03 mai 2015

"L'esthétique, c'est l'éthique de l'avenir" (Gorki). Marxisme et transcendance






Le marxiste (encore athée) Garaudy et la transcendance:



Le projet de l'homme total, c'est-à-dire le projet

d'une société complètement intériorisée, d'un

individu complètement désaliéné (portant consciemment

en soi la société sous forme de culture

et de sentiment de sa responsabilité) est-il aussi

une utopie ?

Revenons-nous, par cet humanisme, à un socialisme

moral ?

L/homme total peut-il être valeur suprême et

fin ultime sans être idéal transcendant?

Ou alors peut-il exister une forme non aliénée

de la transcendance ?

Toute morale, jusqu'ici, a été une aliénation

car elle reposait sur la dualité de l'être et de l'idéal.

Un autre dualisme est-il possible ?

Il y a le dualisme aliéné de la transcendance, et

le dualisme pour lequel le transcendant c'est le

moment tragique du développement immanent.

Dans cette deuxième perspective la transcendance

n'est pas rupture mais approfondissement, ou plus

exactement un dépassement dialectique.

Le problème c'est de penser le transcendant

autrement que sous la catégorie d'extériorité, sans

quoi la transcendance n'est qu'un autre nom de

l'aliénation et le nom d'un tel Dieu est celui d'une

idole.

Est-ce à dire qu'une conception non aliénée de la

transcendance ne puisse être qu'une conception

négative? L'expérience d'une insuffisance, d'une

tension.

Sans doute la négation est-elle la première image,

le premier « analogon » d'une telle transcendance.

L'exigence qui préside à tout développement

de la science, l'exigence de totalité systématique

et d'intelligibilité totale, est et demeure toujours

un postulat qu'aucune expérience ne vérifie mais

qui est la condition même de toute expérience.

L'exigence qui préside à tout développement

de la morale, l'exigence de l'homme total est du

même ordre, car, aux athées que nous sommes,

rien n'est jamais promis. Personne ne nous attend.

La transcendance est-elle donc toujours et nécessairement

l'expérience d'une absence et non d'une

présence ? Sans doute devons-nous résister toujours

à la tentation mystique et mystificatrice de

transformer une exigence en une présence mais le

mouvement même qui nous porte, en chaque

moment, à créer dans l'angoisse et le risque une

réalité plus haute, nous pouvons en prendre conscience

comme de notre réalité la plus profonde, la

réalité constituante de l'homme créateur.

Cette réalité s'identifie, nous l'avons vu déjà,

avec la présence en nous des autres, de la totalité

des autres, présence qui ne peut être vécue comme

une expérience de l'extériorité : autrui et moi-même

ne font pas nombre. Cette altérité n'est pas extériorité

car il peut m'arriver de prendre pour règle

de ma propre décision cette volonté qui s'était

d'abord opposée à moi.

La tension entre moi et l'autre, entre le fini et

l'infini, c'est-à-dire entre le moi et la totalité des

autres, rend possible l'implication réciproque de

la transcendance et de l'immanence. Déjà, pour

Fichte, le moi fini n'était un absolu que parce qu'il

comprenait en lui, dans son activité, cette position

du fini et de l'infini que le dogmatisme spinoziste

projetait hors de lui dans l'être.

Il nous est donc possible de définir la transcendance

en évacuant tout ce qui en elle n'a de sens

qu'en fonction d'une conception du monde périmée.

Explorer la dimension de la transcendance,

conçue non comme un attribut de Dieu mais comme

une dimension de l'homme, ce n'est pas partir de

quelque chose qui existe dans notre monde pour

tenter vainement de prouver l'existence de ce qui

n'existerait que dans un autre monde, c'est simplement

explorer toutes les dimensions de la réalité

humaine.

Quand j'aime un être humain, je fais un pari qui

va au-delà de tous ses actes. L’image la plus proche

de cette transcendance est donc peut-être celle de

l'amour, de l'amour strictement humain, par lequel

nous apprenons à percevoir ou plutôt à postuler,

dans l'être aimé, une qualité sans commune mesure

avec le contenu de ses actes.

Dans une page saisissante sur saint Jean de la

Croix, Aragon, dans le Fou d'Elsa, nous donne

une approximation poétique du pari pascalien qui,

au niveau strictement humain de l'amour, définit

la transcendance.

La rencontre avec le transcendant, on plutôt le

surgissement de la transcendance, n'est pas une

expérience privilégiée et n'a rien de théologique

ou de religieux; ce n'est pas une interruption de

l'ordre naturel par une intervention surnaturelle,

c'est l'expérience la plus quotidienne, l'expérience

spécifiquement humaine : celle de la création.

La transcendance est une dimension de la vie

commune. Elle est attestée par la possibilité

constante de choisir de vivre et de mourir pour les

autres. Ce choix conscient, volontaire, et libre, nous

définit comme homme en rupture avec l'animalité

et avec l'aliénation.

Par cet arrachement à la nature et au donné, qui

commence avec le travail et atteint son affirmation

la plus haute lorsque la mort devient non plus

seulement la revanche de l'espèce sur l'individu

mais un don d'amour de l'individu au tout de l'humanité,

un transcendantal et des valeurs sont

toujours en train de naître.

Cette conception nous permet, en prenant pour

point de départ du criticisme moral non pas un

cogito solitaire mais la pratique, c'est-à-dire en

prenant conscience que l'homme commence avec

le travail, que ce travail est toujours social, que le

travail, comme dépassement du donné, constitue

la première catégorie de l'éthique, que la conscience

de soi est subordonnée à la communication avec

les autres, cette conception permet de nous affranchir

de l'individualisme tout en respectant l'autonomie

de la conscience.

Elle nous aide à comprendre que l'homme est

créateur, son propre créateur, et nous donne les

moyens de surmonter l'aliénation, qui est le

contraire de la création, de la surmonter pour tous,

c'est-â-dire de fonder, non pas seulement dans sa

justification théorique mais dans sa réalisation

pratique, une morale indivisiblement sociale et personnelle,

dont la fin ultime crée les conditions qui

rendront possible à chaque homme de devenir

 effectivement un homme, c'est-à-dire un créateur.

C'est dans ce sens que Maxime Gorki définissait

admirablement notre conception, en disant que,

pour les communistes, l'esthétique c'est l'éthique

de l'avenir.



MARXISME

DU XXe SIÈCLE

PAR

Roger GARAUDY



Collection 1018

UNION GÉNÉRALE D'ÉDITIONS

1967 (le livre a été édité pour la 1ère fois à La Palatine en 1966)

Pages 143 à 147