Ce serait une erreur fondamentale de croire que seuls les antagonismes de classe engendrent l'aliénation.
Karl Marx enseignait au contraire, et Lénine avec lui, que l'aliénation du travail et le fétichisme de la marchandise commencent avec la naissance même de la marchandise et subsisteront par conséquent, au moins partiellement, tant que la loi de la valeur continuera à jouer un rôle, tant que subsistera aussi un Etat, forme politique de l'aliénation - c'est-à-dire jusqu'à la réalisation de la deuxième étape du communisme. Jusque-là subsistera une racine sociale, une racine objective de l'idéologie religieuse.
Il n'est pas possible de dire qu'en donnant une bonne éducation scientifique à la jeunesse on en finira dans un proche avenir avec l'idéologie religieuse. Ce serait ne pas tenir suffisamment compte de ses racines sociales; ce serait pur idéalisme. Cette conception n'est pas celle du marxisme-léninisme mais celle des philosophes français du XVIIIe siècle qui, même lorsqu'ils étaient, comme le disait Engels, "matérialistes par en bas", c'est-à-dire dans leur conception de la nature, demeuraient "idéalistes par en haut", c'est-à-dire en considérant les idées comme le moteur de l'histoire. Feuerbach pensait encore que la conscience de l'aliénation suffit pour surmonter l'aliénation. C'est ce qui distingue fondamentalement sa conception de la religion de celle du marxisme.
Ce problème théorique comporte de très importantes conséquences pratiques, en particulier celle-ci: communistes et chrétiens peuvent non seulement mener en commun la lutte de classe contre le système capitaliste pour instaurer le socialisme, mais, au-delà encore, travailler en commun à la construction de la société sans classe du communisme.
Sans aucun doute, la formation scientifique de la jeunesse est indispensable pour éliminer tout ce qui reste encore d'animisme primitif dans certaines formes de l'enseignement religieux tirant argument de chaque lacune provisoire de la science pour tenter d'y infiltrer du surnaturel: mais pour un christianisme qui se refuse, selon l'expression du R.P. Dubarle à la semaine de la Pensée Marxiste de Paris, à se représenter Dieu comme le "suppléant" de nos lacunes mentales, et qui ne recherche la transcendance [...] que dans l'intériorité de la vie spirituelle, seule une parfaite transparence des rapports humains, celle que, réalisera le communisme, comme l'enseignait Marx, permettra de démystifier l'authentique exigence du dépassement sans fin de l'homme en la ramenant dans la stricte immanence.
Des chrétiens qui luttent à nos côtés nous disent parfois qu'en mettant fin à toutes les aliénations l'on épurera la religion; nous pensons, nous marxistes, que la fin des aliénations marquera la fin de l'idéologie religieuse qui en est le reflet. Ce qui nous est commun avec ces chrétiens, ce qui peut être le fondement d'une émulation féconde, c'est la volonté de mettre fin aux aliénations de toutes sortes qui oppriment, mutilent et mystifient les hommes.
Roger GaraudyL'homme chrétien et l'homme marxiste, Editions La Palatine, 1964, pages 64 à 66
(Cet ouvrage est un compte-rendu des Semaines de la pensée marxiste de février 1964 à Paris et Lyon, auquel s'ajoute le texte d'un débat à la Mutualité à Paris en avril à l'occasion du 400e anniversaire de la mort de Calvin.
Contributions des R. P. Cardonnel, Dubarle et Jolif, de Jeannette Colombel, Antoine Casanova, Roger Garaudy - alors directeur du Centre d'Etudes et de Recherches marxistes -, André Gorz, Gilbert Mury, Etienne Verley)
Cet article est aussi publié sur le blog associé "A l'indépendant"
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