01 décembre 2015

Aux origines des intégrismes d'aujourd'hui (1). Roger Garaudy



Roger Garaudy
Intégrismes, 1990, Editeur Belfond, pages 139 à163

               

COMMENT COMBATTRE


L'INTÉGRISME ?
(1)
Ce qu'il ne faut pas faire
Perséphone. Tapisserie.Mario Prassinos. Goubely Aubusson. 1959
Comment combattre l'intégrisme, maladie
mortelle de cette fin du xxe siècle à l'intérieur de
toutes les religions et de toutes les politiques?
Peut-être doit-on réfléchir d'abord à ce qu'il ne
faut pas faire : ni concessions, ni diversions, ni répression.


LES CONCESSIONS
Les concessions naissent de l'erreur qui
consiste à croire qu'en empruntant à l'intégriste
quelques-unes des thèses qui ont fait son succès,
il sera possible de grignoter sa clientèle. Or tous
les parrançais se sont engagés, à l'égard de
l'intégrisme politique de Le Pen, dans c
tis fette voie
funeste qui consiste à accepter sa règle du jeu et
à se placer sur son terrain.
L'exemple le plus typique est celui de
M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée
nationale et ancien Premier ministre, déclarant
à la télévision : « Le Pen apporte de mauvaises
réponses à de vrais problèmes. » O  ne saurait
mieux égarer l'opinion. Car ce sont les questions
mêmes de Le Pen qui empoisonnent le débat
politique en France en détournant l'attention
des vrais problèmes.
La question fondamentale posée par Le Pen
est celle-ci: peut-on résoudre le problème du
chômage en France en chassant les travailleurs
immigrés? […]
Ce qu'il y a de mensonger et de vicieux dans la
question elle-même, c'est de lier le problème du
chômage à celui de l'immigration. Tout comme,
nous le verrons, de lier le problème de l'immigration
à celui du racisme, autre piège dans
lequel tous nos hommes politiques sont tombés.
En 1974, il y avait en France autant de travailleurs
immigrés qu'aujourd'hui mais quatre fois
moins de chômeurs. Il n'est donc pas vrai que le
chômage soit fonction de l'immigration. Il est
fonction du dynamisme de l'économie. L'arrêt
officiel de l'immigration par le gouvernement,
le 3 juillet 1974, n'enraya nullement l'accroissement
du chômage.
C'est d'ailleurs une réalité économique dans
le monde entier : le chômage n'est pas fonction
du surpeuplement. Le Japon surpeuplé assure
le plein emploi. En revanche le Canada, sous-peuplé,
compte plus de 10 % de chômeurs.
La question de Le Pen détourne ainsi l'attention
du problème de fond: en finir avec une
politique qui ne peut qu'entretenir le chômage
et dont l'armement et le nucléaire sont les deux
mamelles. Et ce, pour une raison simple : ce sont
des industries qui exigent le maximum d'investissements
pour le minimum de création
d'emplois permanents.
La véritable question, c'est comment donner
vie à une économie répondant aux besoins réels
du peuple français en ne bloquant pas le quart
du budget de la France pour des armements
inutiles. C'est d'en finir avec un programme
délirant de centrales nucléaires qui détruisent la
possibilité de recherche et de développement
pour produire l'énergie autrement, avec moins
de risques et moins d'investissements. Or on
prépare des tranches nouvelles de centrales
nucléaires destinées à exporter l'énergie, en
gardant les risques et les déchets délétères qu'on
léguera en héritage terrifiant aux futures générations.
Au lieu de repenser fondamentalement un
projet de restructuration globale et harmonieuse
de l'économie, l'on se condamne à la
stagnation avec la cascade de ses conséquences
pour les plus défavorisés aux prises avec la
difficulté de trouver un emploi, tout particulièrement
les jeunes, sans formation et sans projet,
jetés dans une société déstructurée. Cette situation
économique rend facile et percutante la
démagogie populiste de Le Pen à l'égard des
plus démunis parmi les démunis: les travailleurs
immigrés.
De même, la cohabitation est rendue de plus
en plus difficile non pas spécialement à cause de
l'immigration […], mais du fait de
l'insuffisance de biens sociaux et de logements.
C'est là un problème général, aussi bien pour les
Français que pour les immigrés.
La scolarité des enfants d'immigrés est perturbée,
d'abord à cause du handicap de la
langue. Une politique scolaire qui ne prend pas
sérieusement en compte la nécessité de
résoudre ce problème conduit à perturber aussi
la scolarité des autres enfants et entraîne donc
les légitimes protestations de leurs familles.
Le taux de petite délinquance croît en fonction
inverse du niveau de vie : il ne tient pas à
l'origine ethnique mais à des conditions d'existence
infra-humaines.
Telles sont les vraies « questions », loin desquelles
nous entraînent Jean-Marie Le Pen et
ceux qui acceptent ses fausses questions, au lieu
de montrer que les intérêts des immigrés et des
Français les plus démunis sont les mêmes et
relèvent d'une solution économique et sociale
globale et non d'une discrimination ethnique.
Mêmes concessions et mêmes confusions de la
part de Jacques Chirac lorsque, au cours de sa
campagne présidentielle, à Marseille, il
condamne en paroles la xénophobie, mais
ajoute aussitôt à propos de ce sentiment: « Si je
ne peux l'admettre, je puis le comprendre. »
Étrange « compréhension» d'un sentiment
xénophobe — compréhension qui s'est traduite
pendant longtemps par des alliances électorales
avec le Front national — et incompréhension
des conditions économiques et sociales qui permettent
à la démagogie populiste d'exploiter les
difficultés réelles en détournant sur un bouc
émissaire (les travailleurs immigrés) les colères
légitimes engendrées par un système écrasant
pour les plus pauvres, quelles que soient leur
race et leur nationalité.
Le Premier ministre cherche à tout prix le
« consensus », le consensus scélérat du type de
celui qui a été réalisé sur la « défense nucléaire »
et qui, pour les problèmes de l'immigration,
s'est réalisé dans « l'affaire des foulards », l'un
des plus beaux cadeaux offerts à Le Pen.
L'hystérie politicienne, raciste et médiatique,
a fait de trois foulards une affaire d'État. Sont
entrés en scène, comme des acteurs de tragédie,
les mots spectres, encore chargés de frissons,
d'angoisse et de haine d'un autre âge: intégrisme
et laïcité, islam et immigration, le foulard
devenant le tchador ; puis, « prosélytisme »
et, au terme du crescendo, l'expression « drame
pour l'identité française » !
Qu'y a-t-il au départ de ce délire? A Creil
comme à Montfermeil, un acte de discrimination
raciale : a-t-on jamais reproché à une écolière
de porter à son cou une croix ou une étoile
de David, signe extérieur de son appartenance
religieuse ?
Le consensus scélérat a créé un climat intégriste
de croisade. Le Pen peut applaudir ce
rassemblement unanimiste. Y a-t-il moins
d'intégrisme à interdire le voile qu'à l'imposer?
A l'imposer, comme en Arabie Saoudite, ou à
l'arracher aux étudiantes à l'entrée de l'université,
comme en Turquie?
Sommes-nous réduits à opter pour une
France « saoudisée », ou une France « turquisée» ?
 Ni l'une ni l'autre solution ne semble
promise au moindre avenir. Mais, dans leurs
fantasmes, certains semblent pencher vers la
« turquisation ». Et cela avec d'étranges propos
de justification : le voile serait le symbole de
l'aliénation et de l'asservissement de la femme.
Oubliant que ce voile était aussi celui de la
Vierge Marie, comme en témoigne toute
l'iconographie chrétienne, et qu'il est, depuis
des siècles, celui des religieuses. Une « féministe»,
à la télévision, a affirmé que l'interdiction
du voile dépassait le cadre de la laïcité de
l'école : il s'agit, dit-elle, de « défendre la dignité
de la femme ». Va-t-on interdire à des religieuses
de porter le voile?
Une telle discrimination ne peut que nourrir
les fanatismes des deux bords : si « l'intégration
» exige la destruction de l'identité culturelle,
on accule les immigrés au choix entre
l'intégration et l'intégrisme, encouragé par
l'intolérance.
Une table ronde est organisée à l'hôtel Matignon
sur le thème : « Immigration et racisme ».
C'est déjà se placer sur le terrain de Le Pen en
acceptant ce postulat: il y aurait relation de
cause à effet entre l'immigration et le racisme,
celle-ci engendrant celui-là.
Cette assertion n'a aucun fondement car
affirmer cette relation, c'est oublier que le
racisme, dans tous les dictionnaires, est défini
comme une idéologie postulant l'existence de
races supérieures et de races inférieures. Est-ce
cette idéologie qui met en transe les Français ou
bien des problèmes très concrets, déjà énoncés :
logement, emploi, scolarité... dus à la carence
d'une véritable politique à l'égard des secteurs
sociaux les plus défavorisés sans distinction de
race ou d'identité ?
Dans la perspective, ou plutôt l'impasse, où
s'engagent des « concertations » aussi aberrantes
que celle de Matignon, l'on voit émerger
les thèmes chers à Le Pen, repris, un ton au-dessous,
par l'opposition et, de concession en
concession, intégrés par Rocard dans la « charte
minimale ».
La première concession est capitale, car elle
est un recul sur les principes: le retrait de la
proposition de vote des immigrés aux élections
locales. Plus grave encore : dans la « charte
minimale » sont introduits des thèmes répressifs
et des préjugés énoncés par l'opposition lors
de ses « États généraux de l'immigration ». Par
exemple, le projet de légiférer sur « l'excision »
pratiquée par certains Africains ou sur la polygamie
dénoncée avec emphase, alors qu'il s'agit
dans les deux cas de phénomènes très rares
parmi les immigrés, et que les lois ordinaires
existent tant pour empêcher la pratique mutilante
de l'excision que pour empêcher toute
violation de la législation française en matière
d'héritage ou de prestations sociales que pourraient
entraîner des mariages multiples, au
demeurant fort limités dans l'immigration.
On est d'ailleurs en droit de se demander
pourquoi les mêmes ont attendu si longtemps
pour s'émouvoir de ces pratiques, au point
d'envisager des sanctions juridiques ? L a
France, comme l'Angleterre, ont été les maîtres
de l'Afrique noire pendant plus d'un siècle.
Qu'ont-elles fait pour mettre fin à la pratique
inhumaine de l'excision, quand elles en avaient
le pouvoir, pour s'autoriser à en faire maintenant
un motif d'exclusion lorsqu'il ne s'agit plus,
en France, que de cas individuels rarissimes?
La France a régné sur une grande partie du
monde arabo-musulman pendant plus d'un
siècle. Ne serait-ce pas parce que la polygamie,
proscrite dans ses lois, est inscrite hypocritement
dans ses moeurs, qu'il lui était difficile de
montrer clairement le passage d'un état de droit
à un état de fait, lorsque notre législation en la
matière est déjà très floue? Pourquoi en faire
aujourd'hui bruyamment un motif de discrimination,
alors qu'on n'a fait aucun geste dans
cette voie lorsque, dans la colonisation, cela ne
gênait pas notre trafic mais fournissait au
contraire une main-d'oeuvre bon marché du fait
de la surpopulation ou lorsque, dans les années
d'expansion, jusqu'en 1974, cette main-d'oeuvre
était souhaitée ? Personne alors ne proposait de
lois à ce sujet.
Et voici que nos vertueux défenseurs de la
famille veulent multiplier les obstacles légaux
du regroupement familial. Ce n'est pas un danger
redoutable — 29 000 personnes en 1989 —
mais un thème démagogique porteur dont on
ne veut pas laisser le monopole à Le Pen.
Une telle politique ne peut conduire qu'à la
montée à la fois de l'intégrisme, combattu par
des voies seulement répressives, et du Front
national dont on accepte de plus en plus les
exigences, concession après concession.
Lorsque M. Mitterrand parle d'un « seuil de
tolérance « et que Michel Rocard déclare que la
France » ne peut accueillir toute la misère du
monde », ils reprennent en un langage plus
pudique ou plus emphatique le slogan majeur
de Le Pen formulé par lui, dès 1982, aux Assises
nationales du Front national à Nice : « Le
nombre des chômeurs se multiplie d'autant plus
que nos frontières sont ouvertes à tous les chômeurs
du monde. »
Si tous les partis reprennent ainsi les thèmes
de Le Pen, il est aisé de comprendre que lui, le
précurseur, est plus crédible, et que toutes ces
concessions ont fait son jeu : son parti, qui végétait
au temps de l'expansion économique avec
1 % des voix aux législatives de 1974, et 44 000
voix en 1981, atteint, après le blocage des
salaires et des prix de 1982, 4 400 000 voix aux
présidentielles de 1988.
Les perspectives d'ascension de Le Pen seront
plus favorables encore avec l'Europe de 1992
qui va exiger, par exemple, sous prétexte de
« compétitivité », de réviser en baisse tout ce qui
grève le prix de la main-d'oeuvre, du fait que la
France dépasse de 5 % la moyenne européenne
des « charges sociales ».
Il pourra, en outre, se prévaloir d'une
« défense des intérêts français » en critiquant
l'Europe, « par en bas », du point de vue national,
détournant là encore de la vraie question :
la critique de l'Europe « par en haut », c'est-à-dire
du point de vue de sa fermeture au Tiers
Monde, alors que l'intérêt de notre peuple,
comme de tous les autres, en exige l'ouverture.

LES DIVERSIONS
Les diversions détournent des problèmes
réels : les démarches politiques tendent à escamoter
les questions véritables en nous faisant
croire que le critère politique permettant de
classer les Français à droite ou à gauche, c'est le
racisme. Les Français, « racistes », seraient
opposés aux immigrés musulmans, « intégristes».
Le « racisme », c'est-à-dire, répétons-le, la
croyance selon laquelle il existe des races supérieures
et des races inférieures — celle de Drumont
lors de l'Affaire Dreyfus — ne touche pas
un Français sur mille. A peu près la même
proportion que « l'intégrisme » pour les immigrés.
Lorsque ces « intégristes » mobilisent leurs
troupes, par exemple pour demander la mise à
mort de Rushdie, ils sont trois cents — dont
beaucoup de naïfs — sur des millions de musulmans
vivant en France, à répondre sur le boulevard
Sébastopol à l'appel d'un provocateur.
Cette polarisation artificielle est éminemment
profitable à Le Pen. Significative est la croissance
parallèle de Le Pen et de S.O.S. Racisme.
La promotion médiatique de Harlem Désir et
l'affluence des subventions gouvernementales à
son mouvement suivent la même courbe ascensionnelle
que Le Pen et le Front national qu'il est
censé combattre. Pourquoi? Parce que, là
encore, on se place sur le terrain de Le Pen,
comme si le racisme et l'antisémitisme étaient
l'objet de son mouvement.
Hitler et le nazisme, expression suprême de
l'intégrisme, ne sont pas nés seulement de ce
qu'un homme spéculait sur les humiliations et
les misères imposées au peuple allemand par le
traité de Versailles, comme aujourd'hui naissent
dans le Tiers Monde les révoltes et les intégrismes
des humiliations et des misères imposées
par les « politiques d'ajustement » du
F.M.I. et de la Banque mondiale. Ils sont nés de
la colère de millions de chômeurs allemands
dans une situation sans issue. Hitler n'est pas
venu au pouvoir par un coup d'État mais par
des élections « démocratiques » où il obtint la
majorité. Il attira à lui les voix de millions
d'ouvriers auxquels il promettait la fin du chômage
et de la servitude. Il résolut, en fait, à sa
manière, le problème du chômage en transformant
les chômeurs en ouvriers du réarmement,
puis en soldats, puis en cadavres.
Mais, en face de partis politiques sans projet
s'affrontant en querelles stériles pour arriver au
pouvoir ou s'y maintenir, profitant de la lassitude
du peuple devant cette politique-spectacle
et devant la corruption des partis, sa démagogie
trouvait crédit. Cette politique caricaturale des
dirigeants et la désespérance des masses furent
un terrain fertile et un fumier qui nourrirent
cette fleur monstrueuse.
N'existe-t-il pas, en ce moment, en France,
sans un sursaut et un changement radical
d'orientation, des conditions analogues où les
mêmes causes pourraient produire les mêmes
effets?
Pour Hitler autrefois, le « racisme » n'était
qu'un prétexte pour atteindre ses objectifs de
prise du pouvoir en profitant de la crise économique
— neuf millions de chômeurs en Allemagne
en 1933! —, de la décomposition du
régime parlementaire de Weimar, de la corruption
des partis, des conséquences aberrantes du
traité de Versailles, en un mot de la désespérance
de la jeunesse, des chômeurs, d'une population
à laquelle aucun parti n'offrait un projet
de société crédible.
C'était une révolution du « nihilisme » qui
pouvait ouvertement se donner pour telle dans
la décomposition de toutes les valeurs et rassembler
des millions de desperados, devenus tels par
l'absence de perspectives et d'avenir, proie de la
démagogie populiste la plus grossière.
La situation présente des analogies avec celle
qui a donné naissance à Le Pen.
Hitler sut parfaitement éviter toute intervention
des prétendues « démocraties libérales » en
se donnant pour le champion de « l'antibolchevisme».
Les évêques allemands réunis à Fulda
le 24 décembre 1936 lançaient l'appel: « Le
chef et chancelier du Reich, Adolf Hitler, s'est
rendu compte à temps de l'avalanche du bolchevisme.
Il s'est consacré tout entier à écarter ce
formidable danger de notre peuple allemand et
de l'Occident tout entier. Les évêques allemands
considèrent comme leur devoir de soutenir le
chef du Reich dans cette lutte, par tous les
moyens dont ils disposent dans le domaine religieux.»
Dans le même esprit, à Munich, en 1938,
Daladier et Chamberlain, pour encourager
Hider dans sa lutte contre le bolchevisme, lui
livrèrent, avec la Tchécoslovaquie, la clé de
l'invasion de l'Europe.
Le nationalisme et le racisme n'étaient, pour
Hitler, que l'habillage de son dessein de domination.
Le  juif était identifié par lui à la fois à la
haute finance et au bolchevisme : le judéo-bolchevisme.
Le juif était le bouc émissaire, cause
de tous les malheurs de l'Allemagne, comme
aujourd'hui, pour Le Pen, le Maghrébin est
responsable du chômage, du manque de logements,
de l'insécurité, etc.
C'est partager la même illusion et se laisser
entraîner dans la même diversion que de voir en
Le Pen simplement un « antisémite ». Il est
significatif qu'on polarise la polémique contre
lui davantage autour de ses propos que de son
action. Les médias ont accordé infiniment plus
de place à ses débordements oratoires odieux
sur « le détail » ou « Durafourcrématoire » qu'à
ses propositions concrètes d'expulsion de millions
d'immigrés.
Il est insensé de mettre sur le même plan les
propos ignoblement antijuifs de Le Pen et son
action systématique pour dresser les Français
contre les Maghrébins qui sont, et de loin, sa
véritable cible parce que, sur ce thème, il peut
mobiliser des millions de naïfs qui voient dans
l'immigré arabe le concurrent sur le marché du
travail, le gêneur dans l ' H . L . M . , ou le
délinquant potentiel.
La diversion d'Harlem Désir et de S.O.S.
Racisme, savamment téléguidée par son mentor
Julien Dray et par Bernard Henri-Lévy, a pour
résultat de déplacer le centre réel du combat, ce
qui n'est certes pas l'objectif conscient de la
masse des adhérents qui viennent au mouvement
par générosité : « Touchez pas à mon
pote ! » Un exemple typique de cette diversion
est la manifestation contre la profanation
infâme de Carpentras.
Une mobilisation gigantesque.
Contre qui?
Contre une abstraction : le racisme. Car personne
ne sait encore qui est l'auteur de l'acte.
Mais pour qui? Les drapeaux de l'État
d'Israël, où l'on massacre chaque jour des
vivants, flottent sur l'offense faite à des morts.
Seule Mme Veil osa déplorer la présence de tels
drapeaux. Pour ce courage, elle fut insultée, le
lendemain.
Ne conviendrait-il pas de rappeler ici les
réflexions de l'écrivain Tahar ben Jelloun, dans
Le Monde du mercredi 27 septembre 1982, au
lendemain des massacres de Sabra et de Chatila
au Liban : « Il est des coïncidences qui, à force
de se répéter, finissent par devenir un indice
majeur. A présent, on sait à quoi sert un attentat
antisémite en Europe, et à qui profite le crime. »
Ne pourrait-on ajouter que l'orchestration
sans précédent de l'abjecte profanation de Carpentras
survient au moment de l'assassinat de
sept ouvriers palestiniens à Haïfa, du sept centième
assassinat de Palestiniens depuis le début
de l'Intifada, et de la révélation par le Comité de
défense des enfants — Comité américain et
suédois — que cent soixante enfants de moins
de quinze ans ont été tués en Palestine par
l'armée d'occupation ? Quelqu'un a-t-il rappelé,
à l'occasion de la provocation macabre de Carpentras,
que les dirigeants israéliens ont effacé
de la terre, au bulldozer, trois cent cinquante
villages palestiniens avec leurs cimetières?

LA RÉPRESSION
Un exemple typique de la malfaisance de la
méthode répressive: prenant prétexte d'un
crime commis contre des tombes juives pour
s'en prendre aux immigrés et prétendant frapper
seulement Le Pen, l'on assassine la liberté
non seulement de la presse, mais de la
recherche historique.
L'on est ainsi conduit nécessairement aux lois
d'exception. Les conséquences de l'affaire de
Carpentras sont révélatrices: la première fut
d'amener les dirigeants du Parti socialiste à
retirer leur projet de droit de vote aux immigrés
et ce, bien que le rapport avec l'événement ne
paraisse pas évident. La seconde fut l'initiative,
prise par le Parti communiste français, se ruant
vers le consensus scélérat: une proposition de
loi rendant les tribunaux juges de la vérité
historique lorsqu'il s'agit de la Seconde Guerre
mondiale et interdisant aux historiens de mettre
en cause les conclusions du procès de Nuremberg.
En vertu de la « loi scélérate », « liberticide »,
comme disaient les démocrates du siècle dernier,
il est inséré dans la loi sur la liberté de la
presse de 1881, un article 24 bis : « Seront punis
des peines prévues [...] ceux qui auront contesté
 [...] l'existence d'un ou plusieurs crimes contre
l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6
du Tribunal militaire international annexé à
l'accord de Londres du 8 août 1945. »
La vérité historique serait désormais officielle
et intouchable, sacralisée par la loi et ne devrait
en aucun cas remettre en question les conclusions
du tribunal de Nuremberg devenant ainsi
la norme infaillible et définitive de la vérité sur
l'histoire de la Seconde Guerre mondiale.
Aucune décision d'un tribunal, dans toute l'histoire
et dans tous les peuples, n'a été investie de
cette canonisation.
Or le tribunal de Nuremberg est, de l'aveu
même de ses juges et de ceux qui l'ont institué,
un « tribunal d'exception » et « le dernier acte
de la guerre ». Le procureur général des États-
Unis, Robert H. Jackson, au cours de l'audience
du 26juillet 1946, disait: « Les Alliés se
trouvent encore techniquement en état de
guerre avec l'Allemagne... En tant que tribunal
militaire, ce tribunal représente une continuation
des efforts de guerre des nations alliées. »
Le statut de ce tribunal est ainsi défini:
«Article 1 9 : le Tribunal ne sera pas lié par les
règles techniques relatives à l'administration des
preuves. Il adoptera et appliquera autant que
possible une procédure rapide — la version
anglaise dit : « expéditive » — et non formaliste,
et admettra tout moyen qu'il estimera avoir une
valeur probante. Article 21 : le Tribunal n'exigera
pas que soit apportée la preuve des faits de
notoriété publique, mais les tiendra pour acquis.
Il considère également comme preuves authentiques
les documents et rapports officiels des
gouvernements des Nations unies. »
Sur la foi d'un rapport soviétique, le nombre
des morts, à Auschwitz, était de quatre millions.
C'est le chiffre qui fut gravé sur le monument
d'Auschwitz et dans la mémoire collective. Le
musée de Yad Vachem, à Jérusalem, « indiquait
un total très au-dessus de la réalité » selon François
Bedarida, directeur de l'Institut de l'histoire
du temps présent (C.N.R.S.) dans le Monde
du 23 juillet 1990). Or le musée d'Auschwitz
vient de montrer — le Monde du 19 juillet
1990 — que « le chiffre de quatre millions, ne
reposant sur aucune base sérieuse, ne pouvait
être retenu ».
Si l'on s'en rapporte aux travaux les plus
récents et aux statistiques les plus fiables, on
aboutit à environ un million de morts à Auschwitz.
Un total corroboré par l'ensemble des
spécialistes puisque, aujourd'hui, ceux-ci
s'accordent sur un nombre de victimes oscillant
entre 950 000 et 1 200 000, chiffres déjà monstrueux.
Trois millions de morts en moins, qui ne
s'en réjouirait? Et n'y eût-il eu que quelques
victimes dans ce camp, elles eussent été de trop.
Aussi, ces faits historiques qui, aujourd'hui,
ne sont plus contestés par aucun spécialiste,
comme le rappelait le directeur de l'Institut
d'histoire du temps présent dans le Monde du
23 juillet 1990, ne doivent en aucun cas
conduire à la tentative infâme de minimiser les
crimes nazis qui ont coûté au monde 60 millions
de morts et des douleurs innombrables au cours
de la Seconde Guerre mondiale, parmi lesquels
tant de juifs victimes du racisme et de l'antisémitisme
barbares d'Hitler.
L'auteur de ces lignes, qui s'éleva contre cette
horreur hitlérienne dès l'invasion de la France
— il fut arrêté le 1 septembre 1940 — et qui
connut trois ans de déportation dans le même
camp que son ami Bernard Lecache, fondateur
de la Ligue contre l'antisémitisme (LICA), peut
en témoigner par ses épreuves personnelles.
La vérité nue porte en elle une accusation
implacable. Elle ne souffre ni emphase ni sous-estimation.
« L'ensemble des spécialistes »... le nombre
des « révisionnistes » s'accroît ainsi singulièrement!
Car, aux termes de la loi scélérate de mai
1990 (article 24 bis), l'on doit s'en tenir aux
définitions du tribunal de Nuremberg. Or
l'article 21 de ce Tribunal «considère comme
preuves authentiques les documents et rapports
officiels des gouvernements des Nations unies. »
En l'occurrence, le rapport soviétique et ses
« quatre millions » gravés dans le marbre
d'Auschwitz et de Yad Vachem, et dans la
« mémoire universelle ».
Les décisions du tribunal de Nuremberg ne
feront pas seulement jurisprudence, comme le
font naturellement les décisions des tribunaux
ordinaires, en principe sereins et non passionnels,
elles auront valeur normative pour marquer
des limites infranchissables, sous peine de
poursuites judiciaires, à la recherche historique,
à la discussion de ces recherches, à leur publication,
ou à leur expression dans la presse.
Pour mesurer l'aberration d'un tel vote, prenons
deux exemples de textes tombant désormais
sous le coup de la loi.
Ces deux textes émanent de deux des partisans
les plus éminents et inconditionnels des
thèses israéliennes et de livres dont les titres
seuls évoquent l'intention de leurs auteurs: le
Bréviaire de la haine de Léon Poliakov, et la
Solution finale, de Gérard Reidinger.
Si, désormais, quelqu'un cite Poliakov écrivant,
dans la première édition de son ouvrage
(1951) : « E n ce qui concerne la conception proprement
dite du plan d'extermination totale, les
trois ou quatre principaux acteurs sont morts.
Aucun document n'est resté, n'a peut-être
jamais existé » ; il est passible des tribunaux
pour « semer le doute » sur l'existence d'un
plan d'extermination. Crime de « révisionnisme»
si l'on citait la dernière édition 1979,
page 124, où Poliakov écrivait: « Il manque les
documents qui concernent le processus de formation
de l'idée de la « solution finale de la
question juive » au point que, jusqu'ici, il est
difficile de dire comment, quand, et par qui exactement
l'ordre d'exterminer les juifs a été
donné. »
Désormais, il est également passible des tribunaux
de citer l'auteur de l a Solution finale, le
défenseur le plus rigoureux des thèses israéliennes,
Gérard Reidinger. Avec la meilleure
volonté du monde, i l ne parvient pas à élever le
nombre des victimes juives au - delà de
4 500 000. N'atteignant pas le chiffre fatidique
de six millions fixé par le procureur général
Jackson à Nuremberg, l'auteur d'une telle citation
serait traduit en justice pour « contester
l'existence d'un ou plusieurs crimes contre
l'humanité » selon l'article de loi précité. Minimisant
d'un quart l'étendue des crimes nazis en
ne retenant pas les « six millions », il serait
même accusé de vouloir innocenter Hitler et de
préparer un néo-nazisme 1
Je puis personnellement témoigner de la
nocivité d'une telle loi, qui aggrave celle de
1972, pour avoir fait l'expérience de l'utilisation
que l'on pouvait déjà faire de la première.
Je publiai, dans le journal le Monde du 17 j u in
1982, avec le père Michel Lelong et le pasteur
Matthiot, un article sur « Le sens de l'agression
israélienne au Liban ». La L.I.C.R.A. nous
intenta un procès pour « antisémitisme et provocation
à la discrimination raciale ». A trois
reprises, la L.I.C.R.A. fut déboutée et condamnée
aux dépens. Le 24 mai 1983, le tribunal de
grande instance de Paris conclut : « Considérant
qu'il s'agit de la critique licite de la politique
d'un État et de l'idéologie qui l'inspire, et non de
provocation raciale [...], déboute la L.I.C.R.A.
de toutes ses demandes et la condamne aux
dépens. »
Bien entendu, aucun journal — sauf celui
dont le directeur, Jacques Fauvet, était accusé
en même temps que nous — n'a fait état de ce
jugement. Maintenant, grâce à la nouvelle loi
scélérate, qui aggrave la précédente en n'accordant
le « droit de réponse » qu'à certaines associations
— Article 7 de la loi de 1990 —, la
L.I.C.R.A. disposera du droit de dire qui est
antisémite et qui ne l'est pas et de faire poursuivre
quiconque au nom de sa définition. Étant
bien entendu qu'Hitler, responsable de la mort
de soixante millions de morts dans le monde au
cours de la Seconde Guerre mondiale, n'a
commis, selon la loi, de crimes contre l'humanité
que contre les juifs. Le fléau nazi ne fut rien
d'autre qu'un vaste pogrom. Tous ses autres
crimes entrent dans le droit commun banalisé
des « crimes de guerre », pour lesquels il y a
d 'ailleurs prescription, selon la loi du
26 décembre 1964. L'histoire officielle exige
désormais que l'on respecte ce dogme.
Écoliers ou chercheurs devront s'en tenir à
cette vulgate sacro-sainte.

Roger Garaudy         A SUIVRE ICI