27 janvier 2015

Tout tableau est un autoportrait. Par Roger Garaudy



FRÉDÉRIC BIRR - JEAN DIEZ    AUTOPORTRAITS - INTRODUCTION DE ROGER GARAUDY


L'Autoportrait
par
Roger Garaudy
Tout tableau est un autoportrait : il représente d'abord celui qui l'a créé : avant d'être un paysage, une peinture d'histoire, une nature morte, le visage d'un autre, une scène de genre ou une composition abstraite, il « représente», — au sens où on le dirait d'un ambassadeur, mais avec une exigence infiniment plus haute de fidélité profonde aux intentions les plus secrètes, et d'expression de la totalité vivante de celui qui a confié le message, — il représente le créateur dans l'acte même de sa création cristallisée en une image.
Même CANALETTO, utilisant un prisme de cristal pour donner une précision documentaire à sa vision des édifices de VENISE ou de LONDRES, porte témoignage, en chacune de ses oeuvres, de son voeu le plus intime, de n'être qu'un miroir du monde, transparent aux plus fines ciselures d'un monument. Et par là-même est dit son être fondamental : plus que son visage, son rapport vécu non pas seulement avec la nature mais avec un monde reconstruit selon les plans humains, celui des architectes ; la relation qui s'établit en lui, en une sorte de soumission amoureuse au réel, entre les formes fugaces créées de main d'homme et l'éternité dans laquelle il le fige dans le cristal de lumière d'un beau ciel : lorsque l'on voudra reconstruire dans VARSOVIE effacée du monde, par les destructions d'HITLER, l'une des plus exquises places de la ville, c'est à partir de l'image qu'en avait saisie CANALETTO deux siècles et demi auparavant. L'on refaisait ainsi à l'envers le chemin de l'artiste pour faire revivre la réalité à partir des songes.
De même dans l'improvisation la plus délibérément abstraite de KANDINSKY, s'inscrit, comme en un sismographe, la vibration la plus intérieure du peintre, ce qu'il y a de plus personnel dans son regard, dans la palpitation de sa vie ou le geste de sa main. Dans l'espace entre ces deux cas-limites : celui du miroir et celui de l'abstraction, se situent tous les autoportraits de cette anthologie.

POUSSIN, ce moment cartésien de la peinture française,
est aussi expressif dans le paysage de ses « FUNÉRAILLES
DE PHOCION » que dans son propre visage.
Dans le paysage la nature est reconstruite, selon les lois de
l'esprit humain, ses lois mathématiques : une ellipse organise
toute la toile. Mais cette géométrie immanente à la
nature n'est pas le squelette décharné de la construction :
chaque segment de cette courbe régulatrice a son frémissement
propre et sa poésie. Si, dans la philosophie « réductrice
» de DESCARTES, « tout le réel s'évapore en fumée
algébrique », dans la peinture de POUSSIN tout le sensible
est maîtrisé par la raison et non exclu par elle. PHOCION
le juste, injustement condamné, conserve, dans la mort, la
sérénité stoïcienne d'agencement du tableau nous rend directement
sensible le principe ordonnateur de l'univers qui
l'écrase, et, en même temps, la maîtrise de l'esprit et du
regard qui l'accepte et le domine.
L'autoportrait proprement dit de POUSSIN n'ajoute
rien à cette vision du monde, sinon la façon dont i l se voit
lui-même s'insérer dans le monde. La nature n'y apparaît
plus, comme fond du tableau, que d'une manière symbolique,
en sa pure géométrie, et le sage qui s'accepte lui-même
comme il accepte la loi du monde. De là le réalisme poussé
des affaissements du visage, les yeux où n'étincelle l'éclair
d'aucune surprise. Un buste sculpté dans la glaise lourde et
grave d'un univers avec lequel le peintre, stoïcien et cartésien,
a fait un pacte de vie ou de mort que semble sceller,
par son ancrage au coeur des choses, le volume volontaire
de sa personne en son immobile éternité.
A l'autre pôle, celui de l'angoisse et de la passion,
voici VAN GOGH. Le voici d'abord dans la folie de sa
« NUIT ETOILÉE », où la terre et le ciel, mis en branle par
le même séisme, sont animés des mêmes mouvements
convulsifs : les montagnes se gonflent, se chevauchent et se
brisent, vagues d'une mer en furie. La torche funéraire
d'un cyprès crache en un volcan les flammes noires de ses
branches tordant et tendant jusqu'à la rupture, les voiles et
les cordages du ciel dans l'ouragan des planètes. Cette
annonciation du Jugement dernier nous saisit, tel un cri ou
un regard épouvanté de VAN GOGH. Le regard de cet oeil
sanguinolent qu'il peint lui-même trouant la toile lorsqu'il
représente son visage, fait de la même étoffe, que le malheur
et le monde vu par les mêmes yeux fous, hallucinés.
Ces touches, comme de la limaille attirée par l'aimant,
composent ce visage sans volume, cette apparition, celle du
« pauvre VINCENT », le CHRIST de la peinture. Dans les
autoportraits de VAN GOGH l'on éprouve le vertige des
enroulements cosmiques de la « NUIT ETOILÉE », la
même pesée du ciel et de son soleil noir que dans
« L'EGLISE D'AUVERS », avec la même tension désespérée
des pierres ou de la chair, dans un monde en fusion, avec le
même grouillement de couleurs, de vers innombrables
convulsés dans le vain effort pour résister à l'écrasement,
pour exister, fût-ce au bord du désastre imminent. Exister
de cette vie suicidée, dans ce « CHAMP DE BLÉ », survolé
de corbeaux, peint quelques jours avant d'y mourir.
L'oeuvre ne représente jamais une chose, mais un acte.
Qu'advient-il lorsque cet acte se prend lui-même pour
objet. Lorsque l'oeil n'est plus celui qui est vu mais celui
qui voit ? Lorsque la main n'est plus un objet, une partie
d'un corps observée par un témoin, mais ce par quoi s'accomplit
l'acte ?
Pour un peintre chinois de l'époque SONG le but de la
peinture était d'exprimer la montagne, le torrent, ou la
forêt tels qu'ils peuvent s'éprouver eux-mêmes. La montagne,
le torrent, ou la forêt, et le tao qui vit en eux, faisaient
leur autoportrait.
L'autoportrait d'un peintre réalise le même paradoxe :
l'abolition de la différence, la coïncidence de l'objet et du
sujet, de l'extérieur et de l'intérieur, de l'être et de l'acte.
Le peintre ne nous donne jamais un reflet de son
visage mais un projet de lui-même. C'est le propre de tout
art, de toute vie d'homme. « DIEU vous a donné un visage
et vous vous en êtes fait un autre », disait SHAKESPEARE.
Il serait, à partir de là, facile de classer les diverses
« familles » d'autoportraits, d'après l'intention du peintre,
la démarche fondamentale qui l'a conduit à se peindre
lui-même : flatterie à l'égard de soi et souci de se donner
un rang, une fonction, un masque ou au contraire, flagellation
et masochisme de s'abolir, de se détruire, de se « défigurer
» (au sens strict du mot), ou bien encore acceptation
de soi, tel qu'on est ou se croit, par humilité ou résignation,
suffisance ou contentement de soi.
Mais une création des arts ne se juge pas sur ses
intentions. De faibles artistes seulement projettent ce qu'ils
espèrent ou redoutent d'être. Avec une telle méthode nous
ne classerions que des velléités. L'oeuvre véritable ne se
situe pas au niveau de nos songeries, de nos vanités, de nos
illusions.
Une autre classification pourrait se fonder sur la destination
sociale que chaque époque, et, à l'intérieur de chaque
société, un groupe, a assigné à l'oeuvre d'art. OEuvre de
piété, avec ses règles et même sa « liturgie » picturale, par
exemple celle du portrait de « donateur », présenté par son
saint patron, ou de l'autoportrait de l'auteur s'insérant
parmi les participants ou au moins les spectateurs d'une
célébration religieuse, d'une adoration des mages ou des
bergers, ou d'une simple procession. OEuvre de valorisation
sociale, où le peintre, selon son voeu intime et son ambition
se place parmi les dignitaires ou les figurants occasionnels
d'une cérémonie, du sacre d'un roi, ou d'une fête courtisane,
ou d'événements plus menus. OEuvre d'exaltation individuelle,
semblable à l'effigie d'un prince sur une monnaie,
isolant le portrait de telle manière que l'individu seul
y soit magnifié, comme il advint avec les portraits des
princes de la Renaissance italienne ou des grands bourgeois
flamands, soit en faisant émerger le visage d'un fond neutre
ou d'un paysage lointain pour que le personnage occupe
dans le monde sa place dominante sinon exclusive, soit que
par son vêtement, ou par les attributs de sa puissance ou de
sa richesse soit orchestrée sa présence et défini son rang.
Mais avec une telle méthode nous ne classerions que des
« écoles ». L'autoportrait du peintre lui-même n'étant
qu'un cas particulier d'une catégorie historique, un exemplaire
d'une série dont les caractères, avec plus ou moins de
perfection ne serait qu'une illustration de cette « série ».
Peut-être vaut-il mieux chercher un autre fil conducteur,
une autre hypothèse de travail, à la fois plus personnelle
et plus universelle, plus spécifique, pour interroger
chacun de ces visages que des artistes nous ont donné
d'eux-mêmes.
Comment le peintre a-t-il voulu s'insérer dans le
monde ? Dans l'univers des choses ? Dans l'ordre d'une
société ? Dans ce qu'il conçoit et vit comme le dessein de
Dieu ?
Il se pourra alors que lorsque l'artiste, au cours de sa
vie, multiplie les portraits de lui-même, comme REMBRANDT,
VAN GOGH, ou PICASSO, chacun se situe à un
moment de crise, de fracture par rapport à son passé,
d'inauguration d'un projet nouveau, je dirais volontiers d'une conversion, 
c'est-à-dire du changement des finalités d'une vie.
Nous ne chercherons donc pas, avant que l'on ait
feuilleté cet évangéliaire de tant de « projets de soi », ranger d'avance
chaque créateur et sa création dans un
casier avec je ne sais quelle mortifiante étiquette lui donnant
pour l'éternité sa place comme dans un herbier les
plantes mortes ou dans les cages d'un jardin zoologique les
genres et les espèces de captifs.
Simplement, pour suggérer un mode de lecture et d'interrogation,
ou plutôt pour nous aider à accueillir l'interpellation
des autoportraits, les questions personnelles —
parfois troublantes parce qu'elles nous renvoient à nous mêmes
pour nous interroger sur ce que nous avons choisi
d'être, sur notre manière d'exister — quelques suggestions
non pas seulement subjectives, moins encore arbitraires,
mais touchant à nos racines les plus profondes, celles qui
nous font entrer en dialogue avec une réalité qui nous
dépasse et pour une large part, nous constitue : celle de
l'autre, du tout autre. Les visages vivants que nous côtoyons
ou les visages qu'ils peignent d'eux-mêmes, avec des
fards ou des masques, des cris de douleur, d'angoisse,
d'espérance ou d'amour, des lignes ou des vibrations qui se
sont inscrites sur la toile. Le crayon ou le pinceau sont ce
merveilleux sismographe qui nous communique parfois la
vibration elle-même par la grâce de l'art, qui est le plus
court chemin d'un homme à un autre.
Voici GIOTTO qui s'est placé, un parmi les autres,
enraciné dans la vie de son peuple en marche, en marche
vers le « Jugement dernier », dans la fresque de la Chapelle
d'ARENA à PADOUE. De toute sa présence lourde et de
chair massive, carré dans l'espace, comme chacun des fidèles,
autour de lui, qui vont à DIEU tout entiers, corps et
âme. Ainsi l'enseignaient au même moment la « SOMME »

de SAINT THOMAS D'AQUIN, ou la « DIVINE COMÉDIE
» de DANTE. Cette homme, cette pierre fortement
équarrie du temple, a sa place dans l'ordonnance divine : la
force de l'homme et de ses mains, son visage confiant au
jour de la comparution, tout cela fait partie de cette manière
divinement humaine d'exister, que SAINTFRANÇOIS
venait de révéler à ses contemporains et que
GIOTTO ne se lasse pas d'évoquer dans les fresques d'ASSISE.
Ce regard implacable de BOTTICELLI : alors que
GIOTTO participait tout entier à la liturgie du destin, BOTTICELLI
ne s'est pas intégré à « L'ADORATION DES MAGES» :
il n'est ni l'un des acteurs, ni même un spectateur.
Il se détourne de l'action centrale et nous regarde dans les
yeux pour nous prendre à témoins de cette dérision :
« L'ADORATION DES MAGES » est en général l'allégorie
de la soumission à DIEU des princes de ce monde. Tout
cela n'est qu'apparat et mensonge. Devant la VIERGE et
L'ENFANT, COSME DE MÉDICIS se prosterne sans y
croire, imité par tous ses courtisans dans ses gestes et ses
mensonges. Tout cela n'est que du théâtre, un théâtre
politico-religieux. BOTTICELLI, hautain et dédaigneux
s'en désolidarise, et la vigueur du contour du visage qui
découpe son or sur le fond verdâtre nous donne physiquement,
plastiquement, le sentiment de cette coupure et de
son détachement de ce milieu. La courbe monumentale du
manteau l'isole encore dans cette grandeur solitaire dans un
monde dont les murs évoquent les fissures et la ruine. Le
style de BOTTICELLI n'est plus celui des arabesques dansantes
de son « PRINTEMPS » dont la tristesse au moins
connaissait le frisson de la grâce. Ici la courbe dure n'a plus
cet envol : elle s'est figée en destin. Le regard du peintre,
celui d'un juge, semble appeler déjà les malédictions de
SAVONAROLE, son futur ami martyrisé pour avoir tenté
d'arrêter le pourrissement et la chute de FLORENCE.
FOUQUET semble avoir ciselé sa propre médaille.
Mais dans un étrange émail : de couleur bronze sur fond
noir. Le contraire de ce qu'il fait d'ordinaire : ses lumières
chantantes de vitraux, ses miniatures éclatantes. Tous ces
feux sont éteints. Et ses rêves. Il a retrouvé le réalisme
austère de son portrait de CHARLES VII, de sa présentation
d'Etienne CHEVALIER. Seule sa technique de la géométrie
demeure : tout, dans son propre portrait est fait d'éléments
ovoïdes, coulée générale du visage, poches des yeux, calotte
de la coiffure. C'est, avec près d'un demi-millénaire
de décalage, le cubisme de Juan GRIS composant son propre
portrait avec des « éléments » d'une structure analogue.
C'est l'homme du refus. Un portrait déjà de sa propre
mort. Comme lorsqu'il peint la VIERGE à partir du gisant
de pierre d'Agnès SOREL.
GIOTTO devant un monde en train de naître, et y
participant tout entier jusqu'à ne faire qu'un avec son mouvement
de célébration, de la vie nouvelle, BOTTICELLI
témoin d'un monde en train de se désintégrer : le temps du
refus. FOUQUET, le temps du mépris : sous l'éclat d'une
« renaissance » frivole, tout ce que peuvent recouvrir les
galets des plages et les dalles des tombeaux.
Trois autres peintres devant la peinture pure : pas une
architecture et une géométrie de forme, mais une bataille de
l'ombre et de la lumière. Trois façons profondément différentes,
pour eux, en sculptant leur propre visage dans la
lumière et l'ombre, de se situer dans cette bataille.
TITIEN, un hymne au soleil et à la flamme. C'est sa
manière d'être au monde. Pas un dessin, pas un trait, pas
une ligne : seulement la frontière mouvante entre le feu et
ce qui n'est pas lui. Tout est irradiation, intensité, débordement
de vie. Même le visage d'un vieillard est un noyau de
clarté qui diffuse cette torche de vie. La lumière est la seule
divinité et la seule réalité de cet univers panthéiste du
TITIEN.
Chez CARAVAGE, pas de fusion ; une bataille. Ce
n'est pas une lumière qui rayonne : elle est cernée par
l'ombre. Il lui faut un effort violent pour percer la nuit.
L'ombre ne crée pas plus de mystère que la lumière ne crée
la vie. Même lorsqu'il peint son propre portrait CARAVAGE
revêt ce masque qu'il a imposé à toute la réalité. Une
antithèse, une simplification, disons le mot : un procédé et
un artifice. Cette bataille entre la lumière et l'ombre, où
l'ombre joue toujours le premier rôle, ce n'est pas une
tragédie mais un mélodrame. Masque de comédien.
REMBRANDT ce n'est ni le triomphe du soleil et du
feu de TITIEN, où le ciel et la terre ne sont faits que de
flammes. Ce n'est pas le triomphe truqué des ténèbres
égorgeant à tout coup la lumière chez CARAVAGE. C'est
un équilibre angoissant, toujours menacé, toujours ouvert à
l'espérance. La grâce, au sens théologique du terme, trouvant
sa définition esthétique : la descente de la lumière dans
les ténèbres. Dans un tableau de TITIEN ou de CARAVAGE
nous savons d'avance qui sera le vainqueur. Dans le
monde de REMBRANDT nous ne le savons pas. Nous
participons au combat, nous aussi, avec angoisse et avec
espoir. Qui va gagner, de l'ordre, strict dans ses formes et
sordide en son essence, des marchands d'AMSTERDAM, ou
du prophète visionnaire qui, un jour, sera exclu par ceux-là
mêmes qui l'adulaient au temps où il consentait à évoquer
leur vie, leurs vanités ? Chaque tableau de TITIEN ou de
CARAVAGE prétend nous apporter une réponse picturale
au problème de la réalité dernière. Un tableau de REMBRANDT
n'est pas de l'ordre d'une réponse mais de l'ordre
d'une question. S'il a peint si souvent son propre portrait
c'est précisément parce qu'à chaque crise s'approfondissait
la question. Chaque autoportrait est une interrogation de
REMBRANDT sur lui-même. Une interpellation aussi à
notre égard. Ses premiers autoportraits de 1630 sont
comme les hésitations d'un acteur cherchant son visage
devant son miroir à maquillage. Il se décide en 1632, à
LEYDE, pour ce jeune bourgeois nanti avec son feutre, sa
fine moustache et sa collerette de dentelles. Le tout, baigné
de lumière, avec des contours stricts. En 1640, il a appris à
flatter les maîtres de la finance d'AMSTERDAM dont i l est
le portraitiste à la mode. Par sa propre image i l veut imposer
son rang dans l'aristocratie d'argent d'AMSTERDAM : le
vêtement et la parure sont aussi soignés que le visage, et
donnent une volupté tactile dans la beauté des étoffes, des
fourrures, des broderies. Autoportrait de 1660 : tous ces
colifichets se sont estompés. L'ombre gagne les vêtements,
la chevelure, les rides du visage, l'orbite des yeux..., une
grande interrogation pénètre l'homme tout entier.
Jusqu'aux bouleversants autoportraits de la fin de sa vie, où
le clair-obscur n'est plus une technique mais un langage de
révélation, l'expression picturale de ce sentiment d'un crépuscule
d'un monde qui passe, et de la vision intérieure
d'un monde autre. Nous vivons alors, devant cette image
pathétique du vieillard en lequel un monde s'éteint et une
autre lumière vacille, la tension de l'homme entre ces deux
marées du réel et de l'irréel, diastole et systole de la foi en
un DIEU à la fois présent et caché. REMBRANDT est à ce
point conscient que se joue en lui ce drame cosmique que
son propre visage se reconnaît en ses portraits de SAINT
PAUL ou des prophètes. L'autoportrait devient le portrait
du drame de l'histoire humaine.

Voici, inconscient de cette tragédie universelle, extérieur
à elle, le léger VAN DYCK. On l'imagine aisément en
train de se peindre : ses yeux sont ceux d'un homme qui se
regarde dans la glace. Et qui croit que le monde tourne
autour de lui : les nuages mêmes et le ciel continuent les
plis de ses vêtements de soie ou les boucles de sa chevelure.
Le tournesol même se tourne vers lui...
Contraste : ce clochard de FRANZ HALS, avec son
gène, son débraillé truculent, sa trogne de buveur, et une
technique de virtuose bien adaptée à évoquer le personnage
: pas de glacis, de surfaces bien léchées, pommadées,
mais des touches apparentes, nerveuses, rapides, qui se
poursuivent en coups de poignards. On boit ce tableau
comme un verre de rouge. A en oublier le gommeux précédent !...
GOYA. Tout Goya en un seul portrait. A la différence
d'un REMBRANDT de chaque époque et de chaque
interrogation de sa vie, ici un GOYA de tous les âges. Un
autoportrait « synthétique » : avec son habit d'homme du
XVIIIe siècle où crépitent encore quelques reflets du peintre
des fêtes galantes et de l'amant de la duchesse d'ALBE,
et puis ce visage modelé par facettes, à coups de touches
apparentes, par quoi il inaugurait la peinture du XIXe
siècle, de DELACROIX à CÉZANNE. Ces yeux chargés
d'ombre qui ont vu les massacres du 3 mars i l y a peu de
temps encore, et cette ombre mate, sourde, qui le cerne de
toutes parts. Déjà les couleurs de folie de la « Romerio de
SAN ISIDRO » ou du sabbat des sorcières.
La fatuité faite homme : COURBET. Ce naturaliste qui
n'est jamais naturel. Qu'il se peigne lui-même dans un
bric-à-brac d'atelier envahi par ses admirateurs, qu'il se
fasse saluer par la piétaille de ses sujets ; qu'il s'affuble
d'une barbe « assyrienne », qu'il se peigne en « contreplongée
» de sorte que chaque trait du visage se transforme
en courbe comme celui d'une vedette de théâtre vue du
premier rang de l'orchestre, et que leur ensemble suggère
un mouvement ascensionnel, qu'il veuille donner ce sentiment
de « s'encanailler » avec des allures de loup de mer et
une pipe, ou de jouer les CHRIST aux yeux d'ombre et aux
mains ouvertes sur le monde, il est toujours, dans ses
autoportraits, en train de jouer un rôle.
A force de vouloir, comme les positivistes de son
temps, représenter un monde sans l'homme, il a créé un
homme sans monde, avec des masques successifs. Malgré la
légende de son amour du peuple et de la révolution, créée
autour du « populisme » de ses « CASSEURS DE PIERRE »,
ses autoportraits révèlent au plus haut point sa solitude
égoïste et jouisseuse : avec un extraordinaire « tempérament
» qui lui fait exprimer chaque sensation avec le maximum
d'intensité et de sensualité, de luxuriance dans un
désert de signification, voilà les autoportraits d'un homme
se contemplant lui-même, sans visage.
Le contraire de COURBET : PISSARO. Avec un même
tempérament, l'humilité et la générosité en plus. Le visage
d'un homme tout entier présent à lui-même et aux autres.
Pas de recherche de l'exploit technique : le double fleuve
de la barbe et de la blouse — celle de tous les tâcherons de
son temps. Faisant son métier d'homme et de peintre. Avec
ses yeux immenses, toujours étonnés. Des yeux d'enfants,
dominant la barbe blanche et la silhouette voûtée du vieillard.
Dans ce personnage, d'une seule coulée, et dont les
deux courbes directrices du portrait évoquent la tension
d'un arc, le refus de celui qui n'a jamais accepté l'ordre
existant : ni celui de la société, ni celui de la peinture, et
qui n'a cessé de se battre pour la transformer, devenant à la
fois l'un des pères fondateurs du socialisme et de l'impressionnisme.
Cet autoportrait d'un vétéran visionnaire qui
fait penser à un prophète de REMBRANDT, est peut être
l'un des blasons et des manifestes de ce siècle d'orage, de
combat et de renouvellement. PISSARO l'éveilleur, le modeste,
et l'irréductible.
Ce museau de fouine, minuscule et railleur, féroce et
tendre, au bout, là bas, tout au bout, de cet alignement de
gibus, en courbe régulière, le dernier de la série, et le plus
seul, c'est TOULOUSE-LAUTREC. Il s'est peint tel qu'il se
perçoit dans ce monde. Tout le monde y a un rôle, fût-ce
celui de voyeur. Lui, aucun. Il a pris là, comme toujours,
avec ce geste infaillible du crayon, comme celui d'un revolver
qui tue, la ligne essentielle. Un instantané, bien avant
que la photo ne le puisse. Au lasso de son trait, un nez, un
oeil, la courbe d'un chapeau-melon. Tout est dit. Avec
cruauté, avec vérité. En un coup de fouet. Sans reprise.
Une peinture sans repentir. Il est là, l'implacable : implacable
celui qui voit. Implacable celui qui est vu. Et, ici, le
même homme. Toujours l'homme, avant le technicien, et
qui n'est ce technicien, d'abord parce qu'il est cet homme.
Voyez PICASSO. Toujours cet oeil qui fait éclater les
choses, et cette fixité, cette immensité du regard, comme
dans les peintures du FAYOUN ou même, au delà, ces
statuettes de MARI, en MÉSOPOTAMIE, aux yeux dilatés
par la vision et l'extase. Tous les autoportraits de PICASSO,
pendant trois quarts de siècle, ont gardé la continuité de ces
yeux. Ne cherchons point avant qu'il ne fut PICASSO.
1907. L'année des « DEMOISELLES D'AVIGNON ». Rien
d'autre dans un visage, que ces zébrures et ces hachures de
traits droits. Rien, sinon ces yeux : les seule lignes courbes
de la toile. Juste assez pour dire, dans un monde à angles
droits, l'hallucination de la vie.
Etrange, chez les plus « modernes » de nos peintres,
ces autoportraits qui sont le contraire de leur peinture
lorsqu'ils ne sont pas le symbole de leur être.
Regardez ! Le paradoxe de MONDRIAN : le fond,
dans son autoportrait de 1918 est constitué par des compositions
abstraites, par plans de couleurs en « à-plats », et,
au premier plan, comme si le reste n'était qu'un décor, sans
plus de rapports avec le personnage qu'un paysage dans un
portrait de PINTURRICHIO, une silhouette presque naturaliste,
sans rapport avec le fond, pas plus que la personne
de ses peintres avec le monde où ils vivent et leur saisie de
ce monde à un certain niveau de profondeur.
Le même drame, celui de la rupture de l'art avec la vie,
de la vie d'un peintre avec la vie de son temps, transparaît
dans le portrait de MALEVITCH, peint en 1933, plus de
vingt ans après ce suicide pictural du « carré blanc sur fond
blanc » qui était le passage à la limite de la peinture abstraite,
est aux antipodes de l'abstraction : une image symbolique
du chevalier de l'inaccessible, d'un héros de la
« QUESTE DU GRAAL ». Avec son corps monumental, ces
plis de vêtements aux cannelures d'une colonne ionique, et
ce visage de moine guerrier, il est là, comme un gisant, sur
le fond blanc, sans carré blanc, comme une espérance de
résurrection.
Ainsi seulement pouvait, pour un temps, s'achever
cette galerie des autoportraits. Chacun d'eux fut, comme
ces tentes de granit des pyramides, plantées dans le désert
des pharaons pour défier le temps et l'éternité, une victoire
de la vie contre la mort. Ce que chacun de ces peintres a
apporté de neuf à la forme humaine, il l'a dit en traçant ce
tableau de lui-même. L'histoire de leur tentative folle
contre l'érosion des siècles est une sorte de résumé de
l'épopée humaine, de cet « antidestin », comme disait
MALRAUX, de cette « antihistoire », dirons-nous, qui
n'est le contraire de l'histoire officielle que parce qu'elle
n'est pas l'abandon à ses dérives, à ses déterminismes, à ses
aliénations, mais au contraire l'histoire de la création continuée
de l'homme par l'homme, créée à coups de ruptures,
de transcendances, de projets et de rêves, de ces défis et de
ces folies qui ne sont qu'une autre manière de désigner la
création, indivisiblement celle de DIEU et des hommes.

Roger GARAUDY


© Frédéric BIRR - 1982
Dépôt légal 2e trimestre 1982

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