20 décembre 2011

Le nouveau désordre mondial

ROGER GARAUDY, qui revient du Brésil où il s'est procuré un certain nombre de documents préparatoires à la conférence de Rio, était l'invité hier du Club de la presse «Huma»-TSF. Il est d'abord questionné par Alain Bascoulergue sur l'avenir de l'Europe dans la perspective du traité de Maastricht. Le philosophe vient de publier «Les Fossoyeurs», aux Editions de l'Archipel (1). L'essai porte en sous-titre «Un nouvel appel aux vivants». Il y écrit que cette Europe en construction équivaut à «créer un espace économique darwinien», soit de «sélection naturelle».
«Il ne s'agit pas seulement d'un espace où les plus aptes dévorent les autres. Cette Europe est un centre isolé du tiers-monde. Maastricht ne comporte pas une ligne concernant les pays non développés. C'est une folie; pis, c'est une logique. Il s'agit de la constitution d'une entité ouverte à la fois aux Etats-Unis et au Japon. La France, en ce qui la concerne, risque de devenir un petit tiers-monde de l'Europe. L'Europe est le club des anciens colonialistes: les pionniers, avec l'Espagne et le Portugal; les grands empires, avec l'Angleterre, la France, la Belgique, la Hollande; les «tard venus», avec l'Italie et l'Allemagne, ils y sont tous.» Roger Garaudy évoque ici les récents événements qui montrent que les décisions du GATT l'emportent sur celles de Bruxelles en matière de politique agricole commune. «Ce club est une forme de colonisation de l'Europe par les Etats-Unis. Une coupure avec le tiers-monde, alors que l'avenir de la France, c'est le sud de la Méditerranée et, à travers cela, l'Afrique et le reste de la planète.»
Arnaud Spire fait remarquer ici que le tiers-monde est plus proche de l'Europe qu'on ne le croit. Le renoncement à la politique agricole commune au profit du GATT va obliger les agriculteurs européens à mettre 15% de leurs terres en friche au moment où les conséquences de la famine dans le tiers-monde se soldent par un minimum de 40.000 morts par jour. Enfin, l'alignement des prix à la production sur le cours mondial ne signifie-t-il pas que le pillage des matières premières, comme il se pratique dans le tiers-monde, va être étendu sous des formes spécifiques aux anciens pays socialistes et aux membres de la CEE, France comprise?
Roger Garaudy acquiesce. «Alors que 60 millions d'êtres humains par an meurent de faim ou de malnutrition sur la planète, il est juste de remarquer que la croissance de l'Occident coûte au sous-développement des sommes de plus en plus folles. Le mot «sous-développement» est une imposture. La réalité, c'est que l'écart entre le tiers-monde et le monde actuel a doublé dans les dix dernières années. Les textes du sommet de la Terre qui s'ouvre à Rio de Janeiro - dont je suis revenu il y a trois semaines - le confirment. Faut-il s'étonner si, dans ces conditions, nous allons vers de graves convulsions? Le problème central de notre époque, c'est cet «Hiroshima par jour» imposé au tiers-monde par l'Occident.»
Abordant le sommet de Rio, il considère «qu'on n'en attendra rien» et trouve l'ensemble «tout à fait négatif». Il cite différents projets qui ont été présentés, par les Etats-Unis, par «la bande des Sept» (les pays les plus industrialisés). Notamment le texte préparé par les Japonais, qui propose «d'accroître l'accès au marché des pays industrialisés dans le contexte de l'Uruguay Round (le GATT), ainsi que les investissements privés et les transferts de technologie».


«L'INGERENCE, dit-il, est pratiquée depuis longtemps.» Ce ne sont pas les Brésiliens qui détruisent l'Amazonie au bulldozer, au rythme de 80 terrains de football par jour, «c'est Goodyear, Nippon Steel, Volkswagen et Nestlé». Il évoque la construction du barrage de Tucurui, qui va inonder des milliers d'hectares de forêt, «pour vendre à 180 dollars le mégawatt ce qui est coté sur le marché mondial 281 dollars». Donc, non seulement «il ne s'agit pas d'accélérer l'ingérence comme le veut M. Rocard, mais de dire à ces gens-là, fichez-le camp, vous êtes en train de détruire la planète». Autrefois, les Etats-Unis pouvaient se servir des dictatures militaires, mais ils ont accepté très volontiers de les remplacer par de prétendues démocraties avec des Collor pour le Brésil, avec des Menem pour l'Argentine, à condition qu'ils continuent la même politique, c'est-à-dire qu'ils payent les dettes et qu'ils oublient les crimes de la dictature militaire.
Mais qu'en est-il des «grands défis posés à l'humanité tout entière», interroge Alain Bascoulergue: la protection des climats, la préservation de la diversité des espèces végétales et animales. Faut-il adopter une charte comme le proposent les organisations non gouvernementales afin de répartir? C'est là «une utopie au mauvais sens du mot», répond Roger Garaudy. En exploitant rationnellement la forêt amazonienne, selon les règles les plus simples, il est possible avec la biomasse de fabriquer deux fois plus d'énergie que l'ensemble du pétrole fourni par l'Arabie Saoudite, mais à condition que cette forêt ne soit pas saccagée par les multinationales «qui s'abattent dessus comme un vol de corbeaux».
«Nous faisons diversion quand nous parlons de l'intégrisme, de la Thaïlande, ou que sais-je», poursuit-il. «Il y a un ennemi et un seul, c'est la domination mondiale des USA.» Il suggère quelques propositions pour y mettre fin, le boycott, les reconversions afin de «rompre le marché mondial qui est en train de laminer le monde et nous mène à un suicide planétaire».
Arnaud Spire fait remarquer que «l'époque a changé, l'impérialisme d'aujourd'hui n'est pas celui d'il y a vingt ans, c'est un nouvel ordre mondial, à certains égards pire que l'ancien». Mais est-ce que les gens ont vraiment en tête un boycott des produits américains? Seule l'intervention des peuples, chacun dans son cadre national, permet d'élever la conscience.

NOUS avons effectivement à faire face à «un colonialisme unifié, désormais totalitaire sous la bannière des Etats-Unis», répond le philosophe. Comment faire? Multiplier de plus en plus les échanges Sud-Sud, puisque les quatre cinquièmes des ressources sont dans le tiers-monde, afin de se séparer du «monothéisme du marché».
Le premier devoir pour nous, c'est d'en finir avec le leurre de Maastricht, de cette Europe qui n'a jamais représenté que des dominations et de se tourner vers ces pays qui sont complémentaires. Il faut dire non au club des anciens colonialistes et se tourner vers l'Afrique, vers ses besoins réels. Ce qui nous obligera à reconvertir nos industries. Casser le marché, «ce nouveau désordre mondial, la domination américaine». C'est, dit-il, «un géant aux pieds d'argile». L'Occident a connu ces dominations, l'hégémonie romaine, par exemple. Celle d'un pays qui avait la puissance militaire mais qui n'était porteur d'aucun projet humain, comme les Etats-Unis aujourd'hui. Elle s'est effondrée. Les forces pour parvenir au même résultat aujourd'hui existent, mais elles ne se manifesteront pas sous la forme des partis, quels qu'ils soient. Il faut que chacun prenne ses responsabilités. Même si décider de telle ou telle forme de boycott peut avoir des conséquences désagréables ou pénibles pour chacun.
Ne risque-t-on pas, en «boycottant», de décevoir ceux qui agissent de l'intérieur et qui ont des choses à dire, comme les ONG qui seront à Rio, demande Arnaud Spire.
«Si j'y étais allé, répond Roger Garaudy, j'aurais défendu les Indiens. Mais d'autres le feront mieux que moi.» Il conclut son propos en soulignant que l'Occident, massacreur de civilisations, ne peut continuer de se conduire à la fois en «instituteur et en maître du monde».



Lucien Degoy, 27 mai 1992

(1) «Les Fossoyeurs. Un nouvel appel aux vivants», par Roger Garaudy. Editions de l'Archipel.