24 mars 2015

"Transcendance et communauté, n’est-ce pas ce dont l’Occident a besoin ?". Islam et crise de l'Occident, par Roger Garaudy



 

BISMILLAH ER RAHMEN ER RAHIM

Je ne parlerai pas, ici de l'Islam en général, mais seulement des possibilités nouvelles de son expansion, aujourd'hui, dans le monde occidental, et des raisons, tenant à l'essence même de la foi islamique, qui fondent de telles possibilités.

Au moment de sa naissance, l'Islam a sauvé le monde d'une décadence générale et du chaos.
Les grands empires jusque là dominants se désintégraient: l'empire Byzantin, l'empire Perse, l'Inde après les Guptas, l'Afrique du Nord, les royaumes wisigoths d'Espagne.
Le Coran en proclamant, de la façon la plus intransigeante, la transcendance de Dieu, et en fondant sur elle un type nouveau de communauté, redonna à des millions d'hommes la conscience de leur dimension proprement humaine, c'est-à-dire divine, et l'âme d'une nouvelle vie collective.
Transcendance et communauté, n'est-ce-pas la contribution que l'Islam peut aujourd'hui apporter à l'invention d'un avenir à visage humain, dans un monde ou l'élimination du transcendant, la destruction de la communauté par l'individualisme, et un modèle démentiel de croissance, ont rendu le statu quo invivable et impossibles les révolutions de type occidental.

Après cinq siècles d'hégémonie sans partage de l'Occident son bilan peut se résumer en 3 chiffres: en 1982, avec près de 600 milliards de dollars de dépense d'armement, est placé l'équivalent de quatre tonnes d'explosifs sur la tête de chaque habitant de la planète et sont réparties de telle manière les ressources et les richesses que, la même année, 50 millions d'êtres humains, dans le Tiers-Monde, sont morts de famine ou de malnutrition. Il est difficile d'appeler sans hésitation "progrès," la trajectoire historique de la civilisation occidentale qui, pour la première fois dans les 2 ou 3 millions d'années de l'épopée humaine, a rendu techniquement possible la destruction de toute trace de la vie sociale:
- au niveau de l'économie dominée par la croissance c'est-à-dire par l'aveugle désir de produire de plus en plus, et de plus en plus vite, n'importe quoi, utile, inutile, nuisible, ou même mortel;
- au niveau de la politique, des rapports sociaux intérieurs et extérieurs, dominés par la violence, c'est-à-dire par l'affrontement des intérêts et de la volonté de puissance des individus, des classes et des nations;
- au niveau de la culture, caractérisé par la perte du sens et de la finalité: une technique pour la technique, une science pour la science, un art pour l'art, des vies pour rien;
- au niveau de la foi, par une perte de la transcendance c'est-à-dire de la dimension proprement humaine de l'homme: de la possibilité de rupture avec l'ordre ou le désordre existant et leurs dérivés.

La culture «faustienne» qui sous-tend cette civilisation prétend réduire la vie à la nécessité et au hasard, comme dit l'un des biologistes, à une passion inutile, comme écrit l'un de ses philosophes, à l'absurde, c'est-à-dire à l'absence de sens, comme le proclame l'un de ses romanciers, à la mort de Dieu, à la mort de 1'homme, à la mort de tout, comme nous le répètent les faux prophètes de ce culte morbide du néant.
Dans aucune autre civilisation que la civilisation occidentale actuelle, on a ignoré de manière aussi totale la question du sens de notre vie et de notre mort. Cette culture faustienne repose sur quatre principes qui, en cinq siècles, nous ont conduits à l'impasse et, si nous persévérons dans
la même voie, au suicide planétaire:
- la séparation de la science et de la sagesse, c'est-à-dire la séparation des moyens et des fins;
- la réduction de toute réalité au concept et à la mesure, excluant ainsi
la beauté, l'amour, la foi, le sens;
- l'individualisme, faisant des individus ou des groupes le centre et la mesure de toute chose, et, de tout "ordre", un équilibre provisoire entre leurs convoitises concurrentes.
- la négation de la transcendance, c'est-à-dire de la possibilité même de s'arracher à ces dérives, la "suffisance" par rapport aux déterminismes d'un développement exclusivement quantitatif, excluant la création, la liberté, l'espérance.
Cette culture faustienne de l'Occident, est réclamée d'un double héritage: gréco-romain, et judéo-chrétien, oubliant volontiers le "troisième héritage": l'héritage arabo-islamique.

L'héritage arabo-islamique a été sous-estimé par suite d'une double illusion de perspective.
1°) on n'a voulu ne voir en lui que l'agent de transmission des cultures ou des religions passées: traducteur et commentateur de la pensée grecque, ou hérésie, et négation de la foi chrétienne;
2°) on a voulu ne voir en lui que la préhistoire de notre propre culture, ce qui permettait d'en abandonner l'étude à des spécialistes chargés d'étudier ce qui appartient au passé.
Dans cette perspective l'Islam n'apporterait rien de nouveau et ne comporterait aujourd'hui rien de vivant.
Il n'habiterait que notre passé et ne serait porteur d'aucune promesse.
C'est cette double tendance que nous avons à combattre, parce qu'elle nous empêche de comprendre le présent et de construire l'avenir.
A - Il n'est pas vrai que la pensée islamique n'ait été qu'un relais de transmission et de traduction de la pensée grecque:
- les mathématiques grecques se fondaient sur la notion du fini, les mathématiques arabes sur celle de l'infini;
- la logique grecque était spéculative, la science arabe est essentiellement expérimentale.
- l'architecture grecque était statique, fondée sur la ligne droite. La mosquée est le contraire du temple grec: elle est une symphonie de courbes, avec ses arcs et ses coupoles.
- la philosophie grecque était, de PARMENIDE à ARISTOTE, une philosophie de 1'être; celle des arabes est philosophie de 1'acte. Philosophie prophétique, et non théorie de la substance ou de la connaissance.
- la tragédie grecque est inconcevable dans la vision islamique de la vie, comme la poésie prophétique des arabes est inconcevable dans la conception grecque de la vie, de sa finitude et de sa "mesure".
B - Il n'est pas vrai non plus que la science arabe soit simplement la préhistoire de la notre.
La science-arabe, à l'inverse de notre conception positiviste, ne sépare pas la science de la sagesse, c'est-à-dire qu'elle ne perd jamais de vue le sens, la finalité. Considérant toute chose non simplement comme un fait, mais comme un "signe", depuis les phénomènes de la nature jusqu'à la parole
des prophètes, elle n'isole pas l'analyse des liaisons des choses entre elles, qui en fait découvrir les lois, de la synthèse de leurs rapports avec le tout qui leur donne un sens. Tout est à la fois profane si on l'examine en dehors de son rapport au tout, et sacré, jusqu'à l'élément le plus humble, par son rapport à Dieu. Or, c'est aujourd'hui cet abandon du sens et de la transcendance, qui a fait dégénérer la science en scientisme et la technique en technocratie, à partir du moment où leur développement quantitatif devient but en soi, sans référence à l'homme et à son épanouissement.

La renaissance de l'Occident a commencé non pas en Italie avec la restauration de la culture gréco-romaine mais en Espagne avec le rayonnement des sciences et de la culture arabo-islamique. Mais cette Renaissance occidentale n'a emprunté à la science arabo-islamique que sa méthode expérimentale et ses techniques, et non pas la foi qui les orientait vers Dieu, les maintenant ainsi au service des hommes.

Aujourd'hui, comme en temps de la mission du Prophète, où s'affrontaient deux superpuissances: l'empire byzantin et celui des sassanides d'Iran, toutes deux affectées de la même dégénérescence, s’ affrontent de nouveau deux superpuissances: Etats Unis et Union Soviétique tendent à diviser le monde en deux blocs se réclamant d'idéologie en apparence opposées, mais reposant en fait sur le même modèle de culture de type fonction, aboutissant à des impasses analogues et conduisant à une même faillite humaine.

Dans cette crise des finalités, ou plutôt dans cette absence de finalité humaine et divine, l'Islam peut offrir au monde ce dont il manque et dont le manque le fait mourir: le sens de la vie.
L'Islam est la religion de l'unité (tawhid), c'est-à-dire la religion du sens et de la beauté.
Pour ma part si j'en juge par mon cheminement personnel, la préoccupation centrale de ma vie a été de rechercher le point où l'acte de création artistique et poétique, l'action politique et l'acte de foi, ne font qu'un. L'Islam - amdoulillah - m'a donné accès à cette suprême unité.
Alors que dans notre monde de concurrence, de croissance quantitative, et de violence, les événements apparaissent comme la résultante de forces aveugles et affrontées, le Coran nous enseigne à considérer l'univers et l'humanité comme tout à 1'intérieur duquel le drame auquel 1'homme participe prend un sens.
Alors que l'oubli de Dieu fait de nous des êtres "périphériques", soumis à des nécessités et à des hasards externes, le souvenir de Dieu, dans la prière nous fait prendre conscience de notre centre et de notre source qui est la source de toute existence.
Le Coran nous apprend à voir en chaque chose et en chaque événement un
«signe de Dieu », le symbole d'une réalité probante de l'ordre unique de l a nature, de la société et de nous-mêmes. La norme (fitra) de la religion primordiale est celle de l'harmonie et de l'unité, émanant de Dieu et
retournant à lui.
Ce qui fait de l'homme un homme, c'est:
1°) la possibilité de réaliser le dessein divin;
2°) la possibilité de rompre ce pacte.
Dans le monde tout est soumis (mouslim) à la volonté de Dieu: une pierre dans sa chute, une plante dans sa croissance, un animal dans ses instincts; mais cette soumission ne dépend pas d'eux: ils ne peuvent échapper aux lois
qui les régissent. L'homme seul peut désobéir: il devient donc musulman par un acte libre, par un choix, en se souvenant de l'ordre premier: celui de l'unité et de la totalité qui donne un sens à sa vie. Il est pleinement responsable de son destin puisqu'il a la possibilité de refuser ou de se soumettre à la volonté de Dieu.
Des messagers sont venus, dans tous les peuples, appeler à se "ressouvenir" de Dieu et de l'ordre primordial. Abraham, Moïse, Jésus, Mohamed, et tant d'autres prophètes de l'Islam, avant Mohamed, sont venus apporter le message éternel.

La raison, la raison plénière, celle qui ne se contente pas de lier une cause à une cause, mais qui remonte de fin en fin, pour tout ramener à la fin dernière, n'est pas contraire à la révélation: elle est au contraire illuminée par elle: la révélation venant illuminer la raison, c'est comme
il est écrit dans le Coran "lumière sur lumière".
La réponse de l'homme au don de la révélation, c'est la prière. Au mouvement de Dieu vers l'homme répond le mouvement de l'homme vers Dieu, comme la deuxième partie de la "Shabada" à la première.
Les rythmes de la prière, accordés au lever et au coucher des astres, insèrent l'homme dans l'ordre cosmique et les gestes même de la prière récapitulent en l'homme les mouvements fondamentaux de tous les niveaux de l'existence: l'homme qui prie se met debout comme les montagnes, les moissons, et les arbres, il se prosterne et se redresse comme les étoiles
se couchent et se relèvent, il s'incline comme la branche du palmier ou comme les êtres animés se penchent vers la terre et courbent vers la source de leur vie, leur tête.
La prière ne lie pas seulement l'homme avec la nature et le cosmos, mais avec l'humanité entière: les Qiblas de toutes les mosquées du monde forment tout autour de la terre des cercles concentriques symbolisant l'unité
suprême. Et les bonnes heures de la prière changeant avec les longitudes, en chaque moment un front se dresse et un autre se prosterne, en une immense boule d'adoration qui déferle sans cesse autour de la terre.
Ainsi s'exprime, en symboles physiques, l'unité de l'Islam, intégrant tous les âges de la prophétie, des "rishis" de l'Inde Védique à Zarathoustra, d'Abraham à Moïse, de Jésus à Mohamed.

C'est par là que l'Occident a aujourd'hui plus que jamais besoin du message de l'Islam : pour donner un sens à la vie et à l'histoire, l'Occident a séparé la science de la sagesse, c'est-à-dire les moyens des fins. Le principal moteur au développement des sciences et des techniques, dans la
civilisation occidentale, c'est la volonté de puissance et de profits des individus, des groupes ou des nations. Les sciences et les techniques ont pour objet, en Occident, de satisfaire les besoins qui sont communs aux animaux et aux hommes: se nourrir, se vêtir, se protéger, se défendre ou attaquer. La science islamique avait pour principal moteur la recherche des "signes" de Dieu dans la nature et dans l'histoire, pour entendre l'appel et pour en accomplir les desseins. C'est pour ordonner à cette fin le monde tout entier que l'homme est non pas le rival d'un autre homme utilisant ses sciences et ses techniques pour le dominer, mais le Calife de Dieu sur terre pour créer la beauté d'un monde digne du dessein divin.
De même que l'Islam ne sépare pas la foi de la science et de la technique, mais au contraire les unit en un tout indissoluble, ne séparent pas la recherche des lois et des causes de celle des fins et du sens, ne séparant
pas le pouvoir que la technique vous donne sur les choses, du devoir de les faire servir à adorer celui qui en est la source première, de même l'Islam ne sépare pas la foi de l'économie et de la politique, mais au contraire les unit en un tout indissoluble, et d'abord en relativisant tout avoir
et tout pouvoir comme tout savoir par référence au Dieu un et absolu.

Dieu seul possède et Dieu seul commande.
La conception islamique, ou plus exactement coranique de l'Etat et du droit, est le contraire exact du droit romain.
La propriété n'y est pas définie, comme dans le droit romain, et capitaliste, par le droit d'user et d'abuser.
Dieu seul possède: la gérance des biens de la terre est une fonction sociale. L'usage de la propriété est toujours subordonnée à des fins plus hautes que l'individu et son intérêt privé: telle est l'antithèse entre l'individualisme et la communauté.
Dieu seul commande: cela exclut aussi bien la monarchie de droit divin, faisant d'un prince un lieutenant de Dieu sur la terre, qu'une démocratie fondée sur une délégation et une aliénation de pouvoir à un élu ou à un parti.
Le cri de la foi musulmane: Allah ou Akbar, " Dieu est plus grand ", relativise tout pouvoir, tout avoir et tout savoir. Ce cri est celui de la liberté véritable. Parce qu'il est l'affirmation de la dimension transcendante de l'homme c'est-à-dire de son pouvoir permanent de rompre avec les déterminismes de sa nature, de son passé, de ses instincts ou de ses coutumes, sa possibilité de les transcender.
Nous sommes ici à l'autre pôle de la liberté et des types d'Etat qu'elle peut fonder. Cette autre manière de concevoir et de vivre la liberté découle directement d'une autre vision de l'homme:
- ou bien l'homme est, à la pointe de l'évolution des espèces, l'animal le plus complexe et le plus "évolué".
Sa différence avec les autres animaux est alors seulement quantitative: son cerveau comporte plus de neurones, et sa main, plus habile, est devenue technicienne: il disposera de plus de moyens pour satisfaire ses désirs animaux, ceux qui lui sont communs avec les autres animaux: se nourrir,
S’abriter, se reproduire, se défendre. Il sera l'animal qui fabrique des outils et des armes. Sa liberté se mesurera à sa volonté de croissance, et de puissance, sur la nature et sur les hommes.
- ou bien l'homme ne se distingue pas de l'animal par la seule fabrication des outils et des armes, qui sont sur le prolongement de ses crocs et de ses griffes, pour satisfaire plus puissamment les mêmes désirs. Seul il construit des tombeaux et des temples; des tombeaux pour tenter de passer du temps à l'éternité, des temples pour passer du fait au sens. Et, dans les deux cas, pour s'interroger sur le sens de sa vie et de sa mort. Car c'est là le problème spécifiquement humain: pour l'animal il n'existe pas de question sur le sens de sa vie et de sa mort. Son avenir est déjà inscrit sur le prolongement de son espèce, de son instinct et de son destin.
Seul l'homme à ce pouvoir de rupture avec les déterminismes anciens, leurs poussées et leur passé, et d'inventer, à tout risque, un avenir inédit. L'histoire humaine n'est pas, à la différence de l'évolution animale, un scénario écrit d'avance, sans nous, et dont nous n'aurions plus qu'à jouer les rôles éternels. L'histoire est une création continuée de l'homme par l'homme, avec, aujourd'hui, si nous nous abandonnons aux dérives suicidaires de notre modèle de croissance la possibilité technique de détruire toute trace de vie, la possibilité technique de mettre fin à 3 millions d'années d'histoire humaine, la possibilité technique d'un pourrissement de l'histoire et d'un capotage de l'évolution.
Nous sommes totalement responsables de notre histoire. Tel est le dépôt
divin que nous avons reçu: Dieu, dans le Coran, dit: "Nous avons proposé ce dépôt aux Cieux, à la terre et aux montagnes. Tous ont refusé de l'assumer; tous ont tremblé de le recevoir. Seul l'homme a accepté de s'en charger. Mais il est injuste et ignorant." (Sourate XXXIII, 112)

Tels sont les deux pôles de la liberté :
- une liberté animale; simplement dotée de moyens supérieurs pour satisfaire, de manière plus sophistiquée, des besoins de consommation, d'appropriation et d'agression, qui sont restés fondamentalement animaux;
- ou une liberté divine, qui s'efforce de répondre aux besoins spécifiquement humains; répondre aux questions du sens de notre vie et de notre mort, c'est-à-dire à la fois au besoin de rechercher le dessein de Dieu et de s'y soumettre.
Dans cette recherche nous disposons des "signes" (ayat) par-lesquels Dieu nous parle: depuis les phénomènes de la nature jusqu'à la parole des prophètes. Avec le risque permanent de nous tromper, mais c'est ce risque qui nous fait homme: la foi commence où finit la raison.

Cette transcendance est un principe de toute communauté véritablement humaine. Ce qui caractérise l'Etat de Médine, créé par le Prophète, ce sont précisément ces dimensions inséparables: transcendance et communauté.
Le Prophète, à Médine, à créé un Etat exemplaire: ce n'est plus la communauté tribale, fondée sur les liens du sang chez les nomades, ou du sol chez les agriculteurs sédentaires. Ce n'est pas non plus une "cité " ou une "nation" fondée sur l'unité d'un marché, et d'une histoire, fondée en un mot sur des "données" biologiques ou géographiques, et par conséquent, sur la nature et sur le passé. C'est une communauté prophétique, c’ est-à-dire fondée sur une foi commune en la transcendance de Dieu, et une communauté véritablement oecuménique, ouverte à 1'Humanité toute entière.
La communauté de Médine permet ainsi de dégager le dénominateur commun de toute société "islamique": transcendance, par opposition à la suffisance de nos sociétés de croissance, où l'avenir n'est que le prolongement et l'extension quantitative du passé et du présent, et communauté, par opposition à 1'individualisme, qui conduit à la lutte de tous contre tous.
Transcendance et communauté, ce sont précisément les dimensions humaines et divines dont l'Occident a aujourd'hui le plus urgent besoin.

Et pourtant l'objection qui revient le plus souvent chez les intellectuels occidentaux et à laquelle nous avons à répondre est la suivante: si cette Loi a été révélée une fois pour toutes dans le Coran, et si Mohamed est le dernier Prophète, l'Islam ne condamne t-il pas la société et l'Etat à l'immobilisme?
Nous avons tenté ce commencement de réponse:
Dire que la Loi d'origine divine, que les versets du Coran sont dictés par Dieu et ont une valeur absolue ne signifie nullement que nous sortons ainsi de l'histoire pour figer dans l'absolu chaque précepte énoncé.
Il y a au contraire, dans le Coran même, un principe de mouvement et de vie.
D'abord il est dit et répété dans le Coran: "Pour chaque communauté est envoyé un prophète" (Sourate XIV,4). Pour un musulman, Abraham, Moïse, Jésus, sont des prophètes de l'islam, comme Mohamed.
Ensuite il faut rappeler que chaque révélation du Coran, transmise par le Prophète, à la Mecque ou à Médine, est une réponse divine à un problème concret, et ce n'est nullement mettre en question le caractère divin de cette révélation que de la situer à un moment d'une histoire, d'une culture, de la vie d'un peuple.
Dès que l'Islam s'étendit, après la mort du Prophète, à d'autres aires de civilisation, et que les structures et les exigences de l'Etat se diversifièrent, posant des problèmes nouveaux, de grands juristes s'efforcèrent d'interpréter ("ijtihad") les paroles divines pour faire face à des situations nouvelles.
Il n'était pas possible de se contenter de "déduire" de tel ou tel verset du Coran, les lois d'un Etat qui avait à répondre à des besoins fort différents de ceux de la communauté de Médine, à la manière dont procède, dans la tradition catholique Bossuet dans sa "Politique tirée de l'Ecriture Sainte". Cette "déduction" était tellement illusoire qu'elle produisit simplement une idéologie de justification de la monarchie absolue, "de droit divin", de Louis XIV.
Cette tentative de Bossuet ressemble à celle d'El Marverdi, dans ses "Akham Sultaniyah", où il fait entrer les structures du pouvoir d'un Empire abbasside en voie de démembrement, dans la théorie, à partir des textes non du Coran mais de la tradition.
Il est au contraire possible, à partir de la révélation coranique, de répondre dans la voie spécifique de l'Islam, c'est-à-dire sans confondre modernisation avec occidentalisation - sans imitation des modèles américains ou soviétiques , aux problèmes posés par la vie et l'histoire d'aujourd'hui.
Ce n'est pas le Coran, ce n'est pas l'Islam, qui est la cause du conservatisme, du formalisme, de l'immobilisme, c'est l’intégrisme qui, en Islam, comme partout ailleurs, dont le christianisme ou le marxisme par exemple, consiste à identifier une foi ou une doctrine avec la forme
culturelle ou institutionnelle qu'elle a pu revêtir à telle ou telle époque de son histoire. Cet intégrisme conduit, dans la religion comme dans la politique, à imiter et à reproduire des modèles périmés, qui ont parfois répondu, dans le passé, aux besoins d'autres peuples et d'autres époques, mais qui ne permettent plus de résoudre les problèmes actuels.
La tradition juridique, en Islam, reconnaît qu'est permis ce qui n'est pas expréssément interdit. La tradition n'est pas une loi, mais une source de la loi, et il appartient à chaque génération de faire l'effort d'interprétation et de création permettant de résoudre les problèmes inédits qui se posent à elle, dans l'esprit qui inspira le Prophète dans la création et le gouvernement de 1'Etat de Médine.
L'Islam a désormais des possibilités et des perspectives plus grandes encore qu'au temps ou il atteignit son apogée: devant la double et irrécusable faillite du modèle américain et du modèle soviétique, il peut redonner une espérance à un monde menacé, dans sa survie, par ce double échec.
Il le peut, si, au-delà de tous les intégrismes stérilisants, et qui l'ont condamné, depuis cinq siècles, à l a décadence, il soit retrouver les principes vivifiants qui firent sa grandeur :
1° Au positivisme, réduisant le monde des choses et des hommes à des faits et à des lois, il peut rappeler l'exigence de la finalité et du sens. A des technocrates se posant toujours la question du "comment" et jamais celle du
"pourquoi", il peut rappeler que la technique pour la technique, la science pour la science, l'art pour l'art, et la vie pour rien, c'est l'oubli mortel de la subordination des moyens aux fins. Restaurer cet ordre et l'exigence du "sens" c'est se souvenir de Dieu.
2° A 1'individualisme, faisant de l'individu le centre et la mesure de toute chose, il peut substituer le sens de la communauté, c'est-à-dire d'un monde où mon centre est dans l'autre.
3° Au déterminisme qui nous livre aux dérives mortelles et à la "suffisance" qui, limitant l'homme à l'horizon de ses intérêts égoïstes, fait de l'avenir une extrapolation quantitative du passé et du présent, il peut opposer son postulat: casser le cercle de ce qui est, et ouvrir l'avenir sur l'infini par son intransigeante affirmation de la transcendance, et, de rupture en rupture, nous arracher au modèle quantitatif d'une croissance devenu notre idole et notre faux Dieu.

C'est dans cet esprit que s'efforce de travailler, à Paris et à Genève, l'Institut international pour le dialogue des civilisations que j'y ai créé.
A l'époque actuelle, du fait que la propagande sioniste, terriblement efficace et organisée en Occident, constitue l'un des obstacles majeurs à la compréhension du monde arabe et de l'Islam, notre Institut s'est assigné, dans 1'immédiat, une double tâche: apporter une réponse fondamentale à la propagande sioniste et donner de l'Islam une image fidèle dans un langage qui permette à l'Occident, son maximum de rayonnement.
Nous avons commencé ce travail avec deux ouvrages; l'un déjà paru: "Promesses de l'Islam"; l'autre déjà écrit mais pas encore publié: "le dossier d'Israël.Songes et mensonges du sionisme." Ce ne sont que les deux
premières étapes d'un grand projet pour lequel nous vous demandons votre aide, à la fois pour assurer une grande diffusion et de multiples  traductions à ces travaux, et pour préparer les suivants.

Voici les grandes lignes de ces projets:

1. La propagande sioniste rencontre un échos profond dans le monde ccidental parce qu'elle a réussi à faire passer pour vérités acquises les prétextes idéologiques et mythologiques du sionisme.
Cette propagande est relayée et véhiculée notamment par 1'enseignement
chrétien qui, traditionnellement, cautionne le thème de la « promesse », prétendant donner un fondement biblique et historique à une propriété de droit divin sur la terre de Palestine, et justifiant, au nom de ce prétendu droit divin, le mépris des droits humains du peuple palestinien - le thème du "peuple" élu choisi par Dieu pour donner l'exemple au monde. Les églises chrétiennes, et avec elles, l'Occident, se considèrent comme héritiers et
continuateurs du "peuple élu", solidaires de lui et chargés de la même mission.
Par cette confusion permanente d'un "Israël biblique" et de l'Etat moderne d'Israël, celui-ci peut jouer impunément le rôle de mandataire d'un colonialisme collectif de l'Occident.
Ceci explique le financement d'Israël qui reçoit de l'extérieur des Etats Unis et du réseau mondial du sionisme l'essentiel de ses ressources.
Ceci explique la croyance en Occident, aux légendes sionistes d'un Israël
"fertilisant les déserts" (le cliché classique de tout colonialisme).
Ceci explique l'aide inconditionnelle et illimitée qu'Israël reçoit pour son armement (y compris son équipement nucléaire) qui fait peser une menace mortelle sur tous les peuples du Moyen Orient.
La mythologie sioniste sert de justification historico-biblique aux visées expansionnistes d'Israël, non seulement du Nil à l'Euphrate, mais comme le proclame Ariel SHARON sur les Dardanelles et sur Suez, sur le golfe et sur le Maghreb.
Cette politique répond à la volonté de l'impérialisme américain: contrôler (à travers Israël qui dépend entièrement de lui pour les arabes et l'argent, et qui lui sert à "tester" la technique de ses armements) à la  fois les pétroles du Golfe, la Méditerranée et ses issues orientales.
Il devient clair, dans cette perspective, que l'objectif essentiel de cette guerre est de préparer la suivante.
Notre première tâche est donc de faire comprendre aux Occidentaux que ce qui est menacé par l'expansion sioniste ce ne sont pas seulement les Palestiniens ou les Libanais, mais l'avenir et la paix du monde. Et que la cause arabe est celle de tous.

2. Notre travail d'explication sur les buts, les méthodes, et la signification du sionisme, ne peut pas être seulement politique, mais spirituel: opposer au racisme tribal du sionisme 1'universalisme de l'Islam.
Notre but dernier est de montrer aux Occidentaux comment l'Islam, en rendant à l'homme et à la société leurs dimensions divines de transcendance et de communauté (comme le Prophète en a donné l'exemple à Médine) peut seul aujourd'hui ouvrir une voie vers l'avenir en dehors des deux impasses du capitalisme américain et du totalitarisme soviétique et éviter les affrontements nucléaires qui conduiraient la planète entière au suicide.
Montrer que l'Islam peut, aujourd'hui, comme au temps de son apogée, redonner un but et un sens divins à nos sociétés désintégrées, à nos arts, à nos sciences, à nos techniques, qui par absence de but, ne sont plus au service de l'homme mais de sa destruction.
(Pour ma part - et je crois n'être qu'un cas, parmi tant d'autres, de ce cheminement - c'est la conscience de cette dérive occidentale conduisant le monde à la mort, et en même temps, de ces possibilités et de ces promesses de l'Islam qui m'a conduit à écrire mon dernier livre: "L'Islam habite notre avenir", à mettre au premier plan la lutte contre l'imposture sioniste, et à devenir musulman).

3. Pour mettre en oeuvre ce projet, l'infrastructure existe déjà:
- pour l'élaboration théorique, l'Institut international pour le Dialogue des Civilisations a accumulé une riche expérience et établi des contacts et des échanges avec les grandes institutions culturelles(notamment l’ UNESCO et l'ALESCO} et avec les meilleurs chercheurs mondiaux.
- pour la documentation et l'argumentation, les matériaux existent: ceux qui furent élaborés par le Centre d'Etudes palestinienne de Beyrouth, la Ligue islamique mondiale, la Conférence islamique, la Ligue arabe, et de nombreux organismes publics ou privés, notamment à la Haye, à Louvain, à Genève, à Londres, à Paris.

Nous proposons de réaliser trois taches spécifiques qui, jusqu'ici, ne sont pas efficacement remplies:
1°/ Articuler la recherche théorique fondamentale et 1'explication quotidienne afin que notre éclaircissement sur le sionisme ne vise pas seulement les crimes à court terme mais ses visées à long terme, son idéologie et sa mythologie, et que ce travail serve à accroître, dans le monde occidental, la cmpréhension et le rayonnement de l'Islam.
2°/ Coordonner les initiatives pour multiplier les moyens de diffusion massive de ces travaux (présence dans la presse occidentale et les radio-télévisions, édition de livres simples, à la portée de tous, école, où à travers 1'enseignement de la langue arabe, se diffusent la foi et la culture de l'Islam, organisation d'expositions ou de festivals, etc ...)
Trois exemples de possibilités immédiates de diffusion massive de la foi musulmane et de la culture arabo-islamique en Occident:
- Il est immédiatement possible de créer, dans la région parisienne, à St  Quentin en Yvelines, un centre de prière ou une mosquée et un foyer de culture, dans un secteur où existe déjà une population musulmanes de 8 000 personnes, et où l'accord des élus locaux est acquis.
- Il est immédiatement possible de donner une impulsion nouvelle et une activité rayonnante à la "Fondation islamique de Genève" où existe déjà une magnifique mosquée fréquentée pour les prières du Vendredi, par des centaines de musulmans, mais dont l'activité de rayonnement religieux et culturel est quasi nulle.
Sur un tout autre plan il est possible, dans l'un des pays pétroliers du Golfe, de créer, à partir du raffinement du pétrole, une ou plusieurs unités de production de protéines d'élevage permettant de conquérir notamment en Europe, une place de premier plan dans l'industrie de l'alimentation animale, en particulier du boeuf alors qu'actuellement la production de viande, en Europe, dépend étroitement du soja auquel ces protéines peuvent se substituer. Que l'Europe dépende, dans une large mesure, des pays pétroliers, non plus seulement pour son énergie mais pour son ravitaillement modifierait profondément les rapports sur tous les plans entre l’Europe et les pays arabes.
- Publier d'urgence le premier ouvrage: "Le dossier d'Israël: songes et mensonges du sionisme" (dans l'esprit de notre placard publicitaire du "Monde" du 17 Juin 82) ouvrant une collection légère (genre "Que sais-je ?") et à forte diffusion.

Pour l'étape suivante, nous sommes en train de préparer, dans le cadre d'une collection sur les expressions artistiques du sacré,un volume sur le thème: En Islam tous les chemins mènent à la mosquée et la mosquée à la prière, où, à partir du rapport fondamental à Dieu que constitue la prière, nous chercherons à montrer.à travers un pèlerinage aux grandes mosquées du monde, le sens de ces grandes prières de pierre que sont les mosquées, et, à travers 1a diversité des cultures et des arts que l'Islam a intégrés, l'unité et l'universalité de sa foi.
Je pense que c'est là, pour les musulmans d'Occident dont je fais partie, notre tâche nécessaire.
L'islam, couronnement de la lignée abrahamique, qui a travers le Judaïsme, le christianisme et l'Islam, appelle l'homme à rechercher et à réaliser sa fin suprême, peut une fois encore, faire renaître 1'espérance dans nos
sociétés occidentales désintégrées par l'individualisme et par un
modèle de croissance qui conduit le monde entier au suicide.
Nous n'accomplirons pleinement cette tâche, inch Allah, qu'à condition de n'oublier jamais qu'être fidèles au foyer des ancêtres, ce n'est pas en conserver les cendres mais en transmettre la flamme.

Roger Garaudy

Archives RG. Conférence non datée (années 1980 ?)