01 décembre 2015

Aux origines des intégrismes d'aujourd'hui (2). Roger Garaudy

Asger Jorn. Perte du centre. 1958


Roger Garaudy, Integrismes, Belfond éditeur, pages 165 à 194
COMMENT COMBATTRE L'INTÉGRISME ?
(2) Les vraies solutions

Quelles sont donc les vraies solutions aux problèmes posés par les cancers intégristes de tous bords?
Elles exigent un changement radical de politique:
à l'égard du Tiers Monde, à l'égard de
l'Europe, à l'égard du chômage et de l'ensemble
de la politique sociale, à l'égard des cultures,
celles des autres et la nôtre. Ces quatre problèmes
sont étroitement interdépendants.


LE PROBLÈME DES IMMIGRÉS,
INTÉGRISME ET INTÉGRATION

Les causes de l'immigration
La période d'immigration la plus massive va
de la fin de la Seconde Guerre mondiale, en
1945, au commencement de la crise économique
de 1974.
Le premier fait fondamental dégagé en
France par le Centre d'information éducative
dans son document sur « l'immigration »
(p. 35), c'est que : « Les pays industrialisés sont
les plus grands responsables de l'immigration. »
La destruction des systèmes économiques traditionnels
et des structures des pays colonisés a
fait apparaître la loi suivante: le pillage des
richesses humaines et matérielles des pays colonisés,
considérés comme sources de matières
premières et de main-d'oeuvre à bas prix, et
comme marché pour l'écoulement des produits
de la métropole, a conduit à la désintégration
des économies et des cultures propres à ces
pays, dont toute l'activité était déterminée par
les besoins de la métropole.
Choisir d'inventer un avenir nouveau au lieu
de subir les poussées du passé, c'est admettre
d'abord que le problème de l'immigration n'est
qu'un cas particulier du problème central de
notre temps: celui des rapports avec le Tiers
Monde, autrement dit avec les peuples anciennement
colonisés. L'immigration, c'est le Tiers
Monde chez nous.
Pour aborder sérieusement les problèmes de
l'avenir, il est nécessaire de rappeler les causes
de l'immigration qui ont conduit à la situation
actuelle et de faire le bilan de cette situation.
Trois raisons principales ont amené la
France, de 1945 à 1974, afin d'assurer sa
reconstruction, à faire appel à des milliers
d'étrangers. Premièrement, les pertes humaines
de la guerre en Europe et le faible taux de
natalité, en France, pendant l’entre-deux guerres,
rendaient nécessaire un appel de main d'oeuvre
extérieure.
Ensuite, les emplois les plus rebutants, dans la
voirie, le bâtiment, la sidérurgie ou les
« chaînes » de l'industrie automobile, ne trouvaient
plus de candidats français.
Troisièmement, la désintégration des économies
des pays colonisés et la misère qui en
résultait contraignaient à l'émigration des
masses sans emploi. Les premières vagues
vinrent donc d'Afrique du Nord et d'Afrique
noire.
Les indépendances politiques des anciennes
« colonies » ne modifièrent pas sensiblement la
tendance. Des accords furent signés, en 1963,
avec le Maroc et la Tunisie, puis avec l'Algérie,
qui obtint que le recrutement ne soit pas fait par
l'organisme français de l'O.N.I. mais par
l'Office national algérien de la main-d'oeuvre:
O.N.A.M.O.
Brutalement, en 1973, la conjoncture économique
s'inversa : la crise frappa la quasi-totalité
des secteurs industriels. En outre, les naissances
ayant fortement augmenté, en France, de 1945
à 1965, les enfants de ce qu'on a appelé le baby
boom se présentaient sur le marché du travail en
pleine récession.
Ne considérant toujours les problèmes que
d'une manière unilatérale, en fonction de ses
seuls besoins, le gouvernement décida, le 3 juillet
1974, de suspendre l'immigration, en attendant
de chercher à refouler les travailleurs
immigrés.
Depuis 1982, « le nombre total d'étrangers en
France stagne... Il tourne autour de quatre millions
et demi de personnes », d'après La Documentation
française: Immigrés et étrangers en
France , paru en septembre 1989. Parmi eux,
« les immigrés d'Europe représentent la majorité
(56 % contre 39 % originaires d'Afrique du
Nord et d'Afrique noire) », selon les données
sociales de l'I.N.S.E.E. de 1990.
Comment vivent-ils?
Évidemment, ils occupent des emplois subalternes:
85,8% d'entre eux sont ouvriers: 13,4%,
manoeuvres, 34,5 %, ouvriers non qualifiés
(O.S.), 37,9 %, ouvriers professionnels (O. P.) et
seulement 4,7 %, agents de maîtrise et cadres.
De là une cascade de conséquences, par
exemple en ce qui concerne le logement : 43 %
d'entre eux vivent en « garnis », 17 % dans des
taudis. Donc : 60 % de très mal logés. D'autre
part, ils sont les plus touchés par le chômage,
surtout les moins de vingt-cinq ans. Par ailleurs,
la proportion des accidents du travail chez les
immigrés est environ le double de la moyenne
nationale, et les Maghrébins sont plus touchés
encore que les autres, du fait de la nature des
emplois occupés (bâtiment, travail de nuit, etc.),
où les risques sont plus grands.
En ce qui concerne la santé, par exemple, l'on
compte, pour les travailleurs immigrés, suivant
les lieux de travail et de logement, de deux à
soixante fois plus de tuberculeux que chez les
Français, en raison d'une nourriture insuffisante
et de logements malsains, surpeuplés, où
le sommeil et l'hygiène sont difficiles.
A cela s'ajoutent les maladies d'adaptation,
telles les maladies psychosomatiques: ulcères
gastro-duodénaux, états dépressifs, maladies
mentales, etc., autant de réactions physiques
aux conditions de vie.
Par ailleurs, la scolarité des enfants d'immigrés
se solde, dans l'immense majorité des cas,
par un échec. D'abord, parce que ces écoliers se
heurtent aux mêmes handicaps que ceux des
familles françaises les plus pauvres ; ensuite
parce que s'y ajoutent des problèmes de langue
et des adaptations à des modes de vie et d'enseignement
qui les déracinent.

Les réactions des Français devant ces
problèmes
Dans leur immense majorité, les Français
n'ont reçu aucune éducation leur permettant de
comprendre ces problèmes, ni par l'enseignement
des manuels scolaires, ni par les médias,
dont le travail relève davantage de la manipulation
que de l'information.
L'analyse critique des manuels scolaires, telle
que l'a entreprise, en France, l'association
« Islam et Occident », montre combien l'image
de l'Islam est présentée sous une forme caricaturale
aux enfants, et constitue un obstacle
majeur à la compréhension et au dialogue.
Quelques exemples:
— L'Islam est présenté comme « une religion
entièrement nouvelle » avec un Dieu : Allah, qui
serait aussi étranger à la tradition judéo-chrétienne
que le Jupiter des Romains. Ce qui interdit
la prise de conscience de l'unité abrahamique
des juifs, des chrétiens et des musulmans.
— L'Islam est présenté comme un phénomène
purement spirituel, ce qui interdit de
comprendre l'originalité de la communauté islamique,
et rejette le mode de vie musulman,
séparé de la foi, du côté du folklore.
— Cette « spiritualité », dit un autre manuel,
est caractérisée par la croyance en un Dieu
unique « qui a fixé à l'avance la destinée de
chaque homme », ce qui inculque aux petits
Français « le cliché du musulman résigné,
indolent, fataliste ».
— La culture arabo-islamique est méconnue
dans sa spécificité et présentée seulement
comme une transmission à l'Occident d'un héritage
antérieur. Si bien que, ce rôle achevé, les
musulmans seraient sortis de l'histoire. Et il n'y
aurait plus rien à apprendre de cette civilisation
morte ! Une telle vision rend impossible le dialogue
— puisqu'il n'y a rien à apprendre de
l'autre — et justifie l'intégration d'immigrés
musulmans non qualifiés à la seule « civilisation
» possible : celle de l'Occident.
Nous pourrions multiplier ces exemples montrant
combien nous sommes loin des
recommandations de l'UNESCO, en 1974,
selon lesquelles : « L'enseignement scolaire
devrait être l'un des principaux instruments
encourageant la compréhension et le respect
entre les peuples, leurs civilisations, leurs modes
de vie, leurs systèmes sociaux. » Surtout quand
nous considérons que la presse et la radiotélévision
prennent le relais de l'école pour bloquer
davantage encore les possibilités de
communication.
Ces grandes manoeuvres des fabricants d'opinion
sont révélatrices, car elles manifestent,
sous un fort grossissement lorsqu'il s'agit
d'immigrés, une opération qui vise les travailleurs
les plus démunis. Ainsi, à Renault-Flins,
sur 15 000 ouvriers, il y a 8 000 immigrés, dont
5 000 musulmans ; à Renault-Billancourt, sur
12 400 ouvriers, près de 7 000 immigrés, dont
5 000 musulmans ; à Talbot-Poissy, sur 16 000
salariés, 7 000 immigrés, dont 6 000 musulmans
; à Citroën-Aulnay, sur 5 300 ouvriers,
4 000 immigrés dont près de 3 000 musulmans.
Les raisons objectives de leurs grèves
— salaires ou conditions de travail — expliquent
largement leur colère, mais les médias et les
pouvoirs entretiennent le mythe du « chef
d'orchestre clandestin » venu de l'extérieur. Il
fut un temps où, en toute grève, on dénonçait
« la main de Moscou » ; c'est aujourd'hui « la
main de Khoméini », ou de l'« intégrisme » islamique.
Il s'agit de créer un réflexe conditionné de
rejet, en faisant croire aux Français que l'expulsion
des travailleurs immigrés résoudrait le problème
du chômage.
C'est là un mensonge éhonté. Car l'étude des
postes occupés par des travailleurs immigrés
montre que 85 % d'entre eux ne trouvent pas
de candidats français. Le renvoi de 2 500 000
immigrés libérerait donc 450 000 emplois et
désorganiserait profondément notre économie
par le vide des 85 % restants. Le chômage en
serait très largement accru, et non l'inverse.
La pire erreur serait de laisser croire aux
Français, à la manière de groupements néo-racistes
et néo-fascistes actuels, que l'avenir,
c'est « la France aux Français » et l'expulsion
des étrangers. Ce serait de faire croire aux
immigrés qu'ils n'ont de choix qu'entre le
départ ou l'assimilation.
Même les très prudents rédacteurs du rapport
Emploi et relations de travail pour le 8ee plan
(1981-1985), évoquant le « rôle structurel des
travailleurs immigrés dans l'économie française
», donnaient cet avertissement : « Les incitations
aux départs volontaires ne peuvent
guère concerner plus de quelques dizaines de
milliers d'actifs... et risquent de réduire une
population active à laquelle la France devra
demain faire de nouveau appel. »
Envisageons pourtant, pour l'avenir, les deux
hypothèses : celle du départ et celle de l'avenir
dans la société française.

L'hypothèse du « retour ».
Le gouvernement avait adopté, en 1977, une
politique dite « d'aide au retour ». Elle consistait
à donner une somme de dix mille francs à
chaque travailleur immigré, à condition qu'il
quitte la France dans les deux mois. Dans la
majorité des cas, les résultats furent déplorâbles:
retourner dans son pays pour s'y retrouver
sans emploi, être mal vu de ses compatriotes
comme un concurrent privilégié, de son
gouvernement comme contestataire, n'était pas
une solution. Dans le meilleur des cas, des travailleurs
immigrés ayant amassé quelques
économies trouvaient dans la prime un appoint
pour s'acheter un taxi ou s'installer comme artisan
plombier. Ce n'étaient là qu'expédients individuels,
sans intérêt majeur pour leur pays
d'origine. En tout état de cause, sans solution
pour la France au problème du chômage.
Les retours, — même en nombre limité,
comme le prévoyaient les rapporteurs du v m e
plan — ne pouvaient être efficaces qu'à trois
conditions :
— La première: être organisés en fonction
des besoins des pays d'origine.
— La seconde: être précédés d'un stage de
formation professionnelle pour répondre à ces
besoins.
— La troisième: garantir l'insertion par un
contrat d'embauché à l'arrivée.
Un pas important a été fait dans cette voie par
l'accord franco-algérien du 18 septembre 1980,
dont l'application ne commença vraiment
qu'avec la circulaire du ministère de la Solidarité
nationale du 3 mars 1982, qui offrait aux
volontaires pour le retour trois possibilités : soit
une allocation retour plus substantielle que la
précédente ; soit un stage de formation professionnelle
en France, tel que l'Algérie puisse
fournir un contrat de travail dès l'arrivée ; soit
une aide à la création de petites entreprises,
sous forme de prêts pour acheter en France
l'équipement nécessaire.
C'était, incontestablement, un progrès considérable,
surtout après l'effort d'humanisation
de ces mesures et de coopération avec le gouvernement
algérien entrepris par Mme Georgina
Dufoix. Néanmoins, cette réaction se heurte à
deux limites: d'une part, elle ne concerne
qu'une minorité de travailleurs immigrés et ne
peut donc résoudre vraiment aucun problème,
ni en Algérie ni en France. D'autre part, elle
demeure une solution individuelle — très « occidentale
» — alors qu'en prenant en compte
l'esprit communautaire de l'Islam, il serait sans
doute préférable d'expérimenter une autre formule.
Par exemple, au lieu d'attribuer les
primes à des individus, les attribuer à des
communautés décidées à créer des coopératives
d'utilisation et de maintenance du matériel agricole,
ou tout autre type d'entreprise, en conservant
bien entendu les autres aspects positifs du
projet: l'accord du gouvernement d'origine
pour la création et l'implantation de telles unités
dans le cadre de sa propre programmation ; et
la formation professionnelle, conçue non
comme moyen de promotion individuelle, mais
de constitution d'unités organiques de production
ou de services.
Même ces améliorations du projet primitif ne
permettent pas de résoudre le problème essentiel:
celui qui concerne l'immense majorité des
travailleurs immigrés. Surtout les travailleurs
immigrés musulmans car les problèmes de civilisation
et de religion ne se posent pas avec autant
d'acuité pour les migrants d'origine européenne,
pour l'essentiel latins, tels les Italiens,
les Portugais, les Espagnols... d'imprégnation
chrétienne, en général catholique.
Le problème essentiel, pour construire
ensemble un avenir à visage humain, est de
n'acculer personne à cette alternative déshumanisante:
ou bien partir, ou bien perdre, pour
rester, toute identité, en adoptant les modes de
vie et la vision du monde de l'Occident. Au
contraire, rester et garder un semblant d'identité,
c'est s'isoler et se marginaliser. Pas d'autre
choix que l'intégration ou l'intégrisme.
Intégrisme et intégration sont deux attitudes
symétriques impliquant le rejet de l'autre. C'est
tout refuser de l'autre que d'exiger qu'il
s'intègre à nos modes de vie et à notre conception
du monde, comme si nous n'avions rien à
apprendre de lui; c'est tout refuser de l'autre
que s'enfermer dans sa particularité, sous prétexte
de conserver son identité intégrale,
comme si nous n'avions rien à apprendre de
l'autre.
L'un et l'autre extrêmes s'appauvrissent ainsi.

LE NÉCESSAIRE CHANGEMENT
DE RAPPORTS AVEC LE TIERS MONDE

Ces problèmes de culture et de dialogue des
cultures impliquent un changement radical de
nos rapports économiques et politiques avec le
Tiers Monde, changement qui seul rendra possible
un vrai dialogue.
Pour établir avec le Tiers Monde des rapports
qui n'engendreraient pas des réactions de rejet
et d'intégrisme, il convient d'adopter une attitude
diamétralement opposée à celle du Fonds
monétaire international (F.M.I.) dont la logique
est actuellement régnante.
La politique du F.M.I. est celle d'un colonialisme
collectif des pays riches, prenant la relève
du colonialisme ancien. Elle n'exige plus
l'occupation militaire et la prise en main directe
de l'administration par la métropole. Ses
moyens de domination sont essentiellement
économiques : imposer, comme condition à ses
prêts, une « politique d'ajustement destinée à
garantir le paiement des intérêts de la dette ».
Un programme dit « d'ajustement » exige :
une dévaluation de la monnaie afin de décourager
les importations mais d'encourager les
exportations ; des réductions draconiennes des
dépenses publiques, particulièrement au niveau
social ; l'élimination des subventions à la
consommation, y compris la consommation alimentaire;
la privatisation des entreprises
publiques et/ou une augmentation de leurs
tarifs (électricité, eau, transports, etc.) ; l'élimination
du contrôle des prix ; la « gestion de la
demande », autrement dit une réduction de la
consommation assurée par le plafonnement des
salaires, la restriction du crédit, l'augmentation
des impôts et des taux d'intérêt, le tout afin de
faire baisser le taux d'inflation.
Le F.M.I., qui exige constamment une
compression des budgets sociaux, ne demande
en revanche jamais de réduction des dépenses
militaires. Or, rien de tel qu'un régime militaire
pour saigner un peuple à blanc.
Les pays qui ont contracté les plus lourdes
dettes sont ceux qui ont subi des dictatures
militaires : Brésil, Argentine, Chili — ce dernier
détenant un record: 1 540 dollars par tête
d'habitant. Imposant ainsi aux pays pauvres du
Tiers Monde un modèle de développement destiné
à faire de leur économie un appendice de
l'économie des pays riches et répondant aux
besoins de leur croissance, le F.M.I., après le
colonialisme traditionnel, a fait du sous-développement
des deux-tiers du monde le corollaire
de la croissance des autres.
L'Europe de 1992 va encore aggraver cette
situation. Trop souvent, la critique de cette
« Europe » est faite aussi « par en bas », c'est-àdire
du point de vue des intérêts nationaux de
certains pays européens, comme la France. Il
conviendrait de la faire aussi « par en haut », du
point de vue de la communauté internationale,
à l'échelle planétaire. Cette Europe sera largement
ouverte aux États-Unis et au Japon, mais
de plus en plus insoucieuse du Tiers Monde.
Déjà, elle y a massivement réduit ses investissements
— la France, de moitié, et l'Allemagne,
des quatre cinquièmes en Afrique — et les prêts
à l'Est sont systématiquement prélevés sur les
« aides » au Tiers Monde.
C'est une politique suicidaire pour tous : pour
le Tiers Monde, elle conduit à la « marginalisation»,
expression pudique du dernier rapport
de la Banque mondiale sur l'Afrique, c'est-à-dire,
en clair, à la faillite et à la famine. Mais
aussi pour les pays riches eux-mêmes qui,
détruisant ainsi leurs propres débouchés solvables,
créent les conditions d'une crise économique
sans précédent.
La solution ne consiste pas à annuler simplement
la dette, fût-ce au profit de Mobutu ou de
quelques autres, qui vampirisent leurs peuples.
Elle consiste à pratiquer une politique de prêts
inverse de celle du F.M.I. : ne prêter ou n'investir
que pour des entreprises répondant, non pas
aux profits des pays prêteurs par la fourniture
d'armements, de centrales nucléaires, de projets
démentiels par leur gigantisme qui conduisent à
des désastres écologiques, produits de luxe
importés pour une minorité urbaine de dirigeants
et de trafiquants parasites, mais aux
besoins réels des peuples. Par exemple, dans le
secteur agricole, pour rechercher l'autosuffisance
alimentaire par la sélection et la fourniture
de semences, l'outillage agricole adaptés
aux besoins et aux qualifications des paysans et
non aux profits des multinationales de la
machine agricole, par les industries de transformation
et de conservation, etc.
En un mot, créer les conditions pour per-
mettre à ces pays de rompre leur dépendance à
l'égard du marché international par le jeu des
monocultures, des exportations de matières
premières à des prix de plus en plus bas et des
monoproductions.
Afin de ne pas laisser accaparer, une fois de
plus, ces crédits par des cliques ou un pouvoir
collaborant à la saignée de leur pays en se
rendant complices des créanciers étrangers, les
prêts ne seraient accordés qu'à des organisations
ou à des entreprises fondées sur la participation
des usagers, qu'il s'agisse de coopératives
ou d'entreprises nationales à la gestion desquelles
participeraient majoritairement les usagers
et le personnel, les populations rurales avec
une représentation proportionnelle à leur
nombre réel, et les minorités ethniques.
Même orientation pour investir dans la santé,
le logement, l'éducation et la formation de
cadres autochtones dans tous les domaines.
Seule cette inversion des priorités pour
consentir des prêts et des investissements permettrait
de servir, dans ces pays, le double et
indivisible objectif d'une véritable démocratie
par la participation populaire et d'un vrai développement:
celui des nommes et non celui des
profits des riches de l'extérieur et de leurs
complices de l'intérieur.
Un tel projet est-il utopique ? Repose-t-il simplement
sur un sentiment moral des « tiersmondistes»?
Nullement, car il répond aussi aux
intérêts à long terme des pays riches.
Mme Susan George, dans son ouvrage
Jusqu'au cou, paru aux Éditions de La Découverte
en 1988, souligne (page 369) le réalisme
de ces propositions: les pays du Tiers Monde
aujourd'hui écrasés par leur dette, dit-elle,
« devraient exploiter les contradictions entre les
intérêts des banques transnationales et tous les
autres secteurs de l'économie du Nord: alors
que les banques se nourrissent de la crise, les
industriels et les agriculteurs voient chuter leurs
ventes puisque le Tiers Monde ne peut faire
beaucoup de dépenses en matière de nourriture
importée ou de biens d'équipements ».
Auprès d'un tel projet, combien dérisoire est
la seule condition du « multipartisme » pour
accorder les prêts, comme il fut préconisé au
sommet franco-africain de La Baule de juin
1990, où fut confié à l'un des despotes les plus
répressifs, les plus corrompus et les plus contestés
par son propre peuple le soin de préparer la
prochaine rencontre dans deux ans. Ce qui
implique, entre autres, qu'il sera soutenu
jusque-là par la France contre son propre
peuple.
C'est aveuglement que d'acculer à la faillite
une clientèle des deux Tiers Monde et de la
rendre insolvable.
C'est réalisme, en revanche, de prendre conscience
des dérives actuelles : « Les pays du Tiers
Monde se sont endettés jusqu'au cou pour avoir
accepté, intériorisé et imité le modèle de développement
qui a les faveurs du F.M.I. et de la
Banque mondiale. »
Il est urgent, pour la France par exemple, au
lieu de s'intégrer au club « européen » des
anciens colonialistes que constitue « L'Europe
des douze », de s'orienter fermement vers le
reste du monde et de réaliser cette inversion de
politique à l'égard du Tiers Monde. En finir
avec l'hégémonie bancaire et sa politique de
Shylock à courte vue qui, en exigeant le paiement
des intérêts de la dette, saigne le Tiers
Monde et l'empêche ainsi d'être un partenaire
actif dans l'économie mondiale. Aider, au
contraire, à un développement « endogène »,
enraciné dans son histoire et sa culture, et
orienté vers les besoins propres de la masse de
son peuple, est le seul choix qui permette,
contre la politique des banques exigeant le paiement
des arrérages de la dette tout en créant des
économies difformes et des échanges de plus en
plus inégaux, d'harmoniser les besoins des deux
parties : rendre possible le développement et la
participation démocratique dans les pays du
Tiers Monde, et, par là même, donner une
impulsion nouvelle aux industries et aux agricultures
des pays occidentaux par des marchés
plus vastes et plus sains, créant ainsi des emplois
réels — et pas de « petits boulots » — dans le
monde « occidental ».
Le problème du chômage reste le problème
essentiel. Il n'est pas vrai qu'il pourra se
résoudre par la création du « grand marché
européen ». A u contraire : la disparité des
niveaux de vie — par exemple, à qualification
égale, un ouvrier portugais ou grec gagne cinq
fois moins qu'un ouvrier allemand — et les
pôles d'attirance des plus favorisés tendront à
créer, en Europe même, un ersatz de Tiers
Monde. L'addition de marchés de pays ayant
des structures économiques proches et par
conséquent rivales n'élargira pas les débouchés
mais exaspérera plutôt les concurrences et la
recherche de la baisse des prix de revient par la
baisse des « charges sociales ». Car telle est la loi
de fer de la compétitivité.
En revanche, l'assainissement des économies
du Tiers Monde et leur équipement pour
répondre aux besoins de leurs populations
ouvriraient des perspectives, donnant priorité
— sur la spéculation bancaire et boursière — à la
production industrielle et agricole en Occident
même. Car, si on limite en Amérique la production
de blé des fermiers, ou en France, la production
de lait, ce n'est pas parce que tout le
monde a trop de pain ou de beurre. C'est là un
mensonge comme d'opposer les travailleurs
français aux travailleurs immigrés en leur faisant
croire qu'il y a trop de main-d'oeuvre et pas
assez de travail, alors qu'il existe un marché
potentiel pratiquement illimité pour fabriquer
des équipements utiles pour le Tiers Monde.
Mais il faut pour cela ne plus détruire ses possibilités
d'achat. Elles le sont aujourd'hui de par la
dette et les intérêts de la dette payés aux
banques par les échanges inégaux ; par la vente
d'armes qui ne servent qu'aux profits de ceux
qui les fabriquent et à la répression pour les
dirigeants qui les achètent. Ainsi naissent les
émeutes des peuples dont les besoins réels ne
sont pas satisfaits.

Telle est la grande inversion qui s'impose,
dans ce monde à l'envers, pour mettre fin au
gâchis et au chaos. Là seulement est le remède
de fond à la montée des intégrismes de tous
ordres nés des frustrations, des refoulements,
de la négation des vrais besoins et de l'identité
personnelle du plus grand nombre, du cortège
des démagogies, des surenchères, des agressivités
qui trouvent leur meilleur bouillon de
culture dans ce marasme.
Contre toutes les diversions des histrions de la
politique et les orchestrations des médias, i l est
nécessaire de rappeler que le changement fondamental
de nos rapports avec le Tiers Monde
est la clé de voûte de toute construction de
l'avenir. De ce choix crucial, et urgent, dépend
la solution des autres problèmes : de la prolifération
du chômage à celle de l'intégrisme, de
l'économie à la culture.
Il est vain de parler de dialogue si l'on ne crée
pas les conditions qui le rendent possible : il n'y a
pas de dialogue véritable entre le maître et
l'esclave, entre l'affamé et celui qui entend
conserver le pouvoir de l'affamer.
Le monde aujourd'hui est Un.
Aucun problème ne peut désormais être
résolu dans le cadre d'une seule nation, ou à
partir des vues d'une seule communauté religieuse
ou spirituelle. Ainsi sont irrémédiablement
condamnés les nationalismes — tous les
nationalismes —, les blocs — tous les blocs —
d'Ouest, d'Est ou d'Europe, les intégrismes —
tous les intégrismes —, prétendant apporter
une panacée à tous nos maux et exclure toute
autre approche que la leur.
Le fait nouveau, à notre époque, c'est que
cette vision planétaire de l'Un n'est plus un idéal
mais une réalité. Une réalité qu'on ne saurait
enfreindre sous peine de mort.
Le couplage mortel du missile et de l'atome
engendre une menace totale : l'archaïque équilibre
des forces est devenu équilibre de la terreur
où chacun a le pouvoir de détruire l'autre
et de se détruire lui-même. Le satellite relayant
la télévision rend le monde présent en chaque
point du globe. Le marché mondial fait du
sous-développement des uns le corollaire de la
croissance des autres.
L'Un et le Tout ne sont plus seulement un
appel ou une utopie.
De cet idéal, la réalité la plus profonde nous
donne l'image dans la science la plus moderne :
à l'inverse de la conception ancienne de l'atome,
particule individuelle séparée des autres par un
vide, la physique nous révèle une universelle
interaction. Chaque objet a ses racines jusqu'aux
confins de l'univers. Vague sans frontières dans
un Océan d'énergie sans rivages, il est habité
par tous les autres. Il est tous les autres.
C O N C L U S I O N
LE DIALOGUE
A notre époque, où existe la possibilité technique,
pour les hommes, de détruire l'humanité,
nous n'avons plus le choix qu'entre une
« destruction mutuelle assurée » — Mutual
Assured Destruction: M AD —, ou le dialogue.
Dès lors qu'aucun problème ne peut être
résolu dans le cadre d'une communauté partielle
en raison d'une universelle interdépendance,
l'intégrisme, religieux ou politique, la
prétention de posséder une vérité totale pour
résoudre tous les problèmes et imposer sa solution,
est devenu le pire des dangers.
Le dialogue a pour but de découvrir en
commun les valeurs absolues qui peuvent,
seules, à l'étape actuelle, nous permettre
d'échapper aux jungles suicidaires des individualismes
et des nationalismes, fanatismes de
croyances ou de partis.
Mais il n'y a de véritable dialogue que si
chacun est convaincu qu'il a quelque chose à
apprendre de l'autre et, par conséquent, qu'il
est prêt à remettre en question ses propres
certitudes.
Un tel dialogue exige de se prémunir contre
certaines tentations : exclure tout ce qui n'est pas
 « notre vérité », par exemple : « Hors de
l'Église, pas de salut. » Inclure la foi de l'autre :
« notre vérité » contient tout, et dans la hiérarchie
des croyances nous occupons ce sommet,
l'autre n'étant qu'une étape dépassée. Mettre
tout sur le même plan: nous suivons des chemins
parallèles. Ce qui évite les rencontres... et
les échanges.
La fécondation réciproque ne peut se réaliser
dans l'éclectisme et la confusion: elle exige
d'abord une claire distinction entre la croyance
et la foi. La croyance est l'expression de la foi à
travers une culture, une tradition, une idéologie.
La foi est une manière de vivre découlant de
la certitude que la vie a un sens, que le monde
est un. Et que nous sommes personnellement
responsables de l'accomplissement de ce sens et
de cette unité.
C'est un postulat. A la fois indémontrable et
nécessaire pour la cohérence et la signifiance de
notre vie, comme le postulat d'Euclide, indémontrable
mais nécessaire pour construire des
murs ou des tables d'aplomb.
A ce niveau, le dialogue n'est pas un colloque
de spécialistes de l'histoire comparée des religions
ni même une rencontre de théologiens de
confessions différentes. Il est une communion
d'hommes de foi acceptant l'hypothèse et le
risque vital que la foi des autres peut enrichir
leur propre foi, leur faire découvrir en eux-mêmes
des dimensions parfois occultées. Cela
suppose que l'on cherche à comprendre l'autre
non pas comme un objet de connaissance extérieur,
mais à l'intérieur de soi-même, quand on
fait de soi-même une question. La foi étant de
l'ordre non d'une réponse, mais d'une question.
Toutes les religions et toutes les sagesses
visent-elles le même but?
Peut-on penser séparément leurs approches
de l'absolu?
Peut-on les vivre ensemble?
Aucune foi ni aucune communauté ne peut
épuiser l'expérience de l'absolu, ni faire triompher
l'unité planétaire contre les rébellions particularistes
et les intégrismes des individus, des
nations, des Églises ou des partis.
La victoire de l'avenir contre le passé, de l'un
et du tout contre les particularismes archaïques,
du dialogue contre l'intégrisme, de la symphonie
contre les hégémonies, sera une victoire de
l'esprit. Car, à l'inverse de ce que croient les
prétendus « réalistes », les armes ne sont pas la
force. Les armes, ce sont des hommes qui les
portent et lorsque quelque chose se casse dans la
tête ou le coeur de ces hommes, les armes, si
sophistiquées soient-elles, tombent de leurs
mains et la victoire est remportée par celui que
les stratèges militaires ou politiques croyaient le
plus faible, parce que la foi n'entre pas dans
leurs circuits électroniques. C'est, contre les prévisions
des prétendus experts, l'expérience
constante de notre siècle depuis Hiroshima: le
peuple vietnamien l'emportant sur une armée
américaine disposant d'une technique, d'une
puissance de feu, d'une logistique cent fois
supérieures ; de même le peuple algérien
contraignant au départ l'armée française; un
peuple aux mains nues, en Iran, triomphant de
la « cinquième armée du monde » et de ses
appuis américains ; des peuples de l'Est brisant
le plus puissant des jougs...
Les obstacles les plus forts sont en nous et
dans le pouvoir intégriste des médias. Leur
invasion intérieure des âmes brise l'esprit critique,
et jusqu'au pouvoir (et au vouloir) de dire
« Non » au monde régnant du non-sens, de son
économie triomphante de marché aveugle, à
l'imposture de ses « dissuasions nucléaires » et
de ses armées dont aucune, des plus grandes
aux plus petites, n'a plus aucun rôle de défense
nationale, mais de répression intérieure ou
d'anachroniques interventions post-colonialistes.
Jusqu'aux dérisions de la culture où la
musique entre dans l'histoire du bruit et de
l'assourdissement de l'oreille et de l'esprit, où le
cinéma, sous hégémonie américaine, fournit les
modèles des comportements sanglants, où la
télévision, depuis ses films jusqu'à ses « informations
», de ses jeux et de sa publicité, de ses
rubriques sportives à ses variétés, anesthésie
l'esprit critique. Elle engendre la passivité et le
sentiment d'impuissance, donne du monde
l'image seule de ses luxes ou de ses violences,
part du postulat de l'imbécillité des masses,
qu'elle génère et qu'elle cultive.
Contre cette occupation intérieure de l'intégrisme,
des ennemis de l'esprit, il s'agit
aujourd'hui d'appeler au réveil des vivants et
d'organiser des réseaux de résistance, de résistance
au non-sens.
Il y faut les forces unies de tous les hommes
de foi, de tous ceux qui ont fait ce pari : la vie a
un sens. Il y faut l'implacable rejet des scories du
passé, le dépouillement par chacun de tous les
préjugés qui, le séparant des autres, mutilent sa
propre foi.

Si je ne brûle pas,
Si tu ne brûles pas,
Si nous ne brûlons pas,
Comment les ténèbres
deviendront-elles clarté ?
L'intégrisme, religieux ou politique, naît toujours
d'une frustration devant la solitude et le
non-sens d'un monde sans but.
Des hommes désespérés, sans avenir, des desperados
sont la proie de tous les « nihilismes » à
l'égard de prétendues « valeurs » qui ne
donnent plus à la vie consistance et signification,
la proie aussi de messianismes, de faux messies
promettant un royaume de Dieu, de n'importe
quel Dieu.
C'est alors la griserie sécurisante de défilés en
masse, avec des torches, à Nuremberg, pour y
brûler des livres comme symboles des fausses
sagesses qui conduisaient au néant, et célébrer
les vieux mythes et les rites guerriers du Dieu
Wotan.
L'on ne peut échapper à ces fausses réponses
des intégrismes qu'en éveillant les hommes au
sens des vraies questions.
D'abord celle d'un ordre social et économique,
politique, donnant à chacun les possibilités
de déployer pleinement les richesses qu'il
porte en lui, mais aussi celle des postulats sur
lesquels un tel ordre repose, et qui sont la
matrice de toute vision religieuse du monde.
D'un monde découpé, à la tronçonneuse du
positivisme, en objets isolés et en individus présentant
la même mutilation, faire renaître la
conscience de l'unité vécue de ce monde où
chaque être n'existe que par sa relation avec
tous les autres et prend par elle un sens.

Tu te crois « branché » ? Branché sur quoi ?
Sur le contraire de la vie.
« Branché » sur l'avalanche des décibels ou
dans la cage du w a l k m a n.
Branché sur ce bourdonnement d'ailes de
mouches se débattant dans la glu des pubs, au
supermarché.
Branché sur la télé des fausses vies, faites de
coïts, de flics et d'explosions, sur fond de p ub
encore, de jeux de mémoire pour oublier, de
loteries à l'ignoble slogan : « C'est facile et ça
peut rapporter gros! »
Débranchez, robots télécommandés, débranchez
vos prothèses ! Sortez de vos prisons pendant
que, dehors, il y a encore des gens, de vrais
gens, avec un langage d'homme ! Pendant qu'il y
a encore des choses, avec leurs parfums sous le
gaz-oil, leur amour sous le sexe, leurs musiques
sous l'hystérie, le poète amoureux ou mystique
sous l’« ordinanthrope ».
Alors nous n'éprouverons plus le besoin
d'aucun intégrisme pour trouver dans le grégaire
un ersatz de communauté, dans le fanatisme
un ersatz du divin.
Toute éducation, tout art, toute politique qui
n'aident pas à cette prise de conscience de ce qui
est proprement humain en l'homme nous
conduisent à un suicide planétaire.

R.G
Chennevières
15 septembre 1990