15 juillet 2016

Quand on parle d'un homme sans le connaître...


[Une "critique" sans esprit critique du livre lui-même uniquement à charge des "procureurs" Michaël Prazan et Adrien Minard sur Garaudy]

La dernière erreur de "Raja" Garaudy

LE MONDE DES LIVRES | Par

Le 11 décembre 2006, Manouchehr Mottaki, ministre des affaires étrangères de la République islamique d'Iran, accueille à Téhéran des négateurs de la Shoah pour deux journées de conférence. C'est la première fois qu'un Etat offre une tribune officielle à cette abjection repeinte en question d'historiens. Roger Garaudy est absent. Né en 1913, il reste désormais chez lui. Mais sa pensée accompagne le rassemblement. La télévision iranienne a diffusé, le 13 décembre 2005, avant un discours violemment "antisioniste" du président Ahmadinejad, une interview du vieil homme. Il y déclarait qu'aucun de ceux qui ont combattu Hitler - Churchill, Eisenhower, de Gaulle - "n'a dit ne serait-ce qu'un seul mot sur les chambres à gaz".

Fort oublié en France, cet auteur est devenu, au cours des dix dernières années, chez de nombreux islamistes, une référence, voire une sorte de star. En 1996, son libelle Les Mythes fondateurs de la politique israélienne a été condamné et interdit pour négationnisme. L'abbé Pierre avait perdu son honneur pour avoir longuement soutenu "l'énorme travail" que représentait à ses yeux cette brochure de son ami. Il ne s'était rétracté que très tardivement, du bout des lèvres.
Garaudy a entamé alors une carrière, mal connue ici, de gloire persécutée. "Tombé dans le piège des inquisiteurs juifs à Paris", comme écrivait l'hebdomadaire égyptien Rose Al-Youssef, il est reçu au Liban par le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, en Syrie par le vice-président Abdel Halim Khaddam, soutenu par le cheikh Yassine, chef du Hamas, accueilli en Iran par le président Khatami, cité au Parlement égyptien par les Frères musulmans, diffusé au Maroc par des groupes militants... entre autres. En juin 1999, une centaine d'écrivains et de journalistes jordaniens le nomment "plus importante personnalité culturelle internationale du XXe siècle".
L'enquête minutieuse menée par le journaliste Michaël Prazan et l'agrégé d'histoire Adrien Minard replace cette ultime popularité dans le long et tortueux trajet de Garaudy. Dans son parcours de polygraphe opportuniste, entre quelques dizaines de volumes et presque autant de conversions et retournements, se dessine un certain portrait du siècle. Protestant par éducation, philosophe par concours, Roger Garaudy, fasciné par Thorez, devint un militant communiste stalinien pur jus. "Dans chaque pensée juste, Staline est là ; dans chaque action efficace, Staline est là", écrivait-il. Dénonçant les mensonges supposés de ceux qui veulent faire connaître la réalité du goulag - comme Kravchenko, Rousset, Koestler -, Garaudy passe du statut de suppléant au comité central à celui de membre du bureau politique.
Après le rapport Khrouchtchev de 1956, il s'active avec Aragon à déstaliniser, insistant sur la nécessité d'un marxisme humaniste, ouvert, en dialogue avec les chrétiens. On a presque oublié que c'est contre ce marxisme ramolli qu'Althusser édifia le sien. L'antihumanisme de Foucault combattait aussi, autrement, cette bouillie mentale. On la retrouve ensuite passant par l'écologie, le tiers-mondisme, la théologie de la libération, les aspects mystiques du corps de la danseuse Ludmilla Tcherina... Seuls points fixes : la haine de l'américanisation, l'idée que l'Occident est mauvais, responsable de tous les maux du monde.
Les années 1980 marquent un tournant. Garaudy se convertit à l'islam à Genève. Devenu "Raja" Garaudy, il professe un antisionisme radical, de plus en plus difficile à discerner d'un antisémitisme pur et dur. Il se rapproche de Pierre Guillaume, éditeur du négationniste Faurisson, commence à minorer le nombre des victimes juives du nazisme et à mettre en question l'existence des chambres à gaz. L'intention est claire : si la Shoah apparaît comme un mensonge, alors l'Etat d'Israël apparaît comme illégitime, le peuple juif manipulateur et non victime.
Le 23 janvier 2006, Garaudy a répondu aux questions des auteurs, en présence de son avocate, Isabelle Coutant-Peyre, l'épouse du terroriste Carlos. Faurisson, dit-il, n'est "pas un mauvais homme". Tariq Ramadan ? "Un bon copain, qui fait du bon boulot." Les attentats du 11 septembre ? "Organisés par la Maison Blanche." Hier, tout cela aurait fait sourire, comme autant de sornettes plutôt que de vrais dangers.
Il en va autrement aujourd'hui. Ce sont toujours de pitoyables sornettes, évidemment. Mais des gouvernements fanatiques et des groupes actifs tentent d'enrôler leurs peuples sous ces mensonges, interprètent l'histoire au moyen de ces mirages, prétendent agir internationalement avec ces billevesées pour repères et pour guides. Le problème est politique autant que moral. Nier le massacre de millions de juifs, ce n'est pas seulement blanchir les bourreaux, c'est inventer un monde irréel, un univers tellement factice que toute action présente et future est faussée d'avance.

ROGER GARAUDY, Itinéraire d'une négation, de Michaël Prazan et Adrien Minard, Calmann-Lévy, 444 p., 20,90 €.
http://www.lemonde.fr/livres/article/2007/02/22/la-derniere-erreur-de-raja-garaudy_870376_3260.html