26 juin 2014

Marx, autoémancipation et « parti ».

« Le caractère éthique du postulat de l’autoémancipation du prolétariat est amplement démontré par l’idée que Marx faisait du parti ouvrier. Il est notoire qu’aucun des partis prolétariens que Marx a vu se constituer ou a aidé à naître ne lui semblaient correspondre à cette idée. Mais ce qu’on connaît moins, c’est le fait — à première vue étonnant — que, même après la dissolution de la Ligue Communiste et pendant toute la période précédant la fondation de l’Association Internationale des travailleurs, Marx n’a cessé de parler du « parti » comme d’une chose existante. Sa correspondance avec Lassalle et avec Engels est, à cet égard, extrêmement significative. Dans de nombreuses lettres échangées entre les trois amis, au cours de cette période, il est question de « notre parti », alors qu’aucune organisation politique des ouvriers n’existait réellement. »
C'est Maximilien Rubel, à mon avis un des meilleurs connaisseurs de l'oeuvre de Marx, qui l'écrit.
Alors, « parti » ou non ? Et si oui, quel parti ? Celui de l'autoémancipation du prolétariat ?
Lisons Maximilien Rubel.
Michel Peyret
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Karl Marx et le premier parti ouvrier
2 avril 2014
L’article de Maximilien Rubel (1905-1996) que nous reproduisons ci-dessous est paru dans la revue « Masses (socialisme et liberté) » n°13 (février 1948). Il a été numérisé et publié sous format pdf ensemble avec deux autres textes sur Marx de cet auteur par le site La Bataille Socialiste(Avanti4.be)
Le postulat de l’autoémancipation prolétarienne traverse, tel un leitmotiv, toute l’œuvre de Marx. Il est l’unique clef pour une juste compréhension de l’éthique marxienne. Il a inspiré toutes les démarches, théoriques et politiques, de Karl Marx, depuis 1844, quand, dans laSainte-Famille, il écrivait que « le prolétariat peut et doit s’affranchir lui-même », à travers les vicissitudes de l’Internationale ouvrière dont la devise, proclamée par Marx, était :« l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même », jusque dans les dernières années de sa vie, quand, préoccupé du sort de la révolution russe, il mit tous les espoirs dans la multi-séculaire obchtchina et ses paysans [1].
La force — ou la faiblesse — de l’éthique marxienne, c’est sa foi en l’homme qui souffre et en l’homme qui pense : — en l’homme moyen — type humain le plus nombreux — et en l’homme exceptionnel, prêt à faire sienne la cause du premier. Entre les deux types humains se place la minorité toute puissante des oppresseurs, maîtres des moyens de la vie et de la mort, ayant à leur solde une armée sans cesse renouvelée de valets de l’épée et de la plume, qui ont pour mission de maintenir le statu quo ou de le rétablir toutes les fois que ceux qui souffrent et ceux qui pensent s’unissent pour y mettre fin, rêvant d’instaurer non pas le ciel sur la terre, mais simplement la cité humaine sur une terre humaine.
L’union des êtres souffrants et des êtres pensants n’est pas envisagée par Marx comme une alliance entre des êtres s’attribuant des tâches différentes, du point de vue d’une division rationnelle du travail, les premiers étant condamnés à la misère et à la révolte aveugle contre leur condition inhumaine, les seconds ayant la vocation de penser pour les premiers, et de fournir à ceux-ci des vérités toutes faites. A cet égard, Marx s’est exprimé avec une netteté qui exclut toute ambiguïté, dès 1843 dans une lettre à A. Ruge : L’entente de ceux qui souffrent et de ceux qui pensent est en vérité une entente entre « l’humanité souffrante qui pense, et l’humanité pensante qui est opprimée ».
En d’autres termes les prolétaires doivent élever le sentiment qu’ils ont de leur détresse à la hauteur d’une conscience théorique qui donne à la misère prolétarienne une signification historique et qui, en même temps, permet à la classe ouvrière de s’élever à la compréhension de l’absurdité de sa situation. Si « l’arme de la critique ne peut pas remplacer la critique des armes », si « la force matérielle ne peut être renversée que par la force matérielle  », il n’en reste pas moins que « la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dès qu’elle saisit les masses ». L’image du mouvement révolutionnaire n’est pas celle des foules souffrantes et inconscientes guidées par une élite d’hommes clairvoyants, compatissants à la misère, mais celle d’une seule masse d’êtres en état permanent de révolte et de refus, conscients de ce qu’ils sont, veulent et font.
Certes les aspirations radicales du prolétariat naissent, le plus souvent, spontanément, sous le seul effet d’une situation avilissante. Mais c’est alors qu’apparaissent des êtres qui ressentent la dégradation de l’homme de masse comme une offense infligée à leur propre dignité d’hommes pensants. Ils entrevoient et annoncent les premiers la possibilité et la nécessité d’une révolution radicale, transformant les assises matérielles et le visage spirituel de la société. Ils se joignent au prolétariat, dont ils ressentent les besoins et les intérêts comme les leurs, et s’en font les éducateurs à la manière socratique, en lui apprenant à penser par lui-même. Ils lui apprennent, tout d’abord, que la lutte des classes n’est pas seulement un fait historique, c’est- à-dire un phénomène constant de l’histoire passée, mais également un devoir historique, c’est-à-dire une tâche à accomplir en pleine connaissance de cause, un postulat éthique qui, consciemment mis en application, évite à l’humanité les misères ineffables qu’une civilisation technique arrivée à l’apogée de sa puissance matérielle ne peut manquer d’engendrer aussi longtemps qu’elle se développe suivant ses propres lois, c’est-à-dire, suivant les lois du hasard.
Tandis que les prédicateurs religieux ou moralisants s’évertuent à apporter aux déshérités la consolation d’une rédemption ou d’une purification par la souffrance volontairement acceptée, les penseurs socialistes leur enseignent qu’ils sont la victime d’un mécanisme social dont ils constituent eux-mêmes les principaux rouages et qu’ils peuvent, par conséquent, faire fonctionner à l’avantage matériel et moral de tous les humains, le développement historique ayant permis à l’homo faber d’accéder à cette « totalité » des forces productives qui favorise l’apparition de l’ « homme total » : « De tous les instruments de production, le plus grand pouvoir productif est la classe révolutionnaire elle-même » (Anti-Proudhon).
Le caractère éthique du postulat de l’autoémancipation du prolétariat est amplement démontré par l’idée que Marx faisait du parti ouvrier. Il est notoire qu’aucun des partis prolétariens que Marx a vu se constituer ou a aidé à naître ne lui semblaient correspondre à cette idée. Mais ce qu’on connaît moins, c’est le fait — à première vue étonnant — que, même après la dissolution de la Ligue Communiste et pendant toute la période précédant la fondation de l’Association Internationale des travailleurs, Marx n’a cessé de parler du « parti » comme d’une chose existante. Sa correspondance avec Lassalle et avec Engels est, à cet égard, extrêmement significative. Dans de nombreuses lettres échangées entre les trois amis, au cours de cette période, il est question de « notre parti », alors qu’aucune organisation politique des ouvriers n’existait réellement.
Mais beaucoup plus révélatrices sont, pour le problème que nous relevons, les lettres de Marx à Ferdinand Freiligrath, le chantre révolutionnaire des années 1848- 1849, au moment de l’affaire Vogt. Freiligrath avait appartenu à la Ligue communiste et avait publié ses vers enflammants dans la Nouvelle Gazette Rhénane dirigée par Marx. Il vivait, comme ce dernier, à Londres, où il occupait, dans une banque, un emploi « honorable ». Son nom ayant été mêlé aux intrigues qui se préparaient en rapport avec les calomnies répandues par Vogt sur le compte de Marx et de son « parti », Freiligrath fit des efforts pour être dégagé de l’obligation de figurer comme témoin à charge contre Vogt, dans les procès engagés par Marx à Londres et à Berlin. Marx essaya, dans une lettre dont le ton chaleureux n’en cède rien à la rigueur politique, de le persuader que les procès contre Vogt étaient « décisifs pour la revendication historique du parti et pour sa position ultérieure en Allemagne » et qu’il n’était pas possible de laisser Freiligralth hors de jeu, « Vogt, lui écrivit Marx, essaye de tirer politiquement profit de ton nom et il fait semblant d’agir avec ton approbation en éclaboussant le parti tout entier, qui se vante de te compter parmi les siens… Si nous avons conscience tous les deux d’avoir, chacun dans sa manière et au mépris de tous nos intérêts personnels, mus par les mobiles les plus purs agité pendant des années l’étendard au-dessus des têtes des philistins, dans l’intérêt de la « classe la plus laborieuse et la plus misérable », ce serait, je crois, un péché mesquin contre l’histoire, si nous nous brouillions pour des bagatelles qui toutes reposent sur des malentendus. »
Freiligrath, tout en assurant Marx de son amitié indéfectible, décrira dans sa réponse que, s’il entendait rester fidèle à la cause prolétarienne, il se considérait toutefois tacitement dégagé de toute obligation à l’égard du « parti » depuis la dissolution de la Ligue communiste. « A ma nature, écrivit-il, comme à celle de tout poète, il faut la liberté ! Le parti- ressemble, lui aussi, à une cage, et l’on peut mieux chanter, même pour le parti, du dehors que du dedans. J’ai été un poète du prolétariat et de la révolution, longtemps avant d’avoir été membre de la Ligue et membre de la rédaction de la Nouvelle Gazette Rhénane ! Je veux donc continuer à voler de mes propres ailes, je ne veux appartenir qu’à moi- même et je veux moi-même disposer entièrement de moi ! » En terminant Freiligrath ne manqua pas de faire allusion à « tous les éléments douteux et abjects… qui s’étaient collés au parti » et de marquer sa satisfaction de ne plus en être, « ne fût-ce que par goût de la propreté ».
La réplique de Marx, à plus d’un titre, présente un intérêt particulier en ce qu’elle constitue, à côté du Manifeste Communiste et de Critique du programme de Gotha un des rares documents susceptibles d’éclaircir un des problèmes les plus importants, sinon le plus important, de l’enseignement marxien, problème sur lequel la plus grande confusion ne cesse de régner dans les esprits marxistes. Rappelant à Freiligrath que la dissolution de la Ligue communiste avait eu lieu (en 1852) sur sa proposition, Marx déclare que depuis cet événement il n’a appartenu et n’appartient à aucune organisation secrète ou publique : « Le parti, écrit-il, compris dans ce sens essentiellement éphémère, a cessé d’exister pour moi depuis huit ans. » Quant aux causeries sur l’économie politique qu’il avait faites depuis la publication de sa Contribution à une critique… (1859), elles étaient destinées non pas à quelque organisation fermée mais à un petit nombre d’ouvriers choisis parmi lesquels il y avait également d’anciens membres de la Ligue communiste.
Sollicité par des communistes américains pour réorganiser l’ancienne Ligue, il avait répondu que depuis 1852 il n’était plus en relations avec aucune organisation d’aucune sorte : « Je répondis… que j’avais la ferme conviction que mes travaux théoriques étaient plus utiles à la classe ouvrière que la collaboration avec des organisations, qui, sur le continent, n’avaient plus aucune raison d’être. »Marx poursuit : « Donc, depuis 1852, je ne connais rien d’un « parti » au sens de ta lettre. Si tu es poète, moi je suis critique et j’avais vraiment assez de mes expériences faites de 1849 à 1852. La Ligue, — comme la Société des saison de Paris et comme cent autres sociétés, — n’était qu’un épisode dans l’histoire du parti lequel naît spontanément du sol de la société moderne [2]. » Plus loin nous lisons : « La seule action que j’aie continuée après 1852 aussi longtemps que cela était nécessaire, à savoir jusqu’à fin 1853…, était le system of mockery and contempt [3] … contre les duperies démocratiques de l’émigration et ses velléités révolutionnaires »
Marx en vient alors à parler des éléments suspects mentionnés par Freiligrath comme ayant appartenu à la Ligue. Les individus nommés n’avaient en réalité jamais été membres de cet organisme. Et Marx d’ajouter : « Il est certain que dans les tempêtes, la boue est remuée, qu’aucune ère révolutionnaire ne sent l’eau de rose, qu’à certains moments on ramasse toutes sortes de déchets. Au demeurant, quand on pense aux gigantesques efforts dirigés contre nous par tout ce monde officiel qui, pour nous ruiner, ne s’est pas contenté de frôler le délit pénal, mais s’y est plongé jusqu’au cou ; quand on pense aux calomnies répandues par la « démocratie de l’imbécillité » qui n’a jamais pu pardonner à notre parti d’avoir eu plus d’intelligence et de caractère qu’elle n’en avait, quand on connaît l’histoire contemporaine de tous les autres partis et quand, enfin, on se demande ce qu’on pourrait réellement reprocher au parti tout entier, on doit arriver à la conclusion que ce parti, dans ce XIX° siècle, se distingue brillamment par sa propreté. Peut-on, avec les mœurs et le trafic bourgeois, échapper aux éclaboussures ? C’est justement dans le trafic bourgeois qu’elles sont à leur place naturelle… A mes yeux, l’honnêteté de la morale solvable… n’est en rien supérieure à l’abjecte infamie que ni les premières communautés chrétiennes ni le club des jacobins ni feu notre Ligue n’ont réussi, à éliminer de leur sein. Seulement, vivant dans le milieu bourgeois, on prend l’habitude de perdre le sentiment de l’infamie respectable ou de l’infâme respectabilité. »
La lettre, dont la plus grande partie est consacrée à des questions de détail du procès contre Vogt, se termine par ces phrases : « J’ai essayé… de dissiper le malentendu au sujet d’un « parti » : comme si, par ce terme, j’entends une « Ligue » disparue depuis huit ans ou une rédaction de journal dissoute depuis douze ans. Par parti, j’entendais le parti au sens éminemment historique. » Le parti au sens éminemment historique, — c’était pour, Marx le parti invisible du savoir réel plutôt que le savoir douteux d’un parti réel, autrement dit, il ne concevait nullement qu’un parti ouvrier, quel qu’il fût, pût incarner, du simple fait de son existence, la « conscience » ou le « savoir » du prolétariat [4].
Pendant les années où Marx se tenait à l’écart de toute activité politique se vouant exclusivement à un travail scientifique écrasant, il ne cessait jamais, quand l’occasion s’en présentait, de parler au nom de l’invisible parti dont il se sentait responsable. Ainsi, en 1859, recevant une délégation du club ouvrier de Londres, il ne craignait pas de lui déclarer qu’il se considérait, avec Engels, comme le représentant du « parti prolétarien ». Lui et Engels disait-il, ne tiendraient ce mandat que d’eux-mêmes, mais celui-ci serait « contresigné par la haine exclusive et générale » que leur vouent «  toutes les classes du vieux monde et tous les partis ».
Lorsque, dans les années 60, on assistait à la renaissance du mouvement ouvrier dans les pays de l’occident, Marx estimait que le moment était venu pour « réorganiser politiquement le parti des travailleurs » et pour en proclamer de nouveau ouvertement les buts révolutionnaires. Dans l’esprit de Marx, l’Association Internationale des Travailleurs était la continuation de la Ligue des Communistes dont il avait, avec Engels, défini le rôle, à la veille de la révolution de Février. La Ligue ne devait pas être un parti parmi les autres partis ouvriers, elle avait un but plus élevé, parce que plus général : représenter à tout moment « l’intérêt du mouvement total » et « l’avenir du mouvement », indépendamment des luttes quotidiennes menées à l’échelle nationale par les partis ouvriers.
L’Internationale ouvrière fondée à Londres en 1864 dans des circonstances incomparablement plus favorables qu’en 1847 la Ligue des Communistes dans la même ville, devait être à la fois l’organe des aspirations communes des travailleurs et l’expression vivante de leur savoir théorique et de leur intelligence politique. L’Association Internationale des Travailleurs était, selon Marx, le parti prolétarien, la manifestation concrète de la solidarité des ouvriers dans le monde. « Les ouvriers, écrivait Marx dans l’Adresse Inaugurale, ont entre leurs mains un élément de succès : leur nombre. Mais le nombre ne pèse dans la balance que s’il est uni par l’organisation et guidé par le savoir. »
Pour Marx, l’Internationale ouvrière était le symbole vivant de cette « alliance de la science et du prolétariat » à laquelle Ferdinand Lassalle, avant de disparaître, avait attaché son nom. L’Internationale ne pouvant plus, après la chute de la Commune de Paris, remplir le rôle que lui assignait son protagoniste, celui-ci préféra une fois de plus reprendre son travail scientifique, pénétré du désir de laisser aux générations ouvrières à venir un instrument parfait d’autoéducation révolutionnaire. Marx fut le premier à reconnaître que «  les idées ne peuvent jamais mener au delà d’un ancien état du monde » et que « pour réaliser les idées, il faut des hommes mettant en œuvre une force pratique » (La Sainte- Famille). Mais s’il est vrai que les idées ne peuvent mener qu’ « au delà des idées de l’ancien état de monde », il s’ensuit que la véritable métamorphose du monde implique à la fois la transformation des choses et celle des consciences, et que le type de l’ homme vivant en état permanent de révolte et de refus est, en quelque sorte, une anticipation du type humain de la cité future, de l’ « homme intégral ».

Notes :
[1] Cf. Maximilien Rubel, Karl Marx et le socialisme populiste russe dans La Revue socialiste de mai 1947.
[2] Je souligne M.R.
[3] « La raillerie et le mépris systématique » (M.R.).
[4] Engels ne l’entendait d’ailleurs pas autrement, à en juger d’après les lettres qu’il adressait à Marx pendant la crise que traversait la Ligue. En voici un échantillon : « Qu’est-ce que nous avons à chercher dans un « parti », nous qui fuyons comme la peste les positions officielles, que nous importe, a nous qui crachons sur la popularité, et qui doutons de nous-mêmes lorsque nous commençons à devenir populaires — un « parti, c’est-à-dire une bande d’ânes qui jurent sur nous, parce qu’ils se croient nos pareils ? » (13 février 1851).
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