J. BOLY, Le journal d’un mutant de l’île de Gorée, Bruxelles, CEC, 1987 p.15 à 21.
4. Vivre au soleil (p.15)
Il peut être agréable de découvrir l’Afrique en passant, entre deux palaces qui vous bercent dans l’air conditionné. Mais vivre au soleil de l’Afrique, tous les jours, pendant quelques mois, cela suppose que vous changiez de peau.
C’est comme si la mappemonde avait basculé pour vous projeter sur l’autre face. Quand le matin, réveillé par les vagues de l’océan, vous ouvrez la fenêtre de votre chambre, inutile de vous demander s’il fera beau ou s’il pleuvra. Il fait déjà beau. Gorée s’éveille. Le petit marché a pris forme. Les filles puisent l’eau à la fontaine. Les gosses débouchent de tous les coins dans la direction de l’école. Les balayeurs n’ont pas fini de déplacer le sable sur l’allée de l’Espadon. Le commissaire de police est déjà sur son siège. Les vieux palabrent au pied des filaos ou égrènent leur chapelet à l’ombre du Coran.
Il fait tous les jours beau sous le ciel de Gorée et jusqu’à la tombée du soir, l’immense place qui s’étire autour du baobab sera pleine de cris d’enfants et de rythme multicolore.
Vous pourrez sortir en manches courtes ou aller vous baigner. Vous pourrez flâner à loisir ou engager la parlote à chaque pas. Vous ne rencontrerez que des sourires et de l’amitié. Pour une fois, les cartes illustrées ne vous ont pas menti. Vous êtes dans un pays où les gens vivent dehors, où les paysannes se font des coiffures de reine, où la couleur des boubous répand partout un air de procession.
Vous avez donc changé de peau et d’environnement. Vous avez cessé d’être tendu pour vivre au rythme de la chaloupe. Vous savez qu’un tourbillon de microbes et de virus vous assaille de toutes parts, loin du confort et de l’hygiène de vos pays nantis. Mais vous n’y pensez guère. Vous êtes « sous nivaquine ». Vous vivez au soleil !
5. Le rythme de la chaloupe (p.17)
Quelle autre mutation que celle de devenir insulaire, de vivre complètement coupé du continent, entouré par l’immensité des eaux !
La vie, la végétation, les bêtes, les gens, tout bat à un rythme différent. C’est la chaloupe « Blaise Diagne » qui en est le balancier. Son arrivée, plusieurs fois par jour, est une vraie fête africaine. La chaloupe, c’est un flot de touristes qui débarquent émerveillés, c’est tante Louise qui rentre d’avoir fait son marché, ce sont les signares de jadis, en mal de retrouvailles, c’est le poisson et la boisson que l’île attend, ce sont les enfants et le piaillement multicolore, c’est l’Afrique !
Il m’est arrivé souvent de contempler l’océan et de rêver. Comment cette petite roche basaltique, émergée de l’ère tertiaire, n’a-t-elle pas été engloutie par cette mer agitée qui la ceinture de toutes parts ? On raconte qu’un Voltaïque qui n’avait jamais vu la mer, s’est senti terriblement oppressé lorsque, le soir, il vit s’éloigner la dernière chaloupe. Pour ma part, je respire. Je me sens comme dans un navire au milieu des flots, à la merci de la nature qui me soutient comme une mère. Je redécouvre la création dans un tête à tête quotidien et familier, au pied du baobab séculaire dont j’ai fait cent fois le tour ou sur la falaise du Castel, plongeant dans l’azur, à l’infini.
Le rythme de la chaloupe, c’est la nonchalance, la prestance, l’élégance de la femme goréenne qui peut faire place, le soir, au théâtre de verdure, à une fiesta endiablée où resurgit l’Afrique des profondeurs. « Nous sommes les hommes de la danse dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur » dit Senghor dans le Poème aux masques.
6. Le temple de l’esprit (p.19)
A l’université des mutants, il n’y a pas d’église, mais une salle d’exposition.L’homme s’y recueille et participe en silence, dans cet espace éternel où souffle l’esprit, au dialogue des cultures et des civilisations.
Il est rare qu’on puisse vivre et méditer dans les musées du monde, toujours conditionnés par les heures d’affluence et les heures d’ouverture. Le temple des mutants est largement ouvert à toutes les heures de la journée. On peut s’y arrêter pour la contemplation ou s’y agenouiller pour la prière.
Autour d’un pivot constitué par un impressionnant masque balouba du Zaïre, défilent, dans un univers au microcosme, l’étrange visage de Néfertiti, une montagne de Fan K’uan, vivante comme l’homme dans la nature, et une nymphe hindoue dont la danse voluptueuse s’épanouit dans les courbes du divin.
Mais arrêtons-nous plus longtemps devant ce masque balouba. « Le masque africain, écrit Roger Garaudy, est un condensateur d’énergie : il porte en lui la sagesse, la puissance et la beauté de toutes les forces vivantes de l’univers : celle des ancêtres, de la nature et des dieux. Et la danse, ce symbole heureux de l’acte de vivre, exécutée sous ce masque, irradie cette force dans la communauté. Tel est l’art total qui nous permet une conscience nouvelle de nos rapports avec la nature, avec les autres hommes et avec le divin. »
Cette tête humaine encornée, énorme au sommet de sa robe de paille, n’évoque-t-elle pas, en effet, une puissance, une harmonie, une transcendance qui nous conduit bien au-delà de la réalité sensible ?
Un regret cependant : celui de ne pas rencontrer, dans ce concert universel, l’image de ce « hourra de pierre » que Paul Claudel appréciait tant à Vézelay.
7. La marque des esclaves (p.21)
Sans doute le père Delcourt, historien de Gorée, a-t-il raison. Gorée n’a pas été le seul enfer de l’esclavage et la maison des esclaves, qui ne fut construite qu’en 1780, n’en a peut-être pas vu passer autant que le conservateur veut bien dire.
Est-ce une question de chiffres ? Admettons que, pendant près de deux siècles de comptoirs européens, le nombre des esclaves de traite à quitter Gorée n’ait pas été supérieur à deux cents par année. Admettons que, sur deux partants, un seul était sénégalais, parce que les habitants du Sénégal ne se livraient pas entre eux et qu’il fallait se contenter des prisonniers de leurs guerres intestines. Admettons que les esclaves de case – ceux qui restaient à Gorée auprès de leurs signares – n’étaient pas trop mal traités.
La belle affaire ! Les esclaves de Gorée n’ont-ils pas été des esclaves ? N’ont-ils pas été parqués dans l’île où l’on trébuche à chaque pas sur des traces d’esclaverie ? N’ont-ils pas été marqués au fer rouge avant d’être entassés dans les cales étroites des bateaux négriers ? N’ont-ils pas, ces jours-là, fait monter aux fenêtres des belles demeures depierre une odeur de chair brûlée ? N’en rajoutons pas. C’est bien assez d’avoir été une saignée dans une hémorragie qui a coûté, au bas mot, quarante millions de vies à l’Afrique !
Peut-on être européen et mutant, sur cette terre de Gorée, sans sentir en soi-même, comme un fer rouge, la marque des esclaves ?