19 mars 2015

L'exploration de la subjectivité et de la transcendance centre de la réflexion de Garaudy et essentiel de son apport au marxisme



L'oeuvre entière de Garaudy est un appel et une
contribution à la construction de ce modèle du socialisme
dans un pays hautement développé.
Le caractère essentiel de ce modèle sera de
construire le socialisme pas seulement pour le peuple
mais par le peuple, de telle sorte que chaque travailleur,
d'abord au niveau de la production, puis, par
voie de conséquence, au niveau de l'Etat et de la
culture, soit un centre autonome d'initiative, de
responsabilité et de création.
« Marx, écrit Garaudy fonde sa prévision de l'effondrement
du capitalisme et de l'avènement d'un
nouvel ordre humain, non pas sur une exigence idéale,
à la manière des utopistes, non pas sur un déterminisme
mécanique, mais sur la certitude que les
travailleurs sauront découvrir, dans les contradictions
vécues de leur situation comme producteurs,
mais comme producteurs dépouillés de leur produit
et du moment spécifiquement humain de leur travail,
les formes possibles du dépassement de cette
contradiction. »
Cette contradiction, ajoute Garaudy, n'est pas opposition
de la réalité à une « nature » ou à une
« essence » humaine éternelle, mais opposition, à l'intérieur
de la réalité même, et en chaque moment de
l'histoire, entre ce qu'il est possible à l'homme d'accomplir
en fonction des forces productives dont il
dispose et les obstacles que les rapports de production
élèvent contre cet accomplissement.
1. Pour u n modèle français du socialisme, p. 96.

La prise de conscience de l'exigence de ce combat
n'est pas spontanée : une conscience qui ne refléterait
qu'un donné immédiat ne saurait nous conduire
au-delà de ce donné. La conscience ne peut jouer
un rôle actif dans le devenir que si elle est capable
de transcender le donné et d'anticiper un possible.
A l'exemple de ce qu'a fait Marx dans le Capital, il
appartient à un marxiste de dégager, à chaque étape
nouvelle du développement historique, les contradictions
qui se font jour, contradictions anciennes du
capitalisme, non encore dépassées, et contradictions
inédites, afin de montrer par quelle dialectique le
système engendre en même temps des possibilités
infinies de développement du pouvoir de l'homme, et
des conditions qui conduisent à la servitude, à la
mutilation, à l'écrasement de ce qui, en l'homme,
est spécifiquement humain : le travail créateur.
Au-delà de cette critique dialectique peut se concevoir
le communisme dans sa plénitude, car le
communisme n'est pas seulement la propriété collective
des moyens de production et la société sans
classes, sans contrainte et sans Etat, qui en est le
corollaire. C'est une société dans laquelle l'épanouissement
de l'homme intégral signifie la fin de l'aliénation
du travail.
La tâche essentielle du philosophe marxiste, selon
Garaudy, c'est d'aider à la prise de conscience de
cette dialectique de l'histoire, afin que cette conscience
elle-même devienne toujours davantage moment
« actif » de cette dialectique, et d'aider à concevoir
les possibles qui naissent, en chaque moment, des
contradictions du réel, afin que chacun se sente
personnellement responsable de la construction de
l'avenir.
De là l'importance primordiale, dans la pensée de
Garaudy, des réflexions sur la transcendance et sur
la subjectivité.
Transcendance ne signifie rien d'autre que rupture,
montée, dépassement. Elle exprime le moment proprement
humain de l'acte de l'homme dès qu'il émerge
de l'animalité : la conscience du but précédant le
travail accompli. Ce moment de rupture avec le donné
immédiat est la condition première non seulement
de tout travail spécifiquement humain, mais de toute
participation personnelle à une lutte révolutionnaire.
La réflexion sur la transcendance est, du point de
vue théorique, critique fondamentale du positivisme,
et, du point de vue pratique, lutte contre toute forme
de conformisme, de fatalisme ou d'acceptation, contre
toute conception de la liberté qui serait seulement
conscience de la nécessité. C'est pourquoi Garaudy a
consacré une part si importante de son travail à la
connaissance et à la critique de la foi religieuse qui
a, à la fois, avec le christianisme notamment, affirmé
la transcendance et l'a mystifiée, aliénée. Affirmé en
concevant la liberté non plus seulement comme
conscience de la nécessité mais comme participation
à l'acte créateur. Mystifié et aliéné en faisant de cette
création un attribut de Dieu et non pas simplement
la dimension proprement humaine de l'homme.
La subjectivité, c'est d'abord ce décollement à
l'égard de l'immédiat, cette distanciation à l'égard
du donné, qui rend possible sa transformation. Ce
n'est nullement évasion ou rumination intérieure,
mais conception des possibles au nom desquels peut
se construire l'avenir. « Il faut rêver », disait Lénine.
Car l'essence du socialisme, c'est précisément d'être
le régime capable de faire de chaque homme un
homme, c'est-à-dire un créateur, un moment décisif
de l'initiative historique, de la création continuée
de l'homme par l'homme.
L'importance accordée par Garaudy à l'esthétique
ne signifie donc nullement une fuite, une manière de
prendre ses distances avec la politique, mais au
contraire la reconnaissance du fait que, de la tragédie
grecque au surréalisme, de la statuaire africaine
à Van Gogh ou à Picasso, la poésie et l'art sont
l'affirmation la plus pleine de cet arrachement au
donné et de cette transcendance, de cette découverte
des possibles et de cette subjectivité, sans lesquelles
l'homme ne pourrait jouer son rôle actif, militant,
créateur, dans la construction des modèles de son
propre avenir.
La tragédie, n'est-ce pas l'assaut donné par la
liberté contre les structures ? Le héros tragique
n'est-il pas un « indicatif de transcendance », c'est-àdire
celui qui introduit dans le monde un nouveau
terme de référence situé au-delà de la coutume ou
de la loi, celui dont la décision ou l'acte n'est pas
sur le prolongement des habitudes, des attentes, des
questions du passé, mais marque une rupture radicale,
l'irruption d'un avenir neuf par lequel nous
sommes interpellés, sommés de remettre en question
les règles et les certitudes que l'on croyait acquises.
L'art ne laisse pas le spectateur intact. C'est par là
que, d'Antigone à Pavel Vlassov, il peut être une
propédeutique de la révolution.
C'est pourquoi d'ailleurs l'attitude à l'égard des
créateurs, à l'égard de la fonction esthétique et de
la fonction prophétique, est la pierre de touche de
la pleine réalisation d'un système social spécifiquement
humain, c'est-à-dire d'un système socialiste.
Avec l'exploration de la subjectivité et de la transcendance
comme moments de la dialectique de
l'histoire et de la création continuée des modèles
humains, nous découvrons le centre de la réflexion
de Garaudy et l'essentiel de son apport au marxisme.

Conclusion de "Garaudy et le marxisme du 20ème siècle "
de Serge Perottino, Editions seghers, 1969 et 1974