travail avec la propriété
privée constitue l'exemple le plus typique du dédoublement de l'un,
et de l'apparition, à un niveau qualitativement différent, celui de
l'homme, d'une contradiction qui constitue le moteur de l'histoire :
comme l'avait déjà entrevu Rousseau, chaque progrès dans la domination
de l'homme sur la nature a conduit dans le passé à une aggravation
de la domination de l'homme sur l'homme. Le progrès a ainsi
un caractère dialectique : ce n'est pas la technique qui est le moteur
de l'histoire ; mais la lutte de classe imprime à la technique une signification
qui varie profondément avec les rapports de classe.
Dira-t-on que cette vision du monde correspond seulement à
l'étape actuelle de la physique, de la biologie, de l'histoire, et que nous
cédons à notre tour à l'illusion qui fut celle de Kant et de Hegel :
généraliser, systématiser et étendre à l'infini les lois scientifiques
valables à un moment déterminé du développement.
L'objection vaudrait si nous arrêtions le bilan scientifique de
notre époque. Mais il n'en est rien.
1) C'est d'abord l'ensemble de l'histoire des sciences, depuis ses
origines, qui nous contraint à épouser non pas les catégories du système
hégélien, mais le mouvement de la méthode hégélienne. Dans
toutes les sciences la réalité a été saisie et reflétée avec une approximation
croissante, elle a été maniée avec une efficacité croissante,
en passant, comme disait Hegel, de l'Être à l'Essence puis au concept,
c'est-à-dire de la chose à la relation, à une totalisation de plus en
plus riche dans la découverte des actions réciproques, dans l'exploration
de ce champ de forces avec ses tensions dialectiques et ses totalités
relatives.
2) Reconnaître l'existence d'une dialectique de la nature et de
l'histoire, ce n'est nullement prétendre revenir aux conceptions hégéliennes
d'une « philosophie de la nature » ni d'une « philosophie de
l'histoire » qui impliquent le postulat théologique et spéculatif d'un
monde achevé. Le propre du matérialisme, considérant que la réalité
matérielle existe en dehors de moi, sans moi, et n'a pas besoin de moi
pour exister, est d'impliquer cette conséquence méthodologique
fondamentale qui exclut tout dogmatisme : l'esprit, pour connaître,
doit, par la pratique et l'expérience, se soumettre aux choses, épouser
leur structure et leur mouvement et non pas prétendre substituer
à leurs lois objectives une spéculation ou des mythes créés par lui.
3) Reconnaître l'universalité des lois de la dialectique ce n'est
nullement enfermer la pensée scientifique dans un carcan dogmatique :
le principe même du matérialisme nous interdit l'usurpation spéculative
qui consiste à prétendre juger de la valeur ou de l'erreur d'une
théorie scientifique d'après sa concordance ou sa non-concordance
avec les lois déjà connues de la dialectique. Hegel croyait pouvoir
anticiper sur l'expérience et déduire des lois philosophiques les plus
générales toute la structure scientifique du réel : le renversement
matérialiste dénonce la vanité de cette illusion idéaliste.
4) Le matérialisme nous rappelle constamment que la nature est
plus riche que nos concepts. Aux physiciens qui croyaient, au début
de ce siècle, avoir atteint un seuil ultime dans l'analyse de la matière,
Lénine, intervenant comme philosophe matérialiste et dialectique
dans les controverses des physiciens, donnait cette indication méthodologique:
« L'électron est aussi inépuisable que l'atome. » Le
matérialisme dialectique, lorsqu'il est fidèle à son inspiration profonde,
n'intervient jamais dans les sciences pour formuler une interdiction,
mais, au contraire, pour inviter à franchir une limite, à
briser une chaîne, fût-ce celle du dogmatisme et de la routine hésitant
à rejeter de vieux concepts, fût-ce celle du positivisme et de
l'idéalisme avec leurs variantes nouvelles qui conduisent également
à enfermer le chercheur dans les créations de son propre esprit ou
dans les limites provisoires d'une expérience considérée comme donnée
définitive. Le matérialisme dialectique dit seulement au physicien :
ne vous hâtez pas d'imposer à la nature les limites de vos concepts
provisoires. Contre tous les conventionnalism.es, i l exige, au nom du
caractère inépuisable de la nature, que la voie demeure ouverte à la
recherche et à l'hypothèse, en n'excluant jamais les révisions les plus
profondes...
Gaston Bachelard a exploré minutieusement cette dialectique de
la connaissance et en a dégagé le caractère essentiel : le nouvel esprit
scientifique a partout substitué une dialectique à une intuition :
il n'existe ni donnée première de la perception ni concept premier.
Peut-être pourrait-on distinguer la bonne et la mauvaise totalité,
la bonne et la mauvaise dialectique, celle de la spéculation et celle de
la méthode scientifique par une analogie esthétique.
Baudelaire distingue deux sortes de peintres : ceux qui peignent
entièrement une partie de la toile, puis une autre, parce qu'ils ont
dès le départ une vision achevée de la totalité du tableau. Ce sont,
dit-il, de mauvais peintres. Les bons sont ceux dont l'oeuvre finale
résulte de plusieurs peintures successives, se modifiant à chaque essai
dans leur ensemble par une constante interaction des parties. Chaque
forme et chaque couleur en appelle une autre qui la contredit et qui
l'équilibre et qui exige une modification du tout. Ce perpétuel renversement
est la loi même de la création, à l'intérieur d'une même
oeuvre et d'une oeuvre à l'autre. Picasso nous disait un jour : « Le
contre vient avant le pour. » C'est l'expérience, vécue par un artiste,
de la priorité de la contradiction sur la totalité nouvelle en train de
naître.
C'est cette recherche de l'harmonie vivante, par une série de
reprises globales, en laquelle se conjuguent la nécessité interne la
plus rigoureuse et la plus souveraine liberté, qui caractérise le mieux
la dialectique, qui est indivisiblement loi profonde de la nature,
méthode de recherche scientifique, d'action historique et de création
spirituelle.
Ainsi seulement nous pouvons échapper aux deux aliénations             
symétriquement inverses du matérialisme mécaniste et de l'idéalisme :
l'une qui aliène l'homme à une loi de la nature, l'autre qui réduit
la nature à n'être qu'une aliénation de l'homme.
Tel est le paradoxe de la dialectique, loi interne de la liberté et
de la création.

Roger GARAUDY. 
 Université de CLERMONT-FERRAND