25 juin 2016

Marx, Jésus et Mohammed



POURQUOI JE SUIS MUSULMAN
par Roger GARAUDY [NDLR: L'article est de 1983, Garaudy a rejoint l'islam depuis peu -en 1982. Court, clair, cet article permet de saisir l'ampleur et l'originalité de la démarche garaudienne, loin des simplifications abusives et des clichés prétentieux ou, inversement, dévalorisants]

Ceci n'est pas une confession, mais un effort pour lire, à
travers l'histoire d'une vie , la trajectoire d'un siècle.
J'ai eu vingt ans en 1933. Au moment où la grande crise
commencée aux Etats-Unis en 1929, déferlait sur l'Europe.
Soixante dix millions de chômeurs dans le monde industrialisé.
Des enfants sans lait, quand on abattait en Hollande des milliers
de vaches laitières. Du blé brûlé dans les locomotives quand des
hommes se battaient pour un croûton de pain dans le port de
Gênes.
1933, c'est l'année où Hitler accède au pouvoir. Le fascisme
italien est à son apogée, et Mussolini va bientôt envahir l'Ethiopie.
Trois ans plus tard, Franco, avec l'aide de Hitler et de
Mussolini, s'attaque à la république espagnole.

Nous arrivions à l'âge d'homme avec le sentiment d'être
témoins de la fin d'un monde, de vivre une apocalypse.
Jeté dans cet univers convulsif et le coeur plein d'orages, je pris deux décisions auxquelles je n'étais porté par aucune tradition:mes parents étaient, sur le plan religieux, athées, et jechoisis de devenir chrétien. Mes parents, sur le plan politique,étaient traditionnalistes, et j'adhérais, en 1933, au Parti Communiste Français.

Chrétien, dans un monde de l'absurde, pour donner un sensà ma vie. La merveilleuse méditation de Kierkegaard, sur lesacrifice d'Abraham, me greffait sur la lignée abrahamique me découvrant la folie de la sagesse des sages, qui nous avaient conduits à un tel désordre mortel, elle me faisait prendre conscience que la foi commence où finit la raison.
Marxiste, dans un monde livré à la violence, pour donner une efficacité à mon action. Les communistes étaient alors les adversaires les plus résolus du capitalisme qui nous avait menés au
chaos, et d'un nazisme qui nous imposait la terreur.
Pendant un tiers de siècle, j'ai tenté, au risque d'être écartelé,.
de tenir les deux bouts de la chaîne : le marxisme n'était pas pour
moi une idéologie ou une vision du monde, mais une méthodologie
de l'initiative historique, c'est-à-dire à la fois l'art et la
science d'analyser les contradictions majeures d'une époque et
d'une société, et, à partir de cette prise de conscience, de découvrir
le projet capable de les surmonter.
Entre la foi qui donnait un sens à la vie, et une méthode qui
donnait une efficacité à l'action, je ne voyais pas d'antagonisme,
mais, au contraire, une complémentarité.
J'ai vécu, pendant un tiers de siècle, cette volonté de dialogue
entre chrétiens et marxistes.
Je n'en ai point regret, et n'en fais point excuse.
Car les communistes que j'admirais, enfant, lorsqu'ils combattaient
seuls la guerre colonialiste au Maroc contre Abd el Krim,
j'étais fier de militer dans leurs rangs lorsque, seuls encore, ils
créaient les Brigades Internationales en Espagne contre Franco,
lorsque, seuls toujours, nous nous opposions à la capitulation de
Munich livrant à Hitler la Tchécoslovaquie.
J'étais plus assuré encore de ma vérité lorsqu'après la victoire
d'Hitler contre la France je fus arrêté, dès mon retour du front,
le 14 septembre 1940, pour avoir constitué un premier groupe de
résistance dans le Tarn, ce qui me valut 33 mois de prison et de
camp de concentration.
Nous avons participé à l'épopée de la Renaissance française
dans les premières années de la libération, et à la lutte contre la
nouvelle guerre colonialiste au Viet-Nam.

Et puis ce fut le tournant des rêves : de Budapest à Prague se
révélait une autre image d'un socialisme qui, depuis 1917, et à
Stalingrad encore, avait donné un visage à l'espérance des oppriméset des offensés.
La tentative de redressement du XX* Congrès, dévoilant les
erreurs et les crimes de Staline, avorta, comme se figea « l'aggiornamento» de l'Eglise catholique après le Concile de Vatican II.
En 1964, étant encore membre du Bureau Politique du Parti
Communiste français, j'écrivais un livre: «De Vanathème%au
dialogue, un marxiste s'adresse au concile», dont la Préface,
dans les 14 langues où il fut traduit, était écrite par l'un des
principaux théologiens expert au Concile, un jésuite allemand,
le Père Karl Rahner.
Pour la dernière fois nous appelions fraternellement au dialogue,
dans un monde en furie qui excluait l'amour.
Alors se leva pour notre jeunesse, l'espérance, vite déçue, d'un
nouveau printemps des hommes: 1968, cette année où la jeunesse
prit conscience que le modèle occidental de croissance,
celui qui consiste à produire de plus en plus, et de plus en plus
vite, n'importe quoi : utile, inutile, nuisible, voire mortel, comme
l'armement, présentait plus de danger par ses succès que par ses
échecs. Etre révolutionnaire, c'était, jusque là, faire la théorie
des crises du système. C'était désormais concevoir et vivre un
autre système.
L'Occident s'en révélait incapable. Tout l'Occident, à l'Est
comme à l'Ouest, puisque les pays qui se disaient socialistes, et
les partis communistes qui les suivaient s'étaient convertis au
même modèle de croissance.
Le modèle de culture qui sous-tend ce modèle de croissance,
fut, du même mouvement, mis en cause. Il s'agissait d'une crise
de civilisation, c'est-à-dire d'une mise en question du sens même
de la vie.
De faux prophètes, depuis des années, s'efforçaient de convaincre
notre jeunesse que leur vie et notre commune histoire n'ont
pas de sens : l'un de nos plus célèbres biologistes, extrapolant
arbitrairement à toutes les dimensions de la vie les schémas
cybernétiques rendant compte de certains développements de la
vie à son niveau biologique, tentait de nous faire croire que notre
existence tout entière n'est faite que de « nécessité » et de « hasard»,
sans aucune signification proprement humaine.
Le plus célèbre de nos philosophes poussa l'individualisme et,
comme il dit, le « solipsisme », jusqu'à définir la vie comme une
« passion inutile », où « l'enfer, c'est les autres ».
Un romancier s'est fait le chantre de « l'absurde » en nous
offrant la seule perspective sinistre de «concevoir Sisyphe
heureux ».
Des thèmes analogues sont indéfiniment repris: l'un décrète
(je cite) que «l'homme est une marionnette mise en scène par
les structures». Un autre proclame «la mort de l'homme», en
contre-point des étranges théologiens de « la mort de Dieu », et
du menu fretin des persuadeurs de la mort de tout.
Il est peu de civilisations dans l'histoire, sauf peut-être à
l'époque de la décadence romaine, où l'on ait ignoré de façon
aussi totale la question du sens de la vie et de la mort.
Certes le christianisme, malgré le reflux de son influence, et
la baisse de qualité de sa théologie, à l'affût de toutes les modes
idéologiques, a posé admirablement ces problèmes, mais pour
notre seule vie personnelle, intérieure. En séparant radicalement
ce qui revient à Dieu et ce qui revient à César, il ne nous a jamais
dit comment devait se comporter César.
Ce dualisme a conduit la tradition chrétienne, depuis Nicée, à
ne livrer que des combats en retraite sur tous les plans, de la
science à la politique, et, finalement, à abandonner le terrain au
positivisme : mutilés de la dimension transcendante la science
devient scientisme, la technique technocratie, la politique machiavélisme,
le socialisme se referme en humanisme clos ou en
stalinisme.

Le Prophète Mohammed refuse de séparer ainsi un domaine
de Dieu et un domaine de César: il est à la fois prophète et
homme d'Etat, époux et père, juge, homme d'affaires, et chef de
guerre.
Il ne sépare jamais la foi et la politique, ni la raison et la foi.
La rationalité ne consiste pas seulement à organiser les moyens
pour atteindre n'importe quelle fin, mais à choisir les fins.
Considérant toute chose non simplement comme un «fait»
mais comme un « signe », depuis les phénomènes de la nature
jusqu'à la parole des prophètes, la révélation coranique n'isole
pas l'analyse des liaisons des choses entre elles, qui en fait découvrir
tes lois, de la synthèse de leur rapport au tout, qui leur
donne un sens.
Ce qui caractérise la science islamique à son apogée, à l'époque
où l'Université musulmane de Cordoue était le centre de rayonnement
de la culture dans tout l'Occident, c'est son usage plénier
de la raison, dont elle ne dissocie jamais les deux usages : la
recherche des causes et la recherche des fins, l'une permettant de
passer, par induction et déduction, des faits aux lois et aux théories,
l'autre remontant de fin en fin, de fins subalternes à des fins
plus hautes, jusqu'aux fins dernières ou du moins jusqu'à la
prise de conscience des postulats, nous rendant humbles devant
le caractère toujours inachevé de cette démarche, et nous préparant
ainsi à l'accueil de la révélation.

Ce que nous appelons aujourd'hui «la science» et que nous
devrions plus modestement appeler la science occidentale, est
l'oeuvre d'une raison mutilée, qui ne pose jamais que la question
du « comment ?» et jamais celle du « pourquoi ? ». Comment
aller dans la Lune ou faire une bombe atomique ? Au lieu de se
demander : pourquoi est-il nécessaire d'aller dans la Lune ou de
faire une bombe atomique ?
Une raison qui n'a pas conscience de ses limites (de son refus
de rechercher les fins, et de son impuissance à remonter jusqu'au
bout la chaîne, jusqu'à prendre conscience de ses postulats), est
une raison infirme. La foi, c'est la raison, avec la conscience de
cette double limitation : la recherche des fins, et l'échec devant
la découverte de la fin dernière.
La foi, c'est la raison sans frontières. Consciente de sa recherche
des fins, et consciente de ses postulats. Ouverte, par sa
finalité et ses postulats, à la révélation qui l'illumine.
Parce qu'il se pose la question des fins — exclue pour l'animal
enfermé dans le cercle de ses instincts et de son destin — parce
qu'il est le seul animal à se poser la question du sens de sa vie
et de sa mort, l'homme est le seul être qui construise des tombeaux
et des temples : des tombeaux pour tenter de passer du
temps à l'éternité, des temples pour passer du fait au sens.

L'homme musulman fait sa prière et ses mosquées.
Paul Klee. Courants polyphoniques
Aquarelle.1929
Deux résumés du monde.
• Les rythmes de la prière, accordés au lever et au coucher des
astres, insèrent l'homme dans l'ordre cosmique, et les gestes
de la prière récapitulent en l'homme les mouvements fondamentauxde tous les niveaux d'existence: l'homme qui prie se metdebout comme les montagnes, les moissons, et les arbres; ils'incline comme la branche du palmier, ou comme les êtresanimés se penchent vers la terre ou les eaux, et courbent, versla source de leur vie, la tête ; il se prosterne et se relève, commeles étoiles se couchent et reprennent leur vol.
La prière ne lie pas seulement l'homme avec la nature et le
cosmos, mais avec l'humanité entière : les « qiblas » de toutes les
mosquées du monde forment autour de la Ka’ba des cercles
concentriques symbolisant l'unité suprême. Et les heures de la
prière changeant avec les longitudes, en chaque moment un
front se dresse et un autre se prosterne, en une immense houle
d'adoration qui déferle sans cesse autour de la terre.
La mosquée exprime l'unité de cette fois à travers la diversité
des cultures : mosquées hypostyles d'Ibn Touloun au Caire,
jusqu'à Cordoue, en passant par Kairouan, Tlemcen, la Karaouine
et la Koutoubia ; mosquées à plan central, avec leurs
coupoles, du Dôme du Rocher de Jérusalem à la Souleïmanié
d'Istamboul, mosquées à Iwan de la Perse et de l'Asie centrale,
de la mosquée du Shah à Ispahan à celle de Bibi Khanoun à
Samarcande, toutes disent la même foi, à travers trois cultures,
celles de l'Egypte et de la Grèce, celle de Byzance, et celle de
l'Iran. .
La cathédrale chrétienne nous projette dans l'infini comme
dans un mouvement ; la mosquée nous y intègre comme dans un
cristal. Tel est l'oecuménisme de l'Islam, et sa puissance d'assimilation
dans le dialogue des cultures. Comme l'écrivait Goethe :
 Si l'Islam veut dire : réponse à l'appel de Dieu, nous vivons
et nous mourons tous en Islam.

Mais me dira-t-on, où est-il réalisé cet Islam que vous idéalisez ?
Montrez-nous une société islamique ? et si je répondais : montrez-moi,
sur la carte, ou dans l'histoire, une société chrétienne, ou
une société socialiste ? La loyauté, dans le dialogue des civilisations,
exige que l'on ne compare pas son idéal à la réalité des
autres, que l'on ne compare pas un christianisme tel qu'il devrait
être à un Islam ou à un marxisme tels qu'ils sont.
Je ne confonds pas le christianisme avec Franco qui prétendait
« faire Christ - Roi », ni avec Haddad qui ose appeler « milices
chrétiennes » ses mercenaires sanglants.
Begin ne me fera jamais oublier Amos ou Job, Isaïe ou
Ezéchiel.
Pas davantage il ne m'appartient de juger aucun régime se
disant islamique.
L'Islam, comme le judaïsme ou le christianisme, sont des
idéaux régulateurs de notre vie quotidienne : un horizon vers
lequel nous nous dirigeons, et qui nous appelle, sans que jamais
nous puissions l'atteindre.

Est-ce que la répondre à l'appel de l'Islam est une solution à
tous les problèmes ? Certainement pas. Peut-être seulement nous
aide-t-elle à poser les vrais problèmes ?
Et d'abord qu'est-ce qu'être « moderne », pour répondre aux
défis de notre temps ?
Etre moderne, pour un musulman, ce n'est pas imiter l'Occident.
Le plus grand malheur de l'Islam c'est d'avoir, dans ce
qu'il croyait sa Renaissance (nahda), confondu modernisation
avec occidentalisation.
Etre fidèle, ce n'est pas non plus « retourner aux sources »,
s'enfermer dans le passé et sa répétition, entrer dans l'avenir à
reculons.
Etre vivant, pour l'Islam, c'est rester lui-même en s'ouvrant à
« l'ijtihad », c'est retrouver, dans le Coran, non la lettre qui tue,
mais l'esprit qui vivifie.
Le Coran, disait Mohamed Iqhal, porte en lui le principe de
mouvement qui rend possible cette exégèse vivante.
Le Coran nous rappelle que Dieu propose à l'homme des paraboles
qu'il nous appartient de déchiffrer. Confondre la métaphore
avec le sens, ce n'est pas être respectueux de la révélation, c'est
lui prêter nos propres limites. Un proverbe bouddhiste dit :
« quand le doigt montre la lune, l'imbécile regarde le doigt. »
La deuxième règle de l'ijtihad exige que nous nous souvenions
que le « Livre », Thora, Evangile, ou Coran, est le récit des interventions
de Dieu dans la vie des peuples. Il s'agit toujours d'une
réponse historique à un problème historique. Cette réponse est
d'inspiration divine, mais elle s'exprime dans le langage et la
coutume d'un peuple. La comprendre et la respecter, ce n'est pas
en répéter la formulation, mais mettre en oeuvre, pour la solution
des problèmes de notre époque et de nos sociétés, l'esprit qui a
inspiré le Coran et la Sunna pour la solution des problèmes d'un
autre temps et d'une autre communauté.
La troisième règle, c'est de ne pas détacher une phrase de son
contexte, et de la lire comme un article de notre code pénal ou
une loi de notre science, sans la situer dans le contexte global du
Coran et de la Sunna qui lui donne son sens et sa portée.
En un mot, comme le disait Jean Jaurès, être fidèle au foyer
des ancêtres, ce n'est pas en conserver les cendres, mais en transmettre
la flamme.
Un Islam vivant, ainsi vécu, selon ses propres principes, peut
aujourd'hui connaître, dans le monde, une expansion aussi
grande qu'à l'époque de son apogée, au VIIIe siècle, où déjà, face
à deux superpuissances affrontées et rongées par les mêmes
forces de désintégration: l'empire des Sassanides et celui de
Byzance, il a redonné à des millions d'hommes et de femmes la
conscience de leur dimension proprement humaine, c'est-à-dire
divine, transcendante, et l'âme d'une nouvelle vie collective.
Pour ma part, la vocation de toute ma vie fut de rechercher
le point où l'acte de création artistique, l'action politique et
l'acte de foi ne font qu'un.

J'ai trouvé, dans l'Islam, une foi qui est en même temps une
religion de la beauté et une morale de l'action.
J'y suis entré, sans rien renier de ce qu'avait dans ma vie,
apporté Jésus, car il est, dans le Coran, prophète de l'Islam, ni
de ce que le marxisme m'avait appris pour analyser nos sociétés
et pour agir efficacement en elles, car la fois musulmane n'exclut
aucune science et aucune technique, mais au contraire les intègre
et les situe dans la voie de Dieu.
L'Islam n'apparaît donc pas dans ma vie comme une rupture,
mais comme un accomplissement.
Je rêvais, à vingt ans, en 1933, d'unir le sens et l'efficacité.
La plus grande joie de ma vie est d'en apercevoir à travers
tous les obstacles d'un siècle et d'une histoire si riche en brutales
mutations, la continuité fondamentale, et d'avoir conscience
d'être resté, à soixante-dix ans, fidèle au rêve de mes vingt ans.

Roger Garaudy, "Pourquoi je suis musulman", Article dans la Revue Proche-orient et Tiers-Monde, n°7, juin 1983, pages 57 à 65