17 septembre 2015

Déporté à Bossuet, Algérie (2). Adresse à l'administration du camp

[Roger Garaudy, avec des centaines d'opposants, principalement communistes et syndicalistes, fut déporté de 1940 à 1943 et notamment de 1941 à 1943 dans l'Oranais algérien, à la Redoute de Bossuet (ex Biribi) transformée en camp de concentration par le gouvernement de Pétain. Les conditions de vie y étaient particulièrement mauvaises. Le moral des internés fut soutenu notamment par les initiatives de Garaudy, alors jeune agrégé de philosophie qui réussit avec le concours des 17 autres enseignants internés à mettre sur pied et à faire fonctionner une véritable "université" avec cours et conférences. Jacques Cantier apporte sur tous ces sujets des informations et des témoignages dans son livre "L'Algérie sous le régime de Vichy" (Ed Odile Jacob, 2002). Lire aussi http://rogergaraudy.blogspot.fr/2015/09/deporte-bossuet-algerie-1-le-14-juin.html AR]










DOCUMENT MANUSCRIT PROVENANT DES ARCHIVES PERSONNELLES DE ROGER GARAUDY




   L’état sanitaire actuel de notre camp inspire d’assez vives inquiétudes pour qu’il soit nécessaire d’attirer une fois de plus sur ce problème votre bienveillante attention.
   Depuis six jours, en effet, 59 cas de colite dysenteriforme et, peut-être, de dysenterie épidémique ont été constatés (soit une proportion de 1 malade sur 8 internés).
   Il est certain que le manque d’hygiène dans le camp est de nature à favoriser, sinon à déterminer, le développement de ces troubles ou d’autres épidémies possibles.
   Or, la direction du camp n’a pas eu, jusqu’à présent, les moyens de pallier à ce manque d’hygiène.

I – Alimentation
   Les premiers cas de diarrhées se sont manifestés le lendemain d’un jour où ont été mangées des fèves fermentées.  Or, il est fréquent que les légumes (fèves ou petits pois en particulier) arrivent au camp après un voyage de 4 à 6 jours tassés dans des sacs, et,, par suite, en état de fermentation avancée, ce qui a occasionné, à plusieurs reprises, des intoxications alimentaires.
   D’ailleurs, l’installation rudimentaire des cuisines et l’insuffisance du matériel ne permettent pas de neutraliser par la cuisson (dans deux eaux différentes par exemple) les principes nocifs de ces fermentations.
   La viande consommée ne présente pas non plus toutes les garanties nécessaires. A plusieurs reprises, par exemple, des moutons dont les poumons présentent des lésions ont été livrés.
   Enfin, la situation des cuisines, installées à une quinzaine de mètres seulement des latrines, est particulièrement insalubre, car d’innombrables mouches viennent y polluer la viande et, en général, toutes les denrées alimentaires.

II – Habitation
   Les risques de maladie et d’épidémie sont aggravées du fait de l’entassement des internés dans des locaux exigus : à titre d’exemple, indiquons qu’une chambre de 18m x 6m contient 80 hommes, ce qui représente environ 5m3 d’air par homme, la moitié à peine du minimum indispensable.
   Les internés sont couchés dans des cadres de bois comprenant quatre couchettes, deux en haut et deux en bas, sans paillasse ni sac de couchage.
   Ces cadres, très volumineux, sont séparés de 30 à 40 cm seulement les uns des autres, en sorte qu’on ne peut les déplacer et que tout nettoyage sérieux de la pièce est, dans ces conditions, pratiquement impossible.
   Si l’on ajoute que l’absence de réfectoire oblige les internés à prendre leurs repas sur leurs lits (ils ne disposent ni de tables ni de bancs qui leur permettraient de manger hors de leurs couchettes), l’on conçoit aisément que les miettes et débris de nourriture attirent dans les chambres toutes espèces de parasites, de mouches et de germes pathogènes.
   De plus, l’on ne dispose pas de crésyl ni d’eau de Javel pour la désinfection des batiments ,
                                               pas de chlorure de chaux pour l’hygiène des latrines (d’ailleurs insuffisants pour le nombre des internés),
                                               pas de savon pour le lavage du linge ou la toilette corporelle,
                                               pas de linge de rechange (dans bien des cas pas même de chemise) pour lutter efficacement par la propreté contre les poux qui ont fait leur apparition à maintes reprises au risque de propager le typhus (qui subsiste à l’état endémique autour de Bossuet).
   Cette situation ne manquera pas de s’aggraver d’ici quelques semaines par suite du tarrissement des puits et du manque d’eau qui sévit à la redoute et qui, semble-t-il, motive, à cette saison, son évacuation par la troupe.


III – Composition du camp
   Ces conditions sanitaires risquent d’autant plus d’avoir des effets désastreux que les actuels occupants de la Redoute ne sont pas de jeunes soldats vigoureux, préalablement sélectionnés, par une visite d’incorporation, mais des hommes dont beaucoup sont âgés:
          179 internés ont plus de 40 ans, 14 dépassent 60 ans,
          320 d’entre eux sont d’anciens combattants (dont 130 sont décorés de la Médaille militaire ou des Croix de guerre 14-18 ou 39-40),
          352 sont mutilés ou atteints de maladies chroniques.
 
IV – Possibilités médicales
   Devant ces risques de maladies épidémiques qui auraient facilement prise sur les internés en raison de leur âge, de leur état de santé, et de leurs conditions de vie, les médecins sont pratiquement désarmés, ne disposant à l’infirmerie de la Redoute d’aucun moyen de résistance efficace à ces dangers : ni matériels, ni m »dicaments.
   Il n’y a pas de désinfectants généraux pour les latrines et les locaux,
                pas de matériel opératoire – même pas d’éclairage en cas de nécessité d’intervention urgente pendant la nuit,
                pas de médicaments, un exemple caractéristique : 250gr d’élixir parégorique ont été fournis en un mois et demi ; vu le nombre de malades, c’est la quantité nécessaire pour trois jours de traitement.

Conclusion
   Il conviendrait que soit vérifiée, par une enquête sur place, l’objectivité de ces déclarations, et, qu’après cette vérification, toutes dispositions soient prises :
   1°- pour l’aménagement matériel de notre camp, en remédiant à l’exiguité malsaine des locaux, au couchage défectueux, à la disposition des cuisines, à l’insuffisance du linge, à l’absence de savon ;
   2°- pour l’amélioration de l’approvisionnement, en veillant à la fraîcheur des légumes livrés et en refusant la viande d’animaux dont les viscères ne seraient pas saines ;
   3°- pour l’outillage de l’infirmerie, en la munissant de désinfectants pour les latrines et les bâtiments, et des médicaments nécessaires pour enrayer les épidémies auxquelles nous sommes exposés.
Enfin, la plupart des maux qui menacent les internés étant liés au climat auquel ils sont soumis, ainsi qu’à leur âge et à leur état de santé, il serait nécessaire que soit envisagée l’annulation de la mesure de déportation qui, sans raison valable, expose les familles angoissées à rester sans soutien.

(Le document, évidemment collectivement élaboré, est écrit de la main de Roger Garaudy. NDLR)

A lire (PDF): Les camps français d'internement (1938-1946). Denis Peschanski