10 mars 2015

Une révolution aujourd'hui ne peut plus se fonder seulement sur une loi de correspondance, mais aussi sur une loi de transcendance



Transcendance et révolution

A la différence des problèmes esthétiques, les problèmes
de la religion ont été abordés directement
par les fondateurs du marxisme.
Les conceptions de Marx prennent leur source, en
ce domaine, dans le courant jeune hégélien. Dans sa
thèse de doctorat en philosophie sur Démocrite et
Epicure, il reprend l'idée maîtresse des jeunes hégéliens:
le christianisme aliène la liberté humaine au
profit d'une puissance extérieure à l'homme, et il
exalte Prométhée qui « hait tous les dieux » et symbolise
la puissance sans limite de l'homme.
Feuerbach fait franchir à la critique religieuse
une nouvelle étape. La religion est, selon lui, le produit
d'un transfert psychologique, d'une projection :
la religion est l'aliénation de « l'essence » humaine
dans un sujet réel : Dieu. Marx accepte la thèse majeure
de Feuerbach : ce sont les hommes qui ont fait
les dieux et non Dieu qui a fait l'homme.
Marx approfondit cette critique d'abord en recherchant
les causes de ce transfert, de cette projection,
et en recherchant ces causes dans l'histoire.
Il reproche à Feuerbach de fonder sa critique sur la
conception métaphysique d'une prétendue « essence
» immuable de l'homme, et d'avoir de l'homme une
conception abstraite : celle d'un individu isolé de
l'ensemble des rapports sociaux, et qui ne se transformerait
pas au cours de l'histoire.
Marx, au contraire, dégage les racines sociales de
la religion qu'il considère comme un reflet déformé
des contradictions réelles de la société. Si les religions
primitives ont reflété l'impuissance de l'homme
en face de la nature, dans toutes les sociétés de
classe la racine principale de l'aliénation religieuse
se trouve dans l'aliénation du travail.
Dès lors l'évolution religieuse est conditionnée par
l'évolution des rapports de classes, et la religion tend
à perpétuer ces rapports de classes, ces rapports d'exploitation
et de domination en apportant aux opprimés
des consolations illusoires et aux oppresseurs
des justifications métaphysiques. « La religion est
l'opium du peuple. »
Telles sont très schématiquement résumées les
conceptions théoriques de Marx, d'Engels, de Lénine,
sur la religion.
Il en découlait, comme conséquence pratique, que
la lutte contre la religion ne pouvait être une persécution
contre les croyants, mais une lutte contre les
racines sociales de la religion, une lutte de classe
contre l'exploitation, l'oppression et l'aliénation du
travail, lutte à laquelle des croyants peuvent parfaitement
participer, Lénine admettait qu'aucune raison
de principe ne pouvait empêcher l'adhésion d'un
prêtre au parti bolchevik pourvu qu'il y entrât pour
remplir les tâches politiques de ce parti et non pour
y introduire la propagande de ses propres idées
religieuses.
La politique dite de « la main tendue aux catholiques
», dont l'initiative fut prise en France, en 1936,
par le secrétaire général du parti communiste français,
Maurice Thorez, n'était nullement une opération
d'opportunisme tactique ; elle était fondée
sur les principes même de la doctrine et en découlait
nécessairement.

Roger Garaudy a consacré une grande partie de son
oeuvre au développement de cet aspect de la théorie
marxiste, et a joué un rôle de premier plan dans la
pratique du dialogue avec les chrétiens.
Il lui est arrivé souvent de défendre la conception
marxiste de la religion contre des glissements — fréquents
en France où les traditions bourgeoises d'anticléricalisme
vulgaire ont souvent influencé même
les partis ouvriers, — qui tendaient à faire régresser
la pensée marxiste vers les formes d'athéisme inspirées
par le matérialisme mécaniste du xvnr siècle,
c'est-à-dire par une incompréhension radicale du fait
religieux tenu pour « une invention des tyrans et
des prêtres ».
L'épisode le plus typique de cette lutte contre
l'appauvrissement dogmatique du marxisme en matière
de religion fut la réponse publique faite par
Roger Garaudy aux thèses développées à Moscou
par le principal dirigeant du parti idéologique du
parti communiste de l'U.R.S.S. : Ilytchev. C'était, en
mars 1964, la première fois qu'un dirigeant communiste
français prenait publiquement position contre
une erreur théorique de la direction du parti communiste
de l'U.R.S.S.
Ilytchev, partant du postulat erroné selon lequel
« les racines les plus profondes de la religion ont
été sapées en U.R.S.S. », parce que, selon une thèse
reprise contre Garaudy à la même époque par un
dirigeant communiste allemand, Kurella, avec l'avènement
du socialisme l'aliénation a disparu, concluait
qu'il suffirait d'une propagande « scientifique » vigoureuse
pour en finir avec cette « survivance » : la
religion, qui, ajoutait-il, « maintenant comme jadis,
tue dans l'homme ce qui est volontaire, actif, créateur,
le tire non en avant, mais en arrière ; fait de
lui un fainéant, un esclave de Dieu, uniquement capable
de rester à genoux et d'implorer la grâce divine».
Il en découlait que l'on ne pouvait construire
le communisme tant que subsisterait cette « survivance».
Garaudy, dans une déclaration à Lyon, qui fut
reprise dans toute la presse, protesta contre ces
thèses antimarxiste et antidialectique.
1. C'était inverser la conception fondamentale de
Marx que de prétendre détruire l'aliénation religieuse
avant que ses racines sociales en soient extirpées
par le communisme.
2. C'était créer de folles illusions de prétendre
qu'avec l'avènement du socialisme ont disparu les
aliénations économiques et politiques.
3. C'était mal poser le problème des rapports de
la science et de la religion (c'était en particulier
confondre la foi avec la seule « idéologie » religieuse).
4. C'était mal poser le problème des rapports de
la religion et de la morale, le poser de façon antidialectique
et antihistorique que de ne voir dans la foi
qu'une destruction des énergies de l'homme.
Une telle conception est antidialectique. Elle traite
de « la religion » en général d'une manière métaphysique,
extérieure à l'histoire et à ses contradictions.
Marx, quelques lignes après la formule célèbre :
« La religion, c'est l'opium du peuple », ajoute : « La
détresse religieuse est, pour ma part, l'expression de
la détresse réelle et, pour une autre, la protestation
contre la détresse réelle. » Dans la position du problème
religieux comme de tous les problèmes, le
marxisme de Marx ne saurait se réduire ni à un déterminisme
économique, ni à une théorie mécaniste du
reflet : la dialectique des contradictions, de l'autonomie
relative des superstructures, de leur action
en retour, en un mot toute la dialectique vivante
fondée sur l'homme défini comme l'être dont le travail
est précédé par la conscience de son but, défini
par l'émergence et l'efficacité du projet, est ici nécessaire
pour comprendre, dans son ambiguïté, la
signification de la foi.
Deux études historiques de Engels sur le christianisme
esquissent la mise en oeuvre concrète de cette
dialectique. Dans un essai sur le christianisme primitif,
avec les matériaux très limités dont il disposait
alors, Engels montrait comment le christianisme
primitif était l'expression d'une situation historique
et, en même temps, protestation contre elle. Lors de
la naissance du christianisme, dans la décomposition
de l'Empire romain, et la grande crise du régime
esclavagiste, aucune classe sociale ne semble capable
de prendre la relève de la classe dominante entrée
en décadence, et de s'emparer du pouvoir pour
créer un ordre nouveau. Le christianisme se répandant
largement parmi les esclaves n'a pu se développer,
dit Engels, que parce que Spartacus a été vaincu,
parce que les révoltes d'esclaves se sont révélées impuissantes.
Dans les premiers textes de l'histoire
chrétienne, l'Apocalypse en particulier, note Engels,
s'exprime une grande espérance et une protestation
dirigée contre les pouvoirs établis, mais qui ne débouchait
pas sur un appel au combat : après les grandes
défaites des révoltes d'esclaves, les espérances qui
ne pouvaient pas se réaliser dans ce monde furent
reportées dans les promesses d'un autre monde.
Ce christianisme primitif, selon Engels, était subjectivement
révolutionnaire : sa protestation, ne prenant
appui sur aucune force historique capable de
résoudre les contradictions réelles, se projetait en
espérance illusoire. A partir de Constantin, cette religion
va jouer un rôle radicalement différent : la pro-
messe d'un autre monde, récupérée par les classes
dominantes et leur Etat, devient un instrument de
domination des possédants et des oppresseurs, après
avoir exprimé la protestation impuissante et les
espoirs des masses opprimées.
Dans un autre contexte historique, qui n'est plus
celui de la crise du système esclavagiste, mais de la
crise du système féodal, au temps de la Réforme, Engels,
dans La Guerre des paysans, (étude sur l'insurrection
de Thomas Munzer), analyse une situation
nouvelle où i l existe une force historique capable
de s'attaquer aux princes (sinon de les vaincre) : la
paysannerie allemande. La protestation devient militante,
débouche sur l'insurrection armée, et devient
un mouvement révolutionnaire réel. Thomas Munzer,
le premier peut-être des « théologiens de la révolution
», s'efforce de tirer des principes du christianisme
la justification non de l'ordre établi mais
d'une révolution sociale.
Ces essais d'Engels montrent que, pour un matérialiste
marxiste, si la religion exprime toujours l'affrontement
des forces profondes, elle devient elle-même
une force matérielle en pénétrant les masses, et elle
joue par conséquent, comme toute superstructure,
un rôle différent selon les situations historiques. Elle
n'est pas le moteur de l'histoire, mais elle n'est pas
nécessairement et toujours un frein.
L'on pourrait multiplier les exemples historiques :
dans la conquête arabe, du VIIe au XIe siècle la
conception religieuse la plus « fataliste » qui soit,
loin de détourner de la lutte, a servi de justification
au fanatisme des conquérants les plus infatigables ;
les puritains hollandais, élevant le travail à la hauteur
d'un sacrement, se sont révélés, en conquérant
leur sol contre la mer avec leurs digues, parmi les
plus extraordinaires bâtisseurs de l'histoire.
Rien n'est donc plus absurde et plus antimarxiste
que de prétendre qu'en tout temps et en tout lieu,
dans la lutte comme dans le travail, l'idéologie religieuse
ne peut faire que des « fainéants » capables
seulement de « se traîner sur les genoux pour implorer
la grâce divine ». Ce qui est vrai, c'est que, dans
des conditions historiques différentes, et dans des
couches sociales différentes, la religion peut tantôt
être le « voleur des énergies humaines » conduisant
à la résignation, à la passivité, à l'évasion, tantôt
devenir une idéologie de la rupture, de la révolte,
de la passion de la construction ou du combat.
L'apport personnel de Garaudy au développement
de la recherche marxiste en ce qui concerne la religion
est double : d'abord il s'est efforcé de penser,
dans les conditions propres à cette seconde moitié
du XXe siècle, le rôle que pouvait jouer la foi religieuse
au moment de la crise et de la décadence du
capitalisme comme Marx et Engels l'avaient fait
pour les époques de crise de l'esclavagisme et du
féodalisme ; ensuite, à partir de l'étude des conditions
spécifiques de notre temps, il a recherché quels
éléments une critique de la théologie contemporaine
pouvait apporter à la solution de son problème central
: l'élaboration d'une théorie de la subjectivité
qui ne soit pas subjectiviste et d'une théorie de la
transcendance qui ne soit pas aliénée.
Nous avons déjà montré comment Garaudy, à ce
nouveau point de fracture de l'histoire, en ce dernier
tiers du XXe siècle, analysait les conditions objectives
de la naissance d'une subjectiviténouvelle, portée
par tout le développement scientifique et technique,
et limitée dans son épanouissement par les actuels
rapports de classe.
Nous nous en tiendrons donc ici au second problème:
celui de la transcendance.

Et d'abord : comment la situation historique nouvelle
a-t-elle créé les conditions, chez les croyants euxmêmes,
d'un commencement de désaliénation de la foi?
Si l'on examine le développement actuel du mouvement
chrétien d'une manière dialectique, c'est-à-dire
dans sa totalité et ses contradictions internes,
l'on peut mesurer l'ampleur de la mutation en train
de s'accomplir.
Les raisons profondes de cette mutation, analysées
par Garaudy à plusieurs reprises (notamment dans
Marxisme du XXe siècle, p. 22 à 40 et dans De
l'anathème au dialogue, p.70 à 76), sont les mêmes
qui conditionnent la nécessaire mutation des marxistes
et de toutes les forces vivantes de l'histoire :
1. la construction du socialisme et de ses modèles
multiples et les développements nouveaux du mouvement
ouvrier ;
2. la libération nationale des peuples, jusque-là
colonisés ;
3. l'essor, à un rythme sans précédent, des sciences
et des techniques, notamment de la mise en oeuvre
de l'énergie atomique et de la cybernétique dans la
production comme dans la gestion.
« Le trait dominant de la mutation en cours, c'est
que le moment de la protestation religieuse contre
la détresse de l'homme tend à prendre le pas sur le
moment du reflet l . »
Ici encore l'on ne peut parler ni de la religion ni
de l'Eglise d'une manière abstraite, globale. Que la
religion n'ait pas cessé, de nos jours, d'être utilisée,
comme au temps de la Sainte Alliance et de Marx,
à des fins conservatrices, cela est particulièrement
évident là où un christianisme de type féodal continue
d'être la tendance majoritaire de la hiérarchie,
au Portugal, en Espagne, en Amérique latine, en
Italie même, et aussi là où une forme plus typiquement
capitaliste ou néo-capitaliste d'adaptation au
pouvoir des classes dominantes s'exprime, aux Etats-
Unis et en France. Il est également significatif que
l'épiscopat de certains pays socialistes, celui de Pologne
en particulier, ait figuré, au concile de Vatican
II, dans l'aile intégriste, tournée vers le passé.
L'on ne saurait donc faire abstraction de cette réalité
sociologique irrécusable : le rôle réactionnaire
joué par la hiérarchie catholique dans sa majorité.
Mais cela ne saurait pour autant nous empêcher de
discerner les transformations profondes qui s'opèrent
dans la conscience de nombreux chrétiens vivant
de plus en plus leur foi comme révolte et non comme
résignation et cherchant en Dieu non un principe
d'ordre mais un principe de libération.
Le nombre de ces chrétiens, encore largement minoritaires,
s'accroît, et quelles que soient les angoisses
des pleureuses de l'histoire, c'est un mouvement
irréversible.
Pour Garaudy, comme pour tout marxiste, l'essentiel
c'est précisément ce qui est en train de naître

1. Pour un modèle français du socialisme, p. 359.

et de se développer. A partir de là, en priorité, doit
s'exercer la réflexion et se fonder l'action.
Le mouvement est si profond, si puissant, qu'il a
affleuré au Concile de Vatican II, qui a discerné les
deux reproches essentiels de l'humanisme athée :
1. la religion met en cause l'autonomie de l'homme;
2. l'espérance eschatologique est un frein au plein
épanouissement de l'homme dans l'histoire.
A partir de là le Concile a dû reconnaître l'autonomie
des valeurs terrestres : autonomie de la science,
autonomie de l'action pour la transformation et
l'humanisation du monde.
Au-delà des formes institutionnelles et culturelles
prises par le christianisme au cours de sa longue
histoire, des chrétiens et les plus grands parmi les
théologiens d'aujourd'hui, se sont efforcés de dégager
ce qu'il y a de fondamental dans leur foi. Roger Garaudy
a suivi passionnément leurs recherches, les
a partagées avec eux et, par ses interrogations propres,
a aidé au développement de ce courant. Dans
de grands dialogues internationaux, de Salzbourg à
Marianské Lazné, au cours de nombreux débats avec
les principaux théologiens et philosophes de la chrétienté,
avec le père Rahner ou le père Chenu, avec
Harvey Cox aux Etats-Unis ou le père Gonzalez Ruiz,
avec le salésien italien Girardi ou l'évêque anglican
Robinson, avec le philosophe catholique canadien
Leslie Dewart ou avec le pasteur Hromadka de Prague,
Garaudy a approfondi son problème fondamental.
D'abord en prenant conscience de ce qui a émergé
de nouveau, dans l'histoire de la culture, avec le
christianisme : « L'humanisme grec a découvert et
élaboré un aspect et un moment essentiel de la liberté
: celui de la nécessité et de la connaissance de la
nécessité. Nécessité divine, puis rationnelle. De Prométhée
à Antigone, le mythe et la tragédie expriment
l'affrontement du héros avec le destin. La nécessité
n'a été créée ni par les dieux, qui ne sont que des
démiurges soumis au destin, ni par les hommes,
soumis au destin et aux dieux. Cette loi souveraine
peut être combattue par le héros. Elle ne peut pas
être brisée par lui. II sera vaincu par elle. D'Heraclite
aux stoïciens l'ordre du cosmos et de la cité
sera intériorisé par la raison, mais, pour l'homme,
se découvrant comme parcelle ou fragment de cet
ordre, la liberté, sous sa forme la plus haute, c'est
la nécessité comprise. L'homme libre s'identifie à
cette loi inflexible. Lorsque Epicure, dans cet univers
incréé, veut fonder l'autonomie de l'homme, il doit
postuler une rupture arbitraire du déterminisme de
la nature et de la rationalité.
« Dans la conception hellénique du monde et de
l'homme, l'idée de la création est absente : le monde,
écrivait Heraclite, n'a été créé par aucun dieu ni
par aucun homme ; il est une flamme éternellement
vivante qui s'allume et s'éteint selon des lois déterminées.
« Dans la conception judéo-chrétienne, au contraire,
la création est première et la liberté de l'homme ne
se définit plus comme conscience de la nécessité,
mais comme participation à l'acte créateur.
« Les récits du Nouveau Testament annoncent cette
" bonne nouvelle " : l'homme peut à chaque instant
commencer un nouvel avenir, s'affranchir de la loi
du monde, celui de la nature et de la société. La Résurrection
du Christ est le paradigme de cette liberté
nouvelle : la mort, la limite par excellence par quoi
se définit notre inexorable finitude, la mort même a
été vaincue. Cette expérience vécue de la possibilité
de s'arracher au monde " donné " et d'inaugurer un
nouvel avenir est celle d'une double transcendance ;
la transcendance radicale de Dieu par rapport à
l'homme fonde la transcendance de l'homme par
rapport à la nature, à la société et à sa propre
histoire.
« Car si l'homme est autre chose que le produit
nécessaire des lois de la nature ou des structures de
la société, le prolongement et la résultante de son
passé, i l ne peut exercer ce droit de reprise sur la
nécessité du monde que s'il participe à l'acte même
de la création continuée de ce monde2. »
Ainsi devint possible, comme l'a montré Harvey
Cox :
2. Intervention au Colloque de Marianské Lazné (Tchécoslovaquie)
en 1967.

— une désacralisation de la nature débarrassée des
esprits et des dieux de l'animisme, comme des essences
immuables de la raison dogmatique ;
— une défatalisation de l'histoire, affranchie des
prétentions à un ordre de droit divin ou à un ordre
définitivement rationnel ;
— une désaliénation de la religion, excluant que
l'on donne à Dieu le visage d'une idole et exigeant
que l'on reconnaisse en lui le tout autre, qui, par
principe même, n'est ni un être ni concept.
La radicale nouveauté de ce rapport de l'homme
et du monde a été estompée chaque fois que l'on a
traduit l'expérience fondamentale de la création et
de la liberté chrétienne dans le langage de la philosophie
grecque qui lui est radicalement étrangère.
Cela s'est produit au moins deux fois : au crépuscule
du monde esclavagiste avec saint Augustin, et, au
crépuscule du monde féodal, avec saint Thomas
d'Aquin.
L'extraordinaire expérience de l'intériorité et de
la subjectivité chez saint Augustin, parasité par le
dualisme de Platon et de Plotin, conduit à perdre la
dimension cosmique si évidente chez saint Paul, et,
par ce refus du monde, à orienter l'homme vers un
autre monde : c'est ainsi que pendant des siècles le
christianisme devint effectivement ce que Nietzsche
appelait avec un juste mépris « un platonisme pour le
peuple », renonçant à la création continuée du monde,
et ne donnant qu'une liberté illusoire, celle de se
libérer du monde en le fuyant. Faire du christianisme
une confrérie des absents fut toujours une
aubaine pour les pouvoirs établis.
Une deuxième fois, et pour des siècles encore, l'expérience
chrétienne fut traduite dans les catégories
de la pensée grecque, celle d'Aristote cette fois, par
saint Thomas d'Aquin, à un autre point de fracture
de l'histoire.
Saint Thomas d'Aquin, à l'inverse de saint Augustin,
s'efforce de surmonter le dualisme hérité de
Platon : la grâce ne s'oppose ni ne se juxtapose à la
nature ; elle en est l'accomplissement. La foi n'est
pas hétérogène à la raison : elle est ouverture de la
raison. La liberté n'est pas exilée hors des déterminismes
de la nature ou des structures de la société.
Dieu, comme l'a écrit le père Chenu, est « une présence
créatrice à la racine de mon être et une source
ontologique de ma liberté ».
Mais cet effort pour reconquérir le monde, pour
reconnaître sa dignité et sa valeur, est à son tour
parasité par le schéma emprunté à Plotin et aux
Pères grecs selon lequel l'univers, et l'homme qui en
fait partie, sont conçus comme une émanation de
Dieu et un retour à Dieu. Ce schéma commande l'architecture
de la Somme théologique de saint Thomas.
Cet « émanatisme » réintroduit une conception de la
liberté, fondée non plus sur l'acte créateur d'une réalité
nouvelle, mais sur la hiérarchie sacrale du
monde. C'est ce qui permettra de faire du thomisme,
pendant des siècles, l'instrument de l'immobilisme
et de l'ordre établi.
L'erreur, pour un marxiste, serait de confondre
l'apport biblique avec ses perversions historiques.
Il appartient aux marxistes, ajoute Garaudy, de
reconnaître l'importance de cet apport chrétien dans
leur héritage non seulement culturel mais militant.
Lorsque, en mai 1965, à Salzbourg, Garaudy définissait
le marxisme comme méthodologie de l'initiative
historique pour la réalisation de l'homme total,
le père Rahner lui répondit que ce qui est spécifiquement
chrétien dans l'expérience de Dieu c'était précisément
d'être « la religion de l'avenir absolu ».
Selon le père Rahner, une histoire authentiquement
humaine, c'est-à-dire faite de libres décisions, n'est
possible que par la transcendance qui relativise tout
projet humain.
« La première et la plus importante conséquence
de cette théologie de l'avenir absolu, c'est que la
foi chrétienne ne peut entrer en conflit avec aucune
des formes historiques de la construction de la cité
terrestre dans la mesure où elles sont authentiquement
humaines.
« Le critère de la valeur d'un ordre social demeure
dès lors purement immanent : dans quelle mesure
crée-t-il les conditions de l'épanouissement humain
de l'homme3 ? » Un christianisme ainsi vécu peut
stimuler la créativité historique en marquant une
différence essentielle entre tout projet humain,

 3 De l'anathème au dialogue (p. 46).

individuel ou collectif, et l'avenir absolu : nul projet humain
ne pouvant égaler la plénitude absolue que tout
homme espère, il restera toujours à affirmer l'exigence
du futur absolu par-delà toute réalisation.
Le moment de la transcendance, c'est-à-dire du
dépassement du donné, comme le moment de la
subjectivité, c'est-à-dire de l'initiative historique et
de la responsabilité de l'homme, sont ici pleinement
reconnus.
Il y a là un commencement de désaliénation à l'intérieur
même de la foi dans la mesure où la transcendance
est de l'ordre d'une question et non de l'ordre
d'une réponse. Où elle n'est plus attribut d'un Dieu
mais dimension proprement humaine de l'homme.
La dialectique marxiste, écrit Garaudy, est aussi
riche d'infini que la foi chrétienne, mais « l'infini
c'est pour le marxiste une absence et une exigence,
pour le chrétien une promesse et une présence4 »,
car, ajoute-t-il5, « à nous athées, rien ne nous est
promis et personne ne nous attend ».
A Salzbourg, le père Girardi disait : « M. Garaudy
nous demande si les chrétiens pensent que le marxisme
appauvrit l'homme. Nous lui répondons franchement:
dans la mesure où le marxisme croit que
la terre peut lui suffire, oui, il l'appauvrit. » Et Garaudy
lui répondait : « Les marxistes se contentent
si peu de la terre qu'ils se donnent pour tâche de la
transformer... La transformation de la terre, pour nous,
ce n'est pas seulement sa réorganisation sociale
et technique, l'institution de rapports économiques
et politiques nouveaux, c'est aussi une métamorphose
spirituelle profonde de l'homme : le libérer de
toutes les aliénations, matérielles et morales, c'est
accomplir, dans la création continuée de l'homme
par l'homme un nouveau pas décisif dans le sens de
l'hominisation, un pas aussi important que l'invention
de l'outil, par lequel le rameau humain se détache
du tronc commun de l'animalité par la conquête
de la conscience. Ce nouveau seuil d'hominisation,
faisant de chaque homme un homme, interrogeant
et créateur, marquera un nouveau décollement à
l'égard de la terre, c'est-à-dire, cette fois, de toutes
4. I b i d . , p. 86.
5. I b i d . , p. 90.

les aliénations cristallisées depuis des millénaires et
devenues coutumières au point de nous apparaître
comme une nature " donnée comme une " terre "
et libérer les énergies spirituelles de chaque homme
et de tous les hommes avec une telle force qu'il nous
est absolument impossible — à nous qui sommes
englués dans les aliénations de notre préhistoire,
d'imaginer leur nature et leur emploi. Cet avenir
ouvert sur l'infini est la seule transcendance que
connaissent les athées que nous sommes6. »
Le véritable débat entre marxisme et christianisme
ne se situe donc pas sur le plan de la science : de
la « démythologisation » de Bultman, éliminant de
la théologie tout ce qui demeure lié à une conception
archaïque du monde, à la tentative de synthèse de
Teilhard de Chardin, considérant le monde comme
une totalité organique vivante, en évolution et en
création incessantes, de grands efforts ont été faits,
pour que soit dépassé un niveau de polémique où
la science de grand-père réfute la religion de grandmère.
La science permet de combattre une religion
de superstition, de miracle et de mythe. Mais le problème
fondamental demeure, et c'est un problème
moral : la foi laisse-t-elle à l'homme la pleine responsabilité
de son histoire ? Permet-elle, pour reprendre f
l'image du père Gonzalez Ruiz, de réintroduire
Prométhée dans le calendrier chrétien ?
« Ce qui importe, écrit Garaudy, c'est que la foi
toute humaine en notre tâche ne mutile l'homme
d'aucune des dimensions historiquement conquises
à partir de la foi en Dieu, et que la foi en un Dieu
transcendant ne limite ou ne freine jamais la foi en
la tâche humaine7. »
Prolongeant le mouvement de réflexion sur la foi
qui, dans le monde protestant, se développe de Karl
Barth à Dietrich Bonhoeffer et qui verra de plus en
plus, dans la religion une aliénation de la foi, Roger
Garaudy s'efforce de définir la transcendance « en
évacuant tout ce qui, en elle, n'a de sens qu'en

6. De l'anathème au dialogue, p. 87 à 89.
7. Ibid., p. 110-111.

fonction d'une conception du monde périmée8 ». « Le
surgissement de la transcendance n'est pas une expérience
privilégiée et n'a rien de religieux... Ce n'est
pas une interruption de l'orare naturel par une intervention
surnaturelle, c'est l'expérience la plus quotidienne,
l'expérience spécifiquement humaine : celle
de la création9 . »
Dans l'un de ses derniers ouvrages 1 0, Roger Garaudy,
reprenant l'argumentation du théologien américain
Harvey Cox, pose aux chrétiens cette question
ultime : « Si l'homme ne rencontre Dieu que dans
le monde, si le monde est le seul théâtre de ce dialogue
entre Dieu et l'homme, s'il est vrai que le Dieu
biblique ne se manifeste que dans l'histoire, c'est-à-dire
dans des actions humaines, dans des victoires
ou des défaites, des exils ou des révolutions, si la
parole de Dieu est toujours un acte et si Dieu appelle
les hommes à travers les événements de la transformation
sociale, alors ne peut-on pas dire que Dieu
est partout où quelque chose de neuf est en train
de naître, partout où une grandeur nouvelle est apportée
à la forme humaine : dans la découverte
scientifique ou technique, dans la création artistique,
ou la poésie, dans la libération d'un peuple ou une
révolution sociale, partout où l'homme devient plus
semblable à l'image de Dieu ; un créateur, à tous les
niveaux de la création, celui de l'économie et de la
politique, celui de l'invention scientifique, artistique
ou spirituelle ?
« Dieu n'est-il pas dans tout ce qui n'est pas prolongement
mécanique du passé, sa résultante et son
produit, mais dans tout ce qui à la fois le dépasse
et l'accomplit ?
« Les recherches faites pour éliminer de la transcendance
tout ce qui peut faire d'elle un vestige
des superstitions primitives conduisent à intérioriser
l'expérience vécue de la transcendance comme
l'effort pour transcender toutes les limites humaines...

8. Marxisme du X Xe siècle, p. 113.
9. Ibid. , p. 113-114.
10. Peut-on être communiste aujourd'hui ? (Grasset, 1968).
 « La transcendance devient alors une dimension
de chacun de nos actes créateurs.
« Un marxiste, pour qui l'homme n'est jamais la
simple résultante ou le produit du passé et des
conditions présentes, mais autre chose et plus qui
totalise et dépasse ce passé et ces conditions, ne
peut-il intégrer cette conception de la transcendance
— qui est alors dimension fondamentale de l'homme,
et non pas attribut de Dieu — en appelant dépassement
dialectique ce moment de l'initiative et de la
création dans lequel le christianisme a toujours
désigné, sous le nom de transcendance, l'affleurement
ou l'émergence du divin dans l'action de l'homme ? »
Dans la perspective ainsi définie par Garaudy, il
semble bien que du point de vue théorique l'art
assumera la relève de la religion, en prenant en
charge les questions qu'elle a posées — celles de la
création, de la création continuée de l'homme par
l'homme, et en désaliénant ses réponses.
Du point de vue pratique, un chrétien dont la
foi vécue laisse à l'homme la pleine responsabilité
de son histoire ne saurait être considéré comme un
révolutionnaire de deuxième classe. Il doit donc être
clair qu'un chrétien ou même qu'un prêtre, adhérant
au parti communiste et accomplissant sans arrière-pensée
ses tâches de militant, puisse accéder à n'importe
quelle fonction dirigeante dans ce parti.
Sur le plan théorique comme sur le plan pratique,
et sur le problème religieux comme sur tous les
autres, il ne s'agit nullement, pour Garaudy, de réviser
le marxisme, mais de le penser constamment à
partir de ce qui, en lui, est fondamental, et de le
penser dans les conditions spécifiques de notre temps,
dans le dernier tiers du xxe siècle.

Dans ses travaux récents, notamment dans L'Alternative
 (1972), sa conférence au Conseil oecuménique
des Eglises à Genève en 1973, publiée sous le titre :
« Défataliser l'histoire », et dans l'éditorial du premier
numéro de sa revue, Alternativessocialistes,
deux thèmes nouveau apparaissent dans sa conception
des rapports entre transcendance et révolution.
1. Le thème des fondements de l'espérance. Les
postulats sur lesquels nous vivions depuis la Renaissance:
« Une science qui nous rende maîtres et
possesseurs de la nature », les vieux rêves de Descartes
et de Faust, sont en train de s'effondrer. Comment,
dès lors, échapper aux « dérives catastrophiques
» de ce monde du positivisme. Garaudy ne
s'attaque pas à la science, il souligne seulement avec
véhémence que ce que l'on appelle la « science » n'est
que la « science occidentale », c'est-à-dire une partie
seulement de cette science véritable, de cette sagesse
qui est connaissance de l'ensemble des rapports de
l'homme avec la nature, avec les autres hommes et
avec l'avenir. Réduite à un « positivisme minable »,
avorton d'une véritable « sagesse », cette science
purement occidentale n'est plus que manipulation
instrumentale, de la nature d'abord, avec laquelle
nous n'avons plus que des rapports de conquérants
et non d'amoureux ; mais aussi manipulation de
l'homme, car les sciences dites « humaines », telles
que la psychologie, la sociologie, l'économie politique,
copiées sur le modèle positiviste des sciences de la
nature, lorsqu'elles prétendent appliquer à la connaissance
du sujet et du projet, les méthodes qui lui
permettent de manier l'objet, deviennent des sciences
inhumaines de la manipulation. De là l'un des
thèmes majeurs de la pensée de Garaudy : replacer
notre « Occident », devenu de plus en plus « provincial
», dans la perspective planétaire, par un « dialogue
des civilisations ».
Contre une société caractérisée par « l'absence de
finalité humaine », il nous invite à prendre une
conscience critique des fondements de notre culture
et de notre espérance.
Pas plus que le capitalisme (expression économique,
sociale et politique de cette attitude à l'égard du
monde née à la Renaissance et qui consiste à signer
un chèque en blanc à la « science », aux techniques,
aux machines, à l'industrialisation, à la « croissance»)
ne peut prétendre être « l'ordre naturel » de la
vie ; pas davantage le socialisme ne peut se prétendre
« scientifique », au sens où cette « science »
positiviste pourrait assigner ses fins à notre vie. Le
socialisme est scientifique par les moyens qu'il emploie
pour vaincre ou se construire. Mais lutter pour
le socialisme (c'est-à-dire, selon l'expression de Marx,
« pour que chaque enfant, chaque homme qui porte
en lui un Mozart, puisse le déployer pleinement » et
par conséquent pour créer les moyens et les conditions
économiques, sociales, politiques, culturelles
de cet épanouissement de chaque homme et de tout
homme) implique un choix vital, un acte de foi, des
postulats.
Ces postulats, selon Garaudy, sont des postulats
bibliques :
a) Le postulat de transcendance: si la conscience
révolutionnaire n'est pas seulement un reflet du
monde déjà existant, mais avant tout un projet d'un
ordre social qui n'existe pas encore, il en découle —
et ce sera la formulation du premier postulat — que
les fins de l'action révolutionnaire ne peuvent pas
être déduites seulement du passé et du présent.
Dans la mesure où, parlant du réel, on ne fait
pas abstraction de la présence de l'homme et de son
acte créateur (et le positivisme, c'est le monde sans
l'homme), dans la mesure où l'homme est inclus
dans le réel, le réel n'est plus seulement ce qui est,
c'est aussi tout ce qu'il n'est pas encore, tout ce qui
lui manque, tout ce qu'il a encore à être. Le possible
fait partie du réel.
Si ce possible, cette hypothèse, ce projet ne sont
pas déjà inscrits dans le passé ou dans le présent,
si l'avenir n'est pas seulement le prolongement, par
extrapolation, du passé et du présent, s'il émerge du
radicalement nouveau par l'action de l'homme, je
suis bien obligé de reconnaître, comme l'expérience
la plus quotidienne, cette dimension du réel, cette
possibilité permanente de dépassement ; appelons la
par son nom : la transcendance.
Bien entendu, cette transcendance ne véhicule plus
les vieilles imageries dualistes d'extériorité et de
thaumaturgie. Une conception adulte de la transcendance
ne saurait être « précritique », c'est-à-dire
qu'elle ne saurait oublier, comme l'ont enseigné Kant
et Barth, que tout ce que je dis de Dieu, de la nature
ou de l'histoire, c'est un homme qui le dit, et, comme
le montre le matérialisme historique de Marx : tout
ce qui est fait, c'est un homme qui le fait. Tout passe
par l'homme. Nous sommes pleinement responsables
de notre histoire.
Ce postulat de la transcendance est au principe de
toute défatalisation de l'histoire. Contre tout déterminisme
historique, il est libérateur.
b ) Le postulat de la relativité. Il découle du premier
et pourrait s'énoncer ainsi : aucune réalisation
historique ne peut être considérée comme une fin
dernière. Marx ne considérait pas le communisme
comme la fin de l'histoire, mais au contraire comme
la fin d'une préhistoire faite d'affrontements humains
et le commencement d'une histoire proprement humaine.
Ce postulat est au principe de la lutte contre
toute suffisance et toute aliénation. Garaudy l'appelle
le « postulat prophétique », parce que les prophètes
d'Israël ont été les pionniers, par leur lutte contre
l'idolâtrie, de la lutte contre l'aliénation : ils ont appris
à ne jamais considérer comme absolu, achevé,
définitif, ce qui est l'oeuvre des mains ou de l'esprit
de l'homme.
L'homme reste toujours une tâche à accomplir.
La société est une tâche à accomplir. De là l'importance
que Garaudy, dans ses récents travaux, attache
à la Résurrection. « Lorsque nous parlons de Résurrection,
écrit-il (dans « Foi et socialisme », éditorial
du n° 2 de sa revue Alternatives socialistes), il ne
s'agit pas seulement d'un événement, mais de la
signification même de notre vie, d'une réalité qui
s'actualise chaque jour. Comment imaginer que la
mort dont le Christ a triomphé et qu'il nous enseigne
à affronter et à vaincre, est simplement la mort que
nous partageons avec tous les autres animaux (la
décomposition biologique) ? Ne serait-ce pas cette
mort spécifiquement humaine qui pèse sur nous dans
les situations sans espérance ? Alors, que l'on soit
chrétien ou non, la Résurrection est le fondement
premier de notre espérance. Avoir foi en la Résurrection,
n'est-ce pas cette certitude active, militante,
exaltante, que tout est possible, et qu'au-delà de la
tempête, c'est-à-dire de ma disparition comme individu,
l'homme continuera à se créer plus humain.
2. Le thème du fondement de la révolution. Toutes
les révolutions modernes, jusqu'ici, se fondaient sur
une loi de correspondance , elles se fonderont désormais
sur une loi de transcendance.
Dans la Révolution française, par exemple, il
s'agissait seulement de faire correspondre le nouveau
régime politique à un système politique dans lequel
la bourgeoisie détenait déjà, en fait, les forces d'avenir
de l'économie (industrie, commerce, banque).
Le problème se situait donc au niveau des moyens
(dans la stricte immanence, comme disent les théologiens):
il s'agissait d'une réorganisation des structures
globales de la société et notamment des institutions
politiques et sociales, pour établir une nouvelle
cohérence. Le fondement théorique d'une telle
mutation exclut toute référence extérieure au système
lui-même, toute transcendance. L'orientation matérialiste,
voire athée, des principaux maîtres de L'Encyclopédie,
en témoigne.
Ce problème de la révolution ne change pas de
nature lorsque Marx, trois quarts de siècle plus tard,
fait la démonstration que les structures sociales et
politiques qui avaient jusque-là permis l'essor des
forces productives, de la science et des techniques,
deviennent désormais un frein à ce développement.
C'est donc, une fois encore, au nom d'une loi de
correspondance entre les rapports de production, la
forme de la propriété et les institutions politiques,
et l'état des forces productives, que Marx établit la
nécessité du socialisme. Il fonde par conséquent ce
socialisme scientifique sans avoir recours à aucune
transcendance. Il en découle que le matérialisme et
l'athéisme, sous des formes nouvelles, apparaissent
comme parties intégrantes de la théorie révolutionnaire.
Même lorsque Lénine, en 1917, inversera le schéma
et posera le problème de la révolution en termes
nouveaux : non plus partir de l'état des forces productives
et restructurer tous les autres rapports
sociaux et politiques pour briser les obstacles à leur
développement, mais au contraire prendre d'abord le
pouvoir politique, pour créer ensuite les bases économiques
du socialisme, l'axe de référence fondamental
reste le même : la croissance économique demeure
l'objectif prioritaire. Le problème reste un
problème scientifique de réorganisation structurale
de la société, excluant toujours toute transcendance.
Par contre, lorsque à la fin des années 1960, et
plus encore aujourd'hui, en 1974, est remis en cause
le postulat datant de la Renaissance (de la fin des
sociétés sacrales), selon lequel le développement
économique, scientifique et technique est l'unique
fondement possible du développement humain (postulat
de Descartes comme des Encyclopédistes,
d'Adam Smith comme de Marx, de Lénine comme
de Keynes), lorsque ce « dieu caché » de toute l'histoire
occidentale : avoir et pouvoir, progrès ou croissance,
est radicalement mis en question, le problème
de la transcendance ne peut plus être évacué. Car
une révolution, désormais, ne peut plus se fonder
sur une quelconque loi de correspondance : les fins
qu'elle s'assigne ne peuvent se trouver à l'intérieur
du système lui-même.
Une révolution, une mutation véritable, aujourd'hui
ne peut plus se fonder seulement sur une loi
de correspondance, mais sur une loi de transcendance


Garaudy et le marxisme du XXe siècle
présentation choix de textes biographie bibliographie
par
Serge Perottino
4ème de couverture du livre de Perottino

© 1969 Editions Seghers, Paris
© 1974 seconde édition, Editions Seghers, Paris

Pages 47 à 66