Ce titre - « La France et son
armée » - qui n'étonnerait sans doute pas
dans les colonnes du « Figaro »
ou de la revue « Défense nationale » choquera
peut-être à priori certains
lecteurs de cette revue. Je l'ai choisi intentionnellement
(sans songer d'abord au titre
du petit livre de 1938 d'un certain colonel
De Gaulle) parce que je veux me
placer sur le plan des réalités. On peut
estimer que « la France » ne nous
intéresse pas plus qu'une autre nation, et
que de toute façon les nations
devraient toutes disparaître, on peut estimer
que l'armée est une survivance
regrettable d'un passé haïssable — il n'en
reste pas moins qu'il y aura, à
peu près sûrement dans un avenir prévisible,
même lointain, un peuple
français et un Etat français et qu'il existera aussi
une armée d'une forme
quelconque. On peut travailler pour la modification
de ceci et de cela, voire même
pour la disparition des nations et des armées,
mais il faut commencer par se
placer dans la situation réelle, faute de quoi
pn reste dans,un univers
onirique, alibi des bonnes consciences et commodité
Les relations du peuple
français et de l'armée ont passé par des stades
divers, mais il y a des
constantes. Il existe depuis des siècles un militarisme
ambiant, dont les racines sont
si profondes qu'on ne peut songer à l'éliminer
facilement. L'état de guerre où
le pays s'est trouvé de façon presque permanente
sous l'Ancien Régime, le rôle
des armées de la République dans la
défense de la Révolution
française, l'utilisation de l'idéal républicain et du
nationalisme par Napoléon Ie
r et
toute l'imagerie qui en est issue, la manipulation
de ces sentiments au XIXe
siècle
par la bourgeoisie et la caste militaire.
Au service de4eurs entreprises
coloniales. Puis pour faire face aux autres
impérialismes européens à la
fin du XIXe siècle et au début du XXe
,
tout cela
est l'origine d'une idéologie
dont les livres de classe, la presse et la littérature
ont imprégné génération après
génération. Ce militarisme est devenu tellement
consubstantiel à l'âme
populaire que les masses ont parfois dépassé
la bourgeoisie dans ce domaine,
témoin l'aspect patriotique et anti-allemand
du phénomène de la Commune,
face à la capitulation de l'Empire et à la
volonté négociatrice de la
bourgeoisie républicaine en 1871.
Les « avatars » de l'antimilitarisme
Sous la Troisième République,
l'entreprise de démystification tentée par
l'anarcho-syndicalisme et par
le socialisme scientifique a été facilitée par la
structure et l'esprit
réactionnaire de la hiérarchie militaire et par les premières
utilisations de l'armée contre
« l'ennemi intérieur », c'est-à-dire
contre les travailleurs. Un
antimilitarisme populaire a fait son apparition et
s'est développé, mais il faut
bien souligner qu'à part un secteur limité de
pacifistes intégraux, il s'est
agi d'une lutte c o n t r e l e m i l i t a r i s m e , c'est-à-dire
contre l'utilisation de l'armée
au service du jeu international et colonial de
la classe dirigeante et contre
la structure quasi-féodale de la hiérarchie -
mais non pas contre le p r i
n c i p e de l ' i n s t i t u t i o n m i l i t a i r e . Ce point est
important,
car le mot « antimilitarisme »
exprime à la fois deux attitudes tout à fait
différentes, et la confusion
entre l'une et l'autre se produit encore constamment
de nos jours.
La guerre de 1914-1918,
ressentie par l'écrasante majorité de la population
comme une guerre pour la
persistance de la nation, et non pas comme
une lutte entre deux
impérialismes, (il est d'ailleurs dans la nature des
conflits globaux de notre
époque d'engager peu à peu les peuples tout
entiers, même si leur origine
remonte aux manoeuvres précises de groupes
restreints) a forcément
affaibli l'antimilitarisme et cela d'autant plus que
l'Entente a été victorieuse.
Toutefois, les révélations sur les terribles répressions
du temps de guerre, les
entreprises impérialistes de l'après-guerre
(Ruhr, guerre du Rif), la
sécession soviétique à Brest-Litovsk et l'apparition
en France d'un parti ouvrier,
membre de la IIIe Internationale et mettant en
cause non l'armée en soi, mais
la défense nationale « bourgeoise » - ont
développé un nouvel
antimilitarisme qui s'est associé à l'ancien, parfois en
l'englobant, parfois en s'y
opposant. Mais ici encore, répétons-le de nou-
veau, c'était, d'une manière
tout-à-fait majoritaire, l'armée de la classe dirigeante,
et non le principe militaire,
qui était en cause.
Le chassé-croisé des années 30
Or, la montée du nazisme à
partir du début des années 30, la prise du
pouvoir par Hitler en 1933, les
projets d'empire raciste et de domination
mondiale clairement exposés par
le Fûhrer, les premières conséquences du
système en Allemagne même, le
renforcement du fascisme italien et l'appui
déterminant donné au franquisme
en 1936, ont posé des problèmes inéluctables,
non seulement au niouvement
communiste international, mais à toute
la gauche européenne. Si la
petite fraction des pacifistes intégraux s'est légèrement
accrue grâce au ralliement de
compagnons de route parfois étranges,
qui étaient, pour une raison ou
une autre, favorables au nationalsocialisme
ou désireux, en tout cas, de
rester en paix avec lui, (néosocialistes,
frontistes, « planistes » à la
De Man) pour la plus grande partie
de la gauche, la coexistence
avec l'hitlérisme est apparue comme impossible,
la guerre comme inévitable et
le renforcement de l'armée française,
l'établissement d'une base
idéologique minima valable pour tout le peuple,
comme indispensables. C'était
d'ailleurs le moment où une fraction appréciable
de la bourgeoisie liquidait son
anti-germanisme classique, devenait
pro-allemande sans pour autant
être pacifiste, comptant en effet sur Hitler
et l'armée allemande pour
liquider l'URSS et. le communisme mondial.
Le regroupement de deux
coalitions opposées et hétéroclites au moment
de Munich marqua le poini
culminant de ce chassé-croisé. Mais le phénomène
fut de nouveau bouleversé par
le pacte germano-soviétique signé le
24 août 1939. Partout, et notamment
en France, le mouvement communiste,
stupéfait,atterré, pris au
piège, était écartelé entre l'anti-nazisme naturel
de ses militants et les
nouveaux impératifs. Cependant qu'une partie de la
bourgeoisie était profondément
déçue dans ses récentes sympathies à
l'égard d'une Allemagne devenue
l'alliée du pire ennemi. Lors de l'impossible
tentative de rétablissement
idéologique qui suivit pour le PCF, on vit
reparaître dans ses rangs une
sorte d'antimilitarisme conditionnel, lié à la
réprobation contre les «
fauteurs de guerre », les dirigeants francobritanniques.
La violente répression de
Daladier aggrava encore les difficultés
et les cas de conscience pour
les militants du PCF. Le désordre idéologique
général qui suivit, le refus
des dirigeants français comme Daladier de
mener une guerre ouvertement
anti-nazie, la convergence pratique des attitudes
vis-à-vis de la guerre dictées
par le pro-nazisme de l'extrême-droite,
par l'attentisme de la
bourgeoisie munichoise, par le pacifisme d'une fraction
de la gauche et par le désarroi
du Parti communiste, contribuèrent à
développer dans de vastes
couches de la population inorganisée, et notamment
dans la jeunesse, une grande
indifférence à l'épreuve de force en
cours.
Mais la défaite de 1940,
l'occupation d'une partie du territoire, puis de
la totalité, par les nazis,
l'absence de triomphe allemand, enfin l'entrée en
guerre de l'URSS et des
Etats-Unis, créèrent, du point de vue qui nous occupe,
une situation entièrement
nouvelle. L'écrasement de l'armée française,
son démantèlement, les
responsabilités éclatantes de son état-major dans la
défaite et dans l'établissement
du régime « petit-fasciste » de Vichy renforçaient
puissamment toutes les
tendances hostiles au militarisme et à l'armée
de la classe dirigeante. Mais
simultanément, le sentiment de la nécessité
absolue d'une résistance sous
toutes les formes, et donc aussi sous la
forme militaire, se
généralisait dans tous les secteurs de la gauche, en
dehors de la petite minorité
que l'idéologie du pacifisme intégral, des sympathies
parfois naïves pour le
national-socialisme, ou simplement l'engrenage
vichyssois, maintenaient à
l'écart de ce courant général.
L'éphémère armée populaire
Il est d'ailleurs curieux de
noter avec quelle rapidité les vieilles tendances,
ne disons pas militaristes,
mais plutôt pro-militaires, de la population
française, reprirent leur place
dans ce mouvement. La Résistance, du
moment où elle s'organisa,
était multiforme et beaucoup de ses activités
n'auraient même pas été
gênantes pour les partisans actuels de l'action
directe non-violente. En fait,
comme je l'ai écrit ailleurs (1), nous faisions
pour une large part, faute
d'armement, de l'« action directe non-violente »
sans le savoir, comme Monsieur
Jourdain faisait de la prose. Mais l'« action
militaire » nous paraissait
infiniment supérieure à toute autre, ce qui fait que
certains mouvements de
Résistance, surtout en zone nord, considéraient
avec dédain l'activité des
organisations qui faisaient de la Résistance qualifiée
de « politique » (toutes les
autres formes). C'est pourquoi ils s'intitulaient
fièrement eux-mêmes «
Mouvements militaires », ce qui, faute d'armement,
les amenait à avoir fort peu
d'activité, quelle qu'elle soit... Du même
ordre était aussi la recherche
empressée par nos mouvements, y compris par
les communistes, d'officiers
supérieurs et généraux pour prendre la tête
d'activités où leur efficacité
s'avérait nécessairement peu satisfaisante, en
raison d'un bagage militaire
classique qui ne les prédisposait pas à ce genre
de guerre (2).
En tout cas, avec la
liquidation, croyions-nous définitive, de l'ancienne
armée par la défaite de 1940 et
la dissolution de la petite armée de Vichy en
1942, avec l'apparition des unités
militaires populaires, des F.F.I. et F.T.P.
formés peu à peu dans la
clandestinité et les maquis, avec le noyau d'une
armée de volontaires anti-nazis
et anti-vichystes que constituaient les
F.F.L., le terrain semblait
entièrement dégagé pour la constitution dès la
Libération d'une armée de type
entièrement nouveau, pour la défense d'une
République que tous
envisageaient comme progressiste et beaucoup comme
révolutionnaire.
C'était compter sans la
puissance et la permanence de l ' E s t a b l i s h m e n t .
Boris Mirkine Guetzevitch,
professeur de droit constitutionnel, qui fut l'un
des animateurs des Comités de
la France libre aux Etats-Unis, me disait
immédiatement après-guerre,
que, de New-York, la reconcialiation entre
De Gaulle et Giraud à Alger en
mai 1943, que nous avions saluée dans la
France clandestine, toutes
opinions mêlées, communistes compris, comme
un événement entièrement
favorable et indispensable à l'effort de guerre,
avait en fait sonné le glas de
la « révolution de la Résistance ». Et il est bien
(1) « Inde », o
u v r a g e c o l l e c t i f , c o l l e c t i o n l e s P o r t e s d e l a V
i e , éditions d u B u r i n - M a r t i n s a r t , 1 9 6 6 .
(2) Cf. c l a u d e B o u r d e t , «L'aventure
incertaine, de la résistance à la restauration», Stock 1 9 7 5.
vrai que ce rapprochement,
effectivement indispensable et qui permit au
moins d'éliminer la
consolidation d'un « Vichy-bis » à Alger, apporta à De
Gaulle, après l'élimination de
l'insuffisant Giraud, l'appui des délégués à
Alger du capitalisme français,
lui permit de se réconcilier peu à peu avec sa
« famille spirituelle » (la
hiérarchie militaire classique), et contribua à distendre,
et plus tard à rompre, son
alliance primitive et obligée avec la Résistance
intérieure, majoritairement de
gauche.
La restauration
En vérité, les conséquences en
furent très vite sensibles dans le domaine
militaire ; les petites Forces
Françaises Libres, malgré leurs qualités humaines
et techniques, ne faisaient pas
le poids à côté des régiments nordafricains
de l'armée de Vichy. La
promotion comme chef de l'armée d'Italie
d'Alphonse Juin, général de
Vichy, favorable quelques mois plus tôt à une
collaboration avec Rommel
contre les Alliés, fut le premier signe de cette
« remise en ordre ». Celle de
Lattre de Tassigny, quelques mois plus tard, fut
un autre signe du même
processus : il s'agissait bien là d'un général d'esprit
résistant, puisqu'il avait été
le seul à vouloir faire un « baroud d'honneur »
au moment de l'occupation de la
zone sud en novembre 1942 - mais il était
pourtant profondément imprégné
par l'état d'esprit de l'armée de Vichy ;
son refus de s'évader,
immédiatement après son arrestation, malgré nos
objurgations et notre aide,
répondant à notre envoyé qu'il faisait « confiance
à l a j u s
t i c e d u Maréchal » (3) caractérisait cette attitude.
Malgré tout, la restructuration
de l'armée française après la Libération,
à partir de l'automne 1944,
dans un climat différent de celui de l'Algérie du
C.F.L.N., aurait pu amener une
refonte totale de l'esprit et des cadres. Mais
le processus de « normalisation
» continua et s'accéléra plutpt, non seulement
sous l'influence des anciens
officiers qui avaient repris dû service dans
l'armée d'Allemagne, mais
surtout par suite de la volonté de De Gaulle, face
à la gauche française, de
reconstruire en toute hâte les structures de la
société traditionnelle. Parmi
celles-ci, la première et la plus importante,
c'était évidemment l'armée, et
très rapidement on vit, sous la direction du
ministre Diethelme, une subtile
çontre-épuration s'effectuer, les officiers
F.T.P. étant les premiers
éliminés ou mis sur des voies de garage, suivis par
de nombreux F.F.I. et même par
certains F.F.L., alors que l'on favorisait
dans les commandements tous
ceux des officiers de l'ancienne armée qui
n'avaient pas trop démérité,
s'étaient orientés plus ou moins nettement vers
la Résistance, même si c'était
un peu tard, ou s'étaient refaits une virginité
dans les batailles d'Italie et
d'Allemagne. Puis, à partir de 1945, ce fut l'expédition
des troupes en Indochine, et le
début de nos nouvelles guerres coloniales.
Après le départ de De Gaulle et
le remplacement du Gouvernement provisoire
par le régime du « tripartisme
», au début de 1946, la même évolution
continua : les seuls ministres
qui auraient eu (peut-être) tendance à la renverser
étaient les communistes, mais
les autres partis se défiaient trop d'eux
pour leur donner des fonctions
où ils auraient pu influencer les nominations
militaires. Puis les
communistes furent éliminés, la méfiance vis-à-vis des
(31 « L'aventure
incertaine o p . c i t .
tendances de gauche dans
l'armée joua encore plus fortement, et la logique
de la répression et des guerres
coloniales fit le reste. Un examen même rapide
des noms des chefs militaires
qui se sont illustrés outre-mer dans ces
entreprises, soit en exerçant
des commandements importants, soit en occupant
de hautes fonctions, est
instructif. On y trouve un très petit nombre
d'anciens F.F.L. comme Thierry
d'Argenlieu, Leclerc, Garbay, Massu, Fourquet
- et une proportion écrasante
d'officiers de l'ancienne armée, comme
Salan, Navarre, Vanuxem, Ely,
Carpentier, Boyer de la Tour, Gambiez,
de Lattre, Olié, Revers,
Challe, Linarès, sans oublier Juin, Guillaume et
Mast. Un petit nombre comme
Revers, Linarès, Ely, Challe, Mast, ont eu des
activités dans la résistance «
giraudiste ». La plupart ont eu la carrière « normale
» des officiers de l'armée de
Vichy entre 1940 et 1943, et n'ont même
pas la médaille de la
Résistance.
L'armée de grand-papa
Je ne souligne pas ici les
opinions politiques des uns et des autres, et ne
veux pas dire que les officiers
de Vichy, dans la période d'après-guerre, se
soient montrés nécessairement
plus colonialistes et réactionnaires que ceux
de la France Libre : que l'on
songe à Thierry d'Argenlieu, Garbay, Massu.
J'ai voulu seulement souligner
où était le poids de la hiérarchie, et sa logique.
Aujourd'hui, le chef d'Etat-major
des Armées est le général d'armées
aériennes François Maurin, il
n'a eu aucune activité résistante ou « dissidente
» entre 1940 et 1943, n'a pas
la médaille de la Résistance ; son adjoint, le
général de corps d'armée Yves
Viotte, était prisonnier de 1940 à 1945. Le
seul chef militaire- de la
France Libre qui exerce un commandement important
est le général d'armée Alain de
Boissieu Déan de Luigné, chef d'Etatmajor
de l'armée de terre, compagnon
de la Libération. Encore peut-on penser
qu'outre ses origines
aristocratiques, le fait d'être le gendre du général
De Gaulle n'a pas peu contribué
à le protéger des ostracismes...
On peut bien trouver çà et là
des hommes de la Résistance intérieure ou
de la France Libre, comme le
général de Lassus Saint-Génies, ancien chef
F.F.L de la Drôme, qui est
membre du Conseil supérieur de l'armée de terre
: ces rares exceptions
concernent presque toujours, comme celle-là, des
officiers de carrière qui ont
fait de la Résistance active ou ont rallié les F.F.L.
et à qui, par chance,
protection ou pour des raisons diverses, leurs « incartades
» n'ont pas trop nui : ce qui
importe, c'est l'équilibre général et le climat.
L'armée actuelle, c'est
essentiellement, dans sa hiérarchie et par conséquent
dans son esprit, l'armée
d'avant-guerre et l'armée de Vichy. La « Restauration
» s'est faite dans ce domaine
d'une manière encore plus complète que
dans les autres secteurs et les
autres hiérarchies.
Le genre d'armée, infiniment
plus égalitaire et fraternelle, qu'avaient
représenté les F.F.I.-F.T.P. et
même les F.F.L. avec leur extrême politisation
et leur esprit de volontariat,
a disparu très vite, et n'a laissé aucune trace, en
pratique, dans l'armée
française d'après-guerre. Le soldat est redevenu,
comme dit Bernard Rémy, « l'homme
des casernes ». La caste militaire, un
instant hésitante et ébranlée,
est plus solide que jamais. Les seules tentatives
pour briser les barrières et
améliorer les rapports troupes-cadres, ont été
faites avec un esprit fasciste
dans les unités de paras et de commandos,
mystification ne « prenant »
que sur les natures les plus frustes.(Les officiers
nazis, eux aussi, étaient plus
proches de leurs hommes que ceux de la vieille,
et de l'actuelle, armée
française).
De toutes façons, sans doute,
l'armée populaire du temps de guerre ne
serait pas restée identique à
elle-même après la paix ; une certaine sclérose
et bureaucratisation ne pouvait
être évitée. Mais on peut penser que d'autres
chefs auraient cherché à
conserver d'autres traditions et à maintenir un
autre esprit, et que jusqu'à un
certain point, ils y auraient réussi. Mais les
fonctionnaires galonnés et
étoiles, dont la vie s'était déroulée imperturbablement
pendant les angoisses et les
désastres de l'univers, sous Gamelin et
Weygand, puis sous Pétain, sous
Darlan, Giraud, puis De Gaulle, ne pouvaient
que former des successeurs à
leur image. Ceux-ci peuvent savoir
manier la « force de frappe »
et les blindés : l'esprit est celui d'avant-hier.
Pourquoi comprendraient-ils
mieux que leurs patrons civils, les délégués
politiques de la bourgeoisie
française, ce qu'est le « malaise de l'armée » ?
Le nouveau divorce
Or, de 1945 à aujourd'hui,
l'attitude de la population vis-à-vis de l'armée
a changé. Sans soute, ce que
j'appelais au début de cet article le « militarisme
ambiant » n'a pas disparu ; on
peut encore trouver des foules pour
applaudir les défilés de
troupes, et la panique qui saisit les grands partis de
gauche, quand le gouvernement
les accuse d'antimilitarisme, en dit long sur
ce qu'ils pensent de l'état
d'esprit de leurs électeurs. La mise en question
radicale du système militaire
actuel reste un phénomène marginal, mais ce
n'est plus une marge
infinitésimale, et cela reflète avec plus de précision et
de force quelques chose de vague
et de confus dont l'emprise est bien plus
générale. Cette mise en
question a bien des causes, et il faudrait de longues
études pour les analyser
toutes," mais on peut déceler les plus importantes.
La première, sans doute, est la
restauration de « l'armée de grandpapa
» dont je viens de décrire le
déroulement. L'armée de 1944-45 était
profondément liée à des masses
populaires qui, dans leur ensemble, voulaient
non seulement la libération du
territoire, mais la liquidation du nazisme.
L'antimilitarisme avait presque
entièrement disparu, aussi bien sous sa
forme « pacifiste » d'hostilité
au fait militaire - puisqu'il avait bien fallu
battre l'hitlérisme
militairement - que sous sa forme politique de lutte
contre le militarisme de la
classe dirigeante - puisque celle-ci n'avait pas
encore, au moins visiblement,
rétabli son empire sur l'armée.
Encore une fois, c'était là un
climat exceptionnel, difficile à conserver
intact. Mais de toutes façons,
personne n'y songeait. L'armée d'occupation
en Allemagne s'installa, dans
l'inutilité et la paresse, ses cadres supérieurs
dans le luxe, les « bidasses »
dans la rigolade ou l'ennui, les uns et les autres
sans contact avec une
population locale méprisée et ignorée. En France aussi,
la vie de caserne commença à
être patiemment rétablie dans ses formes
de 1939-42, l'objectif
essentiel de cette « vie » étant, comme l'explique admirablement
Bernard Rémy dans « L ' h o
m m e des c a s e r n e s » (4) la destruction
de l'identité et de la
personnalité civile de jeunes hommes (pourtant considérés,
à d'autres époques de leur vie,
comme des citoyens libres), l'utilisation
des « bras ballants » et
de l'inaction systématique « où la p a r o l e se reflète,
(41 Maspéro, 1 9 7 5.
d e v i e n
t b o u i l l i e », pour créer un magma humain informe que l'on peut
ensuite
découper plus facilement,
auquel on peut imposer les formes niaises du
« mouvement militaire », et que
l'on peut aussi soumettre aisément à une
surveillance constante,
laquelle crée l'état de délit permanent... Il va sans
dire qu'il ne faut plus parler
aux jeunes hommes passés par cette école
sadique d'abrutissement, des
hauts faits militaires de la Résistance.
Le temps des « sales guerres »
D'autre part, dès 1946-47,
avant même que la restauration des vieilles
structures et hiérarchies
puisse être perçue par l'opinion, l'armée de la libération
du territoire devenait l'armée
des guerres coloniales, et même si
l'ignorance et l'inconscience
politique de la majorité des citoyens ne leur
permettaient pas de pressentir
ce qu'étaient ces guerres, l'objectif ne pouvait
en être unanimement approuvé,
voire même accepté, il y avait des
refus, des révoltes, une
distanciation de plus en plus grande ; la guerre d'Indochine,
ce n'était, au minimum, pas «
l'affaire du peuple » et les gouvernements
de la IVe
République
le sentirent si bien qu'ils n'osèrent jamais y
envoyer le contingent ; peu à
peu, à mesure que l'absurdité de la politique de
conservation coloniale fut
comprise, et cela de plus en plus largement, à
mesure que l'abomination des
méthodes répressives fut mieux connue, surtout
à partir de 1954 et de la
guerre d'Algérie, un sentiment de réprobation,
et souvent d'horreur, remplaça
la confiance et la fierté du temps de la Libération
; le phénomène fut porté à son
comble quand, de 1958 à 1962, la
population comprit que, pour
une grande part, cette armée était devenue,
dans sa hiérarchie, une armée
de coup d'Etat, prête à utiliser les jeunes travailleurs
sous les drapeaux pour
massacrer leurs frères restés civils.
Bien sûr, pour la majeure
partie des Français, tout cela est « oublié » ;
mais oublie-t-on vraiment ? Il
y a des refoulements collectifs comme des
refoulements individuels.
Derrière la maussaderie de beaucoup de nos
concitoyens, des milieux les
plus divers, à l'égard de tout ce qui porte galon
ou uniforme, il y a, sans
raisonnement politique, sans conscience exacte, à
peine sensible dans les
profondeurs, mais présente, l'image floue de ces « paras
» que les Algériens ont subis
dans leur chair et dont on nous a menacés
deux fois en quatre ans.
D'ailleurs, si les gens avaient la faculté de chasser
entièrement d'eux ces
souvenirs, la nomination, à un poste ministériel
important, d'un homme qui
personnifie, qu'on le veuille ou non, un des côtés
les plus atroces de la guerre
d'Algérie, ressusciterait bien des fantômes.
Peut-être MM. Giscard
d'Estaing, Chirac et Poniatowski ont-ils pensé, justement,
que ces ombres susciteraient
une saine terreur ? Ont-ils raison ?... je
ne sais. Mais il y a en tout
cas une contrepartie inévitable : bien peu de
citoyens ordinaires, bien peu
de jeunes surtout, peuvent avoir le sentiment
qu'une armée dont Bigeard est
un des chefs, est la leur.
Il y a là de quoi, déjà,
creuser un fossé entre cette jeunesse et l'armée à
laquelle on voudrait qu'elle
s'identifie. Le fossé existe, peu encore le voient
nettement, mais beaucoup le
pressentent. Mais, même si ces choses ne
s'étaient pas produites, il
faudrait tenir compte d'un autre phénomène qui
s'est produit, lui aussi,
depuis trente ans. Sans doute l'aggravation des guerres
est un phénomène constant dans
l'histoire, mais, depuis Hiroshima et
Nagasaki, un nouveau seuil a
été franchi, et la destruction totale d'une
population, peut-être d'une
civilisation entière, la corruption irrémédiable
du patrimoine génétique de
l'humanité, doivent être envisagées. Une thèse
bien connue est que l'horreur
de ces perspectives est telle que la guerre, en
tout cas la guerre mondiale, en
devient moins probable. Ce n'est pas faux,
encore que l'accumulation des
armements et la possibilité de processus en
chaîne accroissent le risque
aussi vite que s'accroît la prudence.
Mais en tout cas l'événement,
s'il se produit, sera tellement effrayant et
les théories stratégiques et
politiques à son sujet sont si peu sûres que personne
ne peut plus raisonnablement
accepter que quiconque décide pour lui
de sa participation à
l'holocauste ou à des actes qui peuvent le produire. Il
ne s'agit plus de jouer
seulement sa propre vie, ou celle de sa famille, ou
même celle de sa patrie, mais
peut-être celle de l'espèce. Cela impose des
choix personnels et des
décisions personnelles. L'obligation de tuer sur ordre
a de tout temps posé des
problèmes aux consciences. A u j o u r d ' h u i , l
' i m m e n sité
d e l ' e n j e u f a i t q u ' i l n e p e u t p l u s , l o g i q u e
m e n t , y a v o i r d e p a r t i c i p a t i o n à
u n e g u e r r e q u e v o l o n t a i r e . Il s'agit là
d'une situation générale, encore qu'elle
ne soit clairement perçue que
par quelques uns : mais elle le sera de
mieux en mieux, et de plus en
plus largement.
Stratégie de l'illusion
On ne peut pas s'étonner, en
tout cas, qu'une partie de la jeunesse réfléchisse
à ce problème, et que son
attitude à l'égard de l'armée s'en ressente.
S'il est un domaine où aucun
jeune mobilisable au cerveau tant soit peu
développé ne peut accepter
aveuglément ue stratégie imposée par de lointains
spécialistes, c'est celui-là.
Or, il se trouve que, au moins depuis l'avènement
du régime gaulliste, et très
nettement depuis 1962, la stratégie
française est devenue une
stratégie nucléaire, et d'untype très particulier. Il
n'est pas possible d'en faire,
dans le cadre de cet article, une analyse et une
critique générale mais on peut
au moins en dire ceci :
1 ) elle est fondée sur l'emploi d'un armement
nucléaire qui ne pourra jamais être
qu'une fraction infime de celui des grandes
puissances atomiques, parmi lesquelles
se trouve celle qui est l'objet réel de ladite
stratégie de dissuasion, l'U.R.S.S.
2) à cause de cette énorme disproportion, cette
stratégie doit abandonner toute
perspective de « contrebatterie » et, dans ses
plans stratégiques ultimes, viser
seulement les villes de l'adversaire : c'est une
stratégie « anti-citées », comme De
Gaulle et Messmer l'ont souligné dès le début ;
3) toujours pour la même raison, et aussi à cause
de l'infériorité de nos effectifs
« classiques » par rapport à ceux de l'adversaire
présumé, l'usage des armes atomiques,
d'abord « tactiques », ensuite « stratégiques »
est envisagé à titre préventif,
a v a n t que l'ennemi en ait utilisé de semblables, et
pour lui « signifier » la
volonté de résistance française (Général Poirier,
dans la revue « Défense Nationale
» ) (les textes sont volontairement vagues, mais
assez clairs pour qui sait
lire) ;
4) la thèse officielle française est que
l'ennemi, averti de ces intentions, comprendra,
même avant la .première salve « tactique », que
la France est prête à aller
jusqu'à la destruction de plusieurs villes de
l'autre camp, même si cela doit
entraîner des représailles d'anéantissement - et
qu'il abandonnera, dès lors, des
projets d'invasion dont le prix serait trop
coûteux pour lui ;
5) la faiblesse de la thèse vient d'abord de ce
qu'elle imagine un adversaire à la
fois prêt à une guerre mondiale, et très prudent
I Elle vient ensuite de ce qu'elle
suppose, au départ d'une menace d'invasion, une
situation claire et une agrès
sion
facile à caractériser. Alors qu'en réalité, une guerre menaçant la France
pourrait bien commencer par un conflit frontalier
aux responsabilités embrouillées,
par exemple entre les deux Allemagnes, ou par des
initiatives prises sur
d'autres continents par d'autres puissances... Le
retour à pas feutrés de la France
giscardienne dans le système atlantique accroît
encore la possibilité d'un
engrenage de cette sorte. Imaginons son
déclenchement complexe, les premiers
combats, mais pas d'engagement atomique, par peur
réciproque de l'escalade.
L'opinion mondiale, et peut-être même d'opinion
française, seraient partagées,
quels que soient les ultimatums et les mouvements
de troupes, jusqu'au moment
où le commandement français (dans l'hypothèse
officielle) lancerait son premier
engin atomique « d'avertissement » : à ce
moment-là l e m o n d e e n t i e r , atterré p a r
l a p e u r d u c o n f l i t nucléaire,
dénoncerait le s e u l « c o u p a b l e » évident, l a F r a n c e .
Et l'adversaire pourrait se permettre, avec
l'approbation de tous, d'écraser un
pays qu'aucun allié n'oserait plus défendre.
6) n'importe qui, l'Etat-major ennemi et le
nôtre, pouvant prévoir le déroulement
de ce scénario, il en ressort que l'adversaire
n'a pas à tenir compte de la menace
française. Il peut forcer notre Etat-major à
abattre ses cartes, en estimant par
exemple qu'il y a 95 chances sur 100 de le voir
renoncer à ses projets, et en
considérant que les 5 chances restantes sur 100
de le voir adopter une attitude
suicidaire auraient (du point de vue de cet
adversaire engagé dans un conflit
mondial) un grand intérêt politique et
stratégique qui vaudrait bien la perte de
quelques millions d'habitants...
7) bien entendu, le même genre d'argument
pourrait être opposé, m u t a t i s - m u t a n -
d i s , à la thèse similaire de certains 'bizarres théoriciens de gauche qui
imaginent
l'utilisation possible d'un « avertissement
atomique » par une France socialiste, si
elle était menacée par une coalition capitaliste
conduite par les Etats-Unis. Le
premier
lanceur de bombe atomique sera le bouc émissaire de toute nouvelle
guerre, et s'il ne compte pas parmi les grandes
puissances nucléaires, malheur à
lui !
8) pourquoi, en vérité l'U.R.S.S.
s'acharnerait-elle à poursuivre une parité
nucléaire qui l'épuisé économiquement et
techniqement, si avec le dixième (ou,
comme la France, le cinq centième) du même
armement, elle pouvait obtenir le
même résultat ?
Le poison et le trafic
Je n'imagine pas, bien entendu,
que l'ensemble ou même une grande
partie de la population fasse
des raisonnements de cette sorte, d'autant plus
que le problème ne lui apparaît
pas actuel et que le Pouvoir évite soigneusement
la publicité et la discussion à
ce sujet. Mais il y a tout de même, pour le
plus grand nombre, un vague
sentiment de méfiance contre les acrobaties
intellectuelles incluses dans
cette stratégie de la„i(jnmiterreur_j), le bon sens
faisant penser à priori qu'il
est improbable qu'une force relativement très
petite puisse en équilibrer une
très grande.
Ajoutons-y les inquiétudes
persistantes et justifiées des milieux avertis
sur la grave contamination du
milieu marin (5), en Polynésie, à la fois par les
explosions atmosphériques et
par les explosions dites s o u t e r r a i n e s , mais
dont les fissures d'ilôts trop
exigus laisseront les poisons filtrer dans
l'océan ; ajoutons les
conséquences policières dans la société française liées
au sejfcret et à la nature des
méthodes d'emploi, et les implications ultracentralisatrices
et autoritaires d'une stratégie
du « bouton unique », ainsi
que le poids économique
écrasant de l'ensemble du système productif et
(5) E t d o n c d e n o m b r e u s e s chaînes a
l i m e n t a i r e s des p o p u l a t i o n s d a n s u n e très v a s t e
région.
militaire, la confiscation à
usage militaire d'une partie notable des chercheurs
et techniciens et des crédits
de recherche, le détournement vers cette
direction (usines, engins,
vecteurs) d'un secteur important de l'économie
française.
Tout cela est plus ou moins
clairement perçu, tel aspect frappant les
uns, tel autre les autres, mais
il en résulte un sentiment général d'incertitude
(malgré un bourrage de crâne
épisodique). et chez quelques uns, en particulier
chez certains jeunes, une crise
de conscience allant jusqu'au refus
d'une armée qui utilise de tels
moyens. Il faut souligner que les inquiétudes,
pour des causes différentes, ne
sont pas moindres chez certains militaires de
carrière, sans illusion sur
l'efficacité de la « force de frappe » française, et
qui lui reprochent surtout de
constituer un coûteux et gigantesque alibi intellectuel
générateur de paresse et de
conformisme, et à l'abri duquel le commandement
et les « experts » ont pu se
permettre de ne plus faire aucun
effort d'imagination et
d'adaptation aux réalités modernes de la guerre et
ont laissé l'armée française
perdre toute valeur militaire effective.
Le trafic d'armes, enfin,
présenté comme un soutien indispensable de
l'économie française, et qui
est effectivement devenu un élément notable de
notre commerce extérieur - dont
il représente près de 7 % - est un autre
facteur qui inspire de
profondes inquiétudes à de nombreuses personnes, et
spécialement aux jeunes. Il est
une conséquence du détournement d'un secteur
de plus en plus large de
l'économie vers des fins militaires. Le marché
militaire intérieur français
étant insuffisant, on a créé une poussée t e c h n
i q u e et, chez les
industriels des a m b i t i o n s d e profit, qui ont une très grave
caractère d'auto-accélération.
En effet, d'une part, ce genre de ventes à l'intérieur
comme à l'extérieur est souvent
associé aux pots-de-vin et aux jeux
d'influence du lobby
militaire-industriel ; il est p l u s f a c i l e que la vente
concurrentielle civile, p l
u s attirant pour un capitalisme paresseux comme le
nôtre. D'autre part, un pays
d'importance moyenne ne peut à la f o i s être
dans le « peloton de tête »
dans des domaines militaires et des domaines
civils ; le progrès industriel
civil est négligé en faveur du progrès industiel
militaire ; le seul domaine où
nous soyons « compétitifs » s'étend par
conséquent aux dépens des
autres.
L'argument selon lequel « on ne
peut plus s'en passer » est un sophisme
largement répandu par le
Pouvoir. Cela peut être vrai momentanément, à
cause des énormes
investissements en hommes et en argent consentis depuis
trente ans pour les
fabrications militaires. Mais le même genre d'investissements
dans des secteurs civils de
pointe, (aviation et moteurs civils, électronique
et informatique,
machines-outils, produits chimiques et pharmaceutiques
par exemple) où la technique
française est à la traîne à cause du c a n c er
m i l i t a
i r e , auraient pu hier, et pourraient demain, sous un autre régime,
fournir le territoire
commercial aujourd'hui « mangé » par le domaine militaire.
On p e u t d
i r e p a r conséquent q u ' a u x préventions m o r a l e s f o n d a m e n t
a l es
q u i se d r
e s s e n t c o n t r e ce trafic, s ' a j o u t e n t , ou d e v r a i e n t s
' a j o u t e r , des impératifs
t e c h n i
q u e s : l'absurdité s'est ajoutée a u c r i m e i n t e r n a t i o n a l ,
et tout
c e l a est
à m e t t r e à la charge du système m i l i t a i r e q u e n o u s c o n n a
i s s o ns
d e p u i s
1945.
Il est enfin une dernière cause
de suspicion et de ressentiment contre
l'armée telle qu'elle est
aujourd'hui, ou plus précisément contre le rôle que
le pouvoir actuel entend lui
faire jouer : c'est sa fonction directement « policière
» de soutien d'un certain ordre
social. Cette intention, au moins cette
préoccupation, n'a jamais été
tout-à-fait absente depuis cent ans ; la classe
dirigeante se souvient
confusément de Versailles comme les travailleurs se
souviennent confusément de la
Commune. Mais, d'une part, les préoccupations
de politique extérieure avaient
le dessus, d'autre part le pouvoir de la
bourgeoisie n'était pas
sérieusement en danger, enfin l'absence, dans la
République parlementaire, d'un
pôle central d'autorité échappant à tout
contrôle réel (l'actuelle
Présidence de la République) empêchait toute mise
en forme d'une stratégie dans
ce domaine.
En 1944-45, par contre, l '
E s t a b l i s h m e n t a eu réellement peur, et l'élarg
i s s e m e
n t de la prise de conscience politique dans le monde du travail
(même s'il y a eu tout le
contraire d'un approfondissement) l'a placé devant
un péril durable, que la
division de la classe ouvrière et les guerres coloniales
n'ont conjuré que
provisoirement. Le R.P.F., puis le gaullisme de 1958
sont nés de cette crainte, et
la Ve République a fourni constitutionnellement
(que l'on songe à son article
16) les protections autoritaires contre tout
déplacement grave de
l'équilibre politique. L'ordonnance du 7 janvier 1959
portant « o r g a n i s a t
i o n générale d e l a défense » et modifiant la loi du 11 juillet
1938 sur « l ' o r g a n i s
a t i o n générale d e l a n a t i o n en t e m p s de g u e r r e » est
venu codifier l'idée de
l'utilisation de l'armée et généralement du système
militaire contre 1' « ennemi
intérieur ». Ces mots ne sont naturellement pas
dans le texte, mais sa nature
et l'expérience de son application prouvent
qu'il s'agit bien d'utiliser
l'armée contre le peuple.
Pour tous les usages
« L'état de défense » en effet
est totalement imprécis, et est défini comme
un « état permanent en cas de
menace », menace elle aussi tout-à-fait imprécise
: il appartient au Pouvoir
d'apprécier ce qui est menacé, et par qui... En
fait, cette ordonnance, qui
étend à toute la nation la notion de service militaire,
et cela pour une période qui
peut n'avoir rien de commun avec la guerre,
a été utilisée en 1961-62-63
pour des réquisitions de personnel antigrève
et en particulier pour tenter
de briser la grève des mineurs des Charbonnages
de France en mars 1963.
L'expérience n'a pas été concluante car
le climat ne s'y prêtait pas plus
que l'objet ; il manquait une mise en
condition psychologique de la
population qui ne pourrait intervenir que dans
une période de grave crise
politique. Mais il s'agissait à peine d'un rodage, et
on peut bien conclure avec D.
Arrive, M. Laffranque et B. Vandewiele,
auteurs de la brochure « L'Etat
de Défense » (8), qu'il s'agit ici de « l'arme
politique absolue ».
Entretemps, le développement
d'une idéologie justifiant l'usage intér
i e u r de l'armée
et la création d'un appareil approprié, ont fait leur chemin.
Jalons concernant l'idéologie :
citons les paroles du ministre Galley sur l'armée,
« d e r n i e r r e c o u r
s d e n o t r e société libérale en cas d e c r i s e intérieure
g r a v e »,
celles de Vanuxem sur l'association de l'armée à l'école, pour «perm
e t t r e à
l ' a d o l e s c e n t de passer sans t r a n s i t i o n d e l'école à
l'armée, évitant
c e r t a i
n e s c o n t a m i n a t i o n s désastreuses », celles du
général Maurin ; « L e rôle
d e l'armée
p r e n d u n e d i m e n s i o n n o u v e l l e et n e p e u t p l u s être
lié à la seule
e x i s t e
n c e d ' u n e m e n a c e m i l i t a i r e caractérisée » (7) et du
général Beauvallet
: « . . . n o u s e n v i s a g o n s l a m e n a c e d a n s u n
sens g l o b a l , p a s s e u l e m e n t m i l i taire,
mais d i p l
o m a t i q u e , économique, scientifique, culturel même » (8). On
pourrait en citer bien
d'autres, et de plus crues et précises, que les appelés
entendent dans les corps de
troupe de la part de personnages moins raffinés
que les sus-nommés.
Jalons concernant l'appareil :
mentionnons la création du « Groupe
Interministériel d'Etudes et de
Renseignement » (G.I.E.R.), regroupant tous
les services de renseignement
intérieurs et extérieurs, militaires et civils,
attaché essentiellement au
fichage et à la pénétration des milieux de gauche
; le « B u l l e t i n d ' e
x p l o i t a t i o n d u r e n s e i g n e m e n t s u r l ' a d v e r s a i r
e intér
i e u r », dépendant de
cet organisme, fiche région par région les membres du
P.CF., du P.S., du P.S.U., de
la C.F.D.T., de la C.G.T., etc. ; un exemplaire en
a été reproduit par « L e M
o n d e » au début de 1974. Un plan d'intimidation
ultime contre les
manifestations existe, avec participation de l'armée de l'air
et de l'aéronavale et lancement
de bombes fumigènes et lacrymogènes (mettons
que ce soit pour commencer). Un
service d'infiltration dans les milieux
de gauche a été créé sous les
ordres d'un officier supérieur. Le développement
de la D.O.T., « Défense
Opérationnelle du Territoire », a non seulement
pour objet d'organiser une
défense en profondeur en cas d'invasion, mais
aussi (et probablement surtout)
d'assurer la « cohésion de la population ».
Dans quel cas ? Bernard Rémy
répond, citant Michel Debré, qu'il s'agit de
« prévenir tout événement du
type Mai 1968 » (9). L'état de défense est une
conception très large...
La « démoralisation »
Enfin, l'ordonnance du 4 juin
1960, elle aussi texte arbitraire de l'Exécutif
jamais soumis au Parlement,
crée la notion nouvelle et ahurissante de
«
démoralisation d e l'armée en t e m p s d e p a i x », punie de 5 à
10 ans de
détention. Ce texte de c i r
c o n s t a n c e , édicté en application de la loi du 4
février 1960 sur le maintien de
l'ordre et la pacification en Algérie, fournit à
la classe dirigeante un moyen d
e v e n u p e r m a n e n t de répression contre toute
contestation de ses intentions
ou de son appareil dans le domaine militaire,
et la création par la loi du 15
janvier 1963 (visant l'O.A.S.) d'une juridiction
d'exception encore plus
arbitraire que les tribunaux militaires eux-mêmes,
alourdit encore les
possibilités répressives, comme les jeunes militaires et
civils actuellement poursuivis
en font l'expérience. Il s'agit là, sous prétexte
de « défendre la société
libérale » d'un tournant vers une société fascisante :
c'est le général Gardon, ancien
magistrat militaire qui l'écrit dans la G a z e t te
d u Palais du 4 août
1973 : « . . . l a réforme d u 4 j u i n 1 9 6 0 ne l a i s s e p a s d ' a
p paraître
très
inquiétante tant son c o n t e n u se s i t u e d a v a n t a g e d a n s u n
système
d e style f
a s c i s t e que d e style libéral... »
Le fascisme, ultime
organisation défensive d'une classe dirigeante qui
craint, à juste titre ou non,
de ne plus pouvoir maintenir son pouvoir par les
(7) R e v u e Défense Nationale, J u i l l e t 1 9 7 3 .
(8) Ibidem, août
1 9 7 3
(9) B e r n a r d Rémy, op.
cit.
méthodes habituelles de la
démocratie parlementaire, voire présidenteille,
peut avoir d'innombrables
visages, différents les uns des autres, et doit être
conçu comme un phénomène
général si on veut le reconnaître sous ses nouvelles
formes. Le mot même, recouvert
des images du passé, induit souvent
en erreur. C'est au phénomène
profond qu'il faut prendre garde...
J'ai décrit ici tout un
ensemble d'aspects du nouveau militarisme dans
notre pays ; cette analyse
n'est, je le répète, pas entièrement faite par les
personnes qui s'interrogent ni
même par les jeunes qui mettent l'armée
actuelle en question. Mais
l'incertitude et l'inquiétude sont assez profondes
et généralisées pour expliquer
ce qu'on appelle, avec euphémisme, un « malaise
». Notons que la législation
répressive et la mise au point de l'appareil
de répression ne sont pas postérieures
aux incidents qui se produisent depuis
quelques années à peine, mais b
i e n antérieures. Elles ne sont pas des réponses
à une crise ; elles ont
contribué à la produire, en multipliant la suspicion
dans le pays et les brimades
dans l'armée, en isolant le pouvoir de tout
contact avec les réalités
populaires, en l'orientant vers la répression au lieu
de la compréhension.
Il n'est pas surprenant que,
devant une situation aussi générale et des
maux aussi profonds, un nombre
de plus en plus élevé de jeunes appelés ait
réagi par des attitudes de
contestation, soit qu'ils aient refusé le service militaire,
et aient choisi l'objection de
conscience « légale », cette voie ridiculement
étroite et de surcroît
légalement cachée... soit qu'ils aient refusé tout
compromis et choisi
l'insoumission ou la désertion qui mènent à la prison ou
à l'émigration, soit qu'ils
aient décidé de militer, dans l'armée et devant
l'opinion, contre les abus
qu'ils constataient chaque jour et pour la transformation,
au minimum, des relations
intérieures au sein de l'armée : appel des
Cent, affaire Rémy,
manifestations de Draguignan, Nancy, Verdun, Karlsruhe,
Comités de soldats et
revendication du syndicalisme dans l'armée, etc.
Le vrai « risque » syndical
Le Pouvoir, et la classe
sociale qu'il sert, peuvent faire semblant d'ignorer
les réalités de cette crise,
l'imputer à un « complot international », mettre
en oeuvre une répression
impitoyable, en un mot chercher à casser le baromètre
plutôt que lire ses
indications, tout comme les hommes de L’ E s t a b l i s h m
e n t , au XIXe
siècle
et au début du XXe , refusaient d'admettre les revendications
du syndicalisme ouvrier. Mais
la colère des ministres, la lourdeur de
la répression, l'incapacité du
Pouvoir à accorder des concessions allant dans
le sens d'une certaine
démocratisation de l'armée (dont la très bourgeoise
République Fédérale Allemande
pourrait lui fournir l'exemple) - montrent
que nos dirigeants sont
peut-être encore plus conscients de l'enjeu que les
jeunes soldats eux-mêmes, et à
coup sûr que les forces de la gauche « officielle
».
Un syndicat de soldats, en
effet, comme celui qui existe en Hollande,
n'a, en temps normal, tout
comme les syndicats ouvriers, pas d'objet proprement
politique, mais essentiellement
un objet social : la défense des
conditions de vie. Mais il y a
des moments dans l'histoire où les syndicats
peuvent jouer un rôle essentiel
pour empêcher un coup militaro-fasciste au
service de la classe
dirigeante. La grève générale reste, à ces moments, l'arme
majeure des syndicats ouvriers.
Mais aujourd'hui, elle risquerait de ne
pas, à elle seule, pouvoir
faire face au péril, à cause de tous les dispositifs
mis au point depuis
l'ordonnance de 1959. Au contraire, la neutralisation de
tout rôle putschiste de l'armée
par les syndicats de soldats multiplierait la
puissance du monde du travail
devant le putsch.
Un excellent exemple en a été
donné par les comités de soldats, officiers
et sous-officiers qui ont, à
l'appel de De Gaulle, coupé les bras de la conspiration
des généraux en Algérie en
1961. En 1958, l'existence de tels organismes
aurait empêché une partie de
l'armée de menacer la République, et De
Gaulle déjouer les Ponce-Pilate
et de neutraliser l'autre partie. En 1968, des
syndicats de soldats auraient
réduit à néant le chantage gaullien : des comités
de soldats s'étaient d'ailleurs
créés spontanément, notamment en Alsace,
à Mutzig, mais
leur existence généralisée et n o r m a l e aurait eu un effet politique
décisif sur toute l'opinion et
sur De Gaulle lui-même.
Il est évident que Giscard,
Chirac, Poniatowski, Bourges et Bigeard,
pour ne citer qu'eux, ont
médité ces leçons de l'histoire - et refusent absolument
de laisser se mettre en place
une organisation nécessairement
pacifique et relativement «
conservatrice » à cause de son caractère large -
(comme les syndicats ouvriers
eux-mêmes) - mais qui, au moment précis où
les dirigeants du capitalisme
français estimeraient l'intervention de l'armée
indispensable - (par exemple
pour empêcher l'arrivée légale au pouvoir de
la gauche, quelques troubles
ayant été savamment suscités par des agents
du gouvernement pour créer une
situation de crise) - rendrait rigoureusement
impossible le « coup d'Etat par
en-haut ».
Au centre de la lutte sociale
Si l'on admet que tout ce qui
précède est à peu près juste, alors la crise
de l'armée dépasse de beaucoup
la querelle sur le climat intérieur des casernes,
auquel on la ramène
quelquefois. La question militaire est, me semble-til,
le noeud de la lutte de classes
dans notre pays. Non pas que le problème de
la structure de l'armée soit
plus important en soi que beaucoup d'autres qui
préoccupent les travailleurs.
Mais c'est vraissemblablement du succès ou de
l'échec de l'effort de
démocratisation de l'armée que dépendra, en fin de
compte, la victoire ou l'échec
des forces populaires dans un affrontement
final, dont il est peu probable
que la classe dirigeante le laisse se dérouler
démocratiquement et
pacifiquement. Dès lors, il est également peu probable
que l'actuel conflit sur la
structure de l'armée se résolve rapidement et aisément.
Toute concession réelle dans le
sens de la démocratisation détruirait
la valeur de l'armée comme
outil de répression. L'apaisement temporaire est
possible, mais bien douteux,
car trente ans d'expérience dans d'autres
domaines montrent que des
dirigeants sans imagination ni perspectives
compteront, comme toujours, sur
l'intimidation et la répression - qui ne
résoudront rien, et
n'apporteront même pas au Pouvoir un répit appréciable.
Une des grandes faiblesses de
la gauche française dans ce domaine,
c'est qu'elle s'est laissée
conditionner, dans un sens ou dans un autre, par
l'attitude de l'adversaire. Le
gros de la gauche « responsable » s'est laissée
imprégner, bon gré mal gré, par
ce que j'ai appelé le « militarisme
ambiant » ; inversement, les
éléments révolutionnaires ont rejeté ce climat
général avec exaspération,
jusqu'à refuser souvent de reconnaître qu'il
imposait des conditions à tout
processus de changement. Ainsi, il est impos114
La France et son armée
sible d'éluder le problème de
la défense nationale. Il est vrai qu'une agression
venue de l'extérieur - par
exemple de l'Est - est moins vraisemblable
qu'elle ne l'a jamais été, ne
serait-ce que parce que « l'équilibre de la terreur
» est une réalité (instable,
mais peut-être durable) et qu'aucune grande
puissance ne se soucie de le
bouleverser gravement. C'est d'ailleurs à cause
du « Yalta tacite »,
conséquence de cet équilibre, que les armées de l'Ouest
comme celles de l'Est peuvent
se tourner de plus en plus, à Paris comme à
Prague, vers le maintien de
l'ordre existant et la chasse à l'ennemi intérieur.
Mais rien ne garantit la permanence
de cette situation, et nous sommes
obligés d'envisager le «
cas-limite » de la rupture, même si elle ne se produit
pas dans un avenir prévisible -
parce que c'est en fonction de ce cas-limite
que le peuple acceptera, ou
non, le système militaire qu'on lui propose ou
qu'on lui impose, avec toutes
ses conséquences. Un système de défense doit
donc exister. Mais un tel
système, choisi par la gauche, n'a aucune concession
à faire au militarisme de l'autre
camp : ainsi, se rallier au maintien
d'une force de frappe atomique,
se persuader qu'elle peut être utile, avec
des raisonnements aussi
spécieux que ceux de ses partisans de droite, et cela
essentiellement parce qu'on
espère se laver ainsi de l'accusation d'antimilitarisme,
et séduire des officiers
nationalistes et anti-atlantiques, constitue
une lourde erreur. D'une part,
en effet, on fortifie la position gouvernementale
en consolidant ses arguments -
d'autre part, on perd l'occasion de rassembler
les éléments vraiment modernes
épars dans le corps des officiers,
qui connaissent l'inanité de la
stratégie atomique française et cherchent
d'autres solutions. Et bien
entendu, on déçoit toute la jeunesse...
Sur un autre plan, ne pas
soutenir, ou soutenir avec réticence, le mouvement
actuel de démocratisation de
l'armée, sous prétexte que l'on risque de
troubler le corps électoral, et
d'irriter les officiers et sous-officiers républicains
sur lesquels il faudra compter
demain, est aussi une tactique d'autruche.
Le corps électoral n'est pas
contre l'armée, mais n'est pas hostile à sa
démocratisation : il suffit
d'ouvrir sérieusement le débat devant lui. Si des
cadres républicains (mais aussi
autoritaires) craignent les syndicats de soldats,
il faut aussi ouvrir le débat
avec eux. Ces syndicats peuvent les aider
dès aujourd'hui, et leur être
indispensables un jour, si la classe dirigeante
engage l'épreuve de force. Si
certaines attitudes outrées les choquent, c'est
justement que l'absence de la «
gauche responsable » dans cette bataille a
déséquilibré le mouvement. Tout
cela peut être discuté et amélioré, à
condition de ne pas se laisser
intimider par le Pouvoir, à condition de ne pas
se cramponner, comme la droite,
au vieil ordre militaire.
cohésion, liberté, indépendance
En vérité, la crise militaire
actuelle oblige la gauche à ouvrir un débat
général et à faire preuve
d'imagination. Le plus tôt sera le mieux, et si les
idées avancées ici peuvent
apporter quelque contribution, tant mieux. L'essentiel
me paraît être ceci : il n'y a
pas, à l'heure actuelle, pour une puissance
moyenne comme la France, placée
dans une région sensible comme l'Europe,
d'autre défense que populaire.
La défense dépend, comme dirati
Michel Debré, de la « cohésion
du peuple », du fait qu'il constitue un tout
indissoluble, rebelle à
l'autorité étrangère, et qu'on ne matera pas avant
d'en avoir écrasé toutes les
parties. Mais cette « cohésion » ne peut être obte-
nue par un artifice policier du
genre D.O.T. ; la surveillance et l'encadrement
ne font pas l'unité.
L'unité ne peut résulter que
d'un fort sentiment populaire de liberté,
d'égalité et d'indépendance. Il
faut que le peuple ne se sente dominé et
exploité par aucune classe ou
caste. Il faut qu'il se reconnaisse dans son
gouvernement. Il faut qu'il ait
le sentiment que ses délégués décident eux mêmes
de son destin, et que celui-ci
n'est pas déterminé par le jeu compliqué
d'une lointaine alliance et par
les décisions d'hommes sur lesquels il n'a
aucun pouvoir. Autant dire que
cette « cohésion » postule d'une part un régime
de nature socialiste, ou au
moins une véritable démocratie tendant vers
le socialisme, d'autre part une
politique extérieure indépendante. De ce
point de vue, il faut noter que
les seuls pays dont les experts militaires
considèrent qu'ils ont, eu
égard à leur chiffre de population, une forte capacité-
défensive, tout en n'ayant
aucun armement nucléaire, sont des pays
neutres ou non alignés comme la
Suède, la Suisse, la Yougoslavie. Ces peuples
savent ou croient savoir pour
qui et pour quoi ils pourraient être appelés
à se battre. Alors que, au sein
de la coalition atlantique ou du bloc soviétique,
les plus grandes tensions
intérieures risquent de se développer en cas
de guerre.
Lutte certaine, contagion risquée
Autre idée : un pays ou un
groupe de pays qui refuserait de se lier à l'un
des grands blocs militaires, ne
serait pas, pour autant, « isolé ». Toute grande
puissance, si agressives que soients
ses intentions, voudra aujourd'hui
limiter le plus possible les
conflits où elle se trouvera engagée et ne pas les
laisser aller jusqu'au suicide
atomique général. Ce qui importe pour un pays
d'importance moyenne, c'est que
son occupation par l'ennemi ne puisse
jamais être facile et rapide,
que ce soit une tâche longue et ardue : en ce cas,
l'agresseur n e p o u r r a
p a s être c e r t a i n que cette difficile conquête ne provoquera
pas une généralisation de la
guerre, et une escalade nucléaire générale.
Il n'est pas nécessaire que cet
enchaînement soit c e r t a i n , il suffit qu'il soit
p o s s i b
l e . En ce cas, si ces perspectives sont claires avant l ' i n v a s i o
n , elles
constitueront le plus puissant
moyen de dissuasion. C'est une c e r t i t u d e de
cet ordre, sur l'opiniâtreté de
la défense yougoslave et une i n c e r t i t u d e correspondante,
sur la contagion et l'extension
du conflit, en dépit de l'absence
de pacte et d'alliance, qui ont
« dissuadé » Staline d'attaquer la Yougoslavie
entre 1948 et 1953, malgré la
catastrophe que le schisme titiste constituait
pour le système stalinien, et
malgré l'écrasante supériorité en effectifs et en
matériel dont disposait l'armée
soviétique. Cet argument de Bevan sur l'inutilité
des pactes du type « atlantique
», à l'époque de la prudence nucléaire,
est valable de façon
permanente.
A partir de ces considérations,
on peut définir quelques conditions techniques
auxquelles devrait répondre le
type de « défense populaire » dont je
parle. Remarquons d'abord qu'il
faut prendre la situation comme elle est
aujourd'hui, et non pas
raisonner en fonction de la défense collective d'une
« Europe » intégrée qui
pourrait être, pense-t-on, socialiste. A l'heure actuelle
et vraisemblablement pour de
longues années, toute Europe de type
supranational ne serait ni
socialiste, ni indépendante ; le capitalisme y
aurait un poids écrasant, le
centre économique et militaire en serait une
Allemagne occidentale
fonctionnant comme relais sous-impérialiste des
Etats-Unis (avec ou sans
gouvernement social-démocrate à Bonn) et la « défense
européenne » ne serait qu'un
cas particulier de la défense atlantique,
engageant le peuple français au
service de causes qui ne sont pas nécessairement
les siennes, l'exposant aux
conséquences d'initiatives sur lesquelles
il aurait peu d'influence, et
ne lui assurant même pas les possibilités d'autonomie
et de sécession éventuelle que
lui laisse encore le modèle classique
d'alliance que représente
l'O.T.A.N. aujourd'hui.
Un homme de gauche sérieux et
honnête doit repousser l'idée d'une
« défense européenne «jusqu'au
moment où de véritables démocraties socialistes
auraient été établies dans une
majorité des pays de l'Europe en question,
et cela d'autant plus
qu'accepter une telle organisation dès maintenant,
sous des prétexte extérieurs,
serait rendre inévitable l'intervention de « l'armée
européenne » au service de
l'ordre établi chaque fois qu'il y aurait danger'de
percée vers le socialisme dans
un pays d'Europe déterminé. Le jour
par contre où une pareille
Europe socialiste sera réalisable, il sera toujours
temps de voir s'il faut passer
d'une défense des puissances moyennes à une
défense de grande puissance.
Une vraie défense en profondeur
J'en viens précisément à cette
défense populaire d'une puissance
moyenne. Comme son adversaire
réellement dangereux risque d'être une
grande puissance nucléaire ou
une autre puissance moyenne appuyée par
une telle grande puissance, ce
qui revient au même, l'objectif ne peut être la
« victoire », mais, je le
répète, la prolongation du conflit. Deux objectifs doivent
donc être visés : à la fois
retarder si possible la percée des frontières,
mais aussi et surtout,
organiser une défense en profondeur qui ne puisse en
aucun cas être désorganisée par
l'occupation d'une partie, et même d'une
grande partie du territoire.
Ces principes n'ont rien d'extraordinaire et sont
d'ailleurs théoriquement à la
base de la stratégie française actuelle, mais les
conséquences n'ent sont pas et
ne peuvent en être tirées par la classe dirigeante,
ses gouvernements et ses chefs
militaires, d'une part à cause du
recours illusoire à la force de
frappe et à la stratégie de la « miniterreur »,
d'autre part à cause de la
nature de classe du régime, des liaisons internationales,
et des conceptions autoritaires
et policières qui en'sont la
conséquence.
Le premier objectif demande une
couverture militaire classique, au
sujet de laquelle il n'y a pas
grand'chose de nouveau à dire, sinon ceci : d'un
côté un effort de recherche
sérieux doit être accompli à partir du moment où
l'alibi atomique est abandonné,
et de l'autre, ce premier objectif ne devra
pas prendre une importance
disproportionnée, puisqu'on sait d'avance que,
vu l'inégalité des'forces, il
ne peut s'agir que de retarder l'ennemi. Le deuxième
objectif est l'essentiel. C'est
de la recherche méthodique des moyens
d'y parvenir et de la mise en
application persévérante des conclusions de
cette recherche que dépend
l'efficacité de la défense en profondeur, et le
caractère inquiétant et «
dissuasif » qu'elle peut avoir pour un adversaire
éventuel. Ici, la première
condition est bien entendu non pas de nature miliLa
taire mais politique ; j'en ai
déjà évoqué plus haut les termes généraux ; les
conséquences doivent en être
tirées jusqu'au dernier échelon. -
Ce qui veut dire qu'il doit y
avoir une homogénéité complète entre le
genre de société qu'il s'agit
de défendre et le genre de défense à mettre en
oeuvre. Contrairement à la
droite, qui fait reposer tout son système sur l'obligation,
l'autorité et la discipline, la
gauche doit proposer une défense fondée
sur la compréhension,
l'engagement personnel et le volontariat. Il ne peut
s'agir d'un volontariat absolu,
bien"sûr, pour des raisons d'organisation, de
préparation et de formation ;
mais la notion d ' o b j e c t i o n d e c o n s c i e n c e doit
être si largement et si
libéralement étendue que toute personne puisse aussi
bien refuser de participer à la
lutte que choisir son mode d'engagement.
L'expérience des pays où
l'objection de conscience est vraiment respectée
montre que l'abstention,
vis-à-vis du modèle « normal » proposé à la population
reste très minoritaire, et que
par contre la qualité de l'engagement de la
majorité en est très améliorée.
Les limites de la défense « non violente »
Certains veulent aller plus
loin et proposer comme modèle général pour
toute la nation une « défense
populaire non violente ». Leurs intentions sont
respectables, leurs arguments
ne sont pas sans valeur, mais il me semble
que cette idée se heurte à
plusieurs faits dont trois m'apparaissent fondamentaux
: le premier, c'est que le
caractère dissuasif d'une telle défense
paraît très problématique. S'il
n'y a ni bataille aux frontières, ni perspective
d,'une lutte militaire durable,
l'agresseur putatif imaginera difficilement
qu'il sera confronté à
d'énormes difficultés dans le pays, même si tel doit
être effectivement le cas. A
supposer que la « résistance non militaire » des
populations tchèques et
slovaques en 1968 ait été bien mieux préparée qu'elle
ne le fut, et qu'elle se soit
poursuivie bien plus longtemps que ce ne fut le
cas - il est douteux qu'une
telle perspective ait arrêté l'entrée des chars
soviétiques. Et il est par
contre probable qu'ils seraient entrés en Yougoslavie
après 1948 si une défense de ce
type, si élaborée fût-elle, avait été le seul
obstacle prévu par les
dirigeants yougoslaves.
Le second fait, c'est que ce
type d'engagement suppose une force d'âme
bien plus grande et une
préparation morale bien plus complexe que l'engagement
militaire. S'opposer sans arme
et sans aucun moyen de riposte offensif
à une troupe décidée à tuer
demande un héroïsme extrême, ou une
inconscience totale. Le premier
est rare dans le monde entier, la seconde
n'est pas commune dans un vieux
pays développé comme le nôtre. L'argument
parfois avancé par les
partisans de ce système, selon lequel les risques
seront moins grands si une
population sans arme n'amorce pas elle-même la
dialectique du meurtre, ne peut
tenir que s'il y a une sorte de « règle du jeu »
respectée par l'adversaire.
S'agissant par hypothèse de vastes affrontements
mettant enjeu, dans un sens ou
dans l'autre, le maintien d'un système
social, du capitalisme ou du
socialisme, dans une région du monde,
s'agissant de grandes
puissances dont aucune n'a jamais fait preuve d'excessives
précautions humanitaires dans
ce genre de conflit, on peut penser
qu'il s'agit surtout d'un voeu
pieux, ou bien le sabotage non violent de l'occupation
ennemie sera inefficace, et
alors quelle est son utilité ? Ou il sera effi118
La France et son armée
cace, et alors on traitera ces
saboteurs comme on traite le franc-tireur pris
les armes à la main.
Le dernier fait enfin, c'est
que, en admettant que les méthodes de la
« défense populaire non
violente » puissent présenter une certaine efficacité,
elles ne sont pas les seules,
et il n'y a pas de raison absolue de les privilégier
par rapport aux autres méthodes
- sinon en vertu d'une théorie du « mauvais
Karma », c'est-à-dire de la pérennité
néfaste des actes de mort et de
leurs conséquences, qui est
rarement invoquée par les défenseures modernes
et occidentaux de cette thèse.
Et on peut dire par contre que l'exemple
des résistances européennes
tend à prouver que l'usage p r a g m a t i q u e et non
exclusif des procédés de
résistance non militaire, comme le sabotage industriel
sous toutes ses formes, la
non-coopération, la propagande auprès de la
population amie et des troupes
ennemies ne peut être que grandement facilité,
au moins en l'état actuel des
esprits, par l'expérience d'une résistance
armée.
Toutefois, corollairement, il
serait de la plus haute importance de réfléchir
d'avance et de préparer
systématiquement des méthodes et un appareil
de résistance non militaire de ce
type, d'abord parce que cela offrirait une
possibilité effective de
participation à la lutte à la minorité qui, en conscience,
refuse le combat militaire, et
d'autre part, parce que ces procédés peuvent
être, en pratique, les seuls
qui restent à la disposition d'une partie de la
population (quelles que soient
ses préférences), à certaines époques et dans
certaines régions.
la défense populaire armée
Venons-en à la résistance
militaire en profondeur. Elle suppose,
répétons-le, une conception
politique et idéologique ; on pourrait dire, sans
théoriser à l'extrême, qu'elle
doit être dans une large mesure « autogestionnaire
». Les notions de front
continu, de commandement centralisé, de discipline,
passent au second plan.
L'esprit d'initiative, l'indifférence à l'isolement
et à l'encerclement doivent
être au premier plan. Il y a des exemples
classiques, non seulement au
cours des guerres de guérilla, mais au cours de
conflits de forme
traditionnelle. La bataille acharnée de certaines unités
allemandes dans les « poches de
l'Atlantique » est un cas auquel on pense
rarement, parce que l'on ne
voit que l'aspect discipliné et totalitaire de l'armée
allemande, et non le
développement important de l'esprit d'initiative
des individus et des petits
groupes qui était lié .à la généralisation du « Fùhrerprinzip
».
Dans les conditions d'une
démocratie socialiste, cela suppose la transformation
radicale de l'esprit des
casernes et des relations entre les cadres
et la troupe, une formation
politique sérieuse de tous les citoyens, la lutte
contre l'inertie et l'esprit
d'obéissance aveugle, le développement maximum
de l'esprit d'initiative : il
suffit d'écrire ces mots pour décrire une véritable
révolution militaire dans notre
pays. Il faut aussi, naturellement, que ces
transformations morales soient
accompagnées d'une modification profonde
des formules de mobilisation et
d'encadrement. L'unité de vie et de travail
doit devenir, dans de nombreux
cas, le centre de regroupement et d'armement
; le principe suisse de l'armée
de milice avec une partie appréciable de
l'armement entre les mains du
citoyen, doit être sérieusement envisagé.
L'objection selon laquelle il
serait trop dangereux d'armer des citoyens qui
n'ont pas l'esprit civique des
Helvètes, doit être repris à l'envers : c'est dans
une large mesure parce que l'on
fait confiance au citoyen suisse qu'il a l'esprit
civique tant vanté, et c'est
aussi parce que tous les citoyens ou presque
sont armés, qu'il est
rigoureusement impossible à une minorité politique de
s'emparer du pouvoir. Le
réflexe policier de méfiance, hérité d'une longue
tradition française, va, ici
comme ailleurs, à rencontre de ses objectifs
déclarés.
Quoi qu'il en soit, le principe
de l'armement individuel à domicile n'est
pas ici l'essentiel. Ce qui l'est,
c'est la décentralisation de la défense, et l'extrême
multiplication de ses formes
possibles. Le problème de l'armement est
naturellement posé. Il y a
quelques années, on aurait pu me répondre « que
voulez-vous que ces unités
restreintes et mobiles fassent contre des tanks et
des avions ? ». Or, ce problème
a été radicalement modifié par l'apparition
des nouvelles armes
individuelles. Aujourd'hui, un combattant isolé ou un
petit groupe sachant se servir
de l'armement ultra-moderne de type personnel
ou de type collectif léger,
canons sans recul, fusées anti-tanks individuelles
à guidage thermique, etc. peut,
avec une probabilité considérable, détruire
un engin blindé énorme et
coûteux (ou un avion encore plus coûteux s'il se
hasarde à voler plus ou moins bas).
Et l'armement anti-aérien guidé contre
les appareils volant en
altitude est lui-même accessible à une armée de guérilla
: on l'a vu au Vietnam. Les
progrès dans ce domaine ne sont pas près de
s'arrêter, et beaucoup
d'experts considèrent que, comme il est arrivé au
cours de l'histoire, la
technique a de nouveau donné la r e v a n c h e au f a n t a s s
i n .
Une pensée à changer
On pourrait continuer encore
longtemps sur ce thème, mais j'ai voulu
seulement indiquer une ligne de
pensée. Je souligne qu'il ne s'agit pas là
d'utopies d'intellectuels
incompétents : nombre de ces vues sur la nature de
l'armement et de la stratégie
sont partagées par des militaires de carrière,
dont il n'est nullement certain
qu'ils soient « de gauche », tant il est vrai que,
dans ce domaine comme dans
d'autres, les options politiques justes peuvents
s'accompagner d'une technicité
retardataire et de conformisme dans le
domaine professionnel. Je
pense, je le répète, que les idées brièvement suggérées
ici, ont l'avantage d'ouvrir
une perspective, qui est cohérente avec le
genre de société que la gauche
entend promouvoir. A ce seul titre déjà elles
méritent examen, non pas pour
satisfaire à un goût cartésien de l'homogénéité
intellectuelle, mais parce que
cette homogénéité peut renforcer de
diverses manières les facteurs
accroissant la « cohésion du peuple », sa
volonté et sa capacité de
résister longuement à un adversaire.
Si on leur reconnaissait une
certaine valeur, il est évident que cela supposerait
un bouleversement total, non
seulement des conceptions diplomatiques
et de la stratégie, de la
préparation morale et matérielle des soldats et
de la structure de l'armement,
mais aussi, par exemple, des recherches et
des expériences en matière
d'armement. Ainsi, les grandes puissances
nucléaires qui disposent
pourtant d'autres possibilités stratégiques, ont fait,
dans le domaine des armes
individuelles et légères, de beaucoup plus grands
efforts que l'armée française,
où le centre de gravité de la recherche, de la
mise au point et de la
fabrication industrielle a été placé sur les avions de
guerre, les blindés, les
vecteurs lourds ou demi-lourds, sans parler des
engins atomiques et des
sous-marins nucléaires... dont il est probable qu'en
cas de conflit réel en Europe,
les uns ne seraient jamais utilisés par les forces
armées françaises, et les
autres ne le seraient peut-être que pendant très peu
de temps.
Dernière remarque : les idées
exposées ici n'ont ni la prétention de proposer
une parade certaine à tout
conflit, ni une dissuasion certaine d'un
adversaire éventuel. Mais aucun
système ne peut sérieusement le promettre.
En particulier, si un conflit,
quel qu'il soit, se déclenchait dans une
région sensible du monde, si
les armes atomiques y étaient utilisées, que ce
soit par calcul délibéré, par
erreur ou par accident, si, comme le pensent
beaucoup d'experts étrangers (à
l'inverse des spécialistes complaisants
dévoués au gouvernement
français), l'escalade devenait alors inévitable des
armes « tactiques » aux armes «
stratégiques », si, toujours contrairement
aux espoirs des mêmes
personnages, l'enchaînement devenait alors total et
une guerre d'anéantissement
s'engageait entre les deux blocs, toute espèce
de « défense nationale »,
classique ou moderne, centralisée ou décentralisée
perdrait son sens.
Mais aussi bien, il est inutile
de se placer dans cette hypothèse où il n'y
aurait rigoureusement rien à
faire, si ce n'est espérer que, comme dans le
rêve futuriste d'Aldous Huxley,
une Australie quelconque fût relativement
épargnée par l'empoisonnement
mortel du nord et du centre de la planète.
Ce qu'il faut, c'est essayer
d'éviter à tout prix que s'enclenche jamais ce
genre d'engrenage. Or, le
maintien de la paix mondiale ne sera pas le résultat
de souhaits pieux, ou de discours
pacifiques associés à la résignation
devant le jeu des grandes
puissances, mais des efforts acharnés de la diplomatie
et de la propagande des nations
indépendantes de ce jeu. Ce qui suppose,
en premier Heu, en ce qui nous
concerne, un changement radical des
façons de penser de ceux qui
occupent ou occuperont le pouvoir, et cela