16 mars 2015

"La vie pose les problèmes. La philosophie répond"



« La vie pose les problèmes. La philosophie répond.»
C'est ainsi que Roger Garaudy ouvre ses                           
Perspectives de l'homme où il entre en dialogue avec
les grandes philosophies du XXe siècle.
L'on ne saurait comprendre le problème qui commande
toute sa pensée et son action, ni les réponses
qu'il y apporte, ni la fin toujours fuyante et toujours
exigeante qu'il poursuit, sans se référer à la situation
historique qui a posé concrètement ces problèmes et
qui somme le philosophe d'y chercher réponse en le
contraignant à mettre en cause les fins mêmes de la
vie.
C'est une chance, pour un philosophe, de vivre à
un moment de fracture de l'histoire où les ordres
établis, les systèmes, les valeurs, les fins, le sens
même de cette histoire et des hommes qui la vivent,
sont remis en question.
Roger Garaudy a eu cette chance et a vécu passionnément
cette aventure de notre siècle.
Né avec la Première Guerre mondiale et la Révolution
d'Octobre, il a dix-sept ans lorsque éclate la
grande crise mondiale. Vingt ans lorsque Hitler arrive
au pouvoir. Il passe l'agrégation de philosophie dans
la grande espérance du Front populaire. A vingt-sept
ans, il est soldat dans la Seconde Guerre mondiale.
A vingt-huit ans, il vit les premiers pas de la Résistance
puis, comme il l'écrira, repense sa propre
culture à travers l'expérience des prisons et des
camps de concentration.
Il vit l'exaltation de la renaissance française comme
député aux deux Assemblées constituantes. Se
bat en 1947 et 1948 aux côtés des mineurs de Carmaux
en grève. Il est vice-président de l'Assemblée
nationale lors du putsch d'Alger et du renversement
de la IVe République. Entre-temps, il a vécu deux
années en Union soviétique à l'heure du grand tournant
: celui de la mort de Staline. Il a été témoin des
misères du tiers monde en parcourant quatorze pays
de l'Amérique latine, et participé à ses espérances,
au contact de Fidel Castro à Cuba comme de Ben
Bella en Algérie.
Tel est le matériel expérimental de son oeuvre
philosophique.
Le caractère majeur de cette expérience, c'est que
l'avenir n'y est pas le simple prolongement du passé
et que l'homme ne peut, sans une aliénation totale,
se laisser porter par la seule force d'inertie des systèmes
anciens. A chaque pas il est requis de prendre
une décision, une initiative historique, dans le risque
et la responsabilité.
Le problème de la subjectivité, c'est-à-dire de l'initiative
de l'homme dans la création continuée de son
histoire, passe ainsi au premier plan.
C'est le problème central de la pensée de Roger
Garaudy qui n'est pas seulement un philosophe-témoin
mais un philosophe militant de notre époque,
et qui s'efforce de la vivre pleinement, c'est-à-dire
avec un sens aigu de la responsabilité personnelle de
chacun dans le destin de tous.
L'on ne peut faire face, avec des réponses déjà
faites,
— ni aux problèmes posés par les crises, les guerres
et les révolutions de notre siècle,
— ni aux problèmes posés par les pouvoirs inédits
que donnent aux hommes les sciences et les techniques
de notre temps,
— ni aux problèmes posés par les mouvements de
libération des pays jusque-là colonisés, qui ont fait
perdre à « l'Occident » l'illusion qu'il était le seul
centre d'initiative historique et le seul créateur de
valeurs, et qui ont ainsi relativisé notre culture, notre
conception du monde et de ses fins.
A notre époque où les luttes de classes, les luttes
nationales, les luttes idéologiques se développent à
l'échelle planétaire et où nous sommes tous impliqués
dans la grande contestation du monde, l'histoire
des philosophies authentiquement contemporaines
est selon l'expression de Garaudy dans l'ouvrage
qui, en 1959, a inauguré la période la plus féconde
de sa réflexion, l'histoire des « perspectives de l'homme».
L'oeuvre philosophique de Garaudy, depuis ses
premiers pas, se situe dans la perspective du marxisme
et d'un marxisme militant. L'expérience de notre
siècle a été telle que son apport au marxisme consiste
essentiellement dans une réflexion sur le « moment j
subjectif » de la dialectique révolutionnaire de Marx
et de Lénine, sur la signification et les conditions de
l'initiative historique, sur l'acte créateur, proprement
humain, de l'homme tel qu'il s'exprime dans
la création artistique ou la recherche scientifique
comme en morale, dans la foi religieuse comme dans
l'action révolutionnaire.
Ses principaux ouvrages abordent ces problèmes
et sont autant de « combats aux frontières », dans
des secteurs en général peu explorés par les auteurs
marxistes, c'est-à-dire dans des secteurs ouverts et
fort exposés à la critique des « orthodoxes », qui préfèrent
en général s'en tenir à l'exégèse des classiques
dans les secteurs plus fortement assurés de
l'économie politique, de l'histoire, de la stratégie et
de la tactique, où les classiques : Marx, Engels,
Lénine, ont élaboré un admirable corps de doctrine
à partir duquel les commentateurs ont parfois l'illusion
— trompeuse d'ailleurs — de pouvoir travailler
en sécurité en transformant en scolastique les grandes
créations des fondateurs.
Les contradictions toujours renaissantes du monde
depuis un demi-siècle lui donnent occasion de se
forger une conscience philosophique capable d'accueillir
les interrogations du monde et de se développer
selon une dialectique complexe où un même problème
se pose de manière différente à chaque étape.
Ce problème central, celui de la subjectivité, celui
de la spécificité de l'acte créateur de l'homme dans
cette histoire en train de se faire, exige que l'on
discerne, à chaque étape, l'émergence du nouveau.
Le marxisme est ainsi interrogé à partir de cette
question : comment le marxisme nous permet-il de
dégager ce qui est proprement humain dans l'homme ?
Le dialogue avec les philosophies non marxistes
n'a pas seulement une valeur méthodologique ; il
a une signification de principe. Garaudy, dans Perspectives
de l'homme, en 1959, donnait la parole, à
l'intérieur même de son livre, aux représentants des
grands courant philosophiques qui contestaient fondamentalement
sa position. Cette initiative a été
continuée par l'entreprise du « Centre d'Etudes et
de Recherches marxistes », qu'il a fondé et dirigé
pendant dix ans (1960-1970). Par l'organisation des
« Semaines de la Pensée marxiste » et de nombreux
débats nationaux ou internationaux, il a contribué,
pour une bonne part, à faire du « dialogue » le style
de la vie intellectuelle et politique en France. Cette
démarche est fondée sur cette idée maîtresse : « La
philosophie marxiste, en France, s'est trouvée aux
prises avec une réalité historique différente de celle
qu'avaient connue Marx et Engels, de celle qu'avait
connue Lénine... Le marxisme ne peut vivre et se
développer qu'en intégrant et en dépassant tout ce
1 que la philosophie contemporaine a de vivant : le
marxisme ne serait pas le marxisme s'il se bornait
à répondre à Sartre par les objections que Marx
faisait à Stirner, à Husserl par la réfutation que fit
Lénine des théories d'Ernst Mach, à Barth ou à
! Rahner par l'argumentation de Feuerbach1. »
A l'égard de sa formation universitaire, Garaudy
n'a jamais eu l'attitude nihiliste de certains néophytes
du marxisme qui jugent de bon ton, malgré
l'exemple de Marx et l'enseignement mille fois répété
de Lénine, de répudier en bloc leur culture « bourgeoise».
Dans l'autobiographie intellectuelle publiée en
introduction-témoignage de son Peut-on être communiste
aujourd'hui ?, comme dix ans plus tôt dans
ses Perspectives de l'homme, il rappelle le privilège
qu'il eut, à Aix-en-Provence, d'écouter Maurice Blondel,
et l'étrange fascination exercée sur lui par la
première thèse sur L'Action, qui circulait alors entre
étudiants, ronéotée, comme interrogation sur les fins.
Puis ce fut l'enseignement kantien et fichtéen de
Jean Nabert au lycée Henri-IV, enseignement auquel
il devra d'avoir toujours cherché, dans le marxisme,
une philosophie critique — au sens kantien du terme
— mais qui ne fut point idéaliste, et de dégager
les sources fichtéennes de Marx sur le problème de
l'autocréation de l'homme. A Strasbourg, l'événement

1.    Perspectives de l'homme , P.U.F., 1961.
2.     
intellectuel majeur de sa vie d'étudiant fut la
rencontre de Karl Barth, et, au-delà, de Kierkegaard,
qu'il lisait en même temps que les oeuvres de Marx,
et qui lui imposait, selon sa propre expression, cette
tension extrême : tenir les deux bouts de la chaîne
en ne cédant ni sur les exigences d'objectivité et
d'efficacité historique de Marx, ni sur la dimension
d'intériorité, sur cet affrontement tragique de la
subjectivité et de la transcendance qui le fascinait
dans la théologie dialectique de la crise. Ce furent
ensuite les influences pour lui conjointes d'Henri
Wallon et de Gaston Bachelard, à partir desquelles il
réussit à rompre avec la prétention dogmatique de
s'installer dans l'être et de dire ce qu'il est, à prendre
conscience du rôle primordial de ce que Marx appelait
le « moment actif » de la connaissance et de la
dialectique de l'hypothèse et des négations auxquelles
elle se heurte. Enfin, en esthétique, après Hegel, qui
constitue à lui seul toute une culture, ses maîtres
furent Aragon, dont il transposa souvent les conceptions
esthétiques à d'autres domaines de la philosophie,
et Pierre Francastel dont l'oeuvre éclaire particulièrement
les étapes de la construction plastique
d'une « deuxième nature » qui est création de l'homme.
Par un tragique paradoxe de l'histoire, cette
constante réflexion sur la subjectivité dut se développer,
pendant un quart de siècle, à l'intérieur d'un
système de pensée qui en était l'antithèse radicale :
celui du dogmatisme stalinien.
Dans ce laminoir, le marxisme fut réduit à une
seule dimension : celle d'un positivisme dogmatique
et scientiste qui se réclamait de la dialectique.
Une codification scolastique des principes du matérialisme
dialectique et historique conduisit à une
stérilisation de la pensée philosophique : trois principes
du matérialisme, quatre lois de la dialectique,
cinq stades du développement historique, toute la
philosophie était enfermée dans ce lit de Procuste.
L'erreur de base, liée à toute une situation historique
que Garaudy a évoquée dans son livre Pour
un modèle français du socialisme à propos du « modèle
soviétique », c'est la méconnaissance dogmatique
de la dialectique de la vérité relative et de la
vérité absolue.
 « Si l'on tient pour vérité absolue et achevée la
forme que revêt le matérialisme à un moment de
son histoire en fonction d'une certaine image que la
science donne de la matière, dès que la science modifiera
cette image, l'on sera conduit, soit, comme l'a
montré Lénine dans Matérialisme et Émpiriocritic
i s m e , à mettre en cause le matérialisme lui-même
en parlant d' * évanouissement de la matière2 ", simplement
parce que l'image nouvelle ne correspond
pas à l'ancienne, soit à rejeter, en la traitant d'idéaliste,
une théorie physique ou une théorie chimique
parce que l'image nouvelle qu'elle donne de la matière
ou du déterminisme ne correspond pas à l'ancienne.
« ...Si l'on tient pour vérité absolue et achevée un
certain nombre de lois de la dialectique qui sont en
réalité, à chaque époque, le bilan toujours provisoire
des conquêtes de la rationalité (c'est-à-dire vérité
absolue comme bilan des victoires du passé et vérité
relative comme ouverture à des victoires à venir),
et si l'on prétend juger de la vérité ou de l'erreur
d'une théorie scientifique d'après sa concordance ou
sa non-concordance avec les lois déjà connues de la
dialectique, comme cela s'est produit notamment
pour la biologie — alors le marxisme ne joue pas
son rôle libérateur mais devient un frein pour la
recherche.
« ...Si l'on tient pour vérité absolue et achevée le
schéma des cinq stades du développement historique,
qui a été établi à partir de l'expérience des
sociétés occidentales, et si l'on veut à tout prix faire
entrer dans ce schéma le développement, par exemple,
des sociétés africaines ou asiatiques, l'on s'écarte
des méthodes scientifiques pour revenir à une
philosophie de l'histoire, spéculative et dogmatique,
et l'on mutile d'ailleurs la pensée même de Marx,
qui avait soulevé ce problème à propos du 'mode
de production asiatique3 *. »
Deux corollaires découlent de cette conception
dogmatique.

2. Marxisme du XXe siècle, p. 49-50.
3. Ibid.
D'abord une conception « insulaire » du marxisme
qui devrait se garder, pour préserver sa pureté, de
toute contamination de philosophies étrangères et
se développer exclusivement à partir de son propre
fond. Cette xénophobie philosophique a pris, pendant
des années, une forme caricaturale en Union
soviétique, où il suffisait de faire référence à un
auteur non marxiste, bourgeois, pour être taxé de
cosmopolitisme.
Ensuite une transformation du marxisme, cessant
d'être une méthode de recherche pour devenir un
instrument de justification et d'apologétique.
Roger Garaudy n'a pas été épargné par ce typhon
dévastateur : si, en ce qui concerne les problèmes
religieux, il a réussi à maintenir, contre le sectarisme,
les thèses les plus ouvertes de Marx et d'Engels
dans son livre L'Eglise, le Communisme et les Chrétiens
(publié en 1949), où à une analyse économique
originale et à une étude politique des positions de
l'Eglise, est juxtaposée une réflexion sur « la personne
humaine » orientée par une polémique contre le,
personnalisme d'Emmanuel Mounier, en ce qui (
concerne l'esthétique les thèses les plus affligeantes
du dogmatisme jdanovien marquent de leur empreinte
son pamphlet contre Mauriac, Malraux et
Koestler, intitulé : Une littérature de fossoyeurs.
De cette période émergent Les Sources françaises
du socialisme scientifique évoquant les grandes
constructions utopiques du socialisme et du communisme
français qu'admirait Marx. L'on trouve là sur
Pillot, Lahautière, Laponneraye, Théodore Dézamy,
les premières études du communisme français prémarxiste,
et il est fâcheux qu'aucun historien marxiste
n'ait poursuivi cette exploration.
Par contre Garaudy a écrit, à la fin de cette période
« stalinienne », les deux plus mauvais livres de
sa carrière : sa thèse de Sorbonne sur La Théorie
matérialiste de la connaissance et sa thèse soutenue
à Moscou devant la section de philosophie de l'Academie
des sciences de l'U.R.S.S., sur La Liberté.
Le XXe Congrès du parti communiste de l'U.R.S.S.
en 1956, éveilla Garaudy de son sommeil dogmatique.
Il a, depuis lors, fait une autocritique sans complaisance
de son dogmatisme antérieur : « La logique
implacable du combat a fini par identifier la nécessaire
solidarité internationale avec l'acceptation
inconditionnelle, en bloc, de ce qui venait de notre
camp. Nous en sommes arrivés à ne plus distinguer
la violence nécessaire pour répondre à la violence
de l'ennemi, de la violence exercée aveuglément sur
nos propres hommes et nos propres idées. La même
logique implacable nous a conduits à réduire le nécessaire
esprit de classe et de parti à l'une seule de ses
composantes : l'esprit de discipline, qui devient abstraction
dès qu'on le sépare de l'esprit d'initiative
et de l'esprit critique. La science est devenue affaire
de discipline au lieu que la discipline soit affaire de
science4. »
Le XX' Congrès a rendu possible une prise de
conscience tragique mais vivifiante. « Devant ces
révélations, et sans oublier les perspectives d'avenir
qui étaient au même instant ouvertes, il nous est
arrivé de relire, comme un message qui nous serait
personnellement adressé, la sombre page de Hegel,
dans sa Phénoménologie de l'esprit (I, 164) : « Cette
conscience a précisément éprouvé l'angoisse, non
au sujet de telle ou telle chose, non durant tel ou tel
instant, mais elle a éprouvé l'angoisse au sujet de
l'intégralité de son essence, car elle a ressenti la peur
de la mort, le maître absolu. Dans cette angoisse,
elle a été dissoute intimement, elle a tremblé dans
les profondeurs de soi-même et tout ce qui était fixé
a vacillé en elle ».  La peur de la mort, pour une âme,
c'est la peur de la perte de ses raisons de vivre et
d'agir. Pourquoi ne pas avouer qu'un instant, au
lendemain du XXe Congrès, nous avons compris ce
que pouvait être ce vertige vital. Nous ne l'avions
jamais éprouvé dans les prisons ni les camps.
« C'est au-delà de ce * tournant des rêves " que
nous sommes partis à la reconquête de nos certitudes.
Non pas en sceptiques ou en désabusés. Non
pas décidés à ne plus croire, mais décidés à ne plus
croire que les yeux ouverts5. »
Ce drame, le plus profond de la vie de Garaudy,
est au principe de toute son oeuvre ultérieure, d'une
nouvelle floraison de sa recherche. Il s'est refusé à
tourner trop vite la page. Il n'était pas possible, pour
un marxiste, de se dispenser de mettre à nu les

4. Marxisme du XXe siècle, p. 17-18.
5. Ibid, p. 18-19.
racines du mal, de refuser une analyse des causes
de l'aveuglement antérieur. Une nouvelle vie intellectuelle
commençait pour lui.
Elle sera dominée désormais non plus par le souci
du système, mais par la conscience des nécessaires
ruptures avec le donné, par la recherche anxieuse
de la transcendance sous sa forme spécifiquement
humaine, comme loi même de la vie de la pensée.
Elle sera dominée désormais non plus par une
conception monolithique de la vérité, mais par la
reconnaissance d'un nécessaire et toujours renaissant
pluralisme qui ne peut être assumé et dépassé
que par le dialogue.
Elle sera dominée désormais par la recherche des
possibles qui débordent incessamment le réel et lui
donnent son sens pleinement humain.
Il fallait tout reconstruire.
Et d'abord la théorie de la connaissance autour de
la notion de « modèle » en laquelle se conjuguent
les vérités adverses et complémentaires du reflet et
du projet, la reconnaissance du moment « actif » de
la connaissance comme construction, et de sa dialectique
aux horizons sans fin. Garaudy se mit à l'école
de Lévi-Strauss pour assimiler la méthode de l'analyse
structurale qui peut apporter au développement
du marxisme une précieuse contribution. Il vit dans
les diverses applications de la cybernétique l'un des
champs expérimentaux les plus riches pour l'exploration
des possibilités de la dialectique. « Lorsque le
structuralisme a opéré sa jonction avec la cybernétique,
la théorie de l'information a permis de franchir
une étape nouvelle en donnant à l'analogie une
forme mathématique et en lui fournissant un instrument
de mesure. De la biologie à l'esthétique la
théorie de l'information fournit une méthode de
calcul de la complexité croissante des structures . »
Désormais la réflexion philosophique de Garaudy,
à tous les niveaux : de la théorie de la connaissance
à l'esthétique et à la politique, est dominée par la
conception cybernétique du « modèle ».
Sa conception du développement créateur d'un
marxisme du XXe siècle va s'affirmer à travers le
dialogue et la polémique avec les principaux

6. Marxisme du XXe siècle, p. 77.

courants de la pensée contemporaine, marxiste ou
non marxiste.
L’affrontement le plus constant, dans son oeuvre,
a lieu avec la pensée chrétienne : c'est un effort pour
intégrer," démystifier et dépasser ce qu'il y a de
fondamental dans le christianisme et dans les recherches
des théologiens contemporains sur la subjectivité
et la transcendance. Un chapitre particulier est
consacré, plus loin, à cet aspect de l'oeuvre de Garaudy.
Nous n'en traiterons donc pas ici.
Le deuxième affrontement fut celui de l'existentialisme
qui commença par les premiers contacts avec
Kierkegaard, et se poursuivit dans une longue polémique
avec Sartre, souvent reprise, depuis les Perspectives
de l'homme (1959), Questions à Jean-Paul
Sartre (1960), à propos de sa Critique de la raison
dialectique, Marxisme et Existentialisme (1962) jusqu'à
son débat à Rome, à l'Institut Gramsci, repris
pour l'essentiel dans Marxisme du XXe siècle au chapitre
consacré à la morale.
Garaudy ne conteste pas l'importance du problème
posé par l'existentialisme. C'est son propre problème
: celui de la responsabilité de l'homme dans
un monde en crise.
« La préoccupation constante de l'existentialisme
est de retrouver un sujet  ‘existentiel ‘, celui de
notre expérience personnelle, vécue, et de restaurer
le contact intime, dans l'existence humaine, entre la
subjectivité et la transcendance, deux termes antithétiques
mais indissolublement liés. Leur tension définit
le sujet existentiel. L'existence authentique n'est
ni dans une chose qui serait radicalement extérieure
à l'esprit, ni dans un esprit universel indépendant
des choses, elle est dans ce sujet qui n'est ni ces
choses ni cet esprit, mais à la fois subjectivité et
transcendance. Le rejet de cette double aliénation
des choses et de l'esprit et cette orientation de la
réflexion sur la connaissance à partir de l'homme
concret est une réaction utile contre le rationalisme
idéaliste et abstrait7. »
La tentative personnelle de Sartre de « réconcilier
Marx et Kierkegaard », comme disait Mounier, est,

7. Perspectives de l'homme, p. 48.

a priori, sympathique à Garaudy qui, sur ce point,
reproche simplement à Sartre de dessiner une image
caricaturale du marxisme, qu'il confond avec sa
perversion stalinienne.
En 1959, Garaudy concluait ainsi son étude sur
Sartre : « Deux thèses fondamentales de l'ontologie
de Sartre, telle du moins qu'elle est exposée dans
L'Etre et le Néant, rendent impossible l'intégration
de l'existentialisme au marxisme :
« 1. La conception du néant. Si, comme le pense
Sartre, ‘ l'homme est l'être par qui le néant vient
au monde ‘, il en découle :
« a) qu'il ne saurait y avoir dans l'Etre (avant
l'homme) de devenir ;
« b ) que le néant surgit avec une radicale contingence,
fondement de toutes les formes de l'irrationalité;
« c) il est exclu que la négativité apparaisse, sous
sa forme spécifiquement humaine, celle de la liberté,
à une étape du développement de l'Etre.
«2. La conception de la liberté. Pour que la liberté
de l'homme s'articule avec la dialectique de l'histoire,
il importe que l'on ne s'en tienne pas à la conception
cartésienne, reprise par Sartre selon laquelle
la liberté est simple affirmation de " l'autonomie du
choix * et non pas pouvoir effectif d'atteindre le but
poursuivi. Tant que l'on s'en tient à la première
définition, l'on n'engrène pas sur l'histoire, et les
luttes des hommes ne seront jamais que l'allégorie
ou la parabole d'un drame métaphysique.
« Le dialogue en est là. Mais même s'il ne pouvait
aller au-delà, la nature des problèmes posés suffirait
à faire de L'Etre et le Néant l'un des événements
philosophiques français les plus importants du demi-siècle8. »
L'année suivante, en 1960, après la publication de
la Critique de la raison dialectique, dans ses Questions
à Jean-Paul Sartre, Garaudy saluait les déclarations

8. Perspectives de l'homme, p. 110.

tions d'intention contenues dans les premiers chapitres
du livre : « Le marxisme donne son expression
au mouvement général de la société », cette philosophie
est donc « indépassable tant que les transformations
des rapports sociaux et des progrès techniques
» n'auront pas engendré une nouvelle ère historique
de civilisation. « Un prétendu ‘dépassement’
du marxisme ne sera au pis qu'un retour au pré-marxisme,
au mieux que la redécouverte d'une pensée
contenue dans la philosophie qu'on a cru dépasser.
» Sartre veut insérer l'existentialisme « comme
une enclave... à l'intérieur du mouvement de la pensée
marxiste ».
Mais les thèses fondamentales de L'Etre et le
Néant ne sont pas répudiées, et toute l'armature rationnelle
du marxisme, garante de son efficacité
historique continue d'être mise en cause par un
existentialisme qui demeure individualiste et irrationaliste.
En décembre 1961, un débat public opposait, à la
Mutualité, Sartre et Garaudy dans une controverse
sur la dialectique. Garaudy y combattit l'interprétation
caricaturale que Sartre donnait de la dialectique
marxiste. Celle-ci n'implique nullement la prétention
précritique de s'installer dans l'être et de
parler en son nom ; elle n'implique nullement que
l'histoire humaine ne soit qu'un cas particulier d'une
dialectique de la nature dogmatiquement conçue ;
elle n'implique aucune conception théologique de la
totalité : « Dire qu'il existe une dialectique de la
nature, ce n'est pas prétendre connaître d'avance
et ne varietur les lois fondamentales du développement
de la nature, c'est au contraire, sous la poussée
irrécusable des découvertes scientifiques, ne plus
voir dans la logique aristotélicienne et dans les
principes de la mécanique classique qu'un cas particulier
à l'intérieur d'une pensée dialectique beaucoup
plus générale et tenant compte des aspects
nouveaux de la nature découverts par les diverses
sciences9. »
Dans une autre controverse avec Sartre, à Rome,
non plus sur les problèmes de la science mais sur

9. Marxisme et Existentialisme, p. 43.

ceux de la morale, Garaudy posait de nouveau la
question : « Est-ce que Sartre ne renouvelle pas,
dans une certaine mesure, à l'égard du marxisme ou
de l'idée qu'il s'en fait, la protestation élevée par
Kierkegaard contre Hegel ? Et ne pouvons-nous pas,
nous marxistes, en nous inspirant des efforts de
Fichte pour tenir les deux bouts de la chaîne, intérioriser
et intégrer l'exigence de Sartre pour en faire un
moment de notre pensée10 ? »
Il rappelle que le mérite de l'existentialisme est
d'avoir montré que le rationalisme dogmatique, en
réduisant la conscience à la connaissance, s'est mutilé
d'une dimension : celle de la subjectivité.
Mais il reproche à Sartre une conception intemporelle,
extra-historique, de la liberté, et un formalisme
moral exaltant la liberté, la responsabilité, mais sans
pouvoir définir les fins concrètes, historiques, de leur
exercice.
L'erreur de base, selon lui, est de partir d'un
cogito solitaire, individualiste, et de ne plus pouvoir
ainsi rejoindre les autres et notre histoire commune.
Pour le marxisme, l'expérience première n'est pas
celle de la solitude : le « nous » est antérieur au
« je » et en conditionne la genèse. Ainsi seulement la
liberté cesse de se limiter au refus et à la négation,
et la société et son histoire ne se réalisent pas en
composant des solitudes.
L'existentialisme a ainsi mis l'accent — et c'est,
aux yeux de Garaudy, son mérite — sur la subjectivité,
sur l'angoisse du choix humain. Cette affirmation
nécessaire contre les prétentions totalitaires du
fascisme et contre les perversions bureaucratiques
du socialisme lui a valu un succès débordant largement
le public philosophique.
Mais, lorsqu'il s'est agi de construire, l'existentialisme
révéla son impuissance théorique à donner
un fondement aux sciences humaines et son impuissance
pratique à fonder une politique efficace.
« Alors a commencé le reflux... Le mot magique
était jusque-là : subjectivité. Ce fut désormais : structureu . »

10. Marxisme du XXe siècle, p. 91.
11. Perspectives de l'homme, 4* édition (1969), p. 228.

L'analyse structurale des rapports humains objectivés,
en linguistique d'abord, puis, grâce aux brillantes
extrapolations de Lévi-Strauss, dans l'ensemble
des sciences humaines, put présenter un bilan
prestigieux en donnant aux sciences humaines un
statut qui ne soit pas inférieur, en dignité explicative
et en efficacité pratique, à celui des sciences de la
nature.
La tentation était grande de considérer la structure
comme recouvrant la totalité du connaissable
et de nier la réalité de tout autre moment, en particulier
de nier l'existence même d'un sujet.
Le pas fut franchi par Althusser et son école,
considérant le marxisme comme un « antihumanisme
théorique » : l'homme n'est pas le sujet de l'histoire
; il n'est qu'un « support des rapports de production
», une « marionnette mise en scène par les
structures ». Michel Foucault passera à la limite en
proclamant « la mort de l'homme ».
Garaudy ne combat nullement, chez Althusser,
l'usage de l'analyse structurale qui a d'ailleurs été
pressentie par Marx dans sa Critique de l'économie
politique.
Lévi-Strauss, dans Anthropologie  structurale (p.364),
dit de la notion de structure : « Je croyais
l'avoir empruntée — entre autres, à Marx et Engels. »
Il n'y a là nul paradoxe. Marx, dans ses remarques
sur La Méthode en économie politique définit la
structure d'une manière très proche de celle de
Saussure :
1. Primat de la totalité sur les parties qui la
composent : « La production, la distribution, l'échange,
la consommation... sont tous les éléments d'une
totalité, des différenciations à l'intérieur d'une unité.»
2. Primat de la relation sur les termes qu'elle
relie : « Une production déterminée... règle les rapports
réciproques déterminés de ces différents moments...
Il y a une action réciproque entre les
différents moments. C'est le cas pour n'importe
quelle totalité organique. »
3. L'idée que la structure n'apparaît pas au niveau
du phénomène, mais qu'elle est cachée, comme le
concept, est l'une des constantes de la pensée de
Marx dans sa polémique contre le positivisme, depuis
les Manuscrits de 1844, où il reproche à l'économie
politique classique de n'avoir fait qu' « énoncer les
lois du travail aliéné » jusqu'au Capital où il soulignait
que « le capital n'est pas un objet, mais un
rapport social... lié à une structure sociale historiquement
déterminée ». Contre une économie politique
se situant au niveau de l'apparence, il rappelait
qu'il n'y a de science que de ce qui est caché.
L'application de cette méthode à la lecture du
Capital (comme d'ailleurs de toute oeuvre de l'homme)
est donc ce qu'il y a de plus fécond dans les
recherches d'Althusser. Ce que Garaudy combat,
c'est « une conception aliénée de la structure : au
lieu de voir en elle un " modèle " scientifique
construit par l'homme, on lui accorde un statut
ontologique... Le malheur c'est que le mot " structure"
soit un substantif au lieu d'être un verbe. Quand
on emploie un substantif l'on est toujours enclin à
chercher derrière une substance. L'on finit par traiter
la structure comme une chose et non comme l'information
d'un acte qui n'a pas de réalité séparée
des hommes qui agissent, qui actualisent la structure
du langage dans leurs paroles ou leurs écrits,
la structure d'un mythe dans leurs conduites ou leurs
croyances. Bref, il importe de ne pas sacrifier au
produit le producteur et l'acte de sa production. Ce
qui est l'un des enseignements majeurs de Marx
dans le Capital lorsqu'il nous mettait en garde contre
les illusions nées du ‘ fétichisme’  de la marchandise 12 ».
L'on ne saurait donc oublier, sous peine d'aliénation
et de fétichisme de la structure, que l'analyse
structurale est un moment (parfaitement légitime
et fécond) de la recherche, mais qu'elle n'exclut
nullement d'autres moments, en particulier celui de
l'analyse génétique du passage de la structure à
l'activité humaine qui l'engendre.
Garaudy fait porter sa critique d'Althusser sur
trois points essentiels :
1. Sa conception de la « coupure épistémologique
» conduit à rompre les rapports entre le concept
et l'activité expérimentale au cours de laquelle il

12. Perspectives de l'homme , 4e édition, p. 237.

s'élabore, à rompre les rapports entre la théorie
et la pratique.
2. Althusser, au lieu de faire de la méthode structurale
un moment de la méthode dialectique (comme
le faisait Marx), substitue, comme concept clé
du Capital, la notion de structure à celle de contradiction:
« La contradiction, chez Marx, dit-il, n'est
rien d'autre que le mode d'efficace de la structure. »
Ce qui est la négation même de la dialectique.
3. L'« antihumanisme théorique » conduit nécessairement
au blocage de la dialectique historique,
puisque le moment « subjectif » et « l'initiative historique
», auxquels Marx et Lénine accordaient une
importance primordiale dans la dialectique révolutionnaire,
se trouvent éliminés par la structure et la
causalité structurale.
Cette manière de « Lire le Capital » rend inintelligible
le Capital et nous ramène à une nouvelle variante
de l'économie politique positiviste qui ne traite que
du travail aliéné.
Le marxisme vivant est ainsi sacrifié au profit d'un
travail de pure exégèse universitaire, inspiré par une
conception abstraite et doctrinaire de la structure,
qui comporte d'ailleurs — ce qui est curieux pour
une méthode qui se prétend « rigoureuse » et scientifique
— le rejet pur et simple de tous les textes
de Marx qui ne confirment pas l'hypothèse de travail
ou le schéma a priori choisi au départ.
Althusser revient ainsi, bien qu'il s'en défende, à
une variante subtile du dogmatisme stalinien.
Garaudy apprécie au contraire chez Marcuse sa
critique fondamentale du positivisme. Le positivisme
sert aisément tous les conservatismes : confinant
l'homme dans les limites du donné, il le maintient
dans les bornes de l'ordre établi. « Le positivisme,
excluant le possible de sa définition du réel, écrit
Garaudy, est la philosophie du conformisme et de
l'intégration au système.
« La pensée dialectique est le contraire du positivisme.
Elle est critique et révolutionnaire par sa
découverte de la négativité : dans tout ce qui a été
fait par l'homme le réel inclut le possible, et la
dialectique a pour tâche de distinguer, dans la réalité
immédiate, tous les possibles qu'elle empêche de
se réaliser 13. »
Ce n'est point un hasard de l'histoire si tous les
théoriciens du réformisme, Kautsky comme Bernstein,
ont commencé par châtrer le marxisme en le
coupant de la dialectique, et si Lénine, au contraire,
à la veille même d'engager les luttes d'octobre,
dans ses Cahiers philosophiques, retrouvait le sens
profond de la dialectique dans la réflexion sur la
Logique de Hegel.
Mais Marcuse, après avoir rendu à la dialectique
sa dignité théorique, ne parvient plus à déchiffrer
à partir d'elle la réalité historique. Considérant
qu'après Marx l'unité de la théorie et de la pratique
s'est rompue, dans les pays capitalistes développés,
parce que la classe ouvrière s'est intégrée au système
capitaliste en se ralliant aux objectifs de la croissance
et de l'élévation du niveau de vie, dans les
pays socialistes parce que la conception stalinienne
du parti a transformé la classe ouvrière en objet de
l'histoire, Marcuse cherche vainement les forces capables
de transformer le système. Il les cherche
avant le système dans l'explosion subversive du principe
de plaisir mettant en cause le principe de réalité
ou de rendement, c'est-à-dire dans une révolte éthico-sexuelle
ou un art qui serait l'expression du « grand
refus ». Il les cherche au-delà du système, dans
l'utopie d'une civilisation non répressive rendue possible
par le développement scientifique et technique
surmontant définitivement la pénurie. Il les cherche
enfin en dehors du système en postulant la
virginité miraculeuse d'une jeunesse qui ne porterait
point l'empreinte du système, en prêtant à quelques
intellectuels le pouvoir prophétique de transcender
les aliénations du système, et, finalement, en attribuant
au prolétariat du tiers monde la fonction de
négativité dont la classe ouvrière des pays développés
serait désormais privée.

13. Le Grand Refus (sur Marcuse et le marxisme). Article
publié dans « Le Monde » du 8 mars 1969.

L'on aboutit ainsi à une révolte abstraite et impuissante.
De ce point de vue, l'oeuvre entière de Roger Garaudy
constitue une antithèse radicale de celle de
Marcuse. Non sans raison un critique a pu appeler
le dernier livre de Garaudy, Pour un modèle français
du socialisme: « l'Anti-Marcuse ». Il ne comporte
pas une polémique directe contre Marcuse, mais
son effort pour dégager de la dialectique interne du
développement de la France actuelle la possibilité
de son cheminement vers le socialisme offre à la
jeunesse la perspective d'un combat qui ne soit
pas un combat sans espoir.
Toutes les analyses concrètes de la dialectique historique
conduisent à dégager le fondement objectif
de cette espérance : les contradictions nouvelles, inédites,
sur lesquelles peuvent prendre appui la pensée
et l'action révolutionnaires, les conditions objectives
de l'épanouissement d'une subjectivité révolutionnaire
nouvelle dont Garaudy explore les diverses dimensions,
de l'esthétique à la foi prophétique et à la
lutte révolutionnaire.

Garaudy et le marxisme du XXe siècle
Introduction

par Serge Perottino

seconde édition entièrement refondue
© 1969 Editions Seghers, Paris
© 1974 seconde édition, Editions Seghers, Paris