03 juin 2019

L'islamisme est une maladie de l'islam, par Roger Garaudy

L'islamisme est une maladie de
l'Islam. Et cette épidémie se présente
sous des formes très diverses.
Je voudrais donc en rappeler la principale
source, celle d'ailleurs, dont on
parle d'ordinaire le moins. Elle en est
pourtant le modèle idéologique par ses
interprétations les plus étroites de la
"tradition", et sa lecture la plus littérale
et la plus formaliste du Coran. Elle en
est l'aliment économique de loin le plus
important.

LES SOURCES
DE L'INTÉGRISME MUSULMAN
L'intégrisme Hanbalite et Wahabite
de l'Arabie Saoudite joue un rôle capital
comme justification idéologique de
la monarchie absolue, comme autrefois
chez nous la "politique tirée de l'écriture
sainte" de Bossuet servait de fondement
théologique à la monarchie de
"droit divin".
Premièrement à l'intérieur du pays,
comme justification idéologique d'une
théocratie tribale exercée par une famille,
qui depuis 1913, a accepté d'être vassale
de l'Angleterre en échange de sa
protection militaire, et, depuis la deuxième
guerre mondiale jusqu'à aujourd'hui,
d'être, après Israël, la base la plus sûre
des maîtres du pétrole du Moyen-Orient:
les États-Unis.
Deuxièmement, à l'extérieur du pays,
elle exporte ses imams, et ses porteparoles,
sa littérature de propagande
fondamentaliste, ses mosquées ostentatoires,
de Genève à Rome et à Madrid,
ses centaines de millions de dollars déposés
en priorité dans les banques américaines.
Elle ouvre ses marchés juteux et illimités
aux trafiquants cosmopolites pour ses
achats d'armes, des Awacs aux Mirages,
et aux chars d'assaut, pour construire
ses aéroports démesurés ou les monuments
de prestige des émirs, le reste servant
non à des investissements
endogènes, mais à se créer une clientèle
d'assistés chez les plus démunis, de
l'Afrique au Bangladesh, et aussi, du
Pakistan au Maroc, des subventions substantielles
à leur sous-traitants idéologiques
ou politiques. Cet Islam-là peut
couper autant de mains qu'il veut, réduire
les femmes en servitude, emprisonner
ou torturer ceux qui protestent contre la
torture au nom des droits de l'homme,
ses princes sont partout reçus chaleureusement
et ne sont la cible ni des chaînes de télévision
de leurs principaux constructeurs,
ni des gouvernements qui
trouvent un débouché pour leurs armements,
de l'Awacs aux Mirages et aux
chars d'assaut, ni des démocraties
modèles qui contrôlent à travers eux les
pétroles du Moyen-Orient, et se font
même payer leurs frais d'occupation.
A l'autre pôle de l'intégrisme, et rival
redouté du premier car il est au contraire
un ferment de révolte il y a l'Iran, où
la révolution islamique a donné un visage
à l'espérance de millions de musulmans,
car c'était la première révolution
dirigée, non pas seulement contre un
régime, mais contre une civilisation -
celle qui était l'âme de tous les colonialismes.
Cette forme de vie était imposée
de l'extérieur par les États-Unis et leur
gendarme dans le Golfe: le Shah d'Iran.
Elle répandait une anti-culture à la fois
méprisant les hautes traditions spirituelles
de l'Iran, et opposant la corruption
des grands à la misère de l'immense
majorité d'un peuple.
Cet intégrisme lui aussi exporte, avec
moins de moyens financiers, mais par
le rayonnement de son puritanisme, fut-il
archaïque et parfois barbare (comme
dans l'affaire Rushdie), un fondamentalisme
qui n'est plus celui de la servilité
mais de la subversion.
La pénétration de ces deux formes
d'intégrisme, si opposés soient-elles, a
trouvé un terrain particulièrement fertile
à l'étranger non pas pour des raisons
religieuses mais essentiellement économiques
et politiques, du fait de la dépendance
à l'égard de l'Occident et de la
corruption des "élites" locales bénéficiaires
de cette dépendance.

L'INTÉGRISME PREMIER :
LE COLONIALISME OCCIDENTAL
Le fait dominant de notre époque et
qui devrait être le point de départ de
toute réflexion politique, c'est que 80%
des ressources naturelles de la planète
sont aujourd'hui contrôlées et consommées
par 20% de ses habitants. Ce qui
coûte au Tiers-Monde 25 millions de
morts par la malnutrition ou la faim
chaque année. Notre modèle occidental
de croissance coûte au Tiers-Monde un
Hiroshima par jour.
L'on comprend dès lors la colère des
victimes de cette nouvelle barbarie qui
ose s'appeler civilisation ou démocratie.
Leur dénonciation de l'hypocrisie qui
consiste à appeler "démocratie" un pays,
où, de l'aveu de M . Clinton, 1 % des
citoyens américains disposent de 70% de
la richesse de la nation, un pays où le
dernier numéro du bulletin de I'UNICEF
(p. 17) nous apprend qu'aux États-Unis
un enfant sur 8 ne mange pas à sa faim.
Tel est le mensonge fondamental d'une
conception de la démocratie qui réduit
les droits de l'homme au droit de vote
(dont on sait ce que la manipulation peut
faire, par exemple, lorsque Hitler, est élu
le plus démocratiquement du monde par
70% des voix du peuple allemand) alors
quel le droit de vivre, de manger à sa
faim, d'avoir un logement, de pouvoir
aller à l'école et participer à la culture
n'est pas au premier plan des critères des
droits humains bafoués à l'échelle de la
planète. Tout ceci, au nom d'une prétention
de l'Occident d'être un peuple
élu, chargé d'acheminer le monde vers
la civilisation.
L'intégrisme, c'est la prétention de
posséder la vérité absolue et, par conséquent,
non seulement le droit mais le
devoir de l'imposer à tous, fût-ce par le
fer et le feu. L'intégrisme premier et fondamental,
c'est le colonialisme occidental.
Tous les autres sont des réactions au
premier pour se défendre contre la
dépendance, pour sauvegarder une identité,
fût-elle archaïque et mythologique
opposée à la culture importée, lointain
âge d'or dilué dans le passé.

LE REPLI SUR LE PASSÉ
CONDUIT À DES ABERRATIONS
A la prétention occidentale d'être LA
culture et non une culture parmi les
autres s'oppose alors le mythe d'une
"islamisation" qui constitue l'erreur
symétrique de la précédente: au lieu de
rechercher une véritable universalisation
de la culture qui réalise une unité non
pas hégémonique, coloniale ou impériale,
mais symphonique par l'apport de
chaque culture à la culture universelle.
Si bien que les réponses apportées ne
répondent nullement aux problèmes
posés.
Dernièrement en Malaisie, l'on m'a
offert une série d'ouvrages sur "l'islamisation
du savoir". Je comprends très bien
les répulsions de ces peuples pour les prétendues
"sciences humaines" de
l'Occident. Je me souviens de la banderole
de nos étudiants en 1968: "Faculté
des sciences inhumaines". Combien ils
avaient raison! Lorsqu'on prétendait leur
faire croire que l'économie politique, par
exemple, est une science (avec tout ce
que cela comporte de résignation à la
fatalité déterministe de "lois du marché"),
alors que tout l'édifice repose sur
un postulat idéologique, sur une conception
de l'homme: "l'homme est simplement
producteur et consommateur, et
mû par son seul intérêt".
Ce n'est pas seulement le contraire
de la conception musulmane de
l'homme, mais de toute conception qui
considère que la vie a un sens, et que le
monothéisme du marché, l'idolâtrie de
l'argent, le mythe meurtrier de la croissance
- produire de plus en plus vite,
n'importe quoi: utile, inutile, nuisible, ou
même mortel (comme la drogue ou les
armements) - , privent notre vie de toute
espèce de sens.
Mais à partir de cette réaction légitime,
le repli sur le passé conduit à
d'autres aberrations. La semaine dernière,
à Kuala Lampour, j'ai lu dans la
presse que dans la province du Kelantan
(la plus pauvre de Malaisie) l'on vient
de voter une loi sur le viol excluant le
témoignage de toute femme et exigeant
quatre témoins masculins.
J'ai aussitôt protesté à la télévision
malaise en tant que musulman: cette prétendue
référence à la Sourate XXIV, verset
4, conduit à cette aberration: si
quatre hommes ont assisté à cette agression,
et s'ils ne sont pas intervenus pour
l'arrêter, leur place n'est pas comme
témoins, mais en prison pour lâcheté et
complicité. Le juge qui accepte de tels
témoignages et les politiciens qui ont
voté la loi ont leur place également en
prison. J’ai dû m'expliquer sur le fond, et je
crois qu'il s'agit là du point crucial en
matière d'intégrisme et en matière de
lutte contre l'intégrisme prétendant
"appliquer la shari'a".
Dans le Coran, le mot shari'a n'est
employé qu'une fois. Il a le sens de "chemin
vers la source" (façon imagée de dire
chemin vers Dieu, loi divine).
La signification est précisée par un
mode de même racine: le verbe
"shara'a", "ouvrir un chemin" et le
Coran le définit avec précision (Sourate
XLII, verset 13: "En matière de religion,
Dieu vous a ouvert une voie (ici c'est le
verbe shara'a) qu'il avait recommandé à
Noê, celle-là même que nous t'avons
révélée, celle que nous avons recommandée
à Abraham, à Moïse, à Jésus:
suivez-le, et n'en faites pas un objet de
division".
Il est donc parfaitement clair que
cette voie est celle de Dieu et qu'elle est
commune à tous les peuples à qui Dieu
a envoyé ses prophètes (à tous les
peuples et dans la langue de chacun
d'eux).
Or, les codes juridiques concernant
par exemple le vol et sa punition, le statut
de la femme, le mariage ou l'héritage,
sont différents dans la Thora juive,
dans les Évangiles des chrétiens, ou dans
le Coran. La shari'a (la loi divine pour
aller à Dieu) ne peut donc pas inclure
ces législations (qui, à la différence radicale
de la « shari'a », commune à toutes les
religions, diffère avec chacune d'elles
selon l'époque et la société où un prophète
a été envoyé par Dieu.
Prétendre appliquer littéralement une
disposition législative sous prétexte
qu'elle est écrite dans le Coran, c'est
confondre la loi éternelle de Dieu, la
"shari'a" qui est un "invariant" absolu,
commun à toutes les religions et à toutes
les sagesses), avec la législation destinée
au Moyen-Orient au Vile siècle, (qui
était une application historique, propre à
ces pays et à cette époque, de la loi éternelle).
Les deux figurent bien entendu
dans le Coran mais la confusion des
deux et leur application aveugle refusant
cette "réflexion" à laquelle ne cesse de
nous appeler le Coran nous rend incapables
de témoigner du message vivant,
du Coran vivant et éternellement actuel,
du Dieu vivant.
La loi divine, la shari'a, unit tous les
hommes de foi, alors que prétendre
imposer aux hommes du X X e siècle une
législation du VIIe siècle, et de l'Arabie,
est une oeuvre de division qui donne une
image fausse et repoussante du Coran.
Cest un crime contre l'Islam.

ATTENTION À LA PROPAGANDE
QUI NOUS ABREUVE
Le prophète parlant au nom de Dieu
tenait parfaitement compte de la situation
géographique et historique du
peuple pour lequel il appliquait de
manière spécifique les principes éternels.
Lorsqu'il ordonne de jeûner de l'aube
au crépuscule il est clair qu'il s'adresse à un peuple où
le jour est la nuit ont une durée peu différente.
Pour un Esquimau, entre les
deux moments, il y a six mois: il faut
donc "réfléchir". Comme pour l'esclavage,
pour ne pas appliquer littéralement le
verset, mais pour nous interroger sur le
but qu'il visait et l'appliquer dans des
conditions différentes.
Il est absurde, dans cette perspective,
de dire que l'Islam est par principe,
ennemi de la science ou de la tolérance
religieuse.
Il faut des politiciens ignorant tout
du passé de leur propre culture pour
proclamer: la France ne sera pas multiculturelle,
comme si la culture arabo-islamique
ne faisait pas partie de notre
propre culture occidentale. Il est coutumier
de dire que cette culture a deux
sources: gréco-romaine et judéo-chrétienne.
Cest oublier l'héritage arabo-islamique.
Celui que l'on considère avec juste
raison comme l'introducteur de la science
expérimentale en Europe, le moine
anglais Roger Bacon, reconnaît modestement
dans son "Opus majus" qu'il en
a tout appris de l'école musulmane de
Cordoue et cite constamment le "Traité
d'optique" de l'égyptien Ibn Hayttham
qui a donné le premier exemple de cette
méthode: faire une hypothèse mathématique,
et, ensuite, monter un dispositif
expérimental pour la vérifier ou
l'infirmer.
En d'autres domaines, il suffit de lire
le traité "De l'amour" de Stendhal rappelant
que "c'est sous la tente noirâtre
du bédouin que s'exprime le véritable
amour", comme c'est dans l'oeuvre d'Ibn
Hazm sur l'amour courtois, comme chez
Ibn Arabi que l'on trouve l'expression
de la continuité entre l'amour humain
et l'amour divin qui inspirera, selon la
belle expression du Père Asin Palacios
"l'eschatologie" musulmane dans la
"Divine Comédie" de Dante.
Il en est de même de la tolérance:
l'intolérance ne découle pas de l'Islam
mais de ses perversions. En Espagne, des
juifs sont ministres des émirs. C’est seulement
en 1492, avec la chute de
Grenade et la victoire des "rois très chrétiens",
que commence la "purification
ethnique" (que l'on appelait alors lois
sur la pureté du sang), avec l'expulsion
d'Espagne des juifs puis des maures.
Ce changement de notre propre attitude
exige que nous ne nous laissions
pas intoxiquer par la propagande dont
on nous abreuve. Par exemple, s'agissant
de l'Algérie, n'inversons pas les
rôles: ne laissons pas des gens qui n'ont
pas d'autre mot à la bouche que le mot
de "démocratie" nous faire oublier qu'ils
ont demandé, à cor et à cri, des "élections
libres" en Algérie. Elles ont eu lieu,
et ce ne sont pas les "islamistes" du
F.I.S. qui en ont interrompu le cours et
violé le jeu parlementaire: ce sont les
gens de la dictature militaire, sous les
applaudissements de nos "bons démocrates".
Cela me rappelle une pièce de
Bertold Brecht: "Le peuple a voté. Il a
voté contre le gouvernement. La solution
la plus simple est de dissoudre le
peuple et d'en élire un autre".
Telle est l'origine de la violence: le
refus, par les militaires, du libre-jeu parlementaire.
L'on invoque les assassinats,
en effet déplorables, d'intellectuels ou
d'étrangers, mais on fait moins de bruit
sur les assassinats d'intellectuels, dirigeants
du Fis, assassinés en prison, après
avoir été torturés: des milliers dont
Amnesty International rend compte, et
des centaines d'exécutions rendues
publiques.

DE L'USAGE DES "BONS"
ET "MAUVAIS'1 MUSULMANS
Cette indignation à sens unique est
d'autant plus scandaleuse qu'elle feint
d'oublier que la branche armée des intégristes
d'Algérie comme d'Egypte, a son
noyau dur chez ceux qu'on appelle les
"Afghans", c'est-dire ceux qui ont été
armés par les États-Unis contre I'URSS
Tout comme Saddam Hussein a été
armé et financé par l'Occident tant qu'il
combattait l'islamisme iranien. Un livre
français s'intitulait alors: "Saddam
Hussein, le de Gaulle irakien". Lorsqu'il
cesse de servir les intérêts de l'Occident
il devient: "l'Hitler irakien".
En réalité, la campagne pour diaboliser
l'Islam est sélective: il y a, pour les
États-Unis et leurs vassaux de "bons
musulmans": ceux qui acceptent des diktats
du Fonds monétaire international
et servent les intérêts américains. Ceux-là
peuvent exercer la terreur chez eux: ils
n'en sont pas moins dans le camp de la
liberté et de la démocratie, comme le
furent les Pinochet et les tortionnaires
du Brésil, de l'Argentine ou du Panama.
Les "mauvais musulmans" dont il
faut parler en termes de croisade ou de
nazisme sont ceux qui résistent au F MI,
qu'ils soient Algériens, Soudanais, ou
Palestiniens.
Mme Mendès-France a posé récemment,
à propos de la Palestine, un principe
digne de la mémoire de son mari
qui fut l'un de nos ministres les plus respectés.
"Je refuse, dit-elle, d'appeler terroristes
des hommes qui résistent à une
occupation étrangère." (Ce qui devrait
évoquer, pour nous, Français, des souvenirs
bien précis.)
En Algérie, il s'agit d'autre chose
encore: non seulement un colonialisme
relayé par le FMI et les prêteurs étrangers
tient, des 26 milliards de dollars de
dettes de l'Algérie, 6 milliards d'intérêts
par an, mais le FMI impose un modèle
de développement ayant pour objectif
unique de faire payer la dette en réduisant
- sous prétexte "d'ajustement
structurer - les crédits de logement,
d'éducation, de santé et de régulation
des prix, notamment du pain.
Il y a là une suite du colonialisme
qui, déstructurant l'économie des pays
conquis pour en faire des appendices des
économies de la métropole, les rendit
invivables lors de leur libération.
*
Ce ne sont là que quelques rappels
des conditions dans lesquelles
prolifère l'Islamisme. Mais ils
nous permettent de suggérer, en conclusion,
quelques principes nécessaires pour
aborder, dans notre pays, des immigrés
musulmans tentés par l'intégrisme extérieur.
Ne pas leur demander, sous prétexte
"d'intégration", de renoncer à leur identité
musulmane mais de refuser les caricatures
des "collabos" hypocrites du
Golfe et de retrouver leurs racines véritables,
qui sont aussi les nôtres.
Nous sommes là aux antipodes d'une
politique purement répressive comme
celle de M. Pasqua qui met non seulement
en danger ceux de nos compatriotes
qui résident en Algérie en
appelant des représailles, mais qui, ici
même, en France, rend de plus en plus
irrespirable l'atmosphère en assimilant
de simples gens traditionalistes et suivant
les coutumes de leur pays à des terroristes
en puissance.
L'axiome fondamental, en ce domaine,
dans l'ensemble des relations internationales
comme dans les rapports
politiques internes, est qu'il n'y a pas
d'autre choix qu'entre le dialogue et la
guerre.
Maudit soit qui choisit la guerre.

Roger Garaudy
« Aujourd’hui l’Afrique », n°49-50 , 1993

(Rubrique Actualités franco-africaines)