DE DÉMOCRATIE
APPROCHE
BIOLOGIQUE DU PROBLÈME
L’IDÉE
DE DÉMOCRATIE n'est pas un de ces concepts abstraits
que nous
puissions espérer préciser — comme
i
l arrive par exemple en géométrie — par simple
ratiocination.
Pareille à d'autres notions (Évolution, Progrès,
Féminisme,
etc.) dont ont vécu tant d'idéologies modernes,
elle n'a été
à ses origines, et elle n'est encore pour une
large part,
que l'expression approchée d'une aspiration profonde,
mais confuse,
qui cherche à venir au jour et à se formuler.
— De ce chef,
le problème de son élucidation relève
autant (sinon
plus) de la psychologie que de la logique. Toute
notre vie, à
chacun de nous, ne se passe-t-elle pas, à travers
une série de
gestes souvent contradictoires en apparence, à
essayer de
nous déchiffrer? — Or, afin de se déchiffrer, ne
faut-il pas
connaître d'abord sa nature, son histoire, son tempérament?
Voyons si,
par hasard, la montée moderne, et, par suite,
l'essence
secrète de l'idée de Démocratie ne deviendraient pas
plus
compréhensibles si, laissant provisoirement de côté les
faces
politiques et juridiques du problème, nous essayions
d'aborder le
sujet en partant de la Biologie?
L a question
posée était : « Qu'est-ce que la Démocratie? »
Ne serait-il
pas plus exact et plus fructueux, modifiant légèrement
les termes,
de nous demander : « Qu'est-ce au juste
qui se cache derrière
l'idée de Démocratie? »
I.
ÉTAT ÉVOLUTIF PRÉSENT DE L'HUMANITÉ
Pratiquement,
tous ceux (ethnographes, politiciens, économistes...)
qui font
profession d'étudier et de construire la
Société
travaillent comme si l'Homme social était entre leurs
mains une
cire vierge qu'ils peuvent pétrir à volonté : ceci
sans se
douter, apparemment, que la substance vivante qu'ils
manient est
au contraire, de par sa formation même, marquée
de certaines
lignes de croissance étroitement définies, —
lignes assez
souples pour se laisser utiliser par les architectes
de l a Terre
nouvelle, mais assez fortes aussi pour faire sauter
tout essai
d'arrangement qui ne les respecterait pas.
Ceci posé,
parmi les diverses propriétés structurelles inhérentes
à l'étoffe
humaine, la plus fondamentale (ou, pour
mieux dire
celle dont dérivent toutes les autres) est certainement
pour
l'Humanité de se trouver — par double effet de
compression
planétaire et compénétration psychique — en
cours
d'irrésistible unification et organisation sur elle-même.
Ceci
toutefois sous la réserve suivante (absolument essentielle)
que, pour
être viable et stable, l'unification obtenue
doit avoir
pour résultat non d'étouffer, mais d'exalter l'originalité
incommunicable
de chaque élément du système unifié :
chose
possible, ainsi que le prouvent, à échelle réduite, tous
les cas
d'équipes ou associations bien réussies. E n fait, pour
un
observateur averti, i l apparaît complètement évident qu'on
empêcherait
plutôt la Terre de tourner que l'Humanité de se
mouvoir,
laborieusement mais irrésistiblement, d'un double
mouvement
conjugué, vers une personnalisante totalisation.
— Cette situation
évolutive (rattachable à un mouvement
d' «
enroulement » beaucoup plus général encore, c'est-à dire
d'ampleur
cosmique) a pu rester inaperçue aussi longtemps
que la
socialisation humaine en est restée à sa phase
d’expansion (occupation
ubiquiste de la Terre). Mais
devient de
plus en plus reconnaissable à mesure que se
dessine mieux autour
de nous la deuxième phase — où nous
venons tout juste
d'entrer — d'une socialisation de compression.
Et c'est
elle, si je ne me trompe, qui, dans la mesure où
elle
commence à
pénétrer notre conscience, remue au fond de
nos âmes le
monde trouble des aspirations dites « démocra-
tiques ».
D.
DEFINITION ET INTERPRETATION BIOLOGIQUES
DE
L'ESPRIT DE DÉMOCRATIE
Admettons en
effet que 1' « emballement »
moderne, si
étrangement
contagieux, pour l'idéal « démocratique » ne
soit pas autre chose que le sentiment, doublé
d'attrait, pris
par l'Homme, du mouvement qui, par organisation
collective
du groupe zoologique auquel i l appartient, le fait
dériver
vers certains états
nouveaux de super-personnalisation, — ou,
ce qui revient au
même, de super-réflexion. Identifions,
autrement
dit, « esprit de Démocratie » avec « sens évolutif »
ou « sens de l'Espèce » (ce dernier signifiant, dans
le cas de
l'Homme, non plus seulement tendance à la permanence
par
propagation, mais volonté de croissance par arrangement,
de l'espèce sur elle-même). — II n'en faut pas
davantage,
me
semble-t-il, pour voir se préciser une foule de points
demeurés
obscurs, et se résoudre sans effort (au moins en
théorie)
certaines inquiétantes antinomies.
Montrons-le
d'abord à propos des trois attributs légendaires
(Liberté,
Égalité, Fraternité) indissolublement associés dans
notre esprit
à l'idée de tout gouvernement du peuple par le
peuple; — et
ensuite dans le cas du conflit, plus vif que jamais,
qui ne cesse
d'opposer entre elles les deux formes, libérale et
socialiste,
de Démocratie.
a) Liberté, Égalité, Fraternité.
En 1789, ce
slogan fameux a galvanisé l'Occident. Tant
s'en faut
cependant, les faits l'ont prouvé, que son contenu
fût clair à
l'esprit de ceux que son feu allumait. Liberté :
pour tout faire?
Égalité : sur tous les points? Fraternité : basée
sur quels liens
communs?... Aujourd'hui encore, ces trois mots
magiques sont
beaucoup plus sentis que compris. Or leur attirance,
certaine,
mais vague, ne prend-elle pas figure mieux
définie
aussitôt qu'on se place au point de vue biologique
que je viens
de suggérer?
Liberté :
c'est-à-dire chance offerte à chaque homme (par
suppression
des obstacles et mise en main des moyens appropriés)
de se «
trans-humaniser », en allant j u s q u ' a u bout de l u i -
même.
Égalité :
c'est-à-dire droit, pour chaque homme, de p a r t i ciper,
suivant ses
qualités et ses forces, à l'effort commun de
promouvoir, l
' un par l'autre, l'avenir de l'individu et celui
de l'espèce. —
En vérité n'est-ce pas ce besoin et cette
exigence
légitimes de participation à l'Affaire Humaine (c'est-à-
dire ce
besoin éprouvé par chaque homme de vivre c0-
extensivement
avec l'Humanité) qui, plus profond que
toute
revendication matérielle, agite en ce moment certaines
classes et
certaines races laissées jusqu'ici « en dehors
du jeu »?
Fraternité :
c'est-à-dire, d'homme à homme, sens d'une
interliaison
organique fondée, non pas seulement sur notre
coexistence
plus ou moins accidentelle à la surface de la Terre,
ou même sur
quelque descendance commune, — mais sur
le fait de
représenter, tous ensemble, le front extrême, la pointe
d'une onde évolutive
encore en pleine course.
Liberté,
Égalité, Fraternité, non plus indéterminées,
amorphes et
inertes, — mais dirigées, orientées, dynamisées,
par
apparition d'un mouvement de fond qui les sous-tend
et les
supporte.
Grâce à cette
mise en route, tout ne devient-il pas plus clair,
véritablement?
b) Démocratie
libérale et Démocratie dirigée.
Le
questionnaire de l’ U . N . E . S . C . O . mentionne en passant
le contraste dénoncé par de Tocqueville entre «
démocratie »
et « socialisme ». Et, d'une manière plus générale,
l'objet non
dissimulé de
l'enquête tout entière est de chercher à résoudre,
au moins conceptuellement, la tension qui oppose en
ce
moment, sur
ce terrain même, l'Est et l'Ouest du Monde.
Eh bien, le
si étrange et persistant clivage qui ne cesse de
faire
ré-apparaître, au sein de tous les mouvements dits
•
démocratiques », les deux notions opposées de libéralisme
et de dirigisme (c'est-à-dire d'individualisme et de
totalitarisme)
ne
s'explique-t-il pas tout seul si l 'on remarque que
ces deux
formes en apparence contradictoires d'idéal social
correspondent
simplement aux deux composantes naturelles
(personnalisation
et totalisation) dont la conjugaison définit
biologiquement
l'essence et les progrès de l'Anthropogénèse?
Ici centrage
du système sur l'élément; là au contraire, sur
le groupe.
Tantôt le premier, tantôt le second des deux vecteurs
qui se
détache et qui l'emporte sur l'autre, au point de
vouloir tout
absorber. U n pas à droite, u n pas à gauche...
en cela, aucune
contradiction de fond, — mais seulement
décalage,
dysharmonie, — ou même (pourquoi pas?) alternance
inévitable et
nécessaire. Biologiquement, je le répète,
pas de
Démocratie véritable sans combinaison balancée des
deux facteurs
complémentaires s'exprimant, à l'état pur, l ' un
en régimes
individualistes, l'autre en régimes autoritaires.
Mais un jour,
tout justement, comment opérer, pratiquement,
pareille
harmonisation?
III.
LA TECHNIQUE DES DÉMOCRATIES
Comme de
juste, une large part des questions posées par
l ' U . N . E
. S . C . O . concerne l'examen et la critique des formes
actuellement
existantes, ou des méthodes actuellement employées
en
Démocratie. En cette matière, où je manque
entièrement
de compétence, je me contenterai de faire (toujours
du point de
vue biologique) les trois remarques que
voici :
a)
Tout d'abord, en vertu même de ce qui précède, deux
conditions
générales doivent être absolument respectées par tout
projet
d'institution démocratique. L a première c'est de laisser
à l'individu un
angle maximum d'orientation libre à l'intérieur
duquel
développer son originalité (la seule condition
imposée
théoriquement à cet angle étant de s'ouvrir en direction
des valeurs
croissantes de réflexion et de conscience);
et l a
seconde — compensatrice de l a première — c'est d'assurer
et de
favoriser l'établissement des courants de convergence
(organisations
collectives) au sein desquels seuls, en définitive,
en vertu des
lois mêmes de l'Anthropogénèse, les initiatives
individuelles
peuvent trouver leur achèvement et leur
consistance.
Judicieux mélange de laisser-faire et de fermeté.
Problème de
mesure, de tact, d '« art », pour l a solution duquel
on ne saurait
donner de règles absolues, mais dont, en chaque
cas
particulier, chaque peuple est parfaitement capable de se
tirer pour
son propre compte, — pourvu qu'en lui l'instinct
de progrès et
de « sur-humanisation » soit suffisamment développé.
b)
En deuxième lieu, et par suite, c'est seulement à
travers
de nombreux essais
et tâtonnements que l'idéal démocratique
(comme la V i
e elle-même) peut espérer réussir à se formuler,
et bien plus
encore à se matérialiser. Malgré les conditions
compressives,
unifiantes, auxquelles nous nous trouvons soumis,
l'Humanité
est encore formée de pièces terriblement
hétérogènes,
inégalement maturées, dont la « démocratisation
» ne peut
s'opérer qu'à force d'imagination et de souplesse,
suivant des
modalités variant avec chaque fraction du Monde
considérée.
c)
Enfin, et pour conclure, c'est de l'entretien et
de l'accroissement
dans la
conscience humaine de ce que j ' a i appelé le
Sens
de l'Espèce que dépend, en dernier ressort, l a réalisation
sur Terre
d'un arrangement social vraiment démocratique.
— Seule en
effet une puissante polarisation des volontés
individuelles,
après avoir guidé chaque fragment d'Humanité
vers la
découverte de sa forme particulière de liberté, peut
assurer la
convergence et l'agencement de cette pluralité en
un seul
système planétaire cohérent. — Et seule, surtout, elle
peut, dans l'assemblage
ainsi constitué, faire régner l'atmosphère
de
non-coercition, c'est-à-dire d'unanimité, en quoi finalement
consiste
l'ultime et fuyante essence de la Démocratie. *
Pierre Teilhard de Chardin
Oeuvres , Le Seuil, Tome 5, L'avenir de l'homme, pages 307 à315
*
Inédit, Paris, 2 février 1949.
Pour l ' U .
N . E . S . C . O , en réponse à une enquête.