13 septembre 2016

De la pauvreté à l'exclusion

L’« option préférentielle pour les pauvres », grâce aux théologiens de la libération, déchire une illusion mortelle: celle qui, au nom de la neutralité politique de la religion et de l'amour, a cautionné le génocide des Indiens, l'esclavage des Noirs, et, aujourd'hui, la division du monde entre une minorité de nantis et une multitude d'exclus.
La désintégration matérielle et spirituelle de l'humanité a posé des problèmes nouveaux aux «théologies de la libération» et d'abord celui de la définition même de «l'option préférentielle en faveur des pauvres» du fait même du changement de la signification du terme «pauvre» au ours de ces dernières années. Déjà les premiers théologiens de la libération avaient fait la différence entre les pays «riches» avec leurs «poches de pauvreté» et les pays «pauvres» avec leurs «poches de richesse».
Dans les uns, les «pauvres» sont une minorité «marginalisée», dans les autres les «pauvres» sont l'immense majorité et les «riches» une poignée de «collabos» des exploiteurs des Etats-Unis ou de leurs vassaux européens.
La notion même de «pauvreté» a profondément changé de sens au cours du dernier quart du XXe siècle. Elle n'avait d'abord qu'un sens «relatif» (au moins dans les pays dits « développés »): le pauvre c'était le travailleur exploité, sous-payé. Aujourd'hui pour atteindre ce que gagne Bill Gates – le grand maître mondial de la désinformation et du mensonge – en un jour, il faudrait, pour un paria du Sri Lankais, travailler mille deux cents ans!
Le pauvre c'était le chômeur, réduit au statut d'assisté par de dérisoires et humiliantes «allocations».
La «pauvreté» était une notion relative et, en quelque sorte «mesurable»: l'on dit par exemple qu'aux Etats-­Unis trente-trois millions de citoyens (pourvus pourtant d'un travail) vivent « au dessous du seuil de pauvreté » tel qu'il est chiffré par les Nations Unies. Dans les pays «sous-développés», l'on parle de familles qui ne vivent qu'avec cinq dollars par jour, d'autres avec un dollar, sur les rives de la mort.
Mais le grand fait nouveau, au delà de ces évaluations quantitatives, c'est que la «pauvreté», et le «chômage» ne sont plus des phénomènes «conjoncturels» mais «structurels», c’est-à-dire ne découlent pas de circonstances provisoirement défavorables mais de la logique interne du système de l'économie de marché.
Le mot même de «libération» désignant, au départ, les théologies, montre déjà qu'elles étaient conscientes d'un fait fondamental: jusque-là on parlait volontiers de «développement» comme si certains pays étaient simplement en "retard" par rapport à d'autres dont le « développement » était sans limite historique.
Ce "retard" était attribué, selon certains, plus ou moins "racistes", aux différentes "cultures", arriérées par rapport à d'autres.
Le mot même de "théologie de la libération" montrait que le "sous-développement" des uns était une conséquence logique du développement des autres, une séquelle des pillages et des exploitations des colonisateurs anciens. Avoir accès au "développement" c'était donc d'abord de se libérer du système de domination qui l'engendrait.
Mais bien que cet héritage pèse lourd encore sur les anciens colonisés dont les cultures vivrières et les productions locales répondant à leurs besoins spécifiques ont été étouffées au profit des monocultures et des mono-productions qui correspondaient aux besoins des "métropoles" dominantes, il y a aujourd'hui, outre ces héritages maléfiques, des sources nouvelles d'une "pauvreté" qui n'est plus "relatives"ou même liées à l’histoire (comme celle de la colonisation), mais découlent, avec une inhumanité implacable, du système de ce que l'on appelle pudiquement "l'économie de marché" et de ses conséquences "spirituelles": « le monothéisme du marché ».
Les notions de "pauvreté", d’« exploitation », de "sous-développement" sont aujourd'hui dépassées par  celle d’« exclusion ».
On est "exclu" de quoi ? Du marché. C’est-à-dire que le système n'a plus besoin ni de votre travail (la machine informatique ou robotique réduit chaque jour le nombre de travailleurs nécessaires; la "délocalisation" élimine les fonctions les plus coûteuses en mobilisant la main d’œuvre la moins chère – y compris celle des enfants, ou, comme aux Etats-Unis, celle des condamnés; les concentrations d'entreprises permettent d'éliminer les «doubles emplois» à tous les niveaux: de la maîtrise aux frais d'entretien; et plus encore peut-être, le déplacement de capitaux retirés à l’« économie réelle » – celle qui produit des biens de consommation, pour se porter sur la spéculation où l'argent ne produit que de l'argent; des fortunes virtuelles rapidement accumulées et sans travail, dont le montant clignote sur les écrans des ordinateurs dans toutes les Bourses du globe, par le jeu génocidaire de la « mondialisation ».
Tel est le système dont la pérennité nous est présentée avec la nécessité inéluctable d'une loi de la nature comme la pesanteur:
M. Michel Albert, homme d'affaires et économiste de premier rang (ancien commissaire au Plan et président du Centre d'études prospectives et d'informations internationales – C.E.P.I.I.) écrit, en 1992: « Pourquoi ce bénéfice? Ne posez jamais cette question, parce que vous serez immédiatement expulsé du sanctuaire pour avoir mis en doute l'article premier du nouveau credo : la finalité du bénéfice c'est le bénéfice. Sur ce point il n'y a plus de discussion. » Nous pourrions poursuivre cette énumération mais il suffit d'en résumer les conséquences: une  production pléthorique.
Les Etats-Unis et le Canada, à eux seuls, pourraient nourrir sept milliards d'habitants, mais dans un monde où il existe déjà plus de deux milliards d'affamés le système "européen" du P.A.C. institué en 1992 exige que 16% de la terre française soient en friche. En 1998 l'Europe compte un million d'actifs agricoles en moins, dont trois cent mille en France. Du point de vue industriel, le scandale n'est pas moins grand: par exemple l'Inde et le Pakistan, gros producteurs de textile et de coton, sont obligés d'acheter des fibres industrielles concurrençant la production nationale.
L’« exclusion » est donc un phénomène nouveau qui caractérise l'apogée de la victoire du capitalisme : la rationalité est identifiée à la rentabilité. De ce point de vue, il est aisé de définir les exclus:ils sont exclus du marché parce qu'on n'a plus besoin de leurs bras ni même de leur cerveau (il ne s'agit plus de penser le monde mais seulement le rendement financier des opérations) et on n'a plus besoin d'eux comme consommateurs car la production est pléthorique, mais il ne sont pas solvables.
Ils sont de "trop "!
Roger Garaudy