02 juin 2014

L'esthétique, pierre de touche de l'interprétation du marxisme



Le point de départ du marxisme, avons-nous
dit, c'est l'acte créateur de l'homme.
C'est aussi son point d'arrivée : faire de chaque
homme un homme, c'est-à-dire un créateur, un
«poète».
Comment alors peut se situer la création artistique
dans le développement de l'acte humain du
travail, de la création continuée de l'homme par
l'homme?
Comment le mythe peut-il être une composante
de l'action pour transformer le monde?
En passant de l'utopie à la science le socialisme,
nous l'avons souligné, n'a pas détruit le rêve : il lui
a seulement donné un fondement scientifique et
une technique efficace de réalisation.
« Il faut rêver », disait Lénine, qui savait que le
mythe est de la vie en acte.
Dans cette perspective humaniste le mythe se
situe au niveau de l'acte créateur de l'homme :
ni en dessus, ni en dessous.
Pas plus que nous ne croyons avec Berkeley que
la nature soit le langage symbolique qu'un esprit
infini parle aux esprits finis, pas plus que nous ne
croyons, avec Cassirer, que le mythe soit l'Odyssée
de la conscience de Dieu, avec Gusdorf qu'il soit
plongée et réintégration métaphysique dans la
réalité, ou avec Duméry qu'il soit un « tact » de
valeurs préexistantes, pas davantage nous ne
pensons avec Jung que l' « archétype » ou « l'image
primordiale » soit la matrice de l'idée. Le mythe
n'est ni un ancrage dans le sacré, ni un ancrage
dans une nature originaire.
S'il est le langage de la transcendance, cette
transcendance ne peut être pensée en termes
d'extériorité ni de présence : ni transcendance
d'en haut d'un Dieu, ni transcendance d'en bas
d'une nature donnée toute faite.
Le mythe n'est pas participation mais création.
Le mythe, chez Marx, n'est pas comme chez
Freud une traduction même sublimée du désir,
mais un moment du travail.
Différence fondamentale, car le désir prolonge la
nature alors que le travail la transcende.
Faire du travail l a matrice du mythe, comme
d'ailleurs de toute culture par opposition à la
nature, nous permet déjà de tracer une ligne de
démarcation entre le symbole onirique et le symbole
mythique. Le premier est expression ou traduction du
désir, le second est un moment de la
création continuée de l'homme par l'homme, sous
forme poétique, prophétique, militante, mais
toujours prospective.
Ainsi est écartée la confusion entre le mythe
proprement dit et ce que l'on appelle faussement
de ce nom : si le mythe est ce moment du travail
par lequel l'émergence de l'homme s'affirme avec
cette dimension nouvelle de l'être : l'efficace du
futur, l'on ne saurait appeler mythe ce qui est
simple survivance du passé, l a raison paresseuse et
dépassée de l'allégorie ou des fables étiologiques.
Pas davantage ce qui est simple reproduction ou
conservation du présent par une idée-force, par
une image qui devient norme de conduite. Ce
stéréotype social, démultiplié par la propagande
ou la publicité, est illusion et aliénation. Il tend
non à promouvoir l'histoire mais au contraire à
l'arrêter en donnant seulement un visage au désir ;
et en laissant l'homme tourner en rond, dans le
cercle fermé de l'instinct. Les variantes en sont
nombreuses depuis la propagande hitlérienne de
la race, ou l'érotisme comme moyen de publicité,
jusqu'à cet ersatz dégradé du héros mythique que
constitue a l'idole », offrant à la jeunesse l'illusion
compensatrice d'une vie aliénée, d'une vie par
procuration grâce à l'inflation du mythe : Soraya
pour Bérénice, Brigitte Bardot pour Aphrodite...
Il est des mythes qui ne nous servent à rien ou
qui nous desservent. Ils ne mènent nulle part. Il en
est d'autres qui nous orientent vers le centre
créateur de nous-mêmes, qui nous ouvrent des
horizons toujours neufs et nous aident à franchir
nos limites. Mythes clos ou mythes « ouverts » qui
sont en vérité les seuls mythes authentiques.
Nous réserverons le nom de mythe à tout récit
symbolique rappelant l'homme à sa vérité d'être
créateur, c'est-à-dire défini d'abord par l'avenir
qu'il invente, et non par le passé de l'espèce qui
simplement le pousse par l'instinct et te désir.
De tels mythes ne sont pas nécessairement des
produite d'une mentalité primitive. Il y a des
mythes contemporains de la raison.
Le mythe est, dès le départ, langage de la transcendance
et sous sa forme la plus humble : de la
transcendance de l'homme par rapport à la nature.
Il implique un double arrachement au donné : à
la nature extérieure et à notre propre nature.
L'analyse de Wallon …rejoint ici celle de Van der
 Leeuw: il est « un retour au fondamental :
 l'homme qui se « dresse », qui sait dire : non!
 à l'égard de ce qui lui est donné comme
réalité » (l'Homme primitif et la religion, p. 199).
Marx nous invitait à expliquer ainsi la fascination
durable, à travers les siècles, des grands
mythes de la Grèce, comme exprimant l'enfance
saine de l'homme, se refusant à définir la réalité
par la seule « ananké » de l'ordre existent dans la
nature ou la société, qu'il s'agisse de Prométhée,
d'Icare, d'Antigone ou de Pygmalion.
Dans chaque grand mythe, qu'il soit poétique
ou religieux, l'homme ressaisit sa propre transcendance
par rapport à tout ordre donné.
Et cela à partir de cette dimension spécifiquement
 humaine du travail : la présence du futur
comme levain du présent.
Comment, dans cette perspective, concevoir le
rapport du mythe avec le temps ? Ce ne peut pas
être à la manière de Mircea Eliade qui, dans ses
essais sûr le symbolisme magico-religieux, évoque
ce qu'il appelle les « techniques de la sortie du
temps » dans les mythes indiens.
Le propre des grands mythes comme « ouverture
vers la transcendance » est plus maîtrise du temps
que sortie du temps. « Le grand temps » du mythe
permet à l'homme de revivre le matin du monde :
le moment de la création, de ne pas se saisir seulement
comme un fragment du cosmos, pris dans
le tissu de ses lois, mais comme capable de le
transcender, d'intervenir comme créateur.
Prométhée ou Antigone, tout comme d'ailleurs
les prophètes d'Israël ou les récits évangéliques,
nous disent qu'un nouveau départ est possible,
que je puis recommencer ma vie et changer le
monde. C'est ce qu'il y a de plus précieux dans ce
« pouvoir d'interpellation » du mythe, comme dit
M. Ricoeur. L'on ne peut ici opposer le Kérygme
et le mythe. Le mythe est nécessairement le langage
du Kérygme. Lorsque Bultmann, dans le
Christianisme primitif s'efforce de cerner le message
 essentiel du Christ, il montre qu'à la différence
de la conception grecque du « cosmos » dont
l'homme est un fragment et un moment, le Christ
vient révéler à chacun que le présent n'est pas ce
maillon nécessaire entre le passé et l'avenir dans
la trame d'un destin, mais que « le présent est le
temps de la décision ». La transcendance c'est la
possibilité d'un commencement absolu. Dans une
perspective catholique, au colloque de Salzbourg,
le père Karl Rahner, très proche en cela de Bultmann,
définissait le christianisme comme « religion de
l'avenir absolu ».
Si j'essaye de déchiffrer ce langage de Bultman
ou de Rahner en marxiste, c'est-à-dire en homme
qui pense que la transcendance n'est pas un
attribut de Dieu mais une dimension de l'homme,
je découvre en chaque mythe le rappel de cette
transcendance, et l'appel, adressé à l'homme»
d'exercer son pouvoir d'initiative historique.
De sens de l'histoire est né avec le premier
homme, avec le premier travail, avec le premier
projet. Ce sens s'enrichit de tous les projets des
hommes. Il demeure toujours une tâche à accomplir
et une création. C'est ce qui distingue la conception
marxiste de l'histoire de celle de Hegel pour
qui le sens de l'histoire finale est déjà présent dès
le départ, toute l'histoire humaine étant transformée
ainsi en une fausse histoire, n'étant plus que
la quête plus ou moins consciente de cet achèvement.
Le mythe n'est donc pas technique d'une sortie
de l'histoire mais au contraire rappel de ce qui est
spécifiquement historique dans l'histoire : l'acte
d'initiative humaine. Aristote l’a suggéré dans sa
Poétique (1440 b et 1453 a) à propos de la
tragédie : la tragédie n'est pas l'imitation de
n'importe quelle action mais d'une action qui est
en même temps un paradigme et qui porte en elle
sa propre temporalité (1450 b). (Peut-être est-ce là
le contraire même de ce qu'il est convenu d'appeler
« le nouveau roman ». Mais c'est une autre
question.)
Le héros mystique est celui qui prend conscience
d'une question posée à l'homme par une situation
historique, qui en découvre le sens humain (c'est-à-dire
dépassant la situation) et dont la victoire ou
l'échec même constituent pour nous un éveil de
responsabilité pour la solution des problèmes de
notre temps s'il en est ainsi d'Hector ou d'Ulysse,
comme de Pantagruel, de Don Quichotte, de
Faust ou de Jean-Christophe.
Il n'est donc pas possible de dire, comme le
fait Freud dans Totem et Tabou, que la mythologie
est au groupe ce que le rêve est à l'individu! Le
rêve n'est que traduction d'une réalité préexistante,
le mythe est un appel à franchir nos limites ;
il est ce que Baudelaire disait de l'oeuvre de Delacroix :
« une pédagogie de la grandeur ». (Pléiade,
1117).
M. Ricceur a tenté de restituer à la conception
de Freud une dimension nouvelle, prospective, une
tension vers l'avenir, par sa théorie dialectique de
l'interprétation, dont les pôles opposés sont, dit-i l,
« l'archéologie et la téléologie » (p. 476), interprétations
tournées l'une vers la résurgence des significations
archaïques, l'autre vers l'émergence de
figures anticipatrices de notre aventure spirituelle
(p. 498). Mais si généreuse que soit la tentative de
retrouver chez Freud, au moins sous forme latente,
au-delà des analyses régressives, le mouvement
progressif et prospectif de la Phénoménologie de
l'esprit de Hegel, nous nous heurtons aux limites
réelles du naturalisme de Freud, et M. Ricoeur en
donne lui-même la formule la plus significative
lorsque, faisant le bilan de sa double interprétation,
il écrit : « C'est avec des images issues du désir
émondé que nous figurons nos idéaux.»(p. 479).
Tant que l'on cherchera dans le désir, et non
dans le travail, la matrice du mythe, l'on ne pourra
en effet dépasser ce point de vue.
C'est méconnaître, â mon sens, la spécificité du
symbole mythique par rapport au symbole onirique.
M. Ricoeur, tout en soutenant la thèse de l'unité
fonctionnelle du rêve et de la création (499), souligne
il est vrai que l'oeuvre d'art n'est pas la simple
projection des conflits de l'artiste. Il dégage au
moins deux différences: l'oeuvre d'art est un rêve
qui véhicule des valeurs sociales, et elle exige la
médiation du travail d'artisan.
La différence ne se limite pas à cela ; il n'y a pas
unité fonctionnelle entre le rêve et la création.
Dans la création le travail n'intervient pas
comme u n moment second, sous la seule forme du
travail d'artisan. Le travail a le rôle premier et
constitutif dans la genèse du mythe qui en est un
moment. Le travail animal est sur le simple prolongement
du désir et des besoins de l'espèce, mais
ce qui caractérise le travail spécifiquement humain,
c'est l'émergence du projet, la création d'un
modèle qui devient la loi de l’action.
Ce qui constitue la spécificité du symbole mythique,
par rapport au symbole onirique, c'est
précisément cette émergence du modèle.
Lorsque Lévi-Strauss écrit que « l'objet du
mythe est de fournir un modèle logique pour
résoudre une contradiction » et lorsqu'il ajoute :
« peut-être découvrirons-nous u n jour que la même
logique est â l'oeuvre dans la pensée mythique et
dans la pensée scientifique », il n'y a qu'un mot
qui me gêne dans sa définition ! c'est le mot « logique»,
car cela suggère que le modèle est réductible
au concept, alors que le « muthos » est irréductible
au « logos ».
Mais, sous cette réserve, Lévi-Strauss a eu le
mérite de souligner l'unité fonctionnelle du mythe
et de l'hypothèse scientifique dans l a notion de
« modèle » qui les inclut tous les deux. Dans les
conclusions de son beau livre sur les Dieux de la
Grèce, André Bonnard situe à leur juste place les
créations d'Homère, d'Hésiode ou d'Eschyle !
« Le poète, dit-il, n'invente pas, il n'a aucun droit
d'inventer de toutes pièces les histoires divines.
Il ne faut pas dire cependant qu'il n'invente rien.
Il invente à la façon dont le savant formule une hypothèse.
Il imagine pour rendre compte avec exactitude
de la réalité telle qu'il l'a saisit. » (p. 159).
Hector ou Oedipe Roi, comme les histoires des
dieux, sont des interrogations sur le sens que
l'homme peut découvrir ou donner à sa vie. Pas
seulement une expression de ce qu'il est mais une
interrogation sur ce qu'il peut et une exigence
d'aller au-delà.
La psychanalyse a épuisé sa vertu lorsqu'elle
nous conduit à la conscience de soi, alors que le
mythe est créateur de soi.
C'est pourquoi d'ailleurs le mythe est aussi
irréductible à la phénoménologie de Hegel qu'à la
psychanalyse de Freud.
Le « modèle » mythique, même si l'on peut
découvrir une certaine unité fonctionnelle entre
lui et l'hypothèse scientifique, est un modèle dont
la spécificité est définie par son langage. Avoir
méconnu cette spécificité du mythe est, à mon
sens, ce qui impose une limite à l'esthétique de
Hegel comme à sa philosophie de la religion.
Le privilège exclusif accordé au concept qui,
dans le savoir absolu, rendra l'homme et son histoire
à la fois parfaitement transparents et achevés,
conduit à ne faire de la religion et de l'art que des
modes de connaissance inférieurs, disant en images
ce que la philosophie traduira sans résidu aucun
en concepts.
A condition de distinguer le mythe de l'allégorie
qui a précisément un rôle illustratif et non créateur
ou interpellateur, ce que nous dit le mythe par
symboles ne peut pas être réduit à un récit par
concepts. Cette différence est fondamentale.
Pavlov distinguait un premier système de signalisation
constitué par des excitants sensoriels, le
signal n'étant ici que la partie pour le tout, comme
la fumée pour le feu. Il appelait deuxième système
de signalisation le langage constitué par des mots,
et qui parvient à son achèvement dans le concept.
Nous pourrions, après le signal et le mot, appeler
le symbole le « troisième système de signalisation ».
Ce troisième système de signalisation exprime
lui aussi une forme de la relation de l'homme au
monde. Il implique un enrichissement de la conception
du réel : la réalité ce n'est pas seulement une
nature donnée, avec sa nécessité propre, son « ananké»,
c'est aussi cette seconde nature créée par
l'homme, par la technique et l'art, et c'est aussi
tout ce qui n'existe pas encore, l'horizon toujours
mouvant du possible humain.
Pour un marxiste le mythe ne peut être conçu
seulement comme un rapport à l'être, mais comme
un appel à faire ! Le symbole ne renvoie pas à un
être enveloppant en lequel nous vivons, nous nous
mouvons et nous sommes. Il est le langage de l’exigence
Il nous révèle non une présence mais une
absence, un manque, un vide qu'il nous somme de
combler.
Ce troisième système de signalisation est essentiellement
« poétique » au sens le plus fort du mot :
création continuée de l'homme par l'homme.
C'est en ce sens que le marxisme interprète
comme langage de l'existence et de la transcendance
les grands mythes de l'art comme de la religion.
Ces mythes portent témoignage de la présence
active, créatrice, de l'homme, dans un monde toujours
en naissance et en croissance. Chaque grande
oeuvre d'art est l'un de ces mythes. Ce qu'en eux,
de Cervantes à Cézanne, ou de Paul Klee à Brecht,
l 'on appelle «  déformation » du réel est en réalité
image mythique du réel.
Lorsqu'une nature morte de Cézanne ou une
oeuvre de Paul Klee, nous donne le sentiment d'un
équilibre prêt à se rompre et qui ne semble retenu
au bord de la catastrophe que par l'acte majeur de
l'homme, la composition de l'artiste, nous avons
là l'expression plastique de cette vérité inépuisable
que le réel n'est pas un donné mais une tâche
à accomplir. Elle est un rappel ou un éveil de responsabilité,
un rappel de ce qu'est l'homme : un
créateur et de ce qu'il peut. Tel est le sens de
l'axiome de Stendhal : «La peinture n'est que de
la morale construite. » (Histoire de la peinture
Ualienne, p. 338).
Ainsi, au niveau du troisième système de signalisation,
au niveau du symbole, langage de l'exigence
et de l'absence, de la transcendance et de la
création, l'homme opère une conversion plus profonde
encore que la précédente : le passage du
premier au deuxième système c'est-à-dire le passage
du vécu au concept exigeait une « décentration»
de l'homme, l'abandon de la perspective
sensible et vécue, pour atteindre, avec le concept,
une vision de plus en plus décentrée de l'univers :
les images successives du monde données par Ptolémée,
par Copernic, par Einstein, nous fournissent
une illustration saisissante de cette « décentration
opérée par la pensée scientifique.
Mais le passage du concept au symbole est plus
exigeant encore : il est remise en question de tout
ordre fini au sens d'achevé et conscience qu'il est
simplement fini par comparaison à l'infini. Il s'agit
cette fois d'une conversion au sens strict : nous étions
jusque-là, par les sens ou par les concepts,
tournés vers ce qui est déjà fait, le mythe nous
enjoint de nous tourner vers ce qui est à faire». Il
nous appelle à n'être pas seulement constructeurs
d'objets ou calculateurs de rapports, mais donateurs
de sens et créateurs d'avenir. Le symbole
exige ce décollement à l'égard de l'être, ce dépassement
de l'être dans le sens et dans la création.
Le troisième système de signalisation nous interdit
l'attachement obtus à ce qui est déjà. Définir le
mythe comme langage de l a transcendance, ce n'est
point négation de la raison mais dépassement
dialectique dans une raison qui a conscience de se
transcender toujours elle-même avec les ordres
provisoires qu'elle a déjà constitués.
L'on s'étonnera peut-être de l'importance capitale
accordée dans ce livre au mythe dans la création
esthétique et dans l'expérience religieuse.
En lisant le mot mythe, il suffit de suivre la
pente coutumière pour confondre le mythique avec
l'irréel et le mythe avec la mythologie, l'un et
l'autre avec une fabulation arbitraire et puérile.
Sur quoi j'entends déjà l'intégriste catholique
— au sens précis que nous avons défini plus haut
— crier que l'on offense sa foi. Pourtant, du père
Laberthonnière à Karl Barth, la théologie vivante
a permis de faire des distinctions nécessaires, et,
après Bultman, de montrer que la nécessaire « démythisation»
de la foi ne pouvait conduire, ni à
la rejeter dans la mythologie en la confondant avec
les formes religieuses (culturelles ou institutionnelles)
qu'elle a pu revêtir, ni à exclure le mythe,
mais au contraire à en saisir la vraie nature. La
mythologie c'est la déchéance dogmatique du
mythe comme le scientisme est la déchéance dogmatique
de la science. La mythologie c'est la prétention
de retenir seulement la lettre du mythe et
non pas son esprit, le matériel du symbole et non
sa signification. Antigone ne nous toucherait guère
si elle n'était qu'obstination à accomplir le rite des
funérailles de Polynice, et la résurrection du Christ
ne bouleverserait pas la vie des hommes depuis
deux millénaires s'il s'agissait d'un problème de
physiologie cellulaire ou de réanimation.
Le mythe, libéré de la mythologie, commence là
où le concept s'arrête, c'est-à-dire avec la connaissance
non de l'être donné, mais de l'acte créateur. Il
n'est pas reflet d'un être mais visée d'un acte. Aussi
ne s'exprime-t-il point par concepts mais par symboles.
Il est l'acte créateur saisi du dedans, par l'intention
qui l'anime. Cette connaissance, ce niveau
de connaissance, n'a pas pour objet l'universel
mais le personnel et le vécu. Elle donne sens à la
création et déclenche l'acte créateur. Elle est appel,
elle est acte, elle est personne : Antigone, ou Hamlet,
ou Faust, ne peuvent se circonscrire en concepts,
mais seulement s'exprimer en un style de conduite
personnelle par une réactivation de l'initiative
historique du héros.
Le mythe, en son sens le plus élevé, se situe donc
au niveau de la connaissance poétique et de la
décision responsable et libre de l'homme. A ce
niveau seulement, celui de la saisie de l'acte créateur
et du choix, l'on peut à la fois instituer et
découvrir le sens de la vie et de l'histoire. Car ce
sens on ne se contente pas de le découvrir comme
du sommet d'une montagne on découvre un paysage:
c'est tout un de
recevoir ce sens par l a connaissance
et de le donner par l'action, de le vivre;
dans le mythe, comme savoir et comme responsabilité,
de parcourir par la connaissance de
l'histoire passée le panorama du développement
antérieur et de participer à la réalisation pratique,
militante, de cette signification. Dans le mythe se
révèle l'ordre, au double sens d'harmonie et de
commandement.
De mythe ainsi conçu n'est donc pas le contraire
du concept. Il est le concept en train de naître.
Parce que l'art, par la construction de mythes,
est une forme exemplaire de l'acte créateur de
l'homme bâtissant l'avenir de l'homme, l'élaboration
d'une esthétique n'est pas pour le marxisme
un luxe.
C’est pourtant une entreprise difficile, car les
fondateurs du marxisme, Marx et Engels, n'ont pas
élaboré systématiquement les principes d'une esthétique.
L'on peut seulement trouver dans leurs
oeuvres des jugements sur telle ou telle oeuvre d'art
en particulier et, chemin faisant, quelques remarques
de méthode. Ce sont là des éléments précieux
mais il ne suffit pas de les mettre bout à bout pour
constituer une esthétique marxiste. Cette méthode
scolastique d'accumulation de citations reliées par
des déductions selon les lois de la logique formelle
ne nous permettrait pas de nous orienter à l'étape
actuelle du développement des arts.
Il faut donc procéder autrement pour donner au
marxisme, dans le domaine des arts, un développement
créateur.
Une brève indication de Marx nous rappelle
seulement que pour aborder ce problème dans une
étude systématique il comptait partir de l'esthétique
de Hegel en lui appliquant la même méthode
de critique qu'il a appliquée à la philosophie hégélienne
en général.
Le point de départ de nos réflexions ce ne peut
être que les principes de la  philosophie marxiste
pour y découvrir le point d'insertion d'une recherche
en esthétique.
Il ne s'agit pas d'une question subalterne, mais
d'une réflexion sur l'esprit même même du marxisme et
dont les conclusions ont des conséquences capitales
en ce qui concerne son interprétation fondamentale.
Le problème de l'art est avant tout celui de la
création, et c'est pourquoi toute déformation mécaniste
ou idéaliste, toute conception dogmatique
de l'acte créateur aura en esthétique des conséquences
immédiatement perceptibles.
La conception de l'esthétique est ainsi la pierre
de touche de l'interprétation du marxisme.

Deux analogies peuvent nous guider dans la
recherche du point de départ d'une esthétique
marxiste : la méthode élaborée par Marx dans le
Capital, qui est sa « grande logique » appliquée au
cas particulier de l'économie politique, et la méthode
élaborée par Marx sous le nom de « matérialisme
 historique », et dont il a donné des exemples
éclatants d'application en particulier dans le
18 Brumaire de Louis Bonaparte.
Lorsqu'il aborde l'étude d'un phénomène historique
Marx souligne que ce sont les hommes qui
font leur propre histoire, mais qu'ils ne la font pas
arbitrairement.
Le point de départ de Marx est donc celui de la
philosophie allemande et surtout de Kant, de
Fichte, de Hegel.
Mais, à la différence de ce grand  idéalisme allemand
qui a eu le mérite de dégager le « moment
actif » de la connaissance et, d'une manière plus
générale, le rôle de l'acte créateur de l'homme
jusqu'à considérer l'histoire entière comme une
création continuée de l'homme par lui-même, Marx
conçoit cet acte créateur d'une manière nouvelle,
matérialiste. Il insiste sur l'action réciproque constante
entre l'homme et les êtres de la nature extérieure
à lui et indépendante de lui, et il recherche
comment la liberté émerge de la nature au niveau
du travail humain.
Ainsi Marx, s'il se sépare radicalement de l'idéalisme
en cessant de concevoir le travail sous sa
seule forme abstraite, comme réaction de concepts,
se distingue aussi radicalement du matérialisme
mécaniste qui, méconnaissant le moment actif de
la connaissance et le rôle créateur de l’homme,
réduisait la connaissance à n'être qu'un reflet passif
de l'être et l'homme à n'être qu'une résultante ou
un produit des conditions dans lesquelles il a été
formé et se développe.
En esthétique l'on trouve une transposition de
ces diverses formes de théorie de la connaissance.
L'idéalisme objectif conduisait à une conception
transcendante de la beauté : la beauté était, chez
Platon, un caractère des idées ou des essences,
transcendantes par rapport à l'homme.
L'idéalisme subjectif faisait de la beauté, chez
certains romantiques, chez Novalis par exemple,
une production ou une projection du seul sujet et
même une création « magique » de l'individu.
Le matérialisme mécaniste, chez Diderot et,
plus généralement chez les matérialistes français
du 18e siècle, faisait de la beauté une propriété
des choses et conduisait au naturalisme réduisant
l'oeuvre d'art à être un reflet imitatif de la réalité,
avec le seul souci de choisir, de refléter, dans
la « nature », ce qui a valeur moralisatrice
d'exemple.
L'esthétique marxiste se distingue radicalement
de ces trois conceptions découlant de l'idéalisme
mécaniste.
Mais au lieu de la définir par opposition, dans
une polémique contre ces attitudes, il est préférable
de partir de ce qui est central dans la conception
marxiste du monde et de l'homme, de là
méthodologie de l'initiative historique et de la
création qu'elle implique.
Si l'art est né d u travail, comment est-il arrivé
à avoir une existence indépendante ?
L'art est l'un des aspects de l'activité de
l'homme comme être transformateur de l a nature,
c'est-à-dire comme travailleur,
Marx a montré comment, dans le processus du
travail, l'homme produit des objets pour satisfaire
ses besoins : l'ensemble de ces objets, qui n'ont
d'existence et de sens que pour l'homme et par
l'homme, constitue une « seconde nature », un
monde de la technique et, au sens le plus large, de
la culture, qui ne cesse pas, pour autant, d'être une
nature, mais une nature humaine, une nature reconstruite
selon des plans humains.
Des relations nouvelles sont ainsi créées entre
l'homme et cette nature constituée de produits
humains et d'institutions humâmes.
En transformant la nature l'homme se transforme
lui-même. La création d'objets nouveaux est
corrélative de la création d'un nouveau. Nous
sommes loin ici de la conception idéaliste, fichtéenne
par exemple, des rapporte entre le sujet et
l'objet, selon lequel le sujet seul était créateur, et
loin aussi de la conception du matérialisme dogmatique,
celui de d'Holbach, croyant que l'objet
est un « donné » tout fait et immuable et dont le
sujet n'est que le reflet passif.
En effet, en multipliant les moyens de satisfaire
ses besoins, l'homme se crée des besoins nouveaux,
qui sont, comme le soulignait Marx dans ses
Manuscrits de 1844; la véritable richesse humaine de
l'homme. L'homme s'élève d'autant plus au-dessus
de son animalité première qu'il se crée des besoins
spécifiquement humains. Ces besoins n'expriment
pas seulement cette relation immédiate et unilatérale
avec l a nature qui caractérise le niveau animal :
satisfaire la faim ou riposter à une agression.
Ils multiplient les rapports de l'homme avec le
monde, rendant possible une forme immédiate de
connaissance, celle de la science, qui ne peut se
développer que dans la mesure où l'homme n'est
plus cerné par des urgences immédiates mais où
une certaine distanciation est possible par rapport
au besoin. Cette distanciation permet le détour de
l'imaginaire, du jeu conscient des projets et des
dispositifs qui permettent de les réaliser, et, finalement,
le détour du concept.
La conquête de la dimension artistique du travail
humain, comme de sa dimension scientifique,
exige également une distanciation interrompant le
circuit direct entre le besoin et l'objet immédiat de
sa satisfaction. Alors seulement devient possible
une contemplation par laquelle l'homme ne perçoit
pas seulement dans l'objet ce qui a en lui une signification
utilitaire, pour se nourrir, se vêtir, travailler
ou se défendre, mais ce qui en cet objet
exprime l'acte créateur de l'homme. L'attitude
esthétique commence lorsque l'homme se réjouit
de découvrir dans l'objet qu'il a créé, non plus
seulement un moyen de satisfaire un besoin, mais
ce qui, dans cet objet, porte témoignage de l'acte
créateur de l'homme. Dans ses Manuscrits de 1844
Marx évoquait la nouveauté de l'homme qui ne
travaille pas selon la  loi d'une espèce mais universellement
selon la loi de toutes les espèces, selon
les lois de la beauté.
L'art, né du travail, ne se sépare pas nécessairement
de lui et, moins encore, ne s'oppose à lui.
Il exprime au contraire la pleine signification de
l'objet produit par le travail, ce que j'appellerai la
« double lecture » de cette signification, lorsque
l'objet présente pour l'homme une double « utilité »:
son utilité immédiate, économique, en tant que
produit capable de satisfaire un besoin déterminé
et son utilité plus généralement « humaine » (je
dirais presque spirituelle) en tant qu'objet renvoyant
à l'homme sa propre image comme créateur,
en tant qu'objectivation du pouvoir créateur de
l'homme et éveillant en lui le sentiment de joie et
de fierté, mais aussi d'angoisse et de responsabilité
par le rappel constant de ce pouvoir créateur.
Lorsque l'homme de l'âge du bronze dessine une
sorte de guillochage sur le vase d'argile qui lui sert
à boire, le motif décoratif conquiert une certaine
autonomie par rapport à la fonction strictement
utilitaire de cet objet. L'homme s'y réjouit de son
propre acte créateur.
Un besoin nouveau, inédit dans le règne de la
nature, vient alors de naître, et comme tous les
autres besoins que s'est créés l'homme, comme tous
les moyens qu'il a inventés pour les satisfaire, il va
entraîner un enrichissement et une transformation
profonde du sujet lui-même ; ses sens mêmes vont
s'affiner et se développer. L'oeil capable non seulement
de capter un signe évoquant la présence
d'un danger ou d'une proie, mais de contempler
l'objet, c'est-à-dire non de le saisir en fonction de
la satisfaction d'une exigence biologique, de manière
unilatérale, mais de jouir de cet objet dans sa
totalité, comme objectivation de l a subjectivité de
l'homme, de ses angoisses, de ses espérances, de sa
dignité de créateur, cet oeil est devenu un oeil humain.
De même lorsque notre oreille distingue le
bruit d'un moteur d'hélicoptère de celui d'un avion
à réaction, ce sens est habité déjà par toute une"
culture, et plus encore lorsque dans la musique
d'un orchestre elle discerne et éprouve comme une
douleur la fausse note de l'un des violonistes. Nos
sens, comme l'écrivait Marx, sont devenus théoriciens :
 ils résument, dans une réaction apparemment
immédiate, tout le savoir et tous les pouvoirs
acquis par l'humanité comme espèce au cours de
son histoire. En eux vit et se développe toute la
culture d'une société, au lieu que s'y perpétuent
seulement les réactions immédiates et non cumulatives
de l'instinct animal.
Cette humanisation des sens est corrélative de
l'humanisation de l'objet : les sens deviennent des
sens humains par leurs relations avec cette nature
humanisée qui est l'oeuvre du travail humain.
La structure et le fonctionnement des organes
des sens ont un fondement biologique naturel, mais
ils sont devenus humains par une longue transformation
historique et sociale des hommes. L a formation
des cinq sens, écrivait Marx, est l'oeuvre
de l'histoire universelle des sociétés humaines.
Le sujet qui dispose de ces sens n'est pas un
individu isolé, c'est un être social qui entre en relations
complexes avec la nature â travers la société
et cette nature même est un produit du travail social.

L'art comme le travail est une objectîvation de
l'homme. Ses produits, comme ceux du travail,
sont des fins humaines objectivées, des projets
humains réalisés.
Il n'y a donc pas, entre l'art et le travail, cette
opposition irréductible qui soumettrait pour toujours
le travail à des exigences vitales nécessairement
serviles, alors que la création artistique
serait pure liberté. La « finalité sans fin » de Kant,
fondement de toutes les conceptions idéalistes et
formelles de la beauté, appauvrit à la fois la notion
du travail en le réduisant à la réalisation de fins
strictement et immédiatement utilitaires, et la
notion de l'art qui serait une activité gratuite et
un jeu.
Ce sont là deux limites extrêmes d'une même
activité créatrice réalisant des fins humaines,
satisfaisant des besoins humains, tantôt des
besoins particuliers, biologiques à l'origine, mais
de plus en plus complexes et de plus en plus socialisés,
et, finalement, le besoin le plus général à la
fois et le plus profond de l'homme, celui de réaliser
sa propre humanité par son acte créateur, besoin
« spirituel » spécifiquement humain.
Ce qui est vrai, par contre, c'est que, dans toute
société marchande, avec laquelle est née
l'aliénation du travail par le fétichisme de la marchandise,
et plus encore dans toute société divisée en classes
antagonistes où les rapporte d'exploitation et de
domination aggravent et généralisent l'aliénation,
s'opère un dédoublement ou une scission dans
l'acte primitivement unique du travail.
Lorsque, avec la naissance de la propriété privée
des moyens de production, l'homme, c'est-à-dire le
créateur, le travailleur, devenu esclave, serf ou
prolétaire, ne possède plus ces moyens de production,
le lien organique est rompu entre la fin consciente
que s'assigne l'homme dans son travail et
les moyens qu'il met en oeuvre pour atteindre cette
fin. Le créateur se trouve ainsi séparé du produit
de son travail qui ne lui appartient plus, mais qui
appartient au propriétaire des moyens de production,
maître d'esclaves, seigneur féodal ou patron
capitaliste. Son travail n'est donc plus la réalisation
de ses fins propres, de ses projets personnels :
il réalise les fins d'un autre. Ainsi l'homme, dans
son travail, cesse d'être un homme, c'est-à-dire
celui qui pose des fins, pour devenir un moyen, un
moment du processus objectif de la production,
un moyen de produire des marchandises et de la
plus-value. L'aliénation est ici dépossession.
Dans tout régime de propriété privée des moyens
de production, le travailleur n'est pas seulement
séparé du produit de son travail, mais de l'acte
même de son travail. Le maître ne lui impose pas
seulement les fins, mais les moyens, les méthodes
de son travail. Les gestes et les rythmes sont commandés
du dehors par la place qui est assignée au
travailleur dans l'engrenage de la production. Ils
sont préfigurés, dessinés en creux, sous une forme
entièrement déshumanisée et à des cadences devenues
souvent hallucinantes, par l'outil ou la machine,
jusqu'à faire de l'ouvrier, selon l'expression
de Marx, « un appendice de chair dans une machine
d'acier ». L'aliénation est ici dépersonnalisation.
L'ensemble des moyens de production existant
à une époque historique donnée, l'ensemble des
moyens scientifiques et techniques de la culture
et du pouvoir qu'ils représentent, sont le fruit du
travail et de la pensée de toutes les générations
antérieures. Lorsqu'un homme travaille, son activité
est habitée par toute l'humanité antérieure ;
son travail est l'expression de la « vie générique »
de l'homme, de toutes les créations accumulées du
genre humain. Or, lorsque les moyens de production
sont propriété privée, tout ce patrimoine, en
lequel est présente l'oeuvre créatrice de toute
l'humanité passée, de l'humanité en tant qu' « être
générique », comme dit Marx, est aux mains de
quelques individus qui disposent de toutes les
inventions accumulées par des millénaires de travail
et de génie humains.
La propriété privée est donc la forme suprême
de l'aliénation. « La puissance sociale est devenue
puissance privée de quelques-uns », dira Marx dans
le Capital. Le Capital c'est le pouvoir aliéné de
l'humanité s'élevant au-dessus des hommes comme
une puissance étrangère et inhumaine. L'aliénation
est ici déshumanisation.
Cette aliénation du travail conduit nécessairement
à séparer dans le travail ce qui est moyen au
service de fins que le travailleur n'a pas posées,
et ce qui est création, position des fins qui, dans
toute société divisée en classes, est un privilège de
classe. Cette rupture entre travail aliéné et travail
créateur est mystificatrice : le travail aliéné, qui
est pourtant un phénomène historique, apparaît
comme la forme « naturelle », et, par conséquent,
nécessaire et éternelle du travail, et le travail
créateur, qui définit l'art, sera séparé de ses origines
terrestres, et apparaîtra comme un don du
ciel, transcendant aux besoins humains.
Ainsi peuvent se dessiner les grandes lignes
d'une critique marxiste de l'esthétique de Hegel :

1. Marx reprend l'idée maîtresse de Hegel
(empruntée d'ailleurs par Hegel à Fichte) que
l'homme c'est la création continuée de l'homme
par l'homme. Mais, à la différence de Fichte et dé
Hegel, Marx ne conçoit pas cet acte créateur sous
la forme abstraite et aliénée de création spirituelle,
de création de concepts, ni sous la forme individualiste
et romantique de création solitaire et
arbitraire.
L'acte créateur de l'homme, dans la perspective
matérialiste de Marx, c'est le travail concret, un
moment de l'action réciproque de l'homme et de
la nature, où la nature impose à l'homme ses
besoins et où l'homme émerge de cette nature par
la production consciente de ses fins.
Ce travail concret est aussi un travail social,
constituant historiquement ses valeurs, la continuité
historique de ces valeurs et leur objectivité
sociale.
La création artistique est immanente à ce travail,
elle en est le moment suprême : celui de la
découverte de fins nouvelles. Elle n'est pas seulement
une production de l'esprit, mais une réalisation
de l'homme entier.

2. Marx, à la différence de Hegel, distingue
aliénation et objectivation. L'objectivation est
l'acte par lequel l'homme réalise, en produisant
un objet, ses propres fins, alors que l'aliénation
est la forme que prend cette objectivation dans
toute formation économique et sociale où règne le
système du marché, et, plus encore, dans tout
régime où la force de travail devient une marchandise.
Comme l'écrit Vasquez dans son livre Las
ideas estéticas de Marx, «l'objectivation a permis à
l'homme de s'élever du naturel à l'humain ; l'aliénation
inverse ce mouvement ». Ce sont de telles
conditions historiques qui ont entraîné la séparation
entre la conception de la fin, privilège des
classes dominantes, et la réalisation de ces fins,
réalisation pour laquelle deviennent des moyens
tous ceux qui ne possèdent pas les instruments de
production. De cette séparation fondamentale,
qui est un produit de la division en classes, naissent
toutes les autres s séparation de la conscience et
de la main, du projet et de l'exécution, du travail
manuel et du travail intellectuel, du travail et de
l'art.

3. Marx, à la différence de Hegel, ne considère
pas l'art seulement comme une forme de connaissance.
Pour Hegel l'art (comme la religion d'ailleurs)
ne se distingue de la philosophie que par
sa forme et par son langage : il exprime, par images
ou par symboles, ce que la philosophie exprime
plus parfaitement par concepts.
Marx, précisément parce qu'il ne conçoit pas le
travail sous sa forme simplement abstraite de
production de concepts, mais sous sa forme concrète
de production de moyens nouveaux qui engendreront
de nouveaux besoins, ouvre â l'homme social
un horizon sans fin de création et de métamorphose.
Il peut découvrir ce qu'il y a de spécifique
dans l'art, à la fois dans son objet, qui n'est pas de
satisfaire un besoin particulier de l'homme mais
son besoin spécifiquement humain de s'objectiver
comme créateur — au sens même où Marx dira
dans le Capital que, dans le communisme, le libre
déploiement des forces créatrices de l'homme, délivré
du besoin physique, deviendra une fin en soi,
— et dans son langage, qui n'est plus celui du
concept exprimant toujours une réalité, un objet
ou un rapport déjà constitué, mais celui de la
« poésie » (au sens le plus profond) : le langage du
mythe qui exprime non une réalité déjà faite,
mais une réalité en train de se faire, inachevée, et
dans laquelle un avenir encore imprévisible est en
germe.

La réflexion marxiste en esthétique permet ainsi
d'intégrer, en la démystifiant, en la désaliénant de
ses variations romantiques ou mystiques, les
recherches les plus précieuses de l'esthétique depuis
un siècle et demi.
La conception moderne de l'art est née de l'affirmation
de l'autonomie de l'homme : l'art n'est pas
imitation mais création. Un certain romantisme a
dévoyé cette idée en effaçant les frontières entre le
moi et le non-moi, entre le rêve et la réalité. Mais
ce n'est qu'un aspect du romantisme.
Pour schématiser sommairement nous dirons
que l'on peut trouver chez Rousseau l'ancêtre de
deux courants du romantisme :
— l'un se rattachant aux Rêveries d'un promeneur
 solitaire qui se développera dans le sens
d'un « idéalisme magique » dont Novalis sera le
représentant le plus typique, et qui vivra du rêve
d'une communion mystique avec la nature ;
— l'autre se rattachant au Contrat social,
partant de l'acte de l'homme construisant sa
culture et son « autonomie » dans le monde naturel
comme dans le monde social.
De ce courant dérive la conception contemporaine
de l'art à travers Rousseau, la Révolution
française, et la philosophie classique allemande
de Kant, de Fichte et de Hegel, dont Marx a pu
dire qu'elle était « la théorie allemande de la Révolution
française ».
Le point de départ, ici encore, est Fichte.
Dans ses Contributions destinées à rectifier le
jugement du public sur la Révolution française,
qu'il publie en 1793, pendant la grande période
robespierriste, Fichte applique à la justification
de la Révolution la méthode et les critères dé la
philosophie de Kant afin de légitimer le passage
de la théorie à la pratique : Fichte identifie la
« révolution copernicienne », opérée par Kant dans
la théorie de la connaissance et créant un univers
nouveau de vérité à partir de l'acte libre et autonome
de la pensée, et la Révolution réalisée en
France, instituant un droit nouveau par lequel est
reconnu au citoyen l'initiative historique et la
liberté de n'obéir qu'aux lois qu'il s'est lui-même
données ou auxquelles il a consenti.
Cette identification par laquelle se fonde le
primat de la pratique, de l'action, constituera l'âme
du système de Fichte.
Ce que Fichte appelle « le moi pur », c'est ce qui,
en moi, parle et agit au nom de l'humanité tout
entière. L'acte créateur de l'artiste en fournit le
modèle : « les arts, écrit-il dans son Système moral,
convertissent le point de vue transcendantal en
point de vue commun ».
Goethe développe cette conception de l'art-création
dans sa Critique des Essais sur la peinture de
Diderot ! « La confusion de la nature et de l'art,
écrit Goethe, est la maladie de notre siècle... l'artiste
doit, dans la nature, fonder son propre
royaume... créer à partir d'elle une seconde nature. »
Cette conception de l'art, qui est à l'origine de
toute l'esthétique moderne, gagne, au début du
xrxe siècle, la France.
Le passage, comme l'a souligné M. Gilson, s'effectue
avec Madame de Staël. Elle a d'abord dégagé
l'orientation fondamentale de l'idéalisme allemand:
« Nul philosophe, avant Fichte, écrit-elle
n'avait poussé le système de l'idéalisme â une rigueur
aussi scientifique : il fait de l’activité de l'âme
l'univers entier... c'est d'après ce système qu'il a
été soupçonné d'incrédulité. On lui entendait dire
que, dans la leçon suivante, il allait créer Dieu...
c'est qu'il allait montrer comment l’idée de la divinité
naissait et se développait dans l'âme de
l'homme. » (De l'Allemagne, IIIe partie, chap. 7).
Puis elle a tiré les conséquences esthétiques de
cette conception : « Les Allemands ne considèrent
point, ainsi qu'on le fait d'ordinaire, l'imitation
de la nature comme le principal objet de l'art...
leur théorie poétique est, à cet égard, tout à fait
d'accord avec leur philosophie. » (Ibid.).
La conception de l’art-création était née. Delacroix
va la reprendre avec plus de force en l'empruntant
explicitement à « Madame de Staël » : « Je
retrouve justement dans « Madame, de Staël » le
développement de mon idée sur la peinture »,
écrit-il dans son Journal, le 26 janvier 1824.
Lorsqu'il développera systématiquement sa pensée
dans son article fondamental Réalisme et Idéalisme,
 il reprendra à son compte, en les recopiant
sans guillemets, les thèses maîtresses de Madame
de Staël sur la philosophie et l'esthétique allemandes,
sur le réalisme et sûr le rôle moral de l'art:
— l'art n'est pas imitation mais création ;
— « l'art doit élever l'âme et non pas l'endoctriner».
A partir de l'oeuvre de Delacroix et de ses entretiens
avec lui, Baudelaire posera les fondements
de toute l'esthétique moderne en reprenant d'ailleurs
la thèse maîtresse de Goethe, celle de la création,
par l'artiste, d'une « seconde nature ».
C'est un lieu commun de l'histoire de l'art
contemporain de constater l'élargissement de
l'horizon artistique, dans le temps et dans l'espace,
depuis un siècle, et l'attention grandissante portée
par les artistes, par les plasticiens surtout, aux
arts non-occidentaux : aux estampes japonaises,
par les impressionnistes et surtout par Van Gogh,
aux arts de l'Indonésie et du Pacifique par Gauguin,
à l'art musulman et persan par Matisse ou
Paul Klee, aux arts de l'Amérique précolombienne,
de l'Afrique noire, de l'Asie, de l'Océanie, par les
surréalistes, par les cubistes, par Léger et par
Picasso surtout.
Mais les interprétations de ce fait incontestable
semblent n'avoir pas encore dégagé sa signification
profonde.
On l'explique souvent par un simple besoin
d'évasion ou de révolte, comme une démarche
simplement négative : le désir d'échapper à une
tradition.
L'on ajoute parfois qu'à partir du moment où
ils répudient l'idée que l'art grec classique et l'art
de la Renaissance pussent seuls fournir un
critère de la beauté, les artistes s'engageant sur
des voies nouvelles cherchaient une caution ou une
confirmation de leurs entreprises dans d'autres
traditions, soit dans le temps, en remontant de
l'art roman à l'art byzantin ou à celui de Sumer,
soit dans l'espace en se référant aux arts non-occidentaux.
Sans doute ces préoccupations ne sont-elles point
absentes des recherches, de nos peintres contemporains,
mais ce n'est là qu'un aspect second.

Lorsque le critère de la beauté n'exige plus une
référence à une réalité extérieure à l'oeuvre, réalité
définie une fois pour toutes et selon les normes du
rationalisme grec et du technicisme de la Renaissance,
c'est la notion même du réel qui est mise en
cause ! sa définition apparaît de plus en plus
comme fonction du développement historique de
l'homme, de la science, de la technique, des rapports
sociaux, en un mot, fonction de l'activité de
l'homme.
Corrélativement, le tableau ne peut dès lors être
considéré :
— ni comme un miroir où se refléterait un
monde extérieur immuable ;
— ni comme un écran où se projetterait un
monde intérieur éternel ;
— mais comme un « modèle » (au sens que la
cybernétique donne à ce terme) ;
un « modèle » plastique des rapports entre ces
deux mondes, c'est-à-dire entre l'homme et le
monde, « modèle » différent à chaque époque de
l'histoire selon les pouvoirs conquis par l'homme
sur la nature, sur la société et sur lui-même.
De cette orientation découle tout le langage de
la peinture moderne.
Le dessin est de moins en moins le contour d'une
image ou un signe abstrait d'un sentiment et de
plus en plus la trace ou le sillage d'un mouvement,
d'un acte.
La couleur n'est plus nécessairement le ton local
des choses, ni le Jeu impressionniste du soleil et de
la vie, ni un symbole de valeur parement émotionnelle
; elle acquiert une valeur constructive, elle
crée un espace qui n'est plus donné, mais construit.
La composition n'est plus nécessairement une
variante de la mise en scène, -obéissant aux lois
physiques et géométriques des choses, ni une
ordonnance simplement décorative ou musicale ;
elle est construction d'un « modèle » exprimant la
structure d'un acte. Elle n'est plus soumise aux
choses extérieures ou à la seule participation
créatrice au devenir du monde.
Le tableau est ainsi un objet dont la valeur ne se
mesure pas par rapport à un inonde qu'il est censé
représenter. Il vaut par lui-même, comme un
objet technique, avec cette différence qu'il n'est
pas destiné à servir une action particulière, mais à
offrir, à chaque époque, un « modèle » exprimant
notre pouvoir de création ou de transformation
du monde et notre confiance dans ce pouvoir.
A partir de là se déploie ce que l'on pourrait
appeler l'élaboration du « modèle plastique » de
l'humanisme universel, propre à notre temps. Les
rapports entre l'homme et le monde, entre la
nature et la culture, ne sont plus désormais exprimés
par les peintres selon le  modèle » seulement
rationaliste et technicien élaboré pour l'essentiel
à la Renaissance, mais en s'inspirant des rapports
conçus et exprimés dans un autre langage par les
artistes non-occidentaux. Ce qu'il y a de commun
et de fondamental dans ces recherches, si diverses
soient-elles depuis un siècle, c'est que les postulats
essentiels de la conception occidentale du monde
depuis la Renaissance sont remis en cause.
L'esthétique devenue traditionnelle depuis la
Renaissance était fondée sur une conception du
monde et de l'homme selon laquelle l'homme, en
tant qu'individu, était te centre et la mesure de
toutes choses ; il habitait un monde dont l'espace
était défini une fois pour toutes par la géométrie
d'Euclide et la physique de Newton. Les lois de la
perspective, codifiées à la Renaissance, exprimaient
cette conception du monde et de l'homme. Dans
ce cadre immuable le peintre reconstruisait les
apparences sensibles et les ordonnait selon des lois
qui étaient considérées comme étant à la fois celles
de la nature et celles de la raison.
Telle était du moins la théorie, car ceux qui
créèrent, au cours des quatre derniers siècles, les
chefs-d'oeuvre de la peinture classique, sont
grands précisément par ce qui, dans leur peinture,
échappe à leurs principes. Pour n'en retenir qu'un
exemple, i l suffit de songer au Traité de la peinture
de Léonard de Vinci, admirable témoignage sur
l'humanisme du 16e  siècle, mais rendant compte
de la technique de Léonard de Vînci et non de
son art.
A la fin du 19e  siècle et au début du 20e  les
peintres redécouvrent, dans les arts non-occidentaux,
et au-delà de la Renaissance, ce qui était perdu
depuis quatre siècles dans l'art occidental. Au lieu
de partir des apparences sensibles et de les mettre
en ordre, ils sont fascinés par l'opération inverse,
si fréquente chez les artistes des autres civilisations,
qui consiste à partir de l'expérience vécue
de forces invisibles puis à créer les équivalents
plastiques capables de les exprimer.
« Rendre visible l'invisible », comme disait Paul
Klee, c'était renouer avec l'esprit de l'art byzantin
et de l'art roman, dont la tradition avait été sinon
interrompue, du moins estompée depuis la Renaissance.
Dans une telle perspective apparaît clairement
la source des erreurs commises chaque fois que
l'on a voulu définir le réalisme, en régime socialiste
par exemple, à partir des seuls critères du réalisme
issu de la Renaissance, et qui conduisait déjà la
critique bourgeoise la plus conservatrice, à la fin
du 19e  siècle, à ne voir dans ce qui précédait la
Renaissance, avec sa conception de l'espace, de la
couleur et de la composition, que balbutiements de
primitifs et dans ce qui, après elle, remettait en
cause ses postulats, qu'impuissance ou perversité
de décadents.
Notre conception marxiste du réalisme n'a pas à
prendre la suite de ce qu'il y avait de plus conservateur
et de plus borné dans la critique bourgeoise,
mais à recueillir l'héritage de toutes les grandes
périodes créatrices de l'humanité et à leur donner
un prolongement audacieusement créateur.
Ceci est d'autant plus important qu'une conception
dogmatique du matérialisme historique et
dialectique a encore aggravé les conséquences de
cette conception métaphysique de la pire critique
bourgeoise ; celle qui tenait pour éternels et
immuables les postulats de l'esthétique de la
Renaissance.
Prenons simplement trois exemples d'erreurs
commises en esthétique et découlant d'une déformation
mécaniste du matérialisme historique.

 L'usage du concept global de décadence dans
la critique marxiste. Marx se moquait déjà de cette
« manie prétentieuse des Français » du 18e  siècle
qui, en vertu de leur matérialisme mécaniste, raisonnaient
ainsi : nous sommes supérieurs aux Grecs
anciens par notre technique et notre économie,
notre art est donc supérieur au leur! E t la Henriade
de Voltaire dépasse l'Iliade d'Homère!
Ce raisonnement fait bon marché de l'autonomie
relative des superstructures et conduit à penser
qu'un régime économique et social décadent ne
peut engendrer que des oeuvres décadentes.
Or cela n'est même pas vrai en philosophie î
même la période de décomposition impérialiste a
vu naître des oeuvres importantes, et dans lesquelles
nous avons à apprendre : notre marxisme
même s'appauvrirait si nous pensions, par exemple,
comme si Husserl, Heidegger, Freud, Bachelard ou
Lévi-Strauss n'avaient pas existé.
Mais cela est plus vrai encore en art : la période
de décadence du capitalisme et de décomposition
de l'impérialisme a vu fleurir l'impressionisme,
Cézanne et Van Gogh, le cubisme, les fauves, et,
en littérature, des oeuvres immenses, de Kafka à
Claudel.

 Cet usage du concept de décadence n'est qu'un
cas particulier d'une erreur plus générale : celle qui
consiste à ne voir dans l'art qu'une superstructure
idéologique, et un simple reflet d'une réalité entièrement
constituée en dehors de lui. La conception
mécaniste du reflet n'est pas moins meurtrière pour
les arts que pour les sciences.
Que l'art fasse partie des superstructures et,
comme tel, soit lié à des intérêts de classe, nul marxiste
n'en doute. Mais réduire l'oeuvre d'art à ses
« ingrédients » idéologiques, c'est non seulement
perdre de vue sa spécificité, mais aussi ne pas tenir
compte de son autonomie relative et du développement
inégal de la société et de l'art.
Marx soulignait qu'il est aisé d'expliquer les
liens historiques entre les tragédies de Sophocle et
le régime social dans lequel elles sont nées, mais
qu'il reste ensuite à nous expliquer pourquoi aujourd'hui
encore, dans un régime absolument différent,
elles nous procurent un plaisir esthétique et
nous apparaissent même comme des modèles indépassables.

 Une troisième erreur consiste à expliquer
cette persistance de la valeur de l'oeuvre d'art par delà
les régimes de classes par le seul fait que l'art
est une forme de connaissance. Sans aucun doute,
comme l'ont montré par exemple Marx pour Balzac
ou Lénine pour Tolstoï, les grandes oeuvres ont une
valeur de connaissance. Mais réduire l'art à cet
aspect c'est, une fois encore, méconnaître la spécificité
de l'art. Il ne suffit pas de redire, après Hegel,
que l'art est une forme spécifique de connaissance,
car il n'est pas vrai que l'art nous enseigne par
image ce que la philosophie ou l'histoire nous enseignent
par concepts. Je ne puis « traduire » Don
Quichotte ou Hamlet, ou aucun poème, ou aucun
tableau, ou aucun morceau de musique, en concepts.
Car le propre de l'oeuvre d'art c'est précisément
d'être inépuisable à la fois par son objet et par son
langage.
Par son objet, qui est l'homme comme être actif,
créateur. Lorsque, comme nous l'avons dit, une
nature morte de Cézanne nous donne le sentiment
d'un équilibre prêt à se rompre et que ce monde,
réduit à une table, une assiette et trois pommes, ne
semble retenu au bord de la catastrophe que par
l'acte majeur de l'homme, de la composition de
l'artiste, nous avons là l'expression plastique de
cette vérité que le réel n'est pas seulement un
donné, mais une tâche à accomplir. L'oeuvre est un
éveil de responsabilité, un rappel de ce qu'est
l'homme : un créateur, un responsable. Cela est
vrai à'Antigone comme de Faust.
Le langage de l'art est étroitement lié à son objet.
Il est nécessairement, comme lui, inépuisable. Il
est créateur de mythes, c'est-à-dire d'un « modèle »
de l'homme en train de se dépasser, et au-delà du
concept, qui exprime ce qui est déjà fait, il est
poésie ou symbole, c'est-à-dire rencontre inattendue
de termes qui ne nous donne pas une réalité
déjà faite, mais nous indique, nous fait « viser » une
réalité en train de se faire.
L'art est donc connaissance, mais connaissance
spécifique par son objet et par son langage ;
connaissance par l'homme de son pouvoir créateur
et dans le langage inépuisable du mythe.
Cette conception de la réalité que vise l'oeuvre
d'art implique un réalisme susceptible de développements
et de renouvellements sans fin, comme
cette réalité elle-même, un réalisme qui n'est pas
seulement reflet de cette réalité mais participation
à la création d'une réalité nouvelle.
Pour un marxiste, l'histoire de l'art n'est pas
l'histoire de la conscience de soi comme le croyait
Hegel, mais l'histoire de la création de soi.
Reconnaître ce caractère spécifique de la création
artistique nous conduit à des conclusions analogues
à celles que nous avons formulées pour les
sciences.
Si l'on a défini dogmatiquement la réalité
d'une manière définitive, on exclura du réalisme
tout ce qui est création d'une réalité nouvelle, et
l'on prétendra définir ou prescrire des critères
de réalité ou de moralité valables une fois pour
toutes.
Alors que la reconnaissance du rôle créateur de
l'art nous conduit non seulement à accepter mais
à souhaiter, en art comme dans les sciences, un
pluralisme fécond des styles, des écoles.
C'est à partir de ce grand mouvement esthétique
que peut commencer à s'élaborer une esthétique
marxiste, non pour exiger de l'artiste l'illustration
de mots d'ordre à court terme, d'une réalité déjà
figée ou d'une morale déjà sacralisée, mais pour
l'appeler, à partir d'une conscience lucide des lois
de développement de l'histoire à notre époque et
d'une conscience aiguë de sa responsabilité personnelle
à l'égard de ce développement, à partir aussi
d'une claire conscience de ce qui est fondamentalement
le socialisme, à participer à la construction de
l'avenir de l'homme. Au-delà du moment négatif de
la lutte de classe, où il se définit par opposition au
passé, le socialisme est le régime capable de faire
de chaque homme un homme, c'est-à-dire un créateur,
à tous les niveaux : de l'économie, de la politique,
de la culture. Donner à l'artiste cette conscience
c'est l'aider à jouer son rôle qui est d'éveiller
les hommes à la conscience de leur qualité d'homme,
c'est-à-dire de créateur.

Y a-t-il, dans cette exaltation du rôle de la subjectivité,
un abandon des positions du matérialisme
historique ? — En aucune façon. Il s'agit de dénoncer
une prétention pseudo-scientifique : la prétention
dogmatique de s'installer dans le devenir
historique, de détenir des faits conçus comme des
blocs de matière imputrescibles et immuables, d'être
aussi l'architecte qui connaît d'avance le plan d'ensemble,
comme Dieu le Père et sa Providence dans
le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet, et
enfin de posséder un formulaire des lois d'agencement
de ces matériaux.
Cette critique de l'histoire ne débouche pas sur
des ruines : il ne s'agit pas d'abandonner l'espoir
d'une histoire scientifique, mais de constater seulement
que celle qui se prétend telle ne l'est pas toujours.
L'histoire scientifique n'est pas l'apologétique
et la vie des saints, ni une « philosophie de
l'histoire » hantée par le fantôme de l'Esprit absolu
de Hegel simplement débaptisé. Elle est d'abord
une histoire humaine.
Elle est une réflexion sur l'homme et le temps.
Elle ne commence pas par un doute sceptique,
simplement destructeur et menant au désespoir,
mais par un doute méthodique, celui qui, comme
son nom l'indique, conduit quelque part : à une
certitude plus assurée que celle de la crédulité.
Le temps prend avec l'homme un rythme nouveau
et une signification nouvelle. Si le temps de la
nature se mesure par le mouvement ou les transformations
de la matière, le temps de l'homme (en
tant qu'il n'est plus seulement, comme les autres
espèces animales, un être qui s'adapte à la nature,
mais un être qui la transforme, et, en la transformant,
se transforme lui-même) se mesure par des
décisions et des créations.
Ces décisions et ces créations ne sont pas arbitraires
: elles sont conditionnées par les décisions
et les créations antérieures. Mais l'homme n'est pas
seulement un chaînon, nécessaire et nul, entre le
passé et le futur. Le présent c'est le temps de la
décision, le moment où l'homme prend sa responsabilité
par rapport à l'événement, avec la conscience
que son acte ne résulte pas seulement d'un
passé dont i l serait le fruit inéluctable, mais qu'il
inaugure aussi un nouveau commencement, qu'il
crée de nouveaux possibles et de nouvelles chances,
qu'il n'est tissu causal si fort qu'il ne soit possible
de commencer à le ronger en attendant de le déchirer.
L'histoire véritablement scientifique est celle
qui tient compte de la spécificité de son objet, qui
ne prétend pas s'identifier à celui de la physique,
de la biologie ou de l'astronomie, et qui est l'histoire
des hommes en tant qu'ils sont responsables
de l'avenir. Une vie d'homme est réellement « historique»
(et non biologique) lorsqu'elle est faite de
libres décisions.
Cette conception de l'histoire est aussi une
conception de la vie. Le marxisme, en inaugurant,
avec le matérialisme historique, un nouvel âge de
l'histoire, a mis à la disposition de l'homme des
moyens nouveaux pour construire son propre
avenir. Parce que sa conception matérialiste de
l'homme et du monde est fondée sur la pratique
créatrice de l'homme, il est une méthodologie de
l'initiative historique. Cette conception du monde
est, en même temps, un moment de la libération
de l'homme.
Lorsqu'elle se dogmatise et se fige, sous prétexte
d'histoire scientifique, en un schéma de
développement en cinq stades de valeur universelle
et immuable, non seulement l'on revient à une
« philosophie de l'histoire », dont Marx avait montré
la vanité, mais on forge un nouveau destin, une
nouvelle fatalité, avec tous les fanatismes dans la
conduite qu'engendre le dogmatisme de la pensée.
Le temps de l'histoire n'est pas cette carcasse
vide dans laquelle les événements et les hommes
doivent coûte que coûte se loger. Si un grand nombre
de nos actions ne nous appartiennent pas ou ne
nous appartiennent plus, par une dialectique de
« l'aliénation » et du « fétichisme » dont Marx nous
a donné les clés, et dont nous sommes loin d'avoir
épuisé l'analyse, comment une existence personnelle
peut-elle avoir une signification réelle? L'homme
est-il simplement fonctionnaire de la structure et
de la conjoncture ?
Ce problème se pose au romancier qui est, comme
l'écrit Eisa Triolet dans le Grand jamais, «  la fatalité
de ses héros ». Dans quelle mesure peut-on
prédire l'avenir d'un homme comme d'un héros
de roman?
Le temps romanesque, celui qui est fait des initiatives
de l'homme plus que de ses pesanteurs, n'est-il
pas plus près de la vérité humaine, de la vérité
historique, que le temps des horloges et des calendriers
dans lequel on essaye d'ensacher les « faits »
en oubliant précisément qu'ils sont des « faits »
historiques, c'est-à-dire humains : « faits » au
sens de construits, de créés, et non de données
inertes.
Le problème de l'homme et du temps nous renvoie
ainsi à celui de l'art et du réalisme.
Le roman est-il de l'histoire, ou l'histoire est-elle
du roman ?
Ce n'est pas une boutade, mais un choix par
rapport au temps.
Le roman n'est pas un maillon dans la chaîne du
temps. Comme le mythe il est en avant du temps,
ce qui définit, pour un marxiste, la création:
le travail spécifiquement humain c'est le travail
précédé de la conscience de son but, précédé d'un
projet, qui devient sa loi. L'oeuvre d'art est
cette image globale du monde et de lui-même que
l'homme ne peut conquérir que lorsqu'il prend
une décision et s'affirme comme créateur. Un
mythe, c'est un modèle d'action correspondant
à une vision globale du monde et de sa signification.
La science en réduit l'arbitraire. Elle n'en détruit
jamais la racine, car la racine c'est l'homme lui-même
en tant que créateur. Créateur de projets,
de décisions et d'actes. Créateur de mythes.
Créateur de sa propre histoire. Créateur de son
art et de son avenir. C'est la définition même
de l'homme, ce qui le distingue des autres
animaux et des autres choses, dont il fait
partie.
La réalité spécifiquement humaine, c'est cette
projection ou ce projet, cette transcendance, comme
dirait un théologien. L'art, par son caractère prospectif,
exprime ce qu'il y a d'essentiel dans l'humanité.
L'oeuvre d'art, c'est la réalité humaine en
train de se faire.
Un réalisme est donc insuffisant s'il ne reconnaît
comme réel que ce que les sens peuvent percevoir
et ce que la raison peut déjà expliquer.
Le véritable réalisme n'est pas celui qui dit le
destin de l'homme mais celui qui est le plus
attentif à ses choix. Car la réalité proprement
humaine c'est aussi tout ce que nous ne sommes
pas encore, tout ce que nous projetons d'être,
par le mythe, le choix, l'espoir, la décision, le
combat.
Il y a le temps des choses, qui se mesure avec de
l'espace et absorbe l'homme comme l'un de ses
éléments, et il y a le temps de l'homme, celui de
l'invention de soi, qui se mesure par des décisions
responsables. La trame de notre vie est faite
de ce double temps, son drame et sa beauté
c'est d'avoir pour enjeu la victoire du temps de
l'homme.

Roger Garaudy
Marxisme du 20e siècle, édition de poche 10-18,
1968, pages 235 à 283 (
Chapitre intitulé : Le marxisme et l’art)