24 juin 2014

Néo-libéralisme et théologie



par Rubén R . Dri 

Résumé :Partant d'un diagnostic sur les conséquences effroyables en termes sociaux et

humains de l'hégémonie d'une pensée se voulant sans contradiction, Rubén R. Dri

effectue une esquisse de généalogie des rapports entre capitalisme et théologie. Il

commence par montrer le rôle de soutien idéologique qu'ajoué lareligion à l'aube

du capitalisme et démontre en particulier les contributions théologiques actuelles

visant à légitimer le tout-marché. Mais simultanément, l'auteur insiste sur les

prises de position populaires de certains courants cléricaux, notamment la

théologie de la libération. Pour finir, il pose un regard critique sur les positions

idéologiques du discours du Saint-Siège.


Le prétendu «socialisme réel» s'est effondré en 1989. Ce qui
voulait être le dépassement du capitalisme semble finalement n'avoir
été qu'une parenthèse dans le processus inauguré par le capitalisme au
XVIe  siècle et apparemment destiné à faire long feu. Avec la chute du
mur de Berlin s'est produit (selon la rhétorique dominante) «la fin des
idéologies», «la fin des utopies». En Argentine, de plus en plus ancrée
dans le Tiers Monde, mais avec beaucoup d'ambitions du premier
monde au sein de sa classe politique, cette fin de l'utopie était
considérée comme très probable à l'époque alphonsienne, mais elle a
finalement été remplacée dans la phase actuelle par le «pragmatisme».
Avec le socialisme réel se sont écroulés aussi les mouvements de
libération pourtant très actifs encore durant les années 1980. Ces causes
d'inquiétude pour les dominants ont finalement été écrasées. Les
classes dominantes s'octroient le luxe de remplacer les dictatures
militaires par des gouvernements «démocratiques» qui rivalisent de
zèle avec les dictatures dans l'accomplissement des exigences
impériales exprimées par la voie d'organes tels que le FMI, la Banque
mondiale, le Département d'État ou, directement, l'ambassade installée
par l'empire dans chacun des pays. Suivant cette optique-, il paraît
certain que nous sommes arrivés à la «fin de l'histoire», selon la
fameuse thèse de F. Fukuyama.

1. Tiré de la revue Cencos, n° 95, décembre 1991 sous le titre Neoliberalismoyteologia.
2. Théologien argentin.

L'échec du socialisme, l'écrasement des mouvements de libération,
le triomphe sans appel du capitalisme comme le meilleur système
d'organisation sociale pour l'humanité, signifient par voie de
conséquence, la fin des idéologies, la fin de l'utopie, la fin de l'histoire.
Un monde homogène, sans contradictions dignes de ce nom, se profile
à l'horizon et nous entoure déjà.
Mais une telle vision correspond-t-elle à la réalité ? Les choses se
passent-elles réellement de cette façon ? Il y a des signes qui nous
montrent une réalité tout à fait contraire aux affirmations que nous
avons reprises plus haut. Aujourd'hui, plus que jamais, l'organisation
mondiale entraîne la marginalisation de plusieurs millions d'êtres
humains. La faim reste une réalité choquante. Le choléra, dont le nom
évoque des images que nous croyions appartenir à une époque révolue
est réapparu parmi nous, non pour disparaître aussitôt, mais bien pour
s'installer et prospérer d'une façon alarmante. Non seulement les
guerres ne prennent pas fin, mais elles s'avèrent de plus en plus
dévastatrices. La guerre du Golfe a été froidement calculée et approuvée
par toutes les nations qui aujourd'hui partagent le pouvoir mondial.
Elle ne peut laisser que des traces de haine et de ressentiment, terrain
propice pour de nouveaux affrontements.
De fait, le projet néo-libéral actuel, qui prétend conclure
définitivement l'histoire, implique un épouvantable génocide à l'échelle
mondiale. Des populations entières, des millions d'êtres humains, sont
condamnés à mort, soit par le choléra, la faim, soit directement par
l'extermination violente, comme ce fut le cas pendant la guerre du
Golfe.
C'est ici que le projet néo-libéral en appelle à la religion et, partant,
à la théologie : la religion doit annoncer le sens nécessaire sans lequel
aucune vie humaine ni aucune société ne peut subsister et la théologie
doit lui donner sa justification, l'expliquer et le défendre.

I. La naissance du capitalisme et la théologie
La naissance du capitalisme ne fut possible, au XVI e siècle, qu'au
travers d'une «accumulation originaire» préalable, qui a entraîné une
épouvantable violence. Au nom de leurs intérêts, les êtres humains
peuvent exercer la violence et la brutalité sur leurs semblables.
L'histoire a donné de nombreuses leçons à ce sujet. Mais ils ne peuvent
pas s'avouer à eux-mêmes ce qu'ils font. Ils ne peuvent pas reconnaître
que ce qu'ils font est inhumain, injuste, et constitue une violation des
droits fondamentaux d'autres personnes. Ils ont besoin d'une autolégitimation,
d'une auto-justification.
C'est une chose importante pour l'évaluation des comportements
sociaux, mais généralement, elle n'est pas prise en compte comme il se
doit. Quand on traite du thème, on l'aborde sous la rubrique de
l'idéologie ou de la légitimation, au sens où ces concepts renvoient à
l'idée d'une justification devant les autres. Sans doute, est-ce un aspect
important, essentiel, mais il n'est pas le seul à prendre en compte :
l'auto-légitimation s'avère autant sinon plus importante que la
légitimation devant les autres. Personne ne peut supporter, dans la
durée, des actes criminels, des génocides, s'il n'a pas une autolégitimation
forte et profonde. En ce sens, la thèse de Max Weber sur
la nécessité de former un «esprit capitaliste» modelé par l'éthique
ascétique du calvinisme contient une vérité profonde.
Préalable au surgissement du capitalisme, la violence génocidaire
qu'impliquait l'accumulation des capitaux ne pouvait être possible que
pour des gens intimement convaincus du fait qu'ils réalisaient une des
tâches les plus importantes de l'histoire. Elle était impossible sans
l'engagement de Dieu lui-même. La religion n'a pas manqué au
rendez-vous. Elle était là pour dire au capitaliste qu'il était un
prédestiné1 qui continuait l'oeuvre de la création laissée inachevée par
le créateur. En développant ses entreprises, en épargnant, en
investissant de façon rationnelle et méthodique, en soumettant les
autres à un travail abrutissant, y compris les femmes et les enfants, il
continuait l'oeuvre de Dieu lui-même, la création, et «rendait gloire à
Dieu», en accomplissant la finalité pour laquelle Dieu avait créé le
monde et envoyé l'homme sur la terre.
Dieu était présent, existentiellement intéressé, à la naissance du
capitalisme. J. Locke, le théoricien de la «glorieuse révolution» de
1688, le savait et l'a annoncé clairement : Dieu qui a donné la terre en
commun aux hommes, leur a donné aussi la raison pour qu'ils s'en

1. Selon la thèse webérienne, le dogme de la prédestination aurait joué un rôle important
dans la naissance du capitalisme, par le biais d'une herméneutique élaborée par le
calvinisme.- Selon un décret éternel de Dieu, ou «double décret», certains sont
prédestinés à être condamnés. Personne ne peut changer ce décret. Pour les croyants
fervents, une telle idée serait insupportable. Le décret ne peut être changé, mais on peut -
avoir des « indices» de salut : si on a un capital que l'on investit de façon rationnelle et
méthodique, s'ensuit la réussite comme indice de salut (cfr. Max Weber, L'éthique
protestante et l'esprit du capitalisme).

servent de la manière la plus avantageuse pour la vie et la plus
convenable pour tous. Dieu a mis la terre à la disposition de tous les
hommes. Il l'a créée pour tous, mais chacun est propriétaire de sa
propre personne. Personne, en dehors de lui-même, n'a aucun droit sur
lui. Nous pouvons également affirmer que l'effort de son corps et
l'oeuvre de ses mains sont aussi authentiquement siens. Pour cela,
chaque fois que quelqu 'un retire quelque chose de l'état dans laquelle
la nature l'a produit et laissé, il met dans cette chose une part de son
effort, il ajoute quelque chose de proprement sien. Pour ce faire,  i l en
a fait sa propriété [J. Locke, 1977, 23].
Dieu est à l'origine de la propriété privée parce qu'il a créé le
monde pour tous et qu'il a donné à chacun la lumière de la raison et la
force des bras pour que, par le biais du travail, ils en tirent le profit
qu'ils veulent pour eux-mêmes : Dieu, en donnant le monde en
commun à tout le genre humain, lui a donné l'ordre de travailler et le
fait de se trouver démuni de tout y oblige. Dieu et sa propre raison
ordonnaient de s'approprier la terre, c'est-à-dire de l a rendre utile
pour la vie en y ajoutant quelque chose qui fusse sien : le travail [J.
Locke, 1977, 26]. Dieu est le grand bourgeois, le créateur de la
bourgeoisie qu'il conçut depuis la création du monde.
Si pour s'approprier la terre il fallait en déloger ceux qui s'y
opposaient - les paysans - il y avait une justification parfaite, car c'était
la volonté de Dieu, créateur de l'univers. Ainsi, la violence était
théologiquement justifiée au coeur même du surgissement du
capitalisme.
Mais une spoliation massive de l'Amérique, de l'Asie et de
l'Afrique fut aussi nécessaire à la naissance du capitalisme. Comment
les atrocités qu'elle impliquait se légitimaient-elles ? Était-il possible
de légitimer le génocide qui, en peu de temps, en une période d'environ
50 ans, allait coûter la vie à quelque 50 millions d'Indiens ? [T.
Teodorov, 1987, 144].
Seule la religion pouvait le faire, et encore une fois, elle n'a pas
manqué au rendez-vous. Dieu lui-même devait se mettre au service de
la naissance du capitalisme. Effectivement, le Pape au nom de
l'autorité de Dieu Tout Puissant, en tant que successeur de Saint Pierre
et Vicaire de Jésus-Christ, a attribué les terres d'Amérique aux rois
d'Espagne et du Portugal, pour que ceux-ci réalisent dans ces nouvelles
terres l'exaltation . . . de la foi catholique et de la religion chrétienne,
accomplissent le salut des âmes, la soumission des nations barbares et
leur réduction à notre foi [Bulle d'Alexandre VI, Inter Caetera , du 3
mai 1493].
De cette manière, Dieu lui-même était existentiellement impliqué
dans la gestion capitaliste. Il bénissait l'appropriation des moyens de
production que la bourgeoisie, en plein ascension, réalisait en Europe,
de même que l'exploitation des richesses, de la main-d'oeuvre indigène
et noire qui se pratiquait en Amérique.

II. Le néo-libéralisme et la théologie
Le capitalisme a mis fin au féodalisme en Europe et à d'autres
économies précapitalistes en Amérique, en Asie et en Afrique.
Jusqu'aux années 1960, le capitalisme a pu vaincre les crises
récurrentes de plus en plus profondes et universelles, qui ont jalonné
l'histoire de son développement. Mais la crise qu'il a connu depuis lors
n'a pas de précédent. Il a pu renverser les mouvements de libération nés
dans le Tiers Monde, en Amérique latine particulièrement. Il a
contribué à l'accélération de la crise et a défait l'expérience socialiste —
réalisée sous l'égide du stalinisme.
Malgré la défaite de leurs adversaires les plus acharnés, les
théoriciens du capitalisme n'ignorent pas qu'une nouvelle crise aux
dimensions gigantesques couve au sein même du système. Pour s'en
sortir, comme toujours, par sa logique interne, le capital doit recourir
à de nouvelles destructions, plus profondes et massives que jamais, des
vies humaines comme des biens matériels et culturels. Et l'idéologie
grâce à laquelle il entend sortir de ce marasme dans lequel i l a plongé
nos pays a pour nom le néo-libéralisme.
Contrairement à ce que l'on pense d'habitude, le capitalisme n'a
pas surgi en tant que libéralisme. Il n'est pas né sous les bannières de
la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Il n'a pas déployé les drapeaux
de la démocratie. Bien au contraire, son origine fut marquée par la
préoccupation absolutiste. Un État fort, véritable Léviathan comme
l'appellera Thomas Hobbes, est l'instrument adéquat pour discipliner
la masse ouvrière, qui doit offrir sa force de travail pour le
déclenchement de la révolution capitaliste. Par la suite, en un second
temps, viendrait l'État libéral. Après T. Hobbes et J. Locke.
Le libéralisme, ainsi que le nom le suggère, renvoie à la liberté. La
Liberté du marché avant tout, mère de toutes les libertés. Le marché,
sage entre les sages, saura distribuer les biens entre tous, mieux que
tout autre type de planification [Adam Smith, 1979, 402]. Chacun
ayant sa propriété, ainsi que le défendait J. Locke. Ce premier
libéralisme avait des raisons de penser de cette manière. Les plus
lucides n'ignoraient pas les défauts qu'impliquait la distribution par la
main invisible, mais, i l n'y avait rien de mieux. D'autre part, tout le
monde pouvait avoir accès à la propriété. Il y avait suffisamment de
terres pour que quiconque en voulait puisse s'en approprier une partie.
Mais dans l'ère néo-libérale, les choses sont totalement différentes.
Le travail ne donne pas accès à la propriété individuelle. Si le travail
a toujours été social, car l'homme est un être essentiellement social,
cette vérité est tellement évidente aujourd'hui qu'elle éblouit. Il n'y a
pas de terre sur laquelle un ouvrier commençant à travailler
aujourd'hui pourrait mettre son empreinte personnelle. Il peut la poser
uniquement sur des produits ayant déjà fait l'objet d'un
enregistrement : marque déposée. D'autre part, le marché a mis toute
sa sagesse au service de ceux qui se sont accaparé les moyens de
production. Il ne distribue pas de façon équitable.
Pourquoi alors le libéralisme entend-il dépasser ses crises en
recourant, encore une fois, à l'idéologie libérale ? Parce que, de cette
façon, il peut brandir à nouveau le drapeau de la liberté face à tous les
totalitarismes, concept incluant tous les régimes qui, d'une façon ou
d'une autre, ont voulu échapper aux griffes féroces du capitalisme.
Cette bannière peut être hissée, exhibée et vantée. Mais la pratique
du capitalisme actuel, connu sous le nom de néolibéralisme, prouve tout
à fait le contraire. Avec les armes les plus sophistiquées, i l s'acharne
sur les pays qui résistent à la «sagesse» de la main invisible. Il s'agit
d'imposer le remboursement d'une dette extérieure qui croît chaque
jour et dont les seuls intérêts se traduisent en chiffres astronomiques,
à jamais impayables. C'est la privatisation de tout ce qui relève de la
programmation et de la réalisation d'une économie qui laisse au bord
du chemin des millions d'êtres humains, qui marginalise. Ceci est une
caractéristique nouvelle, réellement novatrice, produite par le
néolibéralisme. Elle implique un véritable génocide, aux traits et aux
proportions inédits.
Face à une telle réalité, il ne suffit pas de hisser la bannière de la
liberté. Il n'y a pas d'idéologie qui puisse en prouver la rationalité. Elle
est terriblement irrationnelle. Seule la religion peut voler à son secours.
Les théoriciens du néo-libéralisme le savent et s'en servent. Il est
nécessaire de les lire. Daniel Bell attire l'attention sur la nécessité d'un
lien transcendant unissant suffisamment les individus pour qu'ils soient
capables, si besoin en est, de faire les sacrifices nécessaires de leur
égoïsme.1 Le lien transcendant, ou mieux religieux, occupera la place
que la rationalité devrait occuper et donnera au peuple le sens des
sacrifices que le néo-libéralisme lui imposera. Plus que quiconque,
Irving Kristol se montre jaloux du fait que la religion ait sa part de lutte
dans l'étape néo-libérale. Il voit dans la «tradition judéo-chrétienne» la
source même du «capitalisme libéral» et regrette que les églises,
maintenant transformées en une sorte d'entreprise privée et volontaire,
restent privées de toute sanction et de tout soutien public, étant donné
qu'elles s'avèrent de plus en plus incapables d'affronter leurs
concurrents [Irving Kristol, 1996, 57]. Michael Novak va encore plus
loin. Il élabore une véritable théologie du «capitalisme démocratique»
qui, comme la Sainte Trinité, est «trois systèmes en un» : une économie
à dominante de marché, une organisation politique respectueuse des
droits individuels à l a vie, à l a liberté et à l a recherche du bonheur, et
un ensemble d'institutions culturelles mues par les idéaux de liberté et
de justice pour tous [Michael Novak, 1986, 369]. Des hauteurs de la
Trinité, le capitalisme démocratique descend vers l'humilité de
l'incarnation et devient réaliste, en sachant que si Dieu a tant voulu
que son Fils bien aimé souffre, pourquoi devrait-il nous épargner cette
souffrance ? Si Dieu n'a pas envoyé une armée d'anges pour changer
le monde pour lui, pourquoi devrions-nous rêver d'un changement
immédiat ?... L'absence d'illusions est une haute forme de conscience
chrétienne et juive [Michael Novak, 1986, 364-365].
Et donc, pas d'illusion. L'argument de l'incarnation consiste dans
le respect du monde en tant que tel, la reconnaissance de ses limites et
de ses faiblesses, de ses aspects irrationnel s et de ses forces
malveillantes et dans le fait de ne pas croire en la promesse selon
laquelle, maintenant ou dans l'avenir, il se transformera en cité de
Dieu  [Michael Novak, 1986,365]. Même la lutte féroce et sanglante de
tous contre tous dans le marché capitaliste qui, chaque jour, fait des
milliers de victimes, trouve sa pleine justification théologique dans la
parabole des talents racontée par Jésus. Pour sa part, anticipant de
plusieurs siècles le «capitalisme démocratique», Saint Paul convie tout
le monde à concourir [Michael Novak, 1986, 369].

1. Qu 'est-ce qui nous tient accrochés à l a réalité si notre système séculier des signifiés
n 'est qu 'une illusion ? Je prendrais le risque de donner une réponse démodée : le
retour de la société occidentale à quelque conception de la religion [Daniel Bell,
1982, 40].

III. La résistance populaire et la théologie
Il était inévitable que la pression du blocus hégémonique du
capitalisme sur les classes populaires occasionne une résistance active
de la part de celles-ci. En s'organisant en mouvements populaires, elles
ont lutté, de différentes manières, pour éviter la grande expropriation
dont elles auraient pu être des victimes. Ces luttes furent accompagnées
de nouvelles prises de conscience et de nouvelles élaborations
théoriques.
Comme la plupart des peuples d'Amérique latine sont, d'une façon
ou d'une autre, chrétiens, les luttes de libération ont profondément
ébranlé leur manière d'être et de sentir en tant que chrétiens. Naquit
alors ce qu'on appelle l'Église populaire, une Église qui naît du peuple,
une Église prophétique. Il s'agit d'une pratique chrétienne qui trouve
ses racines dans le message biblique de libération que le groupe de
Moïse amena des terres d'Egypte au pays de Canaan. Message qui fut
repris et approfondi par les prophètes d'Israël. Il a constitué la base du
message libérateur de Jésus de Nazareth et a fermenté dans les
premières communautés chrétiennes.
Cette manière nouvelle et ancienne d'être chrétien ne s'est pas
dissociée des luttes populaires contre les ajustements du néolibéralisme,
mais s'y est incorporée. En d'autres termes, du sein même
du peuple, elle a participé à ces luttes et par là, en tant que ferment de
libération, elle a vécu sa foi. Au niveau théologique, elle a trouvé son
expression dans la théologie de la libération.
Lucides, les dominants se sont aperçus que l'Église populaire et sa
formulation dans la théologie de la libération constituaient une menace
réelle pour leur domination. Il leur fallait intervenir. Pour ce faire, le
premier document de Santa Fé affirmait que : l a politique extérieure
des États-Unis devait s'affronter (et non réagir postérieurement) à la
théologie de la  libération telle qu'elle est utilisée en Amérique latine
par le clergé de cette tendance}

I
1. Le thème est repris dans le second document de Santa Fé, 1988, dans lequel on affirme
que la «théologie de la libération» est «une doctrine politique déguisée en croyance
religieuse».

IV. La théologie néo-libérale du Saint-Siège
À l'attaque de la théologie de la libération de la part même de
l'empire s'est ajoutée une autre, en provenance du Saint-Siège. De fait,
depuis son ascension au pontificat, Jean-Paul II a organisé et mené,
sans trêve, une lutte contre l'Église populaire et la théologie de la
libération. Il a placé à des postes clés des évêques de droite. Il a menacé
et châtié certains des représentants les plus importants de la théologie
de la libération. Il a multiplié ses voyages «pastoraux» en Amérique
latine; il a lancé la neuvaine d'années en préparation du «Cinquième
Centenaire» de la prétendue «découverte de l'Amérique», pour laquelle
il a proposé une «nouvelle évangélisation». Et par le biais du Cardinal
Joseph Ratzinger, il a rendu publics deux documents dans lesquels il
précise quelle est la bonne et quelle est la mauvaise théologie de la
libération.
Dans son encyclique sur la question sociale, le Centesimus Annus,
après avoir affirmé l'échec du marxisme dans l a construction d'une
nouvelle et meilleure société2  il propose l'alternative pour nos pays du
Tiers Monde. Il évoque : Un système économique qui reconnaît le rôle
fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété
privée des moyens de production et des responsabilités qui en
découlent, de l a libre créativité humaine dans le secteur de l'économie
[C.A., 83-84]. Il s'agit en fait d'une description du capitalisme des plus
authentiques. L'encyclique apporte cependant une nuance en disant :
qu 'il serait peut-être plus approprié de parler d'économie libre [C.A.,
84].
Face à une telle proposition, s'inscrivant dans la ligne du néolibéralisme
dont, en chair et os, nous souffrons les désastreuses
conséquences, il se peut que des voies chrétiennes se lèvent pour
dénoncer les injustices et les morts que le projet capitaliste, provoque
dans notre continent latino-américain. Jean-Paul II anticipe la réponse
en rappelant que l'homme porte en lui la blessure du péché originel

1. Instructions sur quelques aspects de la théologie de la libération (1984), et
Instructions sur l a liberté chrétienne et l a libération, (1986).
2. Centesimus Annus (CA). Ediciones Paulinas, mai, 1991, p. 68. Jean-Paul II ne se
préoccupe pas de faire la distinction entre le marxisme, le socialisme, le socialisme réel
et le communisme. Il utilise les termes sans aucune discrimination. Pour lui, il s'agit
de variantes dont la distinction est tout simplement «scolastique».


qui, continuellement, le pousse vers le mal [C.A., 48]. Il doit se
départir de l'illusion selon laquelle il est possible de construire le
paradis sur terre [C.A., 49], comme le disait déjà le néo-libéral K.
Popper. Le Seigneur ne fera justice qu'à la fin des temps. En attendant,
le bon et le mauvais grains croîtront ensemble.
De cette façon, la religion ne rate pas le rendez-vous et donne sens
à la pratique génocidaire libérale en lui donnant légitimité. La
résistance des peuples qui, aujourd'hui est très affaiblie, va s'accentuer.
La renaissance des pratiques de libération sera accompagnée d'une
nouvelle floraison des consciences, qui exigera une nouvelle
interprétation des symboles religieux dans lesquels les peuples
expriment leur identité. Nous aurons ainsi une nouvelle guerre des
dieux.
Il n'y a rien d'étonnant à cela. Toute lutte politique s'accompagne
toujours d'une lutte idéologique; elle a toujours une composante
religieuse, et par conséquent, théologique. Une grande partie du succès
de la résistance dépend de la perception de cette réalité par les
«intellectuels organiques» des classes populaires du Tiers Monde.
Traduction de l'espagnol : Albert Kasanda

Bibliographie
BELL D., Las contradicciones del capitalisme-, Buenos Aires, AE., 1982.
KRISTOL I., Reflexiones de u n neoconservador, Buenos Aires, GEC, 1986.
LOCKE J., Ensayo sobre el gobierno civil, Buenos Aires, Ed. Aguilar, 1977.
NOVAK M., E l espiritu del capitalismo democrâtico, Buenos Aires, Ed. Très
Tiempos, 1986.
- SMITH A., h a riqueza de las Naciones, Mexico, FCE, 1979.
- TEODOROV T., L a conquista de A m e r i c a , Mexico, Siglo XXI, 1987.

1. La réaffirmation du dogme du péché originel préoccupe les théoriciens du
néolibéralisme puisqu'il ferme la voie aux utopies préconisant l'idée d'un monde sans
guerre, quand on sait que l a notion même d'un monde sans guerre est u n fantasme
[Irving Kristol, 1986,365]. De son côté, Michael Novak affirme que le système du
capitalisme démocratique, considéré comme le système naturel de la liberté et qui
s'ajuste le mieux - de tous les systèmes créés jusqu 'à aujourd'hui dans l'histoireaux
prémisses du péché originel, a pour objectif de combattre la tyrannie , de diviser
et de contrôler le pouvoir, mais non de réprimer le péché [Michael Novak, 1986,375],




Extrait du livre Théologies de la libération, publication du Centre Tricontinental de Louvain-la-Neuve
Editions L’Harmattan, 2000
pages 39 à 48