17 juillet 2016

Roger Garaudy: Trente ans d'erreur, tout à repenser. Lettre ouverte au PCF (1990)

En décembre 1989 et janvier 1990, Roger Garaudy, se rapprochant du Parti Communiste Français dont il a été exclu vingt ans auparavant, propose à Roland Leroy, membre du Bureau Politique (la plus haute instance) du PCF et Directeur du quotidien L'Humanité de lancer le débat sur la mutation politique qu'il juge nécessaire et même vitale en publiant un article dans ce journal. . Le 31 décembre il lui envoie une première mouture de cet article: 16 pages dactylographiées. Intitulé Trente ans d'erreur. Tout à repenser, cet article est - reconnaissons le - inacceptable par la direction du parti telle qu'elle est à l'époque.[CETTE VERSION, avec un préambule d'une page EST A VOTRE DISPOSITION, SUR DEMANDE VIA LE FORMULAIRE DE CONTACT DU BLOG, AU FORMAT PDF]. Ce texte est précédé d'une lettre manuscrite datée du 31 décembre 1989 que nous reproduisons:


Sans réponse ou peut-être à la demande de Roland leroy qui aurait pu réclamer une version plus courte ou expurgée (je l'ignore), le 9 janvier 1990 il porte ou fait remettre à celui-ci une deuxième mouture de 8 pages dactylographiées précédées d'un court préambule. C'est cette version que nous vous proposons de découvrir ci-dessous au format word.
Une troisième lettre suivra le 17 janvier plus spécialement reliée aux évènements en cours à l'Est (l'Union soviétique approche de sa fin). Elle fera l'objet d'une publication séparée dans quelques jours.

Ces textes conservent tout leur intérêt, pas seulement historique mais surtout politique, et les luttes actuelles pour refonder une politique d'émancipation (luttes contre la Loi-Travail, Nuits debouts, Convergence des Luttes, Aéroport de Nantes, Intermittents, etc) leur confèrent à mon avis valeur de cadre possible pour une réflexion globale.                                     
A.R



Membre du Parti Communiste français et fier de l'être
pendant 37 ans , membre de son Comité Central pendant 25 ans et
de son Bureau Politique pendant 12 ans , j'ai eu ma part de
responsabilité dans les erreurs commises avant 1970 , date à
laquelle j'ai été exclu pour avoir proposé un projet de mutation
du Parti dans une perspective qui n'était pas sans analogie avec
la démarche actuelle de Gorbatchev

Lettre ouverte au Parti Communiste Français

TRENTE ANS D’ERREURS. TOUT A REPENSER.

Le monde entier est malade.
Dans le Tiers-Monde, par le jeu combiné de la dette
et des échanges inégaux , 50 millions d' êtres humains meurent
chaque année de faim et de malnutrition, c'est à dire que la
richesse de 1'Occident impose aux anciens colonisés 1'équivalent
de deux Hiroshima par jour.

En Amérique les Etats-Unis mettent le Panama à feu et
sang pour chasser un dictateur corrompu qu'ils ont eux-mêmes
imposé quand il était un agent docile, et ils subventionnent au
Salvador les assassins du peuple et de ses théologiens de la
libération.

A 1'Est de 1'Europe le socialisme paye le prix de
ses perversions, du long divorce du socialisme et de la liberté
Ses principales perversions sont au nombre de 3 :
1°) Un alignement sur la conception quantitative de la
croissance, caractéristique du monde capitaliste. Le socialisme
a ainsi perdu sa spécificité: une économie ordonnée à des fins
humaines.
2°) Une planification confondue avec une gestion centralisée,
bureaucratique et autoritaire.
3°) La socialisation confondue avec une étatisation
qui conduisit 1'économie au chaos et la liberté au cachot.
Dans ce contexte mondial le Parti Communiste français,
se révélant aussi incapable que les autres partis politiques de
pense r le monde dans son unité, n'a pas fait une autocritique
permettant de jouer son rôle face à ceux qui voient dans les
bouleversements de 1'Est, 1'effondrement du socialisme et non
l‘ effondrement de ses perversions.
Ce dogmatisme a rendu ses dirigeants aveugles aux mouvements
de 1‘ histoire présente. Par exemple, 1‘incompréhension du
fait qu'à notre époque aucun problème ne peut être résolu
dans le cadre national a conduit à la faute capitale: le ralliement,
en 1977, à 1'illusoire "dissuasion nucléaire", qui
intégrant , une fois de plus, le P.C.F . au soi-disant "consensus"
des partis, lui faisait perdre sa légitimité historique comme
force d'arrachement aux mensonges officiels, et comme force
de proposition pour préparer un avenir à visage humain.
Des millions de français ont trouvé dans le communisme  l’espérance d'une autre
société , d' une autre existence, et le sens de leur vie.
Il  fut un temps , avant 1956 , ou 20 % des français
votaient communiste avec 1'espoir "de lendemains qui chantent".
L' invasion de la Hongrie, en 1956 , en éloigna un tiers . A
la veille de 1968, malgré cette chute, devant la carence des
autres partis, les communistes retrouvaient la confiance de
près de 18% des français. La cécité de la direction du Parti,
en 1968 , conduisit à une nouvelle chute, désormais constante:
12%en 79 , 6% en 84 , 3,7 % en 89.
Il n'est plus temps de redresser ou de sauver l e
Parti. Sauvons 1' espérance dont il fut porteur: celle de
sortir de la jungle de 1' économie de marché et de créer un
socialisme défini par ses fins :" Une société, disait Marx,
où le libre épanouissement de chacun soit la condition du libre
épanouissement de tous."


Cette volonté de changer la vie implique une triple
mutation: de 1'économie, de la politique, de la culture.

La mutation de 1'économie est d'abord la clé du
changement du mode de vie. Elle ne peut s'opérer ni par une
rupture violente imposée "d'en haut", ni par une prédication
morale, mais par une reconversion, entreprise par entreprise,
pour aller vers un autre modèle de croissance fondé sur la
satisfaction de besoins réels.
La reconversion n‘ est pas seulement le moyen necessaire
pour changer le mode de vie d'un peuple en donnant un sens
humain à son économie; elle est aussi la seule méthode efficace
de lutte contre le chômage.
Le nucléaire et 1'armement sont les deux mamelles  du
chômage pour une raison simple: ils exigent le plus d'investissements
par emploi créé. C’est ainsi que la reconversion du
nucléaire civil permettrait, avec le même investissement financier,
 scientifique et technique, de produire la même quantité
d'énergie en créant un million d'emplois. (Rapport Crémieux.)
La reconversion permet de créer un véritable tissu
social car elle exige la participation créatrice de chacun se
sentant responsable de tous dans cette remise en cause des
finalités de la production et des services, et la recherche des
moyens d'un réemploi des techniques à des fins humaines.
Cette reconversion pour n' être ni anarchique, ni
tyrannique, exige, comme le préconise Gorbatchev, une articulation
entre le marché et le plan, entre 1'esprit d 'entreprise et 1'esprit communautaire,
permettant à moyen terme de les conjuguer. C'est le contrat,
c'est à dire une méthode par laquelle orienter et diriger ne
consiste plus à donner des ordres, mais à fixer des objectifs.
A tous les niveaux: des tâches d'une équipe dans 1'entreprise
jusqu'à la planification centrale.
Ainsi seulement 1'on pourra échapper au faux dilemne
entre un individualisme de jungle et un totalitarisme de termitière.

 La mutation politique exige une conception claire de
la démocratie.
1 - Il n'est pas possible d'identifier la démocratie
avec 1'économie de marché, car le "libéralisme" du renard
libre dans le poulailler conduit aux pires inégalités et à l a
mainmise de 1'argent sur le pouvoir politique, ce qui est
aux antipodes de la démocratie. La politique économique la plus
"libérale" du monde, veillant à assurer le jeu sans limite de
1’économie de marché, c’est celle de Pinochet, au Chili, où
tout le poids de la dictature politique est au service d'un
marché sans entraves.
2 - Il n’ est pas possible d'identifier la démocratie
avec la pluralité des partis.
Y a-t- il pluralisme aux Etats-Unis lorsque les partis
républicain et démocrate sont indiscernables par leurs projets et
leurs programmes ? Ils constituent "le parti unique" de l a
dictature anonyme de l'argent, présentant tous les stigmates
de l a décadence: record de la criminalité, de la drogue, des
suicides d'adolescents, de la corruption par les "lobbies",
des interventions économiques ou militaires aux côtés des dictatures
les plus corrompues.
En France que signifie 1'affrontement de partis dont
aucun, de la "droite" à la "gauche », n’est porteur d'un
véritable projet d'avenir, et qui, des deux côtés, à l'intérieur
de la "droite" comme de la "gauche", donnent le
spectacle de guerres de personnes et de factions, amnistiant
eux-mêmes, en toute complicité, leur corruption, pour faire
de leur politique une simple course au  pouvoir. Le niveau de
déchéance du débat politique en France apporte la preuve: Le
système des partis est désormais une forme d'organisation politique périmée.
 3 - La "démocratie libérale" n'est pas un obstacle
à la victoire du fascisme: Hitler n'est pas arrivé au pouvoir
par un coup d’Etat : il y est parvenu très
"démocratiquement", en obtenant, dans la très "libérale"
République de Weimar, la majorité électorale lui donnant
lëgalement le pouvoir.


Définie par ses fins, la démocratie, réelle et non
formelle, c’ est une société qui crée les conditions, économiques,
 politiques, culturelles pour que chaque enfant, chaque
femme, chaque homme, puisse déployer pleinement toutes les
possibilités qu'il porte en lui.
Définie par ses  moyens, la démocratie est une société
créant les conditions, à tous les niveaux de la vie sociale, de
la "participation" de chacun à 1'élaboration des décisions
dont dépend son destin.
La démocratie est pluraliste.Non pluralisme de clique ou de
clan, avec tout ce que cela implique d'endoctrinement idéologique,
de démagogie et de caporalisation, mais pluralisme de familles
spirituelles enrichissant chacune leur vision de 1'avenir
par la fécondation réciproque de 1' échange et du dialogue.

Une mutation par laquelle la "société civile", le
peuple, prend en main son destin, n'est pas une utopie: des
exemples récents, à 1‘Est de 1'Europe, ont montré comment
des peuples entiers, même corsetés par les Etats et les partis
les plus fortement structurés, ont changé, de façon décisive,
leurs régimes politiques. Depuis longtemps déjà, en Amérique
Latine, des "communautés de base", sur 1' expérience desquelles
sont nées les "théologies de la libération", ont réussi , en
dehors des partis, en dehors de 1'Etat, sans lui, et parfois
contre lui, à réorganiser, à partir de la base, leurs rapports
sociaux et leur mode de vie.

C’est à une initiative de ce genre que nous faisons
appel: recréer un tissu social et politique en dehors des partis,
sans eux, et, s'il le faut, contre eux. Tous. Car tous
portent les stigmates de la même déchéance, de la même absence
de projet,de la même politique-spectacle, où le citoyen
n'a aucun moyen de participer à 1'action.

Dans cette désaffection générale pourquoi le Parti
Communiste a-t-il connu 1'effondrement le plus marqué ?
Parce que, pour un parti conservateur, veillant à
maintenir ce qui est, un projet n'est pas nécessaire: un
"empirisme organisateur" suffit. Mais pour un parti se disant
"révolutionnaire", promettant de changer le monde, 1'absence
de projet signifie la mort, la perte de légitimité historique.
C’est de quoi sont morts, par exemple, les partis
communistes polonais, hongrois, roumains. C'est de quoi meurt
le Parti Communiste français.

Comment créer un nouveau réseau de résistance au non-sens
dans ce monde occidental dont la puissance technique aveugle
risque de conduire à un suicide planétaire ?
Des "communautés de base" -  il est vrai moins conscientes
de leurs visées lointaines que celles d'Amérique Latine -
existent chez nous sous la forme de mouvements associatifs ( communautés
d’aide, organismes de défense, centre s coopératifs,
associations culturelles), qui ont pour caractère commun, à des
degrés divers, d'échapper :
- aux lois du marché ,
- à la bureaucratie autoritaire de 1'Etat,
- à la manipulation médiatique.
C'est à partir de là que 1'avenir peut être construit.
L'objectif premier est d’aller vers des Etats Généraux des
mouvements associatifs, non pour centraliser et diriger, mais
pour fédérer les espérances et échanger les expériences.
Les divers partis - de gauche ou de droite - n'ont vu
en ces associations que des moyens d'accroître leur  clientèle
par la démagogie des promesses. Le Parti Communiste ne
traite avec ses alliés que pour en faire des courroies de transmission
de son influence.
Pour libérer les initiatives de la base, les partis
de conservation sociale (de droite ou de gauche) poursuivront
leur pourrissement dans 1'indifférence croissante d'un peuple.
Mais pour qu'une "renaissance" soit possible, qu'un mouvement
réel soit porteur d'un nouveau projet, il faut qu'en donne
l’ exemple le parti qui en a trahi 1’espérance.
Il ne s'agit pas seulement d'exiger la démission de
la direction qui 1'a conduit au tombeau. C’est une condition
nécessaire, mais non suffisante.
Un nouveau congrès, de nouveaux dirigeants, une
organisation plus démocratique, ne suffiraient pas à animer
une renaissance. La formation d'un "Mouvement de
renaissance" ne doit être ni la création d'une nouvelle
orthodoxie, ni le prolongement d'une ancienne dissidence.

Nul de ceux qui sont décidés à participer à cette mutation
radicale ne doit être écarté qu'il s'agisse de militants de ce
Parti  qui recèlent des trésors de dévouement et de sacrifice, d'anciens
militants, de membres de mouvements associatifs, d'hommes
et de femmes venus d'autres partis et conscients de la
vanité de ces partis, mais tous unis, au delà de leurs divergences,
par la même volonté de préparer la Charte nouvelle de la
Renaissance et de prendre en mains leur propre destin.
Un "Comité national provisoire de la Renaissance"
aurait pour tâche première de préparer les Etats Généraux, qui
éliraient eux non une «direction» mais un Comité permanent
de coordination pour garantir à la fois 1'unité du but
et 1'autonomie de chaque communauté .
Dès l e départ doivent être parties prenantes de l'initiative
et du Comité des chrétiens qui ont connu, avec le
Concile, leur "perestroïka", qui s'appelait "aggiornamento",
au temps du Pape Jean, des écologistes, des non-violents, des
immigrés aspirant, dans 1’esprit de Mohammed Iqbal, à la  revivification
de leur religion, des athées , dont le rôle est
salutaire: par son refus de 1'idolâtrie religieuse, 1'athéisme
témoigne de la volonté de 1'homme de se dépasser et de donner
lui-même un sens à sa vie. Sa foi en 1'homme n'est pas
rivale de ce que d'autres appellent la foi en Dieu. Son doute
aide la foi à ne pas céder au dogmatisme  et à s' intérioriser.

C’est en quoi consiste la mutation de la culture:
contre toute prétention à détenir la vérité absolue, prétention
qui conduit à 1'inquisition, contre toute prétention au monolithisme
et à 1'exclusivisme d'un rôle dirigeant, contre tout ethnocentrisme
occidental, engager un véritable dialogue des
civilisations pour concevoir et vivre, grâce à leur fécondation
réciproque , de nouveaux rapports, plus humains, avec la nature,
les autres hommes et l 'avenir.
Et surtout, pour prendre conscience  par cette ouverture à 1'autre
que le monde est un.
Aucun problème aujourd'hui ne peut être résolu dans un
cadre national ou partiel. L'on ne peut plus raisonner en termes
de "eux" et "nous". "Nous", tout le bien. « Eux » l'empire
du mal.
A 1' étape présente de 1'histoire, une universelle
interdépendance, des économies, des cultures, des angoisses
et des espérances nous oblige à prendre conscience de cette
unité fondamentale: hommes de droite ou de gauche, de 1’Est
ou de 1'Ouest, du Nord et du Sud, nous nous perdrons tous ensemble
ou nous nous sauverons tous ensemble.

Roger Garaudy. 9 janvier 1990. Archives de l'auteur