Dix
ans après la mort du Père Teilhard de Chardin
l'orientation
du Concile nous permet de mieux comprendre
le
rôle de précurseur et d'éveilleur du Père Teilhard dans
la
conscience des chrétiens de la deuxième moitié du
Nous
ne reviendrons pas, ici, sur l'exposé que nous
avons
fait, i l y a cinq ans (5), des points de recoupement
(5) R. Garaudy, Perspectives de l'homme, P.U.F. 1959, p. 170 à 203.
de
la pensée de Teilhard et du marxisme, et de l'opposition
fondamentale
des deux conceptions du monde, car
i
l me paraît plus important, en 1965,
d'étudier le cheminement
des
idées du Père dans l'Église conciliaire.
I
l suffit de rappeler ce qu'il y avait de plus neuf et de
plus
stimulant dans l'oeuvre de Teilhard :
1. L'affirmation
de l’autonomie de la science par rapport
à
une théologie traditionnelle. Etendant à toute la nature
les
thèses maîtresses du transformisme : tout se meut,
tout
est en action réciproque, le mouvement s'opère par
bonds
qualitatifs, Teilhard admettait que la science
pouvait
parfaitement expliquer le passage de la matière
inanimée
à la matière vivante, et qu'elle réaliserait tôt
ou
tard ce passage « in vitro » ; i l reconnaissait de même
que
l a science pouvait parfaitement expliquer le passage
de
l'être vivant à l'être pensant.
2. L'affirmation
d'un optimisme moral radical était le
corollaire
de cette conception transformiste du phénomène
humain
que* Teilhard extrapolait en direction de
l'avenir.
De là découlaient' des conséquences pratiques
capitales
: un appel constant à la recherche et au travail,
une
exaltation de l'énergie et du pouvoir de l'homme
dans
toutes ses entreprises pour transformer la nature,
la
société et lui-même.
E
n combattant une défiance, devenue traditionnelle
dans
l'Église à l'égard de la science et à l'égard de la
joie
de vivre, le Père Teilhard ouvrait la perspective
d'un
dialogue fécond et constructif entre chrétiens et
marxistes.
Sans
doute, dans sa synthèse scientifique comme dans
son
optimisme, le Père Teilhard introduit des thèmes
théologiques
: lorsque, par exemple, dans ce qu'il veut
être
une pure phénoménologie du mouvement ascendant
de
la nature vers des formes d'organisation de plus en
plus
complexes, i l utilise la notion d'énergie « radiale »
qui
oriente du dedans l'évolution de la matière, i l est
clair
que la pensée scientifique de Teilhard est « parasitée
par
une conception philosophique qui introduit
dans
la nature une forme d'énergie orientée que la science
ne
peut reconnaître n i cautionner. » (1) Il en est de même
en
morale : « Ce n'est pas seulement au terme qu'il découvre
Dieu,
i l le voit à la source de tout le mouvement :
le
monde est « appelé » par « en haut » (2). C'est pourquoi
(1) Perspectives
de l'homme, p. 178.
(2) Ibidem p. 197.
nous
étions amenés à conclure : « La pensée de Teilhard
est
fondamentalement opposée au marxisme » (1).
Nous
n'aurions rien à ajouter ou à retrancher d'essentiel
à
ce que nous disions alors de cette opposition de
principe
et des perspectives de dialogue ouvertes par
l'oeuvre
de Teilhard, si les changements profonds qui se
sont
opérés depuis cinq ans dans la conscience de millions
de
chrétiens et l'écho qui en est parvenu au Concile,
n'avaient
apporté une éclatante vérification historique
de
cette appréciation du rôle de la pensée du Père Teilhard
de
Chardin.
S'il
était besoin de souligner la nouveauté de ce que
cette
pensée apportait dans l'Église, i l suffirait de rappeler
à
quel barrage elle s'est heurtée : i l a été interdit
au
Père Teilhard, pendant toute sa vie, de publier tout
ouvrage
touchant à la philosophie ou à l a théologie.
L e m i l i e u d i v i n , L’ E n e r g i e h u m a i n e
, L e groupe zoologique
h u m a i n , L e phénomène h u m a i n , n'ont pu être édités
qu'après
sa mort. E n 1950 l'Encyclique
« Humani generis
»
du Pape Pie X I I , était directement dirigée contre
les
conceptions du Père Teilhard, et un décret du Saint-
Office
du 6 décembre 1957 décidait :
Les livres du Père Teilhard de
Chardin, S.J., doivent être retirés des
bibliothèques des séminaires et des
institutions religieuses; on ne doit
pas les tenir en vente dans les
librairies catholiques, et on ne doit pas
en faire des traductions dans
d'autres langues.
Cela
même nous permet de mesurer le chemin parcouru
:
au cours de ces dernières années les oeuvres du Père
Teilhard
sont parmi celles qui ont obtenu les plus éclatants
succès
de librairie, et elles ont pénétré si profondément
dans
l a vie du catholicisme actuel que leur esprit
a
maintes fois affleuré dans les débats du Concile.
;
Nous pouvons donc aujourd'hui apprécier l'influence
historique
du Père Teilhard et son rôle dans le dialogue
entre
chrétiens et marxistes.
Les
objections qui nous étaient opposées i l y a quatre
ans
ou cinq ans ont été réfutées par les faits eux-mêmes.
Certains,
soit parmi les catholiques intégristes, soit
chez
des marxistes, estimaient qu'il ne suffisait pas de
montrer
les insuffisances scientifiques ou les faiblesses
philosophiques
de l'oeuvre de Teilhard, mais que cette
critique
devait être mise au premier plan afin de récuser
'en
bloc cette pensée «dangereuse». C'était ne voir que
(1) Ibidem, p. 202.
le
petit côté des choses. Du point de vue scientifique
certaines
thèses du Père Teilhard (comme la notion d'« énergie
radicale
» que nous avons déjà citée) réintroduisaient
en
effet un finalisme latent, même si le Père
Teilhard
s'en défendait vigoureusement, et plus encore
sa
conception théologique du « point oméga ». D u point
de
vue philosophique, l'éclectisme de la juxtaposition
d'une
« phénoménologie de la nature » qui a souvent
des
allures « scientistes », et de ce finalisme théologique,
ne
peut satisfaire aux exigences d'une méthode scientifique
en
philosophie. Cela, il fallait le dire, et nous
l'avons
dit. Mais ce n'est pas l'essentiel. Car ce qui est
infiniment
plus importât, dans la pensée de Teilhard,
c'est
son caractère o u v e r t : elle ne prétend pas se figer
en
un système ; chacune de ses thèses maîtresses porte
en
elle l'exigence de son propre dépassement. Lorsque,
par
exemple. Teilhard affirme l'autonomie de la science
par
rapport à la théologie, il importe peu, finalement,
que
lui-même fasse une entorse à son propre principe.
D'ailleurs
avec une grande loyauté il sera amené, par
exemple,
à reconnaître l'inconsistance de sa notion d'énergie
radiale.
E t qui songe, en fermant L e phénomène
h u m a i n , à
ces quelques notes (sont-elles même de lui
ou
de quelque théologien soucieux d'écarter la foudre ?)
où,
après avoir montré comment pouvait s'expliquer de
façon
purement scientifique le passage de la matière
inorganique
à l a matière vivante, et de la vie à la conscience,
l'on
nous dit :
Rien n'empêche le penseur
spiritualiste — pour des raisons d'ordre
supérieur et à un temps ultérieur de
sa dialectique — de placer sous le
voile phénoménal d'une transformation
révolutionnaire, telle opération
« créatrice » et telle « intervention
spéciale » qu'on voudra (1).
Rien
n'empêche... certes, sauf que Teilhard lui-même
vient,
dans son texte, de montrer que, du point de vue
scientifique,
cette hypothèse est radicalement inutile pour
rendre
compte de l'apparition de la vie ou de l'apparition
de
la conscience.
Ce
qui demeure, —- et c'est par là que le Père Teilhard
a
fait la brèche —, c'est que l a théologie est invitée à
évacuer
complètement le terrain de la science. Déjà, en;
1950, lors
de la publication de l'Encyclique « Humani
generis
», un grand spécialiste catholique de la préhistoire
écrivait
très respectueusement au Pape qu'il avait
(I)
Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, p.
186.
lu «avec une douloureuse inquiétude les directives... au
sujet
des origines de l'homme » et qu'il craignait « de voir
se
creuser à nouveau le fossé entre la science et l a foi ».
L'impulsion
donnée par Teilhard en ce domaine est
irréversible.
Non seulement les immixions de la théologie
sur
le plan de la science sont de plus en plus mal supportées
par
les catholiques, mais l'exigence se fait jour d'une
véritable
autocritique de l'Église en ce qui concerne les
interventions
illégitimes du passé. D'une manière très
significative
le problème de la réhabilitation de Galilée
a
été posé au Concile. L'évêque de Strasbourg, Monseigneur
Elchinger
a déclaré :
De toutes ces déficiences, le cas de
Galilée demeure un symbole
dans l'histoire des temps modernes.
Ce serait un geste éloquent si
l'Église, en cette année qui marque
le quatrième centenaire de la naissance
de Galilée, acceptait humblement de
le réhabiliter (1).
D'autres
encore objectaient : « l'utilisation de Teilhard
dans
l'Église est pure manoeuvre tactique ! Devant, la
nécessité
de battre en retraite devant la science et devant
les
espérances terrestres des classes et des peuples en
lutte
pour leur émancipation, le teilhardisme apporte une
position
de repli inespérée pour retenir des chrétiens
prêts
à s'éloigner d'une Église sclérosée dans des attitudes
périmées.
» Qui donc a jamais nié que si l'Église opère
ce
mouvement c'est sous la poussée des exigences de
l'histoire,
des progrès de plus en plus rapides de la science
et
de la technique, de la construction du socialisme, des
luttes
de la classe ouvrière, des mouvements de libération
des
peuples opprimés ? La question est de savoir si
l'influence
de la pensée de Teilhard freine ou accélère
ce
mouvement.
Ici
encore la réponse n'est pas douteuse.
Nous
avons vu déjà combien la conception du monde
de
Teilhard sape le terrain sur lequel s'appuyaient les
vieilles
thèses « créationnistes ». Mais quelle place laissent-
elles
aux « miracles » ? Ecoutons Teilhard :
Les apologètes classiques se sont
principalement appuyés sur les
miracles, dont l'apparition serait, à
les croire, le « réactif » propre de la
«vraie» religion... Nous devons bien
reconnaître que la considération
du miracle a cessé d'agir
efficacement sur nos esprits. Sa constatation
soulève tellement de difficultés
historiques ou physiques que nomhreux
sont probablement les chrétiens qui,
à l'heure présente, demeurent
croyants non pas à c a u s e mais e n dépit des prodiges relatés dans l ' E c r i
ture
(2).
(I) Le Monde, du
6 novembre 1964.
(2) Teilhard de Chardin, Le christianisme dans le monde, Pékin, mai 1933.
ici
encore, même si Teilhard a pris la précaution d'insérer
une
réserve (comme pour l'apparition de la vie ou
de
la conscience) « sans nier, tout au contraire, la possibilité
d'un
assouplissement des déterminismes », ce qui
demeure
c'est la confiance profonde dans les lois de la
nature
et non la tentative de glisser la foi dans les lacunes
provisoires
de notre savoir.
Cela
est plus évident encore en ce qui concerne la
morale.
Nous avons déjà souligné, en 1959, que l 'un des
reproches
les plus graves qu'un marxiste puisse faire à
Teilhard,
c'est d'avoir sous-estimé (sinon méconnu) la
spécificité
du social, du niveau historique, avec ses lois
propres
et ses aliénations, que sa perspective essentiellement
biologique
l'empêche de voir, et d'où découlent les
plus
graves confusions dès qu'il formule des appréciations
politiques
sur le fascisme, sur l a démocratie, sur le
communisme.
Mais, sans oublier cela, i l faut bien reconnaître
que
ce qui a été historiquement retenu de la pensée
de
Teilhard sur ce plan, ce ne sont pas quelques passages
anecdotiques
contenant quelques énormités sur l a signification
du
fascisme par exemple, ou quelques textes
attestant
son ignorance du marxisme, mais son attitude
fondamentale
devant la vie, sa confiance dans l'avenir,
ses
appels au déploiement de toutes les énergies humaines
pour
la transformation de la terre et la conquête de la
joie.
Sa
conception de Dieu est significative :
Dieu non pas en négation mais en
prolongement du monde (1).
Il
ajoute très lucidement :
la logique vivante de cette espérance
va très loin.
Teilhard
esquisse les conséquence de cette « logique vivante
»
: le Christ, écrit-il,
devient la flamme de l'Effort humain.
Autrement dit i l se découvre
comme la forme de Foi la plus
appropriée aux besoins modernes, une
religion pour le progrès, la religion
même du progrès de la Terre, j'ose- i
rais dire: la religion même de
l'Evolution (2).
Sans
doute le R. P. de Lubac, soucieux — trop peut-
être
— de rassurer les intégristes tout en reconnaissait
chez
le Père Teilhard une tendance à accorder « une
importance
excessive... aux dimensions matérielles du
(1) Teilhard de Chardin, Le christianisme dans le monde, Pékin, mai 1933
(2) Teilhard de Chardin : Quelques réflexions sur la conversion du monde. Pékin, 9 octobre I936
monde
» (1), met un peu trop de textes sur le compte des
«
insuffisances de langage » de Teilhard comme s'il voulait
lui
faire pardonner ses audaces de pensée. Le R. P. de
Lubac
est amené à faire silence sur les textes où le Père
Teilhard
n'hésite pas à évoquer les perspectives d'un
«christianisme
rajeuni» (2) et à préciser en quoi consiste le
rajeunissement.
Beaucoup de chrétiens commencent à
sentir que l'image qu'on leur
présente de Dieu n'est plus digne de
l'Univers que nous connaissons (3).
Consacrant
un chapitre de son livre à « l'optimisme »,
le
R. P. de Lubac ne donne pas le texte capital du Père
Teilhard,
sur ce point : « Christologie et évolution », qui
pose
en termes nouveaux (c'est le moins qu'on puisse
dire)
la question du « péché originel ».
Nous
citerons longuement ce texte car c'est l ' un de
ceux
dont les conséquences sont de grande portée, sur
le
plan non seulement moral, mais social et politique :
Lorsqu'on cherche à vivre et à
penser, de toute son âme moderne,
le christianisme, les premières
résistances que l'on rencontre viennent
toujours du péché originel. Ceci est
vrai d'abord du chercheur, pour
qui la représentation traditionnelle
de la chute barre décidément la
route à tout progrès dans le sens
d'une large perspective du monde.
C'est en effet pour sauver la lettre
du récit de la Faute qu'on s'acharne
à défendre la réalité concrète du
premier couple. Mais... i l y a plus grave
encore. Non seulement, pour le savant
chrétien, l'histoire, afin d'accepter
Adam et Eve, doit s'étrangler d'une
manière irréelle au niveau
de l'apparition de l'homme, mais,
dans un domaine plus immédiatement
vivant, celui des croyances, le Péché
originel, sous la figure actuelle,
contrarie à chaque instant
l'épanouissement de notre religion. Il coupe
les ailes de nos espérances, i l nous
ramène chaque fois inexorablement,
vers les ombres dominantes de la
réparation et de l'expiation.
...Le péché originel, imaginé sous
les traits qu'on lui prête encore
aujourd'hui, est le vêtement étroit
où étouffent à la fois nos pensées
et nos coeurs... Si le dogme du péché
originel nous ligote et nous anémie,
c'est tout simplement que, dans son
expression actuelle, i l représente
une survivance des vues statiques
périmées au sein de notre pensée
devenue évolutionniste. L'idée de
chute n'est en effet, au fond, qu'un
essai d'explication du mal dans un
univers fixiste... E n fait, en dépit
des distinctions subtiles de la
théologie, le christianisme s'est développé
sous l'impression dominante que tout
le mal, autour de nous, était né
d'une faute initiale. Dogmatiquement
nous vivons dans l'atmosphère
d'un Univers où la principale affaire
était de réparer et d'expier... Pour
•'; toutes sortes de raisons
scientifiques, morales et religieuses, la figuration
'« classique de la Chute n'est déjà
plus pour nous qu'un joug et une affir-
. niation verbale, dont nous ne
nourrissons ni nos esprits ni nos coeurs.
Après
avoir souligné les conséquences conservatrices
liées
à cette conception du péché originel et des attitudes
(1)R P. de Lubac : La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin (1964), p. 90
(2)Teilhard de Chardin: Quelques réflexions sur la conversion du monde. Pékin, 1936.
{3) Ibidem.
d'expiation
et de résignation qui en découlent, le Père
Teilhard
ajoute, dans le même texte :
On nous a trop parlé d'agneaux.
J'aimerais voir un peu sortir les
lions. Trop de douceur et pas assez
de force. Ainsi résumerai-je symboliquement
mes impressions et ma thèse en
abordant la question
du réajustement au monde moderne de
la doctrine évangélique.
J
' a i cité longuement ce texte capital du Père Teilhard
de
Chardin parce qu'il posait déjà, dans toute sa force,
le
problème de l'ajustement, de la mise à jour, de l'« aggiornamento
»
de l'Église.
Dans
l a suite de ce texte le Père Teilhard déploie les
conséquences
pratiques découlant de la conception moderne
du
monde.
Nous nous plaisons à penser, nous
autres chrétiens, poursuivit-il,
que si tant de gentils demeurent éloignés
de la foi, c'est parce que l'idéal
qu'on leur prêche est trop parfait et
et trop difficile. Ceci est une illusion.
Une noble difficulté a toujours
fasciné les âmes. Témoin de nos
jours, le communisme qui progresse au
milieu des martyrs... E n fait,
les meilleurs des incroyants que je
connais penseraient déchoir de leur
idéal moral s'ils faisaient le geste
de se convertir.
Recherchant
les moyens de « réajuster » l'Église au
monde
nouveau, le Père Teilhard ajoutait :
D'un mot nous pouvons répondre : en devenant,
pour Dieu, les supports
de l'évolution. Jusqu'ici le chrétien
était élevé dans l'impression
que, pour atteindre Dieu, i l devait
tout lâcher. Maintenant il découvre
qu'il ne saurait se sauver qu'au
travers et en prolongement de l'univers...
Adorer, autrefois, c'était préférer
Dieu aux choses en les lui référant
et en les lui sacrifiant. Adorer,
maintenant, cela devient se vouer corps
et âme à l'acte créateur en
s'associant à lui pour achever le monde par
l'effort et par la recherche.
...Etre détaché, autrefois, c'était
se désintéresser des choses et n'en
prendre que le moins possible. Etre
détaché ce sera, de plus en plus,
dépasser successivement toute vérité
et toute beauté, par la force,
justement, de l'amour qu'on leur
porte.
Etre résigné, autrefois, cela pouvait
signifier acceptation passive
des conditions présentes de
l'Univers. Etre résigné, maintenant, ne
sera plus permis qu'aux lutteurs
défaillants entre les mains de l'Ange.
Le
Père Teilhard concluait : ;
Cet évangélisme n'a plus aucune odeur
de l'opium, qu'on nous reproche
si amèrement (et avec un certain
droit) de verser aux foules.
Il
y a là, je crois, la clé de l'apologétique du Père|
Teilhard
de Chardin
Cette apologétique, comme le soulignait l'abbé Laurent
Cette apologétique, comme le soulignait l'abbé Laurent
t
in dans un article sur le livre du R. P. de Lubaca
consiste
à renoncer, au départ, à tout ce qui n'est pas
partagé
par l'interlocuteur, à se situer sur le terrain
de
l'incroyant afin de faire route avec lui précisément
à
partir de ce qu'il peut partager d'emblée.
C'est
ce qui conduit le Père Teilhard à écrire dans un
texte
rédigé en Chine en 1934 :
Si, par suite de quelque renversement
intérieur, je venais à perdre
ma foi au Christ, ma foi en un Dieu
personnel, ma foi en l'esprit, il me
semble que je continuerais à croire
au monde. Le monde (la valeur,
l'infaillibilité, et la bonté du
monde) telle est, en définitive, la première
et la seule chose en laquelle je
crois.
Le
propre d'une telle apologétique est de partir de
l'homme,
de son action, de ce qui anime cette action,
pour
en dégager les implications, au lieu de partir « d'en-haut
»
ou d'une vérité toute faite, « donnée », que l ' on
prétendrait
apporter de l'extérieur.
L
' un des mérites essentiels du Père Teilhard, c'est
d'avoir
parlé du christianisme aux incroyants dans un
langage
de notre temps et d'avoir permis à ces incroyants
comme
aux chrétiens, en secouant la poussière des siècles,
de
prendre plus aisément conscience, de ce qui, dans
l'enseignement
traditionnel de l'Église, était mythologique,
lié
à une conception du monde périmée, et de ce qui
est
fondamental et qui peut et doit être intégré à un
humanisme
authentique.
Lorsque,
consciemment, un homme travaille et lutte
avec
la volonté de conquérir le bonheur sur la terre et
de
le conquérir pour tous, lorsque, dans ce travail et ce
combat,
il accepte de donner sa vie, mettant la conquête
du
bonheur de tous au-dessus de son intérêt personnel
et
de sa vie, lorsqu'il fait ainsi entrer la mort même dans
le
plan volontaire de sa vie et lui donne un sens, cet
homme
atteint, dans sa vie même, l'immortalité, car il
a
mis dans le monde, et pour toujours, son empreinte,
il
a apporté quelque chose de personnel à la construction
de
l'avenir de tous, son acte retentit sur le destin
de
l'humanité : son action continue à faire sentir ses
effets
non seulement dans l a mémoire des hommes, mais
dans
leur vie. Lorsque l'homme montre ainsi, par son
action,
que sa responsabilité « ne s'éteint pas avec la
disparition
corporelle de l'individu », comme l'écrivait
Henri
Wallon (1), i l témoigne, par son acte, d'une valeur
à
laquelle la « résurrection des corps » ne peut rien ajouter.
La seule vraie mort écrivait
Teilhard, la bonne mort, est un paro-
'•xysme de vie : elle s'obtient par
l'effort acharné des vivants (2).
(I) Henri Wallon : Mort et survie. Dans
« Le courrier rationaliste» du 25 décembre 1960.
(2) Teilhard de Chardin : Vie et planètes. Pékin
10/3/1945. Cité par le R. P. de Lubac. o. c , p. 67,
L'attitude
des communistes devant la mort en témoigne,
comme
le montrent les lettres des fusillés, celles de
Jacques
Decour ou de Lacazette, celles de Sémard ou
de
Péri.
Le
jeune communiste grec, Yanis Tsitsilonis, fusillé à
vingt
ans, écrivait à sa mère :
Dans quelques minutes le jour se
lèvera et le soleil, le nouveau soleil,
brillera sur vous tous, sur la
nature, sur la vie. E t de ses rayons ardents
il réchauffera aussi la terre froide,
la tombe fraîche où nous reposerons...
L'homme qui donne sa vie pour un
idéal élevé ne meurt jamais et celui
qui a su vivre saura aussi mourir...
Lorsque le jour de la liberté viendra,
lorsque le carillon lancera son
message de joie et de victoire, tu te diras
alors, ma mère, que c'est Yannis ton
enfant, qui le fait sonner.
Est-il
certitude plus noble de l'immortalité ? Est-il
affirmation
plus haute de la présence du Tout en un
seul
homme ? du sentiment de responsabilité personnelle
à
l'égard de ce Tout ?
Dira-t-on
que c'est là un apport historique du Christianisme
?
Nous en convenons volontiers. Dans les religions
primitives
celles d'hommes pour qui la nature est
une
force écrasante, l'homme demeure prisonnier de la
nature.
Pour l'humanisme grec, la totalité l a plus vaste
à
laquelle l'individu est appelé à se sacrifier est la cité,
l
a communauté des citoyens, qui exclut les esclaves et
qui
exclut les barbares. Avec la naissance du christianisme
apparaît
pour la première fois dans notre histoire
l'appel
à une communauté humaine sans limite, à une
totalité
qui englobe toutes les totalités. Ce n'est encore,
soulignons-le,
qu'une aspiration, une espérance, car le
christianisme
primitif s'il abolit « en esprit » la distinction
entre
esclaves et hommes libres, ne lutte nullement pour
l'abolir
en f a i t . C'est une religion des esclaves, ce n'est
pas
une révolution des esclaves.
Néanmoins,
même s'il faut attendre des siècles pour
que
cette aspiration à une parfaite réciprocité des consciences
commence
à se réaliser effectivement, et non pas
grâce
à l'Église mais contre elle, dans les hérésies d'abord,
comme
avec Thomas Munzer, puis dans les luttes révolutionnaires
et
les révolutions socialistes, i l n'en reste
pas
moins que, selon l'expression d'Engels, l'apparition i
du
christianisme représentait
une phase toute nouvelle de l'évolution religieuse,
appellée à devenir un des éléments
les plus révolutionnaires dans l’histoire
de l'esprit humain. (1) ,
(1) Engels: Contribution à l'histoire
du christianisme primitif (1894-1895). Dans Sur
la religiam
(Textes de Marx et Engels) Editions
Sociales, p. 322.
Pour
la première fois était proclamé, même si l ' on
ne
tirait pas encore les conséquences de ce principe, que
l'on
n'est pas esclave par n a t u r e , et que l'esclave est un
homme,
alors que même pour les plus grands génies de
la
Grèce, comme Platon ou Aristote, l'esclave n'est qu'un
objet,
un « outil parlant » .
Ce
ferment n'a pas cessé d'agir, même si c'est une fois
encore
par des forces que combat l'Église que « le fonds
humain
du christianisme se réalise de façon profane »,
comme
écrit Marx dans L a question j u i v e.
Le
Père Teilhard a rendu le dialogue possible et fécond
précisément
parce que sa conception de l'apologétique
repose
avant tout sur ce rappel au fondamental.
Par
rapport à des formes médiévales et superstitieuses
du
christianisme, la polémique athée en reste au niveau
des
matérialistes français du 16e e siècle s'attachant à
réaliser
une tâche indispensable : en finir avec des superstitions
absurdes
et meurtrières en contradiction avec
les
exigences les plus élémentaires de la science. Ce combat
n'est
d'ailleurs pas terminé : Lénine rappelait, pour
la
Russie de 1917, l'actualité
d'une critique à ce niveau,
et,
même dans la France d'aujourd'hui, les publications
religieuses
« populaires » à fort tirage continuent à propager
une
idéologie moyenâgeuse liée à une politique
férocement
réactionnaire et anticommuniste, dont l ' un
des
symboles les plus agressifs est la Vierge miraculeuse
de
Fatima. (Et notons en passant que le Pape Paul V I ,
au
moment même où i l v a à Bombay, envoie la « rose
d'or
» au sanctuaire de Fatima pour ménager les chrétientés
les
plus arriérées.)
C'est
dire combien il serait évidemment absurde de
prétendre
que le Concile et l'Église ont fait leurs les
thèses
du Père Teilhard. Néanmoins il convient de rappeler
qu'avant
la première session, sur un rapport préparé
par
la Commission théologique et présenté par l'intégriste
cardinal
Ottaviani, le 22 janvier 1962 la Commission
centrale
préconciliaire avait rejeté brutalement la
tentative
« d'exalter un nouvel humanisme » et, — précisant
l'attaque contre Teilhard, — rappelé que l'Encyclique
«
Humani generis » de Pie X I I , avait déclaré inac-
çeptable
pour un catholique le polygénisme « qui est
fçontraire
aux sources mêmes de la Révélation » parce
que,
pour des raisons scientifiques, i l refuse de considérer
que
l'espèce humaine a pour origine un seul homme,
et
parce que, pour des raisons morales, i l « admet difficilement
l'idée
d'une nature humaine marquée du péché
originel
et, par conséquent, affaiblie et corrompue » (1).
Or
non seulement cette menace de condamnation a
été
écartée par le Concile mais, à la fin de la deuxième
session,
de nombreux orateurs ont fait référence à
Teilhard.
Certains
des textes votés rendent un son nouveau.
Par
exemple le texte sur les religions aborde la question
des
sources de la pensée religieuse en partant des besoins
et
des aspirations des hommes :
Les hommes attendent des diverses
religions une réponse aux énigmes
de la condition humaine... les autres
religions qu'on trouve de par le
monde rendent de diverses façons de
l'inquiétude du coeur des hommes
(2).
L'Encyclique
« Pâcem in terris » de Jean X X I I I donnait
pour
tâche à l'Église de « servir le monde » ; l ' Encyclique
«
Ecclesiam suam », de Paul VI, bien qu'elle
donne
un coup de frein au mouvement favorisé par « Pacem
in
terris », reconnaît pourtant le caractère irréversible
de
ce mouvement puisqu'une grande part du texte
est
consacrée au « dialogue » entre l'Église et le monde.
Le
refus de condamner Teilhard, le commencement d'autocritique,
à
propos de Galilée comme à propos de l'Église
au
temps de la Réforme protestante, les textes sur les
juifs
bien qu'ils ne comportent pas encore d'autocritique
sur
l'antisémitisme chrétien, l'orientation nouvelle sur
la
liberté de conscience, si timide soit-elle et si contredite
qu'elle
soit encore par les faits, l'assouplissement,,
des
thèses sur l a propriété privée (bien qu'elle ne mette t
pas
en cause « Mater et Magistra »), le refus d'une nouvelle ,j
condamnation
du communisme, tout cela est jusqu'ici!
plus
riche de promesses que de réalisations, mais témoigne!
de
cette « nouvelle poussée humaine » (3) que ressentait!
si
fort le Père Teilhard, et qui affleure au Concile. I
«
L'aggiornamento » n'est encore qu'une espérance.
Mais
nul ne saurait douter que le mouvement engage!
est
irréversible, et moins encore les marxistes pour qui
ce
qui importe, c'est ce qui est en train de naître et de se dé-
(1) Voir: Documentation catholique. N° 1370, du 18 février 1962, p. 248.
(2) Cité d'après Le Monde du
21 novembre 1964. (3) Teilhard de Chardin : Quelques
réflexions sur la conversion du monde.
velopper
: nos interlocuteurs seront de moins en moins
des
intégristes du genre d'Ottaviani et de plus en plus
des
chrétiens inspirés de l'esprit du Père Teilhard.
Dès
que commence le dialogue avec le réel, il a sa logique
ou
plutôt sa dialectique interne. E t cette logique
implique
la possibilité d'un commencement de désaliénation
religieuse
à l'intérieur même de l'Église. Des révisions
théologiques
aussi profondes que celles de Tillich,
de
Bultman, de Robinson, nous donnent une idée de
l'ampleur
possible de cette mutation sous la pression
des
changements qui s'opèrent à notre époque dans les
rapports
des hommes avec la nature (puissance de l'homme
qui
s'affirme dans les sciences et les techniques) et
dans
les rapports des hommes entre eux (succès des
révolutions
socialistes et des mouvements de libération
nationale).
L
a réflexion sur la pensée de Teilhard et sur les changements
survenus
dans la conscience chrétienne à notre
époque,
de même que la réflexion sur le rôle complexe
joué
par la religion dans les mouvements de libération
nationale,
conduisent nécessairement les marxistes à penser
dans
l'esprit de notre temps leur attitude à l'égard
de
la religion.
Le
point de départ de cette réflexion c'est que la formule
fameuse
: «La religion, c'est l'opium du peuple »,
à
laquelle, trop souvent, l'on prétend réduire la conception
marxiste
de la religion, ne peut être interprétée comme
une
définition de la religion, une définition métaphysique
de
son « essence », qui serait valable partout et toujours.
Cette
formule résume une expérience réelle dans une
période
historique déterminée et dans une aire géographique
déterminée.
-
Il est aisé de le démontrer, à la fois par une lecture de
l'ensemble
des textes de Marx, et par une étude histori-
que
du fait religieux — étude commencée d'ailleurs par
Marx
et Engels eux-mêmes et qui trouve, à notre époque
une
confirmation éclatante.
Notons
d'abord que cette formule (la religion est l’opium du peuple) se trouve
dans
un texte de 1843, Introduction à la c r i t i q u e de la p h i l o s o p h
i e du d r o i t,
qu'elle
n'a jamais été reprise par la suite par Marx et Engels.
Or,
en 1843, Marx a
vingt-cinq ans, i l n'a même pas
encore
écrit ses fameux M a n u s c r i t s économiques et p h i l o sophiques
qui
sont de 1844. E n 1843, Marx n'est pas
encore
marxiste. C'est l'époque dont Engels dira : « Nous
étions
tous feuerbachiens. »
De
fait la formule de Marx et son contexte constituent
un
démarquage des formules de Feuerbach, de ce Feuerbach
auquel
Marx et Engels, lorsqu'ils poseront, trois
ans
plus tard, en 1846, dans L'idéologie
allemande, les
fondements
du matérialisme historique, adresseront une
critique
de principe : il a traité en métaphysicien l'aliénation
religieuse.
L'erreur de Feuerbach, écrivent-ils
(1), ce n'est pas d'avoir exprimé
ce fait (l'aliénation religieuse,
R.G.) mais de l'avoir idéalisé et rendu
indépendant au lieu de l'interpréter
comme le produit d'une période
historique de développement déterminé
et dépassable.
La
faiblesse de la théorie de la religion chez Feuerbach,
c'est
d'être antihistorique et antidialectique.
Déjà
d'ailleurs, dans le texte de Marx de 1843,
bien
qu'il
demeure encore sur le plan spéculatif, i l y a un
premier
correctif :
La détresse religieuse, écrit Marx,
est, pour une part, l
' e x p r e s s i on
de la détresse réelle, et, pour une
autre, la p
r o t e s t a t i o n contre
la détresse
réelle (2).
Lorsque
Marx et Engels, en pleine possession de leur
doctrine,
abordent de nouveau les problèmes religieux,
cette
dialectique « sur place » des textes de 1843,
se déploie
historiquement
: ils ne parlent plus de « la » religion en
général,
à la manière de l'anthropologie de Feuerbach,
et
leurs analyses historiques montrent que les croyances
religieuses,
précisément parce qu'elles expriment (comme
reflet
et comme protestation) des conditions historiques
différentes,
peuvent jouer un rôle différent aux différentes
époques
et qu'il ne serait pas scientifique de projeter
à
toutes les époques de l'histoire une même conception
métaphysique
de ce que Feuerbach appelait « l'essence
de
la religion ».
Engels,
par exemple, dans ses C o n t r i b u t i o n s à l ' h
i s t o i re
du c h r i s t i a n i s m e p r i m i t i f , en 1894-1895, même
avec les
matériaux
très limités dont il disposait alors, montrait
remarquablement
comment le christianisme primitif était
(1) Marx et Engels: L'Idéologie allemande, T.
VII, p. 14 (Éd. Costes).
(2) Marx et Engels : Sur la religion. (Éditions
Sociales, p. 42).
à
l a fois expression et p r o t e s t a t i o n , et comment cette
protestation,
ne pouvant s'appuyer sur aucune force
historique
capable de résoudre les contradictions réelles,
se
projetait en espérance illusoire dans un autre monde.
Il
montre aussi comment, à partir de Constantin, cette
religion
joue un rôle radicalement différent : elle devient
un
instrument de domination d'une classe possédante
après
avoir exprimé la protestation impuissante et les
espoirs
des masses opprimées.
Lorsqu'il
traite en 1850 de la Guerre
des paysans
d'Allemagne
au moment de la Réforme protestante, i l
montre
comment une idéologie religieuse, dans des conditions
historiques
nouvelles, joue un rôle différent : elle
sert
de justification idéologique à une lutte révolutionnaire
réelle.
L a protestation ici, prend une forme militante.
L'hérésie
est liée à l'insurrection.
Elle voulait, écrit Engels, que les
conditions d'égalité du christianisme
primitif soient reconnues comme
normes pour la société civile. De
l'égalité des hommes devant Dieu elle
faisait découler l'égalité civile
et même, en partie déjà, l'égalité
des hommes (1).
Engels
rappelle les thèmes de l'agitation révolutionnaire
de
Thomas Munzer :
le ciel n'est pas quelque chose de
l'au-delà, c'est dans notre vie même
qu'il faut le chercher ; et la tâche
des croyants est précisément d'établir
ce ciel, le Royaume de Dieu sur la
terre (2).
Pour Munzer, le royaume de Dieu n'était
pas autre chose qu'une
société où il n'y aurait plus aucune
différence de classes, aucune propriété
privée, aucun pouvoir d'Etat
étranger, autonome, s'opposant
aux membres de la société (3).
Lorsque
éclate l'insurrection armée de l'automne 1513,
la
bannière des insurgés de Bundschuh porte l'inscription
«Seigneur,
soutiens ta justice divine» (4). E t Engels
conclut
:
Plus d'une secte communiste moderne,
encore à la veille de la Révolution
de Mars (1848), ne disposait pas d'un
arsenal théorique plus riche
que celui des sectes munzeriennes du
x v i e
siècle
(5).
L'insurrection
de Thomas Munzer n'est pas une exception.
Les
idéologies religieuses ont joué un rôle révolutionnaire
en
bien d'autres cas, avant Munzer et après
lui.
Les luttes de Jean Hus en Bohème en fourniraient
un
autre exemple.
(1) Engels: La guerre des paysans. Éditions
Sociales, p. 40.
(2) Ibidem, p. 48.
(3) Ibidem, p.
49.
(4) Ibidem, p.
61.
(5) Ibidem p.
49-50.
Engels,
dans S o c i a l i s m e utopique et socialisme scientifique
(en
1892) et dans son L u
d w i g Feuerbach (en 1886)
souligne
que le rôle progressif de la Réforme, s'il s'arrête
en
Allemagne après l'écrasement de Munzer, se manifeste
puissamment
en d'autres pays :
Tandis qu'en Allemagne la Réforme
luthérienne stagnait et menait
le pays à la ruine, la Réforme
calviniste servait de drapeau aux républicains
à Genève, en Hollande, en Ecosse,
libéra la Hollande du joug de
l'Espagne et de l'Empire allemand, et
fournit au deuxième acte de la
Révolution bourgeoise qui se
déroulait en Angleterre son costume
idéologique (1).
Dans
le même ouvrage Engels souligne que c'est seulement
à
partir de la fin du x v i n e siècle que le christianisme
dans
son ensemble
entre dans son dernier stade. Il
était devenu incapable de servir
à l'avenir de manteau idéologique aux
aspirations d'une classe progressive
quelconque ; i l devient de plus en
plus la propriété exclusive des
classes dominantes qui l'emploient
comme simple moyen de gouvernement
pour tenir en lisière les classes
inférieures (2).
Dans
cette situation historique la formule de « l'opium
du
peuple » prend toute sa valeur. Lorsque Marx l 'a
lancée,
en 1843, elle était tout
particulièrement justifiée
dans
une Europe où régnait l'esprit de la « Sainte Alliance
»,
mais elle demeure valable, pour cette Europe, dans
une
ère historique beaucoup plus vaste. La religion a
joué
à plein ce rôle d'opium du peuple dans la France
d'Ancien
Régime où la religion est u n aspect de l ' E t a t ;
elle
se survit dans les chouanneries contre-révolutionnaires.
L'athée
Napoléon utilise largement cette arme :
«
Mes gendarmes, mes évêques, mes préfets », disait-il.
Avec
la Restauration l'opium du peuple rentrera, avec
les
Emigrés, dans les fourgons de l'Etranger. Lorsque
la
classe ouvrière se manifestera comme une force autonome,
menaçante
pour les privilèges du capital, la
bourgeoisie,
jadis voltairienne et même athée, reviendra
à
l'Église non par foi en Dieu mais par peur du peuple.
Ce
sera la loi Falloux et Thiers disant : « Entre le socialisme
et
les jésuites, je choisis les jésuites. » Après la
Semaine
sanglante, Paris sera voué au Sacré-Coeur en
expiation
de la Commune. Plus près de nous la religion
sera
le point de ralliement de toutes les forces réactionnaires,
qu'il
s'agisse de l'Affaire Dreyfus ou de l'avènement
du
pouvoir personnel de Pétain puis de de Gaulle,
(1) Engels: Ludwig Feuerbach, dans
le recueil Sur la religion, p. 259 (voir aussi p. 295).
(2) Ibidem, p. 260.
auquel
l'Episcopat a invariablement accordé son appui
et
en a été récompensé notamment par les privilèges
accordés
aux écoles confessionnelles.
Encore
ne s'agit-il là que de la France, mais que dire
de
l'aide religieuse apportée à tous les fascismes par les
divers
épiscopats : à Mussolini par l'épiscopat italien, à
Hitler
par la conférence de Fulda des évêques allemands,
à
Franco pour sa rébellion, à Salazar pour sa dictature
sanglante.
Ainsi
depuis près de deux siècles et jusqu'à nos jours nous
trouvons
aisément des illustrations saisissantes à la page
célèbre
de Marx où, rappelant ce que fut le christianisme
constantinien
dans l'antiquité, le christianisme des Croisades,
de
l'Inquisition et de la Contre-Réforme, pour le
Moyen
Age et son déclin, le christianisme de la Sainte
Alliance
et des absolutismes, i l écrit :
Les principes sociaux du
christianisme ont justifié l'esclavage antique,
magnifié le servage féodal et
s'entendent également, au besoin, à défendre
l'oppression du prolétariat, même
s'ils le font avec de petits airs navrés...
Les principes sociaux du christianisme
placent dans le ciel ce dédommagement
de toutes les infamies, justifiant
par là leur permanence sur
cette terre (1).
En
Russie, à la veille de la Révolution de 1917, l'Église
orthodoxe
donnait cette image de l a religion et Lénine
a
pu, à bon droit, reprendre contre elle la formule de
«
l'opium du peuple ».
Lénine,
à la différence de ce qu'il fit pour d'autres
problèmes,
économiques ou politiques, où i l étudia l'exploitation
de
l'homme par l'homme ou l'oppression étatique
dans
d'autres formations économiques et sociales
que
dans le capitalisme, ne traite de la religion que dans
le
cadre du capitalisme. Il souligne le caractère historique
de
l'attitude marxiste : à la différence des anarchistes,
dit-il,
le marxisme envisage
la lutte contre la religion non pas
de façon abstraite, non pas sur le
terrain d'abstraction purement
théorique d'une propagande toujours
égale à elle-même, mais de façon
concrète, sur le terrain de la lutte de
classe réellement en marche (2).
Il
rappelle que
la lutte contre la religion est la
tâche historique de la bourgeoisie
révolutionnaire,
qu'il
en fut ainsi en Occident, alors qu'
(1) Karl Marx: Le Communisme de «l'Observateur rhénan* (1847). Sur la
religion, p. 82-83.
(2) Lénine : De l'attitude du parti ouvrier en matière de religion (Lénine et la religion, p. 18).
en Russie... cette tâche aussi échoit
presque entièrement à la classe
ouvrière (1).
C'est
pourquoi d'ailleurs les textes classiques du 18e e
siècle
français conservent pour elle une précieuse actualité.
Les
deux seuls textes publics consacrés par Lénine à
la
question religieuse marquent, par leur titre même,
qu'ils
portent sur une période historique bien déterminée :
D e l ' a t t i t u d e du p a r t i ouvrier en matière de
r e l i g i o n , et
S o c i a l i s m e et r e
l i g i o n .
Il
n'aborde qu'une seule fois, et en quelques lignes
d'ailleurs,
le problème religieux en dehors des rapports de
classe
capitaliste. C'est pour mettre en garde Maxime
Gorki,
dans une lettre de décembre 1913, contre
l ' u t i l i sation
possible
de ses propos sur la religion dans un rapport
de classes déterminé. Reprenant
la thèse maîtresse de
Marx
et d'Engels il écrit :
Il fut un temps dans l'histoire où,
malgré cette origine et cette signification
réelle de l'idée de Dieu, la lutte de
la démocratie et du prolétariat
empruntait la forme de*la lutte d'une
idée religieuse contre une
autre. Mais ce temps est depuis
longtemps révolu. Maintenant, en
Europe et en Russie, toute défense ou
justification de l'idée de Dieu,
même la plus raffinée, la mieux
intentionnée, est une justification de
la réaction (2).
Ceci
marque les limites historiques de l a formule qu'il
emploie
au paragraphe suivant et qui, si elle était employée
en
dehors de son contexte, s'écarterait de cette
juste
conception historique qui était celle de Marx :
L'idée de Dieu, écrit-il, a toujours
endormi et émoussé les sentiments
sociaux... Jamais l'idée de Dieu n'a
«lie l'individu à la société », mais
elle a toujours lié les classes
opprimées en les faisant croire à l'essence
divine des oppresseurs (3).
La
thèse (d'ailleurs jamais formulée par Lénine dans
un
texte public) selon laquelle la religion en tous temps
et
en tous lieux, détourne l'homme de l'action, de la
lutte
et du travail, est en contradiction flagrante avec
la
réalité historique.
Maurice
Thorez, lorsqu'il prenait l'initiative, en 1936,
de
la politique de « la main tendue » aux catholiques,
soulignait
fortement, comme Marx et Engels, le rôle progressif
qu'a
pu jouer le christianisme à diverses époques.
Il
écrivait :
(1) Ibidem, p. 21.
(2) Lénine: OEuvres, t.
35. Trad. française, p. 120-121.
(3) Ibidem, p. 122.
Le rôle progressif du christianisme
apparaît dans l'effort d'organisation
de la charité, de la solidarité, dans
la tentative de rendre plus justes
et plus pacifiques les rapports entre
les hommes à l'époque de la féodalité,
dans le souci des communautés
religieuses — groupements communistes
d'intention, de fait et d'action —
qui se donnèrent pour mission
de conserver, de développer et de
transmettre aux siècles futurs la
somme des connaissances humaines et
les trésors artistiques du passé.
Est-il possible d'évoquer sans
émotion les siècles qui ont vu s'élever vers
le ciel les flèches de nos cathédrales,
ces joyaux de l'art populaire, qui
protestent de toutes leurs vieilles
pierres, vivantes pour qui sait les comprendre
— contre la légende du sombre moyen
âge.
Je me prends souvent à comparer aux
bâtisseurs de cathédrales,
animés de la foi ardente « qui
soulève les montagnes » et permet les
grandes réalisations, les
constructeurs de la nouvelle cité socialiste...
qui font surgir du sol... les
grandioses monuments par quoi s'affirme
aujourd'hui l'élan enthousiaste du
communisme (1).
Mais
dans chaque période de domination de classe ce
haut
idéal d'amour a été utilisé par la classe dominante
et
par son clergé comme compensation céleste aux misères
et
aux servitudes de l a terre. L a promesse de l'unité
«
en Christ » servait d'alibi pour désarmer la rébellion
des
humiliés et des offensés : condamner, au nom de l ' amour,
la
révolte de l'esclave, c'est se rendre complice
de
l'oppression du maître.
Le
communisme seul, comme l'écrivait Gorki, créera
les
conditions réelles d'une société où l'amour cessera
d'être
une espérance ou une l o i morale pour devenir la
loi
objective de la société tout entière.
En
dehors des exemples européens, déjà invoqués par
Marx
et Engels, comme par Maurice Thorez, il suffit de
rappeler
l'histoire de l'Islam, qui signifie « résignation »
—
et qui fut néanmoins, dans sa période ascendante,
une
doctrine de combat et de conquête, déferlant comme
un
cyclone de la Mer de Chine à l'Océan Atlantique.
Les
mouvements de libération des peuples opprimés
fournissent,
à notre époque, des illustrations saisissantes
de
la thèse marxiste-léniniste selon laquelle le phénomène
religieux,
comme tout autre phénomène, ne peut être
étudié
« en soi », en dehors des conditions historiques concrètes
pour
chaque peuple et pour chaque époque.
Dans
un grand nombre de ces peuples, alors que les
organisations
missionnaires européennes ou américaines
jouaient
en général le rôle d'opium, c'est-à-dire, en la
circonstance,
le rôle d'instrument actif de l a pénétration
et
de la domination impérialiste, des mouvements religieux
autochtones
jouaient un rôle libérateur contre le
colonialisme.
(1) Voir: Maurice Thorez, Oeuvres,
tome XIV, p. 165-166.
(2)
Souvent
les premières luttes nationales ont été livrées
au
nom de Dieu avant d'être livrées au nom de la patrie.
L
a religion n'était pas u n opium, paralysant les combattants
mais
au contraire un stimulant inspirant la
lutte
et l'héroïsme, qu'il s'agisse de la révolte des Cipayes
dans
l'Inde, de la rébellion des Taï pings en Chine, du
soulèvement
du Mahdi au Soudan.
Bien
entendu, selon la méthode définie en ce domaine
par
Engels, ces problèmes doivent être examinés dans
chaque
cas concret.
Dans
les mouvements religieux des peuples opprimés,
au
cours de ce dernier demi-siècle, sous des formes d'ailleurs
syncrétiques
(l'Islam ou même le Christianisme se
superposant
à des formes religieuses antérieures et se
transformant
à leur contact), l'aspect institutionnel,
sacerdotal (et
par conséquent conservateur) de la religion
passe
souvent au second plan au profit de l'aspect prophétique.
L'affirmation
religieuse revêt parfois alors le
double
aspect d'une opposition à l'occupant et d'un retour
au
fondamental ou au total, au sens où le pensait, par
exemple,
Ben Badis.
Le
prophétisme, chez les peuples colonisés, a joué tantôt
le
rôle d'une doctrine de « salut », se détournant de la
terre
et offrant une compensation céleste aux misères de
l'oppression,
tantôt le rôle d'une utopie, débouchant parfois
sur
u n appel à la « guerre sainte » contre l'occupant.
C'est
pourquoi le problème est très complexe.
Tantôt
la religion a servi de prétexte à la collaboration
la
plus servile avec l'occupant, tantôt elle a été le levain
du
mouvement national. Il a pu arriver que le même
mouvement
joue des rôles radicalement opposés à dès
moments
différents du développement.
Aujourd'hui
encore, comme le soulignait Bachir Hadj
A
l i dans son étude sur Le socialisme et L’ I s l a m , où i l évoquait
celles
des traditions islamiques qui ont joué un
rôle
progressif et dont les révolutionnaires algériens sont
les
héritiers et les continuateurs, la religion joue un rôle
différent
dans les divers pays arabes, selon qu'il s'agit
du
Pakistan ou de l'Irak, de l'Egypte ou de l'Algérie.
Si
dans tel pays arabe la religion sert de justification
idéologique
à l'institution d'une théocratie foncièrement
réactionnaire,
i l n'en est pas nécessairement de même en
Algérie
où sont restées vivantes les traditions de lutte
nationale
des Oulémas et notamment de Cheikh Ben
Badis,
où, pendant la guerre de libération, le mouvement
national,
le socialisme et l'Islam, ont réalisé une alliance
durable
et où les mêmes forces peuvent travailler à la
construction
du socialisme.
Dans
une telle conjoncture, c'est, pour reprendre l'expression
de
Marx, sur l'aspect «protestation contre la
détresse
réelle » qu'est mis l'accent, et cette protestation
religieuse,
dans les conditions actuelles, prend une forme
militante,
constructive.
Lorsqu'un
marxiste-léniniste prend clairement conscience
de
la signification de la religion dans des conditions
historiques
déterminées, lorsqu'il sait voir qu'elle n'est
pas
seulement une manière de se représenter le monde,
mais
aussi une manière à'être présent à ce monde et de
s'y
comporter, il ne saurait nier ou repousser les exigences
profondes
des croyants, même si ces exigences s'expriment
sous
une forme mystifiée et se laissent dévoyer
en
acceptant des satisfactions illusoires. L e rôle des
marxistes-léninistes
est au contraire de p r e n d r e en charge
ces
exigences et de découvrir les moyens de leur satisfaction
réelle,
de telle sorte que le communisme apparaisse
aux
masses croyantes comme ce que Marx appelait, dans
L a question j u i v e l
a « réalisation profane » du « fonds humain
du
christianisme ».
L
a lutte de classe du prolétariat, en se donnant pour
objectif
la société sans classes et sans E t a t du communisme,
crée,
pour l a première fois dans l'histoire du monde,
les
conditions réelles permettant à chaque homme de
devenir
un homme, c'est à-dire un centre de responsabilité
et
d'initiative historique, un créateur, une « personne
»
disent les chrétiens, et d'instituer une communauté
où
la destruction des racines économiques et sociales
des
antagonismes propres aux sociétés de classes permettra
une
organisation planétaire des besoins, des ressources
et
des espérances, et où sera possible une participation
créatrice
de chacun à l a réalisation du bonheur
de
tous, ce grand rêve chrétien de «communion des
saints
» qui demeurait une illusion ou u n alibi dans toutes
les
sociétés de classes. Telle est la signification « spirituelle
»
du marxisme-léninisme et du combat de classe
du
prolétariat.
Dès
1936, Maurice Thorez écrivait :
La promesse d'un rédempteur illumine
la première page de l'histoire,
dit le catholique.
L'espoir d'une cité universelle
réconciliée dans le travail et dans
l'amour soutient l'effort des
prolétaires qui luttent pour le bonheur
de tous les hommes, affirme le
communiste (1).
C'est
en ce sens que nous écrivions, en 1949
:
Nous comprenons parfaitement le
besoin, né de la détresse, d'une
communion parfaite et d'un amour si
total que l'homme solitaire et
meurtri a pu le croire inaccessible
et ne le situer qu'en Dieu. Nous pensons
même qu'il est beau que l'homme, dans
sa détresse, ait conçu de tels
rêves, de tels espoirs, et l'amour
infini du Christ. Cet acte de foi prouve
qu'il ne s'avoue jamais entièrement
vaincu ; il témoigne donc de sa
grandeur. C'est pourquoi nous ne
méprisons ni ne raillons jamais le
chrétien pour sa foi, pour son amour,
pour ses rêves, pour ses espoirs.
Notre tâche, c'est de travailler et
de combattre pour qu'ils ne demeurent
pas éternellement lointains ou
illusoires. Notre tâche, c'est de rapprocher
l'homme de ses rêves les plus beaux
et de ses espoirs les plus grands,
de l'en rapprocher réellement et
pratiquement, afin que les chrétiens
même trouvent sur notre terre un
commencement de leur ciel (2).
E
n 1965 nous pouvons poser
la question : est-ce que le
Père
Teilhard de Chardin, est-ce que les chrétiens les
plus
avancés, ceux dont la poussée s'est fait sentir au
Concile,
ne commencent pas à s'engager sur cette route
avec
nous ?
Il
ne s'agit pas d'une rencontre dans la confusion :
nous
n'avons nullement le désir de reprendre les pauvres
slogans
démagogiques faisant de « Jésus, le premier
communiste
», ou identifiant à la hâte, comme autrefois
Lamennais,
« la transformation de la société » avec
«
l'établissement du Royaume de Dieu ». Nous ne confondons
pas
davantage le « Point oméga » de Teilhard avec
la
société sans classes.
Teilhard
lui-même rappelle à plusieurs reprises que
le terme vers lequel se meut la Terre
est au-delà, non seulement de
chaque chose individuelle, mais de
l'ensemble des choses (3).
Ajoutons
d'ailleurs qu'il n'oppose nullement la foi en
l'au-delà
et le combat terrestre :
Prise toute seule, la foi au Monde ne
suffit pas à mouvoir la terre én
avant. Mais prise toute seule, à son
tour, est-il bien sûr que la foi chrétienne,
dans son explication ancienne,
suffise encore à soulever le monde
vers le Haut ?... (4)
Il
ajoutait même :
Comme j'aime à le dire, la synthèse
du Dieu (chrétien) de l'En-Haut,
et du Dieu (marxiste) de l'En-Avant :
voilà le seul Dieu que nous puissions
désormais adorer en esprit et en
vérité (5).
(1) Maurice Thorez: Oeuvres, tome
XIV, p. 164-165.
(2) Roger Garaudy : L'Eglise, le communisme et les chrétiens (Éditions sociales 1949), p. 316.
(3) Teilhard de Chardin : La messe sur le monde (1923).
(4) Teilhard de Chardin : L'avenir de l'homme, p.
344.
(5) Teilhard de Chardin : Lettre de New-York du
2 avril 1952.
Si
audacieuse et ompréhensive que soit, pour un chrétien,
cette
formule, un marxiste ne peut l'accepter ni
dans
sa forme ni dans son contenu, car son mouvement
«
en avant » n'est pas inspiré par une foi religieuse, et i l
répudie
le Dieu de « L ' E n - H a u t ».
C'est
là précisément qu'il y a, entre chrétiens et marxistes,
une
opposition de principe, irréductible : nous ne
pensons
pas, nous marxistes, qu'il y ait un terme à la
marche
des hommes. Le communisme n'est pas pour
nous
la fin de l'histoire mais la fin de la préhistoire et le
commencement
d'une histoire proprement humaine aux
horizons
sans fin. Nous pensons moins encore que ce
terme
puisse être « au-delà » : athées, rien ne nous est
promis
et personne ne nous attend.
La
rencontre ne peut donc s'opérer sur ce terrain. Si
les
positions se rapprochent, c'est que des chrétiens de
plus
en plus nombreux accordent une importance croissante
aux
« dimensions terrestres » de l'homme, ou, comme
le
dit Teilhard, « se convertissent aux espérances de la
terre
». Il ajoute même :
Un jour, i l y a déjà deux mille ans,
les Papes, disant adieu au monde
romain, se décidèrent à « passer aux
barbares ». Un geste semblable,
et plus profond, n'est-il pas attendu
aujourd'hui (1).
Il
serait certes ridicule de dire ou de penser que l'Église
en
est là, même dans les relatives audaces de ce Concile.
Mais
dans l a mesure où, dans les masses chrétiennes,
la
poussée devient de plus en plus forte pour refuser
toute
intervention dans le domaine des sciences, pour ne
pas
voir dans le progrès technique une tentation de
Satan
mais l'affirmation légitime du pouvoir et de la
grandeur
de l'homme, pour ne plus sanctifier la hiérarchie
des
classes sociales et l'inégalité sociale comme une
institution
voulue par Dieu en expiation du péché, pour
ne
plus considérer la propriété privée des moyens de
production
comme une garantie de l a liberté de l a personne,
pour
ne plus jeter l'anathème contre le socialisme
et
le communisme mais au contraire pour reconnaître
en
eux une organisation des rapports humains supérieurs
au
capitalisme, pour ne plus considérer comme concupiscence
suspecte
l'amour de la vie, du savoir, du bonheur ;
dans
la mesure où cette poussée des masses chrétiennes
deviendra
assez forte pour desserrer et pour briser l'étreinte
des
puissances économiques et politiques qui soli-
(1) Teilhard de Chardin : Quelques
réflexions sur la conversion du monde, 1936.
(2)
darisent
le destin de l'Église avec celui de leurs privilèges,
une
perspective immense de combat et de travail commun
nous
est ouverte.
Alors
le problème des rapports entre chrétiens et communistes
ne
se posera plus seulement en termes de dialogue,
mais
dans une perspective d'enseignement mutuel
et
d'émulation pour assurer, contre les forces du passé
et
contre les forces de mort, l a construction sans fin
d'une
cité des hommes.
Le
Père Teilhard est déjà citoyen d'une telle cité, l u i
qui
n'a cessé d'appeler au «front commun de tous ceux
qui
croient que l'univers avance encore, et que nous
sommes
chargés de le faire avancer »
Roger
G A R A U D Y.
Directeur du Centre d'Etudes
et de
Recherches Marxistes.
Article publié dans la Revue Europe, n°431-432 de mars-avril 1965 consacré à Teilhard de Chardin
Ce texte est également disponible en format JPG à: http://rogergaraudy.blogspot.fr/2011/09/le-pere-teilhard-le-concile-et-les.html
On peut aussi le lire (bien que mal présenté...) à: http://patrocle44.free.fr/nemo/garaudy_teilhard.html
Article publié dans la Revue Europe, n°431-432 de mars-avril 1965 consacré à Teilhard de Chardin
Ce texte est également disponible en format JPG à: http://rogergaraudy.blogspot.fr/2011/09/le-pere-teilhard-le-concile-et-les.html
On peut aussi le lire (bien que mal présenté...) à: http://patrocle44.free.fr/nemo/garaudy_teilhard.html