29 janvier 2015

La "poétique du communisme"

1949. Garaudy avec Pablo Neruda

  Aragon, Eluard, Neruda, Hikmet furent les amis de Roger Garaudy. Ce dernier a souvent cité ces vers de Nazim HikmetSi je ne brûle pas,
                     si tu ne brûles pas,
                     si nous ne brûlons pas,
                     comment les ténèbres

                     deviendront-elles clarté ?  NDLR         

Nazim Hikmet. 1902-1963

 

Le siècle des poètes communistes

Ai Qing, le grand poète chinois d'après la révolution
Ai Qing, le grand poète chinois d'après la révolution
Le XXe siècle fut le siècle des poètes communistes. Le nombre de poètes, parmi les plus grands, qui furent communistes, parfois pendant quelques années mais souvent toute leur vie, avec ou sans carte, est si important qu’il mériterait d’être remarqué. Vladimir Maïakovski, Louis Aragon, Paul Eluard, Bertolt Brecht, Tristan Tzara, Pablo Neruda, Cesar Vallejo, Nicolas Guillen, Nazim Hikmet, Yannis Ritsos, Rafael Alberti, Roque Dalton, Jacques Roumain, Aï Qing, Nguyen Din Thi, Edoardo Sanguineti, Hugues MacDiarmid, Mahmud Darwich, Samir Al Qassim, Jack Hirschman… Et je pourrais en citer beaucoup d’autres.


La raison en tient sans doute à ce que j’appelle la "poétique du communisme".

À son plus haut, le communisme ne fut pas seulement une politique, diversement incarnée par des partis, ni un système social que des peuples ont tenté de construire sur un tiers du globe. Ce fut une espérance collective. Certains diront même une religion. Le mot ne me choque pas s’il est débarrassé de toute dimension mystique pour être défini simplement comme une foi capable d’unir des millions d’hommes et de femmes dans une commune espérance.
C’est Antonio Gramsci qui disait de la philosophie qu’elle ne pouvait être vécue par les plus larges masses que comme foi. (La foi peut être dangereuse, nous le savons. Et elle doit s’accompagner de la critique vigilante de la raison, mais c’est la foi qui soulève les montagnes et fait les révolutions…)
Cette espérance ne se réduit pas à l’utopie. (Même si l’utopie dont les pères fondateurs du marxisme voulaient nous guérir est souvent revenue par la fenêtre dans l’histoire réelle du communisme dit scientifique..
Les poètes, d’ailleurs, même s’ils sont volontiers enclins au rêve, ne sont en général guère portés sur l’utopie. C’est une remarque pertinente que fait Jean Marcenac dans son essai sur Neruda publié chez Seghers. Le royaume des poètes, à quelques exceptions près, ce n’est pas le territoire céleste des coquecigrues théoriques mais le monde de l’univers sensible. Et leur activité favorite ne consiste en général pas à bâtir des châteaux en Espagne, mais plutôt à essayer, à travers leurs images et leurs vers, de rendre compte de notre présence sur Terre, de nos sentiments, de nos émotions, de nos idées. (Au point qu’on pourrait parfois penser que le poète, à la différence du romancier, ne fait guère œuvre d’imagination ; il se limite le plus souvent à transposer ce qu’il a vécu et ressenti, à essayer de dire juste.) En fait, le véritable domaine du poète est celui du "rêve éveillé", d’où le mélange que l’on retrouve toujours, chez tous mais dans des proportions variables, de réalisme et d’irréalisme. (C’est Neruda, dans J’avoue que j’ai vécu, qui écrivait : « Le poète, s’il n’est pas réaliste, est un écrivain mort. Mais le poète qui ne serait que réaliste serait lui aussi un écrivain mort. ») Mais au-delà de cette question toujours très controversée et qui relève de l’esthétique, il y a un point commun à tous les poètes communistes et par lequel ils nous intéressent dans le cadre de cette chronique dont le lecteur attentif aura remarqué qu’elle est centrée sur la question (peut-être pas insoluble, mais en tout cas, inépuisable) du bonheur.


Cesar Vallejo, poète péruvien
Cesar Vallejo, poète péruvien
À la déjà vieille question rimbaldienne de la « magique étude du bonheur que nul n’élude », les poètes communistes, dans leur très grande diversité, ont apporté une même réponse. Pour eux, de façons certes très différentes, la recherche du bonheur personnel est liée au combat pour le bonheur commun. L’un ne se résume pas dans l’autre, mais ils ne vont guère l’un sans l’autre. On ne peut être complètement heureux devant le spectacle du malheur commun. Notre bonheur et notre liberté dépendent aussi du bonheur de tous. Certes la conquête du bonheur commun ne résout pas tous les malheurs individuels, mais elle y contribue… Et il y a un bonheur de participer à la lutte commune pour le bonheur.
C’est là une position poétique neuve. Avant, la posture classique d’Horace à Ronsard, faisait de la recherche du bonheur une affaire avant tout individuelle. Fondée notamment sur la philosophie d’Epicure et sa quête de l’harmonie, de la paix du corps et de l’esprit, l’ataraxie. Au XIXe siècle, avec la crise dans les rapports "individus / société" inaugurée par la modernité, la magique étude du bonheur semble ne plus être compatible avec la vie sociale, le destin commun. Elle peut même conduire à fuir la société.


Avec les poètes révolutionnaires du XXe siècle, la donne change. Sans se confondre, le "Je" peut à nouveau se conjuguer au "Nous" ; non pas dans la simple glorification du présent, mais dans le projet de transformer le monde. Et de transformer l’humanité. L’homme, pour le marxisme, n’est plus seulement une créature, c’est un créateur. Il est produit par ses circonstances mais il les produit aussi et les produisant,  il se produit lui-même. Au fond de l’humanisme marxiste (qui constitue une grande tradition philosophique, en partie occultée en France du fait de l’althussérisme), l’humanité se définit par son processus d’autoproduction. S’il y a une transcendance qui conduit l’homme à chercher toujours à se dépasser, à se libérer de ses limitations et de ses aliénations, c’est en fait d’une auto-transcendance qu’il s’agit. L’avenir de l’homme, c’est l’homme.
Edoardo Sanguineti, poète italien, a été député du PCI
Edoardo Sanguineti, poète italien, a été député du PCI
En termes poétiques, cela a souvent conduit les poètes communistes à chercher à dépasser l’opposition entre le satirique et le lyrique, le lyrique et l’épique, pour développer parfois ce que Mahmud Darwich, inspiré par l’exemple de Ritsos, appelait une poésie « épico-lyrique ».
Paul Eluard
Paul Eluard
Ils l’ont fait en partant d’expériences vécues et d’héritages poétiques différents, avec des tempéraments très différents et parfois même opposés. Il y a ainsi des poètes profondément mélancoliques, (et plus sensibles à la tristesse, comme Neruda, et au malheur, voire au désespoir, comme Aragon). Et d’autres plus naturellement portés à l’espoir ou au bonheur (comme Eluard ou Brecht). Mais tous vont de l’un à l’autre, sans cesse. Assument l’un et l’autre. Tous disent à la fois l’accord avec le monde et le désaccord. Tous, d’une certaine façon, ont tenté d’aller, selon la formule d’Eluard, « de l’horizon d’un homme à l’horizon de tous ». Et, chemin faisant, ils ont eu des formules, des intuitions, des pensées d’avenir sur des sujets comme le bien et le mal, la bonté, l’amour… [...]