01 septembre 2016

Matérialisme, idéalisme et transcendance



A l’idéalisme intégral s’oppose en principe le matérialisme intégral. En principe car, parfois, en philosophie aussi, les extrêmes se rejoignent. 
Que le nom de la matière soit «esprit» chez Berkeley, ou que le nom de l’esprit soit «matière» chez Helvétius [1715-1771], le réel de l’un est déclaré impossible par l’autre, autrement dit : pour l’un, l’autre est un impossible. Or cet «autre» impossible ne pourrait-il être un des noms d’un possible transcendant ?
Que l’homme soit comme un jouet aux mains de Dieu ou des structures, un système de rouages («l’homme-machine» de La Mettrie, 1709-1751, extrapolant «l’animal-machine» de Descartes) ou un fétu de paille emporté sur les vagues du hasard et de la nécessité [«Le Hasard et la Nécessité» du biologiste Jacques Monod, 1970], quels que soient leurs noms, pointes extrêmes de l’idéalisme ou du matérialisme, ces philosophies ne nous aident pas à vivre.
Mais tous les philosophes étiquetés «idéalistes» ne professent pas le même idéalisme, tous les philosophes étiquetés «matérialistes» ne professent pas le même matérialisme. Le monde de la philosophie, comme le monde réel, n’est pas noir et blanc. Il l’a été, pour de mauvaises raisons – tenant à la perpétuation d’une domination -, et parfois pour des bonnes  -  tenant aux conditions d’un combat libérateur -, mais il ne l’est plus.
 «Vaine est la parole du philosophe, si elle n’arrivait pas à guérir le mal de l’âme»; de l’âme !, nous dit déjà le primo-matérialiste Epicure [341-270 av.J.C.].
Quand à Marx, sans faire de lui le philosophe idéaliste qu’il n’est pas, il reprend de l’idéalisme une thèse fondamentale que les «marxistes» staliniens lui ont déniée: l’importance de la subjectivité. «Le grand défaut de tout le matérialisme passé […], c’est que […] le réel […] n’y est saisi que sous la forme de l’objet ou de la contemplation, […] non pas subjectivement.» [Première des «Thèses sur Feuerbach»]
Et le chrétien Teilhard de Chardin exalte lui «la puissance spirituelle de la matière» [1919, in « Hymne de l’Univers », textes choisis, Seuil, 1961, pages 93 et suiv.]: «Trempe-toi dans la matière, Fils de la Terre […] Ah! Tu croyais pouvoir te passer d’elle, parce que la pensée s’est allumée en toi ! Tu espérais être […] plus divin si tu vivais dans l’idée pure […] Eh bien ! tu as failli périr de faim ! Il te faut de l’huile pour tes membres,- du sang pour tes veines,- de l’eau pour ton âme,- du Réel pour ton intelligence.» [op.cit. p.103]. Et, plus loin: «Pour comprendre le Monde, savoir ne suffit pas: il faut voir, toucher, vivre dans la présence, boire l’existence toute chaude au sein même de la Réalité.» [op.cit. p.104]
Et toc pour le «je pense donc je suis» de Descartes [1596-1650] ! Penser ne suffit pas à établir l’être, et le dualisme [du latin «dualis», double] qui découle de cette formule - l’âme séparée du corps, l’esprit de la matière – fait déjà de l’homme l’individu double, étranger à lui-même, aliéné, incapable de la moindre transcendance, rencontré chez Aragon.

Le débat qui agite la philosophie de toute éternité, avec violence parfois, notamment politique, entre l’idéalisme et le matérialisme est-il le mien ? Non, dans leurs formulations antagoniques, car à l’évidence, et je souscris à la formule de Gérard Eschbach sur son site internet Meta Noia, «le matérialisme ne peut exister que parce qu’il est pensé». Oui dans les rapports - quasi dialectiques donc ! - qui, à l’évidence aussi s’établissent entre le corps  et l’âme, la matière et l’esprit, le réel et l’idée, sommités d’une altérité dont la transcendance a besoin pour être et pour agir, plus exactement pour «être agie».

Alain RAYNAUD. Extrait d'un texte à publier
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