29 décembre 2015

Le sens des mots

L’événement le plus significatif de [la] deuxième partie du XXe siècle, ce n’est pas l’implosion de l’Union Soviétique, caricature du socialisme et du marxisme, c’est la faillite du capitalisme après une domination d’un demi-millénaire sur un monde qu’il conduit aujourd’hui, si l’on n’en brise les dérives, vers un suicide planétaire. On a fait d’un crime une religion : le « monothéisme du marché », auquel il n’y a qu’une issue, le suicide planétaire.
Parce que le capital, amassé d’abord par cinq siècles de brigandage colonial, puis, limité dans les investissements dans les pays hyper-industrialisés de la vieille Europe, même en y créant, par la publicité et le marketing, les besoins les plus artificiels, et souvent les plus nocifs, ce capital, créateur à ses origines, en s’investissant dans des entreprises de production ou de services, est devenu un capital spéculatif, purement parasitaire. L’argent ne sert plus à créer des produits utiles, mais à créer de l’argent.
Il ne saurait y avoir de meilleur critère objectif de la décadence que celui-là : le travail créateur ne sert plus au développement de l’homme et de tous les hommes, mais au gonflement d’une « bulle financière » pour une infime minorité qui n’a plus d’autre finalité que l’accroissement de cette bulle. Les problèmes du travail, de la création, de la vie même, ne s’y posent plus.
Le sens même des mots se trouve perverti. L’on continue d’appeler « progrès» une aveugle dérive conduisant à la destruction de la nature et des hommes. L’on appelle « démocratie » la plus redoutable rupture qu’ait connu l’histoire entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. L’on appelle « liberté » un système qui, sous prétexte de « libre échange » et de « liberté du marché » permet aux plus forts d’imposer la plus inhumaine des dictatures : celle qui leur permet de dévorer les plus faibles. L’on appelle « mondialisation » non pas un mouvement qui, par une participation de toutes les cultures, conduirait à une unité symphonique du monde, mais au contraire une division croissante entre le Nord et le Sud, découlant d’une unité impériale et niveleuse détruisant la diversité des civilisations et de leurs apports pour imposer l’inculture des prétendants à la maîtrise de la planète.
L’on appelle « développement » une croissance économique sans fin produisant de plus en plus et de plus en plus vite n’importe quoi : utile, inutile, nuisible, ou même mortel comme les armements ou la drogue, et non pas le développement des possibilités humaines, créatrices, de l’homme et de tout homme.
Dans une telle dérive s’impliquent mutuellement le chômage des uns qui ne peuvent plus produire parce que les deux tiers du monde ne peuvent plus consommer, même pour leur survie (l’immigration des plus démunis n’étant que le passage du monde de la faim à celui du chômage et de l’exclusion) et l’enrichissement impitoyable des autres
L’erreur d’aiguillage fut commise il y a cinq siècles lorsque, avec la faim de l’or, et l’ivresse de la technique pour la domination de la nature et des hommes, est née une vie sans but, une véritable religion des moyens qui arrive aujourd’hui à son terme : le « monothéisme du marché » produisant une polarisation croissante de la richesse spéculative, sinon maffieuse, d’une minorité, et de la misère des multitudes.
Le patron du P.N.U.D. (organisme de développement des Nations Unies), James Gustave Speth, déclare au Monde en 1996: « 1,6 milliard d’individus vivent plus mal qu’au début de 1980. » Il ajoute qu’en « l’espace d’une génération et demie, l’écart entre les plus riches et les plus pauvres a augmenté : au début des années 60 il était de 1 à 30 entre les 20% les plus riches de la planète et les 20% les plus pauvres. Aujourd’hui (1999) il est de 1 à 60 ». Il ajoute: « Privatiser, libéraliser, déréglementer, les maîtres mots, du libéralisme de cette fin de siècle favorisent la croissance mais, c’est, » dit-il « une croissance qui s’accompagne d’une plus grande pauvreté, d’inégalités plus marquées, et d’un chômage en hausse. »
Roger Garaudy